69.
Quand Paneb pénétra dans l’atelier du Trait, proche de la salle de réunion de l’équipe de droite, il fut étonné d’y rencontrer Néfer le Silencieux en compagnie de Gaou le Précis. Les deux hommes étudiaient un papyrus dont l’intitulé était : « Exemple de calcul afin de sonder la réalité et de connaître ce qui est obscur ». Il était couvert de signes mathématiques que le jeune homme voyait pour la première fois.
— Ce papyrus me concerne ?
— L’architecte des mondes a mis en ordre les éléments de la vie selon la proportion et la mesure, répondit Gaou, et notre monde peut être considéré comme un jeu de nombres. Considère ces derniers comme des sources d’énergie et ta pensée ne sera jamais statique. Dans notre tradition, la pensée géométrique préside à l’expression mathématique. Elle est fondée sur le Un qui se développe, se multiplie et retourne à lui-même. L’art du Trait est la mise en évidence de la présence de l’unité dans toute forme vivante.
— Ton propre corps existe parce qu’il est un ensemble de proportions, remarqua Néfer, et tu auras besoin de cette science pour rendre ta main intelligente. Mais ne pratique pas la géométrie pour la géométrie ou les mathématiques pour les mathématiques ; ceux qui sont tombés dans ce travers ont été pris au piège d’un savoir stérile.
— Trace un triangle, ordonna Gaou.
Avec un pinceau très fin, Paneb s’exécuta.
— Voici l’une des façons les plus simples de représenter abstraitement la lumière solaire, précisa son professeur, et nous placerons ton apprentissage du Trait sous sa protection. Les anciens affirment qu’il permet de percevoir les secrets du ciel, de la terre et des eaux, de comprendre le langage des oiseaux et des poissons, et de prendre toutes les formes que l’on désire.
— Alors, au travail !
Néfer constata que son ami avait une inextinguible soif d’apprendre et qu’il avait bien fait de venir prêter main-forte à Gaou le Précis qui ne disposait pas de l’énergie nécessaire pour enseigner pendant des heures.
Paneb maîtrisa vite les quatre opérations de base, découvrit les puissances et les racines, résolut sans peine des équations sans jamais être éloigné d’une application pratique, comme la fabrication d’une paire de sandales ou de la voile d’une barque Ainsi prit-il conscience qu’aucune des œuvres produites par les artisans de la Place de Vérité ne laissait de place au hasard.
Qu’il s’agisse des divisions, des multiplications ou de l’extraction des racines, l’Ardent fut invité à les ramener au processus premier de l’addition. Dans le système décimal, il utilisait des fractions unitaires, avec un numérateur égal à l’unité à l’exception de 2/3, et il se débrouillait avec les tables qui lui furent confiées pour vérifier le résultat de ses exercices.
— Le hiéroglyphe de la bouche symbolise la fraction primordiale, révéla Gaou, car toutes les formes sont issues de la bouche de notre protecteur, le dieu Ptah, qui créa le monde par le Verbe. À présent, trace un cercle.
La main de Paneb ne trembla pas.
— Voici comment calculer la surface de ce cercle : de son diamètre, ôte 1/9e ; ce qui reste, tu l’élèves au carré et tu détermines alors la surface[12], ce qui nous est indispensable pour évaluer, par exemple, le volume d’un grenier à blé de forme cylindrique. Tout cela te sera utile lorsque tu te trouveras face à une paroi, car il te faudra organiser l’espace en fonction des lois d’harmonie.
Néfer le Silencieux déroula un autre papyrus qui laissa Paneb muet de stupéfaction.
Y était dessiné un quadrillage à l’encre rouge dans lequel avait été inclus un homme debout dessiné en noir. Chaque partie de son corps correspondait à un nombre précis de carreaux.
— Cette représentation est fondée sur le module de dix-huit unités : six carreaux de la plante des pieds aux genoux, neuf jusqu’aux fesses, douze jusqu’aux coudes, quatorze et demi jusqu’aux aisselles, seize jusqu’au cou, dix-huit jusqu’aux cheveux. Ainsi est déchiffrée l’harmonie d’un corps humain, ainsi peux-tu la dessiner sans la trahir. Mais il ne s’agit que d’un exemple et non d’un système figé ; le maître d’œuvre a la capacité d’adopter d’autres grilles qui révèlent d’autres jeux de proportions.
Paneb l’Ardent et Néfer le Silencieux étaient assis côte à côte, sous la voûte étoilée.
— Je ne savais pas que ce serait aussi extraordinaire... Ou plutôt si, mon instinct le savait depuis toujours, et j’ai eu raison de l’écouter ! Pourquoi ai-je perdu autant de temps ?
— Rassure-toi, Paneb, tu n’as pas perdu une seule seconde. Les épreuves t’ont préparé à vivre intensément des moments comme celui-là et à apprendre avec la fulgurance qui te caractérise. Mais ce n’est qu’un début ; dès que possible, tu iras étudier les pyramides. Ce sera une nouvelle étape de ton chemin.
— Tu viendras avec moi ?
— Si le chef d’équipe m’y autorise.
