9. Poppy conforme
jalons et portraits 9
POPPY CONFORME
Était-ce vraiment triste, ou bien était-ce son regard qui attristait ce qu’elle voyait ? De toute façon, elle redescendait d’orbite et cela n’avait rien de gai. Dans un endroit de ce genre, il fallait venir de pied ferme et la tête sur les épaules au cas où, en procédant aux analyses, ils penseraient à chercher ce que d’ordinaire ils auraient trouvé. Mais, selon les gens bien informés, une abstinence de trente-six heures suffisait pour éliminer toute trace de sous-produit révélateur. (Une abstinence ? Quelle défonce !)
Mais quel ennui.
Détails : les murs de plastique, d’un jaune passé ; les vitres photosensibles à demi voilées par les rayons obliques qui commençaient à les frapper ; des affiches encadrées, rappelant divers règlements que nul n’était censé ignorer ; des bancs apparemment étudiés pour procurer un inconfort total, afin que les gens sans domicile fixe ne revinssent pas, sous prétexte de consultations, pour le seul plaisir de s’asseoir au chaud ; et partout, l’odeur de renfermé, de poussière, de vieux papiers et de vieilles chaussures.
La seule chose qui rappelât l’existence de la nature était le sol de carreaux décorés d’un motif de feuilles mortes recouvertes d’une pellicule de plastique transparent. Cela aussi était un échec, car lorsqu’on examinait les carreaux, on voyait que les mêmes motifs se répétaient à intervalles réguliers ; et, lorsqu’on les regardait de biais, les feuilles disparaissaient derrière un voile de rayures et d’éraflures, héritage des innombrables pas qui avaient traversé la pièce. Ce qu’on voyait alors était une étendue couleur de fiente.
« C’est bientôt à nous. »
« Heureusement. »
Les regards convergèrent sur eux. La moindre parole était attendue comme une distraction. Il n’y avait là que des femmes, âgées de vingt à cinquante ans, et toutes dans un état plus avancé que Poppy, de la rondeur à peine esquissée au ventre proéminent suspendu au-dessus des cuisses. Ces dernières venaient sans doute chercher le résultat de leur caryotypage. Poppy frissonna à l’idée qu’on lui enfoncerait une aiguille dans l’utérus pour lui faire une ponction et se demanda combien de ces femmes seraient officiellement débarrassées de leur rejeton.
Comme pour s’abriter derrière la féminité de Poppy, Roger se pressa contre elle et lui passa le bras autour des épaules. Elle chercha sa main pour la caresser et lui fit un sourire en coin.
Elle était très mignonne, même avec son pantalon trois quarts bouffant qui avait besoin d’aller au nettoyage et sa blousette sans forme qui était trop grande pour elle. La fine ossature de son visage enluminé de grands yeux sombres et encadré de tresses noires, un rien de hâle qui assombrissait son teint contribuaient à lui donner un air sauvage. Jusque-là, la grossesse n’avait rien changé à son apparence, sauf à souligner la courbe de son buste.
Une pensée la fit rire sous cape et Roger la serra plus fort de son bras qui l’enlaçait.
« Mademoiselle Shelton », dit une voix désincarnée. « Et ― euh ― Monsieur Gawen ! »
« C’est à nous », dit Roger, et il se leva.
Derrière la porte qui s’ouvrit à leur approche, ils virent un homme d’une quarantaine d’années, aux traits las, assis derrière une table sous le portrait du Roi et de la Reine et de leurs deux – regardez bien, c’est le bon nombre : deux – enfants. Devant lui, un rempart de formulaires et de récipients stériles où les étiquettes destinées au nom et au numéro étaient vides.
« Asseyez-vous », dit-il en les regardant à peine. « C’est vous, Poppy Shelton ? »
Poppy approuva d’un signe de la tête.
« Bon. Depuis combien de temps ? »
« Quoi ? »
« Depuis combien de temps êtes-vous enceinte ? »
« Mon médecin dit que ça fait six semaines. J’ai été le voir quand je n’ai pas eu mes règles, et il m’a dit de repasser le voir dès que je serais sûre que ça ne pouvait pas être un simple retard. »
« Bon. » L’homme derrière la table remplissait un formulaire, « Et le père, c’est vous, monsieur Gawen ? »
« Si Poppy le dit, c’est que c’est moi. »
L’homme lui lança un regard aigu, comme s’il suspectait de l’insolence. « Ah ! Bon, c’est toujours utile d’avoir le père présumé en face de soi. De nos jours, on ne peut pas tellement compter là-dessus. Et vous voulez achever votre grossesse, mademoiselle Shelton ? »
« Quoi ? »
« Vous voulez vraiment avoir cet enfant ? »
« Évidemment, que je veux ! »
« Il n’y a là rien d’évident. La plupart des femmes arrivent ici avec tout ce qu’elles ont pu imaginer dans l’espoir de se faire avorter, des listes de maladies infantiles, l’histoire de la grand-mère atteinte de démence précoce au lendemain de son centenaire, ou le couplet sur le gosse de l’immeuble d’à côté qui aurait attrapé la rubéole. Vous allez vous marier ? »
« Ça aussi, c’est exigé par la loi ? » lança Poppy.
« Non, malheureusement. Et je n’aime pas beaucoup votre ton mademoiselle. Les choses qui sont, comme vous le dites, exigées par la loi, sont une simple question d’écologie humaine. Nous sommes cent millions à nous écraser sur cette île, et il serait absurde de continuer à gâcher nos ressources, matérielles et humaines, à des activités aussi inutiles que de rééduquer des phocomèles ou torcher des arriérés. Tous les pays développés du monde ont adopté ce point de vue, et si vous voulez procréer en toute liberté, il faudra que vous alliez dans un pays qui ne pourra, d’aucune façon, vous assurer une aide médicale valable. Ici, au moins, vous pouvez être sûre que d’une part votre enfant n’aura aucune tare congénitale, et que, d’autre part, il sera à l’abri des risques pré- et postnataux. Après ça, ce que vous ferez de votre gosse ne regarde que vous. »
De nouveau, Poppy eut un petit rire, et Roger serra sa main sur son bras pour la faire taire.
« La conférence est terminée ? » s’enquit-il.
L’homme haussa les épaules. « D’accord. Est-ce que votre docteur vous a dit ce qu’il fallait apporter ? »
Roger sortit les flacons des poches gonflées de sa chemiveste. « Des échantillons d’urine, d’elle et de moi. Du sperme dans ce sachet de plastique. Des coupures d’ongles et des mèches de cheveux, de la salive et du mucus nasal, tout est là. »
« Très bien. » Mