31. Un enfant parmi nous
jalons et portraits 31
UN ENFANT PARMI NOUS
Lorsque la petite Dora Kwezi apparut sur le seuil de la classe, Frank Potter ne la remarqua pas tout de suite. Il tournait le dos à la classe, écrivant quelque chose au tableau, obligé de crier, pratiquement, par-dessus son épaule, à cause de l’assourdissant tambourinement de la pluie sur le toit. Elle dut l’appeler deux fois avant qu’il l’entendît.
« Monsieur Potter, monsieur maître Potter ! »
Il tourna la tête. Elle était éclaboussée de boue jusqu’aux genoux, et la pluie avait collé sa courte tunique à son corps juvénile. Qu’est-ce qui pouvait bien la mettre dans cet état ?
« Monsieur Potter, il faut venir voir votre mâme ! »
Mon Dieu, ce n’est pas possible, faites que cela ne soit pas possible, c’est encore trop tôt, il faut encore cinq semaines !
« Continuez ce que je vous disais de faire », dit-il machinalement à la classe, et en passant devant son bureau, il ajouta à l’intention du plus âgé de ses élèves : « Je compte sur toi pour qu’il n’y ait pas de chahut, Lemuel ! »
Puis il prit son parapluie, l’ouvrit et plongea sous les trombes de pluie à la suite de Dora.
Il traversa en pataugeant la mare de boue de la place, gravit les marches de la véranda, et entra dans le petit bungalow qui leur avait été alloué. Lorsqu’ils étaient arrivés, Sheena avait été au bord du désespoir. Elle avait commencé par faire la liste de tout ce qui manquait et qu’elle considérait nécessaire à la simple survie. Il n’y avait même pas l’eau courante. Il n’y avait qu’une citerne sur le toit qu’il fallait faire remplir à chaque passage, hebdomadaire, d’un camion-citerne.
Et pourtant c’était là qu’ils pouvaient avoir, légalement, leur enfant.
« Elle dans la chambre ! » dit Dora, et Frank l’écarta de son chemin pour passer, laissant tomber le parapluie sans prendre la peine de le refermer.
Sheena était étendue sur le lit, les yeux fermés, le visage exsangue, le ventre tendu comme une citrouille mûre sous sa robe trop étroite. À côté d’elle, et lui bassinant le visage au moyen d’un chiffon mouillé d’eau glacée, était la seule personne qui dans ce village perdu, pouvait prétendre faire office de médecin : la mère de Dora, Mama Kwezi, sage-femme et toiletteuse des morts.
« C’est… ? » demanda Frank qui ne put achever sa question.
Avec un haussement d’épaules, Mama Kwezi lui dit : « C’est pour bientôt, mais ce n’est pas la première fois que je vois des douleurs précoces. » Son anglais était correct, mais épaissi de consonances shinka.
Frank s’agenouilla à côté du lit et prit la main de Sheena. À son contact, elle ouvrit les yeux et lui fit un faible sourire qui se termina en une grimace de douleur.
Bêtement, il lui demanda : « Quand cela a-t-il commencé ? »
« Il y a plus de deux heures, je suppose… » Sa voix était sèche.
« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ? »
« Mais c’est beaucoup trop tôt, Frank ! Cela n’aurait dû arriver que le mois prochain. »
« Ce n’est pas bon d’avoir peur », dit Mama Kwezi. « Je suis née. Vous êtes nés. C’est une chose qui arrive à tout le monde, après tout. »
« Mais si le bébé est prématuré de cinq semaines, alors… » Frank se reprit, conscient de ce que ces mots pouvaient signifier pour Sheena.
« Oui, il sera faible, mais on n’y peut rien », soupira Mama Kwezi.
« Il va falloir la sortir d’ici, l’emmener dans un vrai hôpital ! »
Mama Kwezi le regarda avec des yeux ronds. Elle fit un signe à Dora qui attendait à l’arrière-plan, et lui confia la tâche de bassiner le visage brûlant de Sheena. Elle fit signe à Frank de s’éloigner du lit et elle le regarda avec les yeux tristes.
« Comment voulez-vous l’amener, monsieur ? La route de Lalendi est pleine de boue, et par cette pluie… »
« J’appellerai un hélicoptère ! »
À peine eut-il prononcé ces mots qu’il se rendit compte qu’ils étaient ridicules. La pluie battante était presque une chape d’eau compacte. C’était le dernier déluge avant la sécheresse de l’hiver.
« Non, un hovercraft ! Ils peuvent traverser la boue, ils peuvent traverser n’importe quoi. »
« Oui, monsieur. Mais est-ce qu’ils peuvent faire l’aller et le retour de Lalendi à ici en moins de deux heures ? »
« C’est donc si pressé ? »
« Il n’y en a plus pour longtemps. J’ai senti une… » Faute de mots, Mama Kwezi posa la main sur son large ventre.
« Une contraction. »
« Oui. Je pense qu’elle ne va pas tarder à perdre ses eaux. »
Frank sentit que le monde vacillait sur son axe et se mettait à tourner follement. Mama Kwezi lui posa la main sur le bras.
« C’est une bonne fille en bonne santé, monsieur. Et vous, vous êtes un père solide. J’ai beaucoup d’expérience, je fais très attention, j’ai de bons médicaments, et j’ai le livre qu’ils ont envoyé de Port Mey avec les tout derniers conseils ; je l’ai lu et appris par cœur. Ce n’est pas comme si j’étais une vieille juju. »
« Non, Marna, je suis sûr que vous ferez très bien. » Frank sentit sa gorge se serrer. « Mais si le bébé est faible, et petit… »
« Nous le soignerons comme il faut. Maintenant allez et téléphonez à Lalendi. Faites-vous envoyer une voiture. Allez me chercher un bon docteur à l’anglaise, et dites-lui quel est le problème. Un jour, j’ai vu à Lalendi un berceau spécial avec des grandes bouteilles d’un air très fort qui est bon pour les bébés. »
Bon Dieu. Il y a longtemps, loin d’ici, avant cette foutue législation eugénique, j’avais décidé de faire suivre à Sheena un traitement à l’oxygène hyperbare pendant sa grossesse.
Mais une telle installation semblait incroyable dans un village de planches et de ferraille où seules quelques maisons, au centre de l’agglomération, semblaient modernes : l’école, ce bungalow, la clinique, la bibliothèque… Et encore n’étaient-ce que des huttes d’un modèle plus grand, construites à peu de frais en panneaux de béton préfabriqués. Ici où la télévision était un événement, et où les gens s’assemblaient spontanément pour la regarder, comme une séance de cinéma ; ici où il n’y avait qu’un seul téléphone, pas d’éclairage de rues, rien que des tubes fluorescents dans les habitations au lieu des plafonds lumineux, ici où il n’y avait pas de ci, pas de ça…
Comment combler des fossés millénaires ? Il était là, lui, le citoyen d’un pays à côté duquel les puissances légendaires de l’Antiquité avaient l’air de mendiants, tremblant de la même peur que l’homme des cavernes devant l’incompréhensible processus qui faisait surgir un homme.
Il regarda par la fenêtre. Le bruit avait dû courir. Dans la pluie, les yeux arrondis sous leurs capuchons de fortune, les femmes s’étaient rassemblées comme pour les cérémonies rituelles dont il avait déjà été témoin et qui accompagnaient toutes les naissances. Il serra le poing et ébaucha le geste de le lever, comme pour les éloigner par la menace. Il arrêta sa main à la hauteur de sa hanche et détendit ses doigts.
Chez moi, ils me refusaient le droit d’être père. Donc, je ne pouvais plus m’y sentir chez moi. Mon sort est lié à celui de ces gens. Je les aime. Je me fais des amis, chez eux. Même s’il faut que je souffre un peu de ce qu’ils endurent… Après tout, on n’a rien pour rien.
Il alla à la porte et sortit. Il crut entendre dans la bouche d’une des femmes de la foule la formule propitiatoire des naissances : « Puisses-tu avoir un enfant comme Begi ! »
Il ne parlait pas encore couramment le shinka, bien qu’il l’eût activement étudié pendant ses brefs loisirs, mais il avait assez souvent entendu exprimer ce souhait pour lui donner la réponse exacte.
« Begi apportait le bonheur partout où il allait ; s’il vient parmi nous, partageons-nous ce bonheur ! »
Elles se détendirent, sourirent et se poussèrent du coude. Il leur rendit leur sourire et ajouta, en anglais : « Ne restez pas sous la pluie, venez sous la véranda. »
À ce moment, le chef Letli et son fils aîné – tous deux étaient remarquablement prénommés Bruce, du nom d’un administrateur qui avait séjourné à Lalendi – se frayèrent un chemin au milieu des femmes. Le chef interpella Frank.
« Monsieur Porter, vous alliez téléphoner ? Ce n’est pas la peine, mon fils a parlé à l’hôpital et ils vont envoyer un hovercraft avec une infirmière et tous les médicaments ! »
Pendant un instant, il ne comprit pas. Il continua à avancer jusqu’au perron de la véranda. Puis il s’arrêta, pétrifié.
Mais je n’ai même pas eu à le demander. Je n’aurais jamais pensé à demander à quelqu’un de le faire à ma place ― Voilà ce qui ne va pas chez moi. Pourquoi, lorsqu’ils ont des ennuis, les gens ne pourraient-ils pas demander qu’on les aide sans se sentir diminués ?
Près de Sheena, il eut le temps d’y penser avant que son enfant ne vînt au monde.
C’était une fille. Elle était toujours vivante lorsqu’ils la mirent sous la tente à oxygène, et l’infirmière venue de Lalendi fit des choses terrifiantes avec des tuyaux et des aiguilles à perfusion reliés à une machine bourdonnante actionnée par le moteur de l’ambulance. Les femmes du village regardaient avec émerveillement ; quelques-unes priaient à voix haute. Des mots comme « nutrition intraveineuse » et « maintien des conditions intra-utérines » ne signifiaient rien pour elles, et guère plus pour Frank. Mais, finalement, il comprit que tous les soins qui entouraient cette pauvre larve étaient destinés à adoucir sa chute dans un monde hostile, en lui rendant la chaleur et la sécurité du ventre de sa mère.
Frank dit à Sheena, pâle et faible : « Il s’est passé du temps depuis les hommes des cavernes. »
Elle ne comprit pas. Cela ne l’empêcha pas de sourire.