73.
Sans la magie de Turquoise qui n’avait pas quitté le chevet de Paneb pendant les heures douloureuses au cours desquelles il avait erré entre la vie et la mort, le colosse n’aurait pas survécu. À présent, la femme sage était rassurée et elle avait posé son diagnostic avec assurance : un mal que je connais et que je guérirai.
— Turquoise... Pourquoi ne restes-tu pas ici, avec moi ? Aujourd’hui, je suis un homme libre.
— Oublierais-tu mon vœu ? Si je le brisais, je ne serais plus digne de ton amour.
— Moi, affirma Claire, je suis autorisée à te délier de cette promesse.
Paneb serra plus fort la main de Turquoise.
— Personne, et surtout pas une prêtresse d’Hathor, ne saurait s’opposer à une décision de la femme sage ! déclara le maître d’œuvre avec enthousiasme.
Au sourire de Turquoise et à la clarté nouvelle qui animait son regard, Paneb sut qu’il passerait enfin chaque nuit avec la femme de sa vie.
C’est un Kenhir rajeuni qui fit irruption dans la chambre.
— Deux excellentes nouvelles ! J’ai enfin terminé ma « Clé des songes », dont Niout fera plusieurs copies. Certains pissefroid auront beau critiquer mon œuvre littéraire, elle passera quand même à la postérité.
— Et la deuxième nouvelle ? demanda Claire.
— Ah, la deuxième ! Elle n’est pas moins importante, je dois bien l’admettre : un décret officiel vient de nous apprendre le nom du nouveau pharaon.
Tous furent suspendus aux lèvres du vieux scribe.
— Ramsès, troisième du nom.
Paneb se mit aussitôt debout.
— Ramsès... Ramsès règne à nouveau !
Un jappement inhabituel alerta l’assemblée. L’œil vif, la queue battant à vive allure, Noiraud se tenait sur le seuil.
— Il nous reste un grave problème à résoudre, constata le maître d’œuvre.
Bien sûr, le traître prenait des risques. Mais la surveillance policière était réduite au minimum, le village assoupi, et il ne trouverait pas meilleure occasion pour s’emparer de la pierre de lumière. Son épouse, qui faisait le guet devant la petite porte de l’ouest, s’enfuirait avec lui en empruntant un sentier qui longeait la Vallée des Reines.
Il atteignit la nécropole et se faufila entre les tombes jusqu’à l’étroite plate-forme où se dressait la pyramide dominant la dernière demeure de Kenhir.
Un coup de griffe lui déchira la main.
— Charmeur... Va-t’en d’ici, sale bête !
Feulant, le dos en crête de dragon, l’énorme félin ne recula qu’à contrecœur. Afin d’éviter un mauvais coup, il sauta sur un muret.
Indifférent à sa blessure, le traître sortit la pierre cubique de sa cachette. Elle était lourde, mais il aurait bien assez de force pour la porter jusqu’à la ferme la plus proche où il louerait un âne. Il enveloppa son trésor dans une toile de lin et redescendit vers le village, ivre d’une joie perverse.
Paneb avait observé toute la scène.
Ainsi, c’était lui... Lui, l’artisan de l’équipe de droite qui, dans le local de confrérie, avait déclaré : « on ne peut ôter le poison du crocodile, du serpent et de l’homme mauvais » ; lui, qui n’avait cessé de pousser Aperti vers le mal ; lui, le dessinateur qui avait falsifié des documents pour égarer le maître d’œuvre et faire accuser ses compagnons ; lui, que la femme sage avait soigné et que ses frères avaient aimé ; lui, qui avait tué Néfer le Silencieux ; lui, l’homme froid au visage laid, au nez trop long et à la grande carcasse un peu molle qui n’avait cessé de se parjurer en jouant une comédie diabolique.
Lui, Gaou le Précis.
Devant la petite porte de l’ouest, ce n’était pas son épouse qui attendait le traître, mais le maître d’œuvre en personne.
— Ta complice a été arrêtée, Gaou. Que portes-tu de si précieux ?
— Des... des objets personnels.
— Ne serait-ce pas plutôt la pierre de lumière ?
— Tu divagues !
— Pourquoi as-tu assassiné mon père spirituel ?
Gaou eut un sourire dédaigneux.
— Personne d’autre que moi n’était digne de prendre sa place ! Alors, il valait mieux qu’il disparaisse... Et comme j’ai eu raison de prendre le général Méhy pour allié ! Grâce à lui, je pouvais devenir riche et puissant.
— Lâche, hypocrite, avide et criminel... Le monstre qui dévore les fils des ténèbres, au pied de la balance du jugement, va se régaler.
Gaou recula d’un pas.
— Tu n’oserais pas... me tuer ? Maât te l’interdit !
— Et toi, comment oses-tu encore prononcer le nom de la déesse de la rectitude ?
La fureur du colosse effraya Gaou. Sans nul doute, il allait lui fracasser le crâne !
Une seule issue : le sentier qui grimpait en direction de la cime.
Le traître s’engagea dans la pente en serrant contre lui la pierre de lumière. Lorsqu’il éprouva une sensation de brûlure aux mains, il crut aux conséquences de la griffure ; mais la douleur devint vite insupportable, et il dut poser la pierre sur le sol. La souffrance s’intensifia, comme si ses extrémités étaient plongées dans le feu.
Soudain, sa vue se brouilla. Les roches alentour se dilatèrent jusqu’à perdre toute consistance et se noyer dans un épais brouillard, alors que le soleil du matin régnait en maître absolu dans un ciel bleu.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? geignit Gaou le Précis. Je... je deviens aveugle !
Portant les mains à ses yeux, il les brûla lui-même et poussa un cri d’épouvante. Espérant échapper au supplice, il gravit le sentier en courant aussi vite qu’il le pouvait.
De toute sa hauteur, un cobra royal se dressa devant lui.
Et le reptile, incarnation de la déesse du silence, se précipita sur le traître pour lui planter ses crocs dans la gorge.
Nakht le Puissant et Didia le Généreux ouvrirent la porte principale du village afin de laisser le passage à Ramsès dont la stature impressionna les villageois.
Le torse bandé, Paneb parvint néanmoins à s’incliner devant le maître du village.
— Vos prérogatives sont maintenues, déclara le pharaon, les grands travaux que je projette exigeront l’initiation de jeunes artisans qui auront entendu l’appel. Charge-toi de cette tâche, maître d’œuvre.
S’avança vers Ramsès une femme d’une telle autorité et d’une telle noblesse qu’il reconnut aussitôt en elle la souveraine de la confrérie.
Claire offrit au monarque un rameau de perséa prélevé sur le grand arbre qui ombrageait la tombe de Néfer le Silencieux, toujours présent parmi les siens.
En contemplant la femme sage, Ramsès sut que c’était bien en ce lieu unique, la Place de Vérité placée sous la protection de la cime, que continuait à se tracer un chemin de lumière.
Fin de la Pierre de Lumière
[1] Cette description se fonde sur une récente étude scientifique des yeux du célèbre « scribe du Louvre ». Elle a prouvé les connaissances remarquables des ophtalmologistes de l’ancienne Égypte.
[2] 0,78 m.
[3] Soit 52,50 m.
[4] L’Akh-menou de Karnak dont on peut admirer les vestiges.
[5] Plante sauvage, appelée aussi cumin des prés, qui produit des fruits aromatiques utilisés comme condiment dans la pâtisserie, la charcuterie, le fromage et pour parfumer certains alcools. (NScan)
[6] Cette appellation commerciale vient de la forme latine de thiape. Ces poissons sont originaires d’Afrique ainsi que du Proche ou du Moyen-Orient et leur taille varie entre 5 et 50 centimètres. Ces poissons d’eau douce ou d’eau saumâtre sont des sortes de carpes exotiques, abondamment élevées et consommées dans le monde. (NScan)
[7] De récentes analyses ont prouvé que les Égyptiens utilisaient le bleu de cobalt comme pigment, trois mille ans avant sa découverte en Occident.
[8] Ancêtre de notre jeu d’échecs.
[9] Des analyses récentes ont prouvé que l’art des parfumeurs égyptiens avait atteint un niveau exceptionnel.