52.
Enceinte pour la deuxième fois, Serkéta attendait avec angoisse le résultat de ses tests. Quand elle avait accouché d’une fille, son mari était entré dans une violente colère et avait refusé de voir l’enfant qui serait élevé par des nourrices et ne paraîtrait jamais devant son père. Officiellement, le premier-né devait être un garçon. Méhy regrettait parfois de ne pas être grec ou hittite ; dans leur pays, la loi n’interdisait pas de supprimer les fillettes en surnombre.
Bénéficiant d’une parfaite irrigation sanguine et d’une bonne circulation de l’air dans le corps, Serkéta était assurée d’une grossesse paisible et d’un accouchement heureux ; mais seul comptait le sexe de l’enfant. Depuis deux semaines, elle urinait quotidiennement sur deux sacs, l’un contenant du blé, des dattes et du sable, et l’autre du sable, des dattes et de l’orge. Si le blé germait le premier, Serkéta donnerait naissance à une fille ; si c’était l’orge, à un garçon.
— Nous avons un résultat indubitable, lui annonça son gynécologue.
— Vous avez une mine superbe, mon cher Méhy ! s’exclama le maire de Thèbes. Les militaires ne jurent que par vous, et les grandes manœuvres que vous avez dirigées ont été fort appréciées de la population. Elle se sent protégée et à l’abri de tout danger.
— Le mérite en revient aux officiers et aux hommes de troupe dont la discipline est exemplaire.
— Mais c’est bien vous qui avez donné les ordres !
— En m’inspirant de vos recommandations, rappela Méhy.
Le maire apprécia cette précision.
— Vous êtes-vous remis de la mort de votre beau-père ?
— M’en remettrai-je un jour ? Il avait une telle personnalité et de telles compétences que son absence laisse un vide immense. Avec ma femme, nous évoquons sa mémoire chaque soir ; sans doute ne nous consolerons-nous jamais de sa disparition.
— Bien sûr, bien sûr... Mais il faut songer à l’avenir, et il n’y a pas de meilleur remède aux grandes douleurs qu’un travail acharné. Vous êtes compétent, consciencieux et méthodique ; cet ensemble de qualités fera de vous un excellent Trésorier principal de notre bonne ville de Thèbes.
Méhy fit mine d’être surpris.
— C’est un poste d’une importance capitale ! Je ne sais pas si...
— C’est à moi de décider, et je sais que je ne me trompe pas. En devenant mon bras droit, vous serez responsable de la prospérité de notre chère cité. De mon côté, je prendrai un peu de recul.
Méhy savait que le maire avait surtout besoin de tout son temps pour démanteler les factions qui cherchaient à l’affaiblir et lutter contre les nombreux candidats prêts à prendre sa place.
— Vous me proposez une tâche exaltante, mais une raison majeure m’empêche d’accepter.
— Laquelle ?
— Il m’est impossible de succéder à mon cher beau-père... Pour mon épouse, le choc serait trop cruel.
— Rassurez-vous, je la raisonnerai ! Méhy, Thèbes a besoin de vous. En certaines circonstances, ne faut-il pas sacrifier nos sentiments à l’intérêt général ?
Méhy avait envie de danser de joie. Après s’être assuré le contrôle des forces armées, il prenait en main les finances publiques. Il serait désormais le meilleur soutien du maire qui, en bon stratège, avait délimité de façon claire leurs territoires respectifs. À Méhy une gestion saine et irréprochable, au maire le pouvoir représentatif Ce dernier n’avait probablement pas cru que Méhy portait une affection éternelle à son beau-père, mais il ne pouvait pas soupçonner la vérité. Qu’un assassin demeurât impuni et prît même la place de sa victime prouvait au nouveau Trésorier principal de Thèbes que la loi de Maât n’était qu’une fable inventée par de faux sages enfermés dans des temples, loin de la réalité. Le vieux monde des pharaons ne tarderait pas à disparaître pour être remplacé par un État conquérant, doté d’une foi inaltérable dans le progrès, et capable de s’imposer aux civilisations décadentes.
Pour parvenir à en prendre la tête, Méhy utiliserait les talents de son ami Daktair qu’aucun scrupule moral n’embarrasserait. Grâce à un clan d’hommes neufs dans son genre, sans aucune attache avec la tradition, l’Égypte se transformerait rapidement en un pays moderne où régnerait la seule loi que respectait Méhy : celle du plus fort. Un habile maquillage juridique et quelques déclarations publiques bien senties apaiseraient les consciences réticentes de certains hauts dignitaires, vite conquis par le bénéfice personnel qu’ils retireraient de la situation nouvelle. Quant au peuple, il était fait pour être soumis, et nul ne se révoltait longtemps face à une police et à une armée bien organisées.
Restait un obstacle de taille : Ramsès le Grand. Mais le souverain était très âgé, et sa santé de plus en plus fragile. En dépit de sa robuste constitution et de son exceptionnelle longévité, la mort finirait par avoir raison de lui. L’idée d’un attentat qui hâterait la disparition de Ramsès n’était pas à exclure, mais il nécessitait un nombre incalculable de précautions pour qu’une enquête ne puisse pas remonter jusqu’à Méhy. Il valait mieux gangréner l’entourage du futur pharaon, Mérenptah, avec l’espoir de faire avorter son règne et de mettre en place un homme de paille que Méhy contrôlerait.
Le temps jouait en sa faveur. Il ne devait surtout pas céder à l’impatience, au risque de commettre un faux pas fatal. Et l’objectif majeur restait la conquête de la Place de Vérité. Grâce aux secrets qu’elle détenait, Méhy deviendrait le seul maître des Deux Terres. Mais s’attaquer à elle, c’était se heurter de front à Ramsès ; jusqu’à ce que le rapport de force s’inverse, Méhy se contenterait d’offensives indirectes, sans oublier de saper les fondations de l’édifice.
Les seins nus, parfumée à l’oliban[7], les cheveux dénoués, les poignets et les chevilles ornés de colliers de cornaline et de turquoise, Serkéta sauta au cou de son mari.
— Tu rentres bien tard ! Je n’en pouvais plus de t’attendre...
— Le maire m’a retenu.
— C’est un homme fourbe et sans cœur... Méfie-t’en !
— Il vient de me nommer Trésorier principal de Thèbes.
Serkéta s’écarta du commandant pour le contempler.
— Le poste de mon père... Magnifique ! Comme j’ai eu raison de t’épouser, Méhy. Tu es vraiment un homme remarquable.
— Bien entendu, je n’ai manifesté qu’un enthousiasme modéré et je n’ai cessé de chanter les louanges de ton vénéré père en affirmant que tu serais sans doute chagrinée de me voir prendre sa place. Le maire interviendra auprès de toi pour te faire admettre que l’on ne peut pas vivre dans le passé et que je dois accepter cette nomination.
— Compte sur moi, chéri ! Je jouerai les filles éplorées et je finirai par me plier à la dure réalité de l’existence, tout en fleurissant chaque jour la tombe de mon pauvre père trop tôt disparu. Mais dis-moi... nous allons devenir encore plus riches !
— C’est certain, mais je devrai jouer serré pour que personne ne puisse m’accuser de détournement de fonds.
— Père ne te considérait-il pas comme un extraordinaire manipulateur de chiffres ?
— L’administration thébaine est lourde et compliquée... il me faudra plusieurs années pour m’en rendre maître, mais j’y parviendrai.
— Et... ensuite ?
— Que veux-tu dire, Serkéta ?
— N’as-tu pas de plus hautes ambitions ?
— Il me semble que de telles perspectives de carrière ne sont pas si banales !
Serkéta enlaça l’officier supérieur.
— J’attends encore mieux de toi, mon chéri !
Méhy fit l’amour à son épouse avec sa brutalité habituelle, mais il ne lui dévoila pas ses véritables projets. Ni elle ni une autre femme n’avaient l’intelligence suffisante pour en percevoir l’ampleur, mais la fille de l’ex-Trésorier principal de Thèbes serait une alliée fidèle et utile.
La tête sur le torse puissant de Méhy, Serkéta s’exprima d’une voix émue.
— J’ai fait les tests de grossesse chez le gynécologue...
— Les résultats ?
— C’est le blé qui a germé en premier.
— Cela signifie que...
— Malheureusement oui... J’attends une deuxième fille.
Méhy gifla sa femme à plusieurs reprises.
— Tu m’as trahi, Serkéta ! Il me faut un fils, pas des filles. Celle-là aura le même sort que la première. Envoie-la où tu veux, qu’elle ne paraisse jamais devant moi.
— Pardon, Méhy, pardon !
— Je me moque de tes excuses. Ce que je veux, c’est un fils. Et j’exige que, dès demain, tu signes en ma faveur un acte de renoncement à la totalité de tes biens dont je deviendrai le seul gestionnaire. Qui serait assez stupide pour avoir confiance en une femme qui ne procrée que des filles ? Je te laisse encore une chance, Serkéta, mais tâche de ne plus me décevoir. Si tu échoues encore, je te répudierai.
Le visage en feu, tassée contre des coussins, l’épouse de Méhy tenta de lutter.
— La loi te l’interdit... Et si je refuse de renoncer à ma fortune ?
Souriant, l’officier supérieur lui prit le menton.
— Je croyais t’avoir prouvé que l’on ne me résiste pas, ma chérie... Ou bien tu m’obéis sans discuter, ou bien tu deviens mon ennemie.
— Tu n’oserais quand même pas...
— Accouche de cette maudite fille, débarrasse-t’en, redeviens vite une épouse très attirante et donne-moi un garçon. Si tu y parviens, tu seras une femme comblée. En attendant, exécute mes ordres.