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Méhy était fier de sa vaste maison. Pour l’acquérir, il était parvenu à convaincre un vieux noble thébain, affecté par son veuvage, de la lui céder à bas prix. Comme l’administration militaire lui avait consenti un prêt fort avantageux, l’officier avait gagné sur tous les tableaux. Et grâce à la générosité feinte de son futur beau-père, il devenait propriétaire plus tôt que prévu ! En réalité, le père de Serkéta voulait présenter à la haute société un gendre apparemment fortuné, à l’abri de tout problème financier, sans préciser que c’était lui, le notable, et lui seul, qui contrôlait la situation. Méhy lui ferait payer cher cette humiliation.
Les deux étages de la demeure avaient été construits sur une plate-forme surélevée pour éviter l’humidité. Au rez-de-chaussée, les pièces réservées aux domestiques placés sous la responsabilité d’un intendant ; Méhy ne mangeait que le pain fabriqué par son propre boulanger et tenait à l’absolue propreté de ses vêtements, lavés et nettoyés avec grand soin par son blanchisseur. Sur les marches de l’escalier qui menait aux étages, des vases contenant des bouquets montés, remplacés dès que les fleurs menaçaient de défraîchir.
Au premier étage, les pièces de réception ; au second, le bureau du maître de céans, les chambres, les salles de bains et les lieux d’aisance. L’officier avait fait installer un système de tuyauterie pour l’évacuation des eaux usées et jouissait d’un confort qui n’était pas loin d’égaler celui du palais de Pharaon.
Méhy détestait les jardins et la terre ; il y avait suffisamment de paysans pour s’en occuper. Des hommes de sa qualité méritaient mieux, et seul le centre d’une grande ville comme Thèbes pouvait abriter une résidence digne de ce nom.
Quand il entra dans sa salle de réception au plafond élevé, Méhy goûta la fraîcheur de l’endroit qui, grâce à un habile système de ventilation, persistait même pendant l’été. Qu’y avait-il de plus détestable que la chaleur ?
L’homme qu’il avait tant espéré rencontrer était assis sur un fauteuil recouvert d’une étoffe multicolore. Dans une jarre bleue, il avait puisé de l’eau parfumée pour se laver les mains et les pieds.
— Sois le bienvenu, Daktair. Comment trouves-tu ma maison ?
— Admirable, capitaine Méhy ! Je n’en connais pas de plus belle.
Daktair était petit, gros et barbu. Des yeux noirs animaient son visage rusé que mangeaient d’épais poils roux. Des jambes trop courtes lui donnaient une allure pataude, mais il savait être aussi vif qu’un serpent lorsqu’il fallait frapper un adversaire.
Fils d’un mathématicien grec et d’une chimiste perse, Daktair était né à Memphis où, très jeune, il s’était fait remarquer en raison de son goût prononcé pour la recherche scientifique.
Dépourvu de tout sens moral, l’étudiant avait vite compris que piller les idées d’autrui lui permettrait de progresser à pas de géant en accomplissant un minimum d’efforts. Mais ce n’était qu’une stratégie mise au service de son grand dessein : faire de l’Égypte la terre d’élection d’une science pure, débarrassée de toute superstition, une science qui permettrait à l’homme de dominer la nature.
Grâce à ses dons de technicien et d’inventeur, Daktair s’était rendu indispensable au maire de Memphis avant de devenir le protégé de celui de Thèbes où il tentait de décrypter les arcanes de l’antique sagesse. Ses calculs prévisionnels sur les crues du Nil s’étaient révélés remarquables, et il avait amélioré la méthode d’observation des planètes. Cependant, ce n’était encore que des broutilles ; demain, il imposerait une nouvelle vision du monde qui sortirait l’Égypte de sa léthargie et de ses traditions périmées pour la faire entrer sur le chemin du progrès. De quoi un pays aussi riche et aussi puissant ne serait-il pas capable lorsqu’il aurait renoncé à ses vieilles croyances ?
— Félicitations pour votre collier d’or, capitaine. C’est une récompense méritée qui fait de vous un homme important dont les avis seront de plus en plus écoutés.
— Pas autant que les tiens, Daktair. J’ai entendu dire que le maire de Thèbes ne pouvait plus se passer de tes conseils.
— C’est beaucoup dire, mais c’est un homme avisé qui, comme moi, se préoccupe davantage de l’avenir que du passé.
— J’ai également entendu dire que tes idées heurtent de hautes personnalités.
Daktair palpa sa barbe épaisse.
— Difficile de le nier, capitaine. Le grand prêtre de Karnak et les spécialistes placés sous ses ordres n’apprécient guère mes investigations, mais je ne les redoute pas.
— Tu parais bien sûr de toi !
— Mes adversaires seront bientôt emportés par un fleuve plus puissant que le Nil : la curiosité naturelle de l’être humain. Nous avons tous besoin d’accumuler des connaissances, et c’est ce besoin-là que je contribue à mieux satisfaire. Dans un pays trop traditionnel comme celui-ci, la route menace d’être longue. Pourtant, il serait possible de gagner du temps, beaucoup de temps...
— De quelle manière ?
— En s’emparant des secrets de la Place de Vérité.
Méhy but une gorgée de vin blanc pour masquer son émotion. Allait-il mettre la main sur un allié d’envergure ?
— Je te suis mal... Ne s’agit-il pas d’une simple corporation de bâtisseurs ?
Daktair s’humecta le front avec un linge parfumé.
— C’est ce que j’ai longtemps cru... Mais je me trompais. Non seulement elle rassemble des artisans aux compétences exceptionnelles, mais encore elle détient des secrets d’une importance vitale.
— Des secrets... de quel ordre ?
— Si je ne craignais pas d’être grandiloquent, je dirais qu’ils concernent la vie éternelle. La confrérie de la Place de Vérité n’est-elle pas chargée de préparer la demeure de résurrection du pharaon ? À mon sens, certains de ses membres connaissent le processus alchimique qui permet de transformer l’orge en or[5], sans parler d’autres prodiges.
— As-tu tenté de percer ces mystères ?
— Plus d’une fois, capitaine, mais sans aucun succès. La Place de Vérité ne dépend que de Pharaon et du vizir. À chacune de mes demandes de visite, l’administration a répondu par la négative. Pourtant, je compte de nombreux amis dans la haute administration, mais ce village demeure inaccessible.
— Ta position n’est-elle pas... imprudente ?
— J’ai déjà tenu plusieurs fois ce même discours, et l’on m’a ri au nez.
— C’est ce que l’on m’a rapporté, en effet, mais Je tenais à l’entendre de ta bouche. Car moi, je te prends au sérieux.
Daktair fut étonné.
— J’en suis flatté, capitaine, mais pourquoi vous ai-je convaincu ?
— Parce que la Place de Vérité est également l’une de mes préoccupations majeures. Comme toi, j’ai tenté de savoir ce que cachent les hauts murs de ce village, mais je n’y suis pas parvenu. Un secret aussi bien gardé doit être de première importance.
— Excellente déduction, capitaine !
Méhy fixa son hôte.
— Il ne s’agit pas d’une déduction.
— Que... que dois-je comprendre ?
— J’ai vu le secret de la Place de Vérité.
Le savant se leva, ses mains tremblaient.
— Quel est-il ?
— Ne sois pas si impatient. Je t’offre la certitude qu’il existe, et ton aide m’est indispensable pour que nous réussissions à nous en emparer et à l’exploiter. Es-tu prêt à conclure un accord ?