— Tu as été admis dans la Demeure de l’Or, n’est-ce pas ?
Néfer hésita à répondre.
— C’est Ouâbet la Pure qui m’en a parlé.
— Elle a dit juste.
— Je sais que tu es tenu au silence, mais dis-moi au moins si tu as revu cette lumière qui traverse la matière.
— Elle existe, Paneb. Tu la découvriras, toi aussi, si tu t’accomplis dans la discipline que tu as choisie.
— Quand on ouvre une porte, dans ce village, il y en a dix autres derrière... Mais ça me plaît. Es-tu entré dans la demeure d’éternité de Ramsès le Grand ?
— La Vallée des Rois ne te décevra pas.
— Moi aussi, j’y travaillerai ?
— N’est-ce pas le destin d’un dessinateur de la Place de Vérité ?
— Je suis prêt.
— Pas encore, Paneb. Tu n’as pas apaisé l’œil.
— Je ne comprends pas...
— L’univers est un œil gigantesque dont les parties sont dispersées par notre regard. C’est pourtant lui qui guide notre main et inspire nos œuvres. Nous avons le devoir de reconstituer cet œil mais, auparavant, il faut l’apaiser afin qu’il ne s’éloigne pas de nous.
Paneb ne comprenait toujours pas, mais il sentait que son ami venait de lui ouvrir une nouvelle porte. En contemplant la voûte étoilée, il ressentit la présence de l’œil complet qu’il saurait, un jour, restituer par le dessin.
Trapu, les cheveux noirs collés sur son crâne rond, le buste large, les doigts de pied et de main potelés comme ceux d’un nourrisson, Tran-Bel buvait et mangeait avec avidité et plaisir. D’origine libyenne, il n’avait pas réussi à faire fortune dans son pays d’origine et il s’était établi à Thèbes où la chance lui avait souri. Commerçant dans l’âme, dépourvu de toute morale, il n’aimait qu’acquérir et acquérir encore, même si ses méthodes étaient parfois peu recommandables. Prudent et rusé, Tran-Bel n’avait pas éveillé la suspicion des autorités et il jouissait même d’une bonne réputation.
— On vous demande, patron, l’avertit l’un de ses ouvriers.
— Pas le temps.
— Vous devriez quand même aller voir... Ça m’a l’air d’être un bonhomme important.
« Encore un démarcheur minable », pensa Tran-Bel qui comptait se débarrasser de l’intrus avec quelques mots bien sentis.
Il eut une surprise de taille.
L’homme qui se tenait sur le seuil de son entrepôt avait un visage qui ressemblait au sien. Pas un sosie, mais des traits communs qui auraient pu faire songer à un frère.
— Que me proposes-tu, l’ami ?
— Tu es bien Tran-Bel ?
— Ici, je suis le patron et je suis très occupé.
— Discutons dans un endroit tranquille.
— Tu crois pouvoir me donner des ordres ?
— J’en suis persuadé, en ma qualité de Trésorier principal de Thèbes et de commandant des forces armées.
Tran-Bel avala sa salive.
Comme beaucoup, il avait entendu parler de ce Méhy que l’on dépeignait comme un gestionnaire impitoyable auquel il ne faisait pas bon tenir tête. Mais pourquoi un dignitaire de si haut rang s’intéressait-il à lui ?
— Venez par là... J’ai un coin où je range mes archives.
Tran-Bel sentit que le vent venait de tourner. Quelle erreur avait-il commise pour déclencher l’irruption de ce personnage redoutable ?
Le réduit encombré de tablettes d’écriture était sombre et à l’écart de l’agitation de l’atelier.
— Vous voulez voir mes comptes, n’est-ce pas ?
— Que tu sois un petit escroc qui vole sa clientèle et le fisc ne m’intéresse pas, mais que tu utilises illégalement les services d’un artisan de la Place de Vérité est un grave délit passible d’une lourde condamnation.
Affolé, Tran-Bel ne songea même pas à nier.
— Je ne me rendais pas compte... On s’est rencontrés sur un marché, il a critiqué l’un de mes tabourets qui manquait de solidité, on a discuté, il m’a proposé d’en fabriquer de bien meilleure qualité, à condition qu’on partage les bénéfices. Depuis, il vient ici et produit de très belles pièces.
— Et tu les vends très cher sans les déclarer à l’administration.
— Un simple oubli que je m’engage à réparer !
— Surtout pas.
Tran-Bel n’en croyait pas ses oreilles.
— C’est probablement toi qui as fait des propositions malhonnêtes à cet artisan, mais seul compte le résultat. J’oublierai ton trafic à condition que tu me signales les allées et venues de ton complice, la nature des travaux clandestins qu’il effectue pour toi et le montant de ses revenus occultes.
— À votre service, dit le Libyen, plus détendu. Désirez-vous aussi... une petite commission sur mes bénéfices ?
Le regard glacé de Méhy le terrorisa.
— Quand je prends, précisa le commandant, je prends tout. Tâche de ne pas l’oublier et renseigne-moi avec une parfaite exactitude. De plus, silence absolu sur notre pacte. Au moindre faux pas, tu seras anéanti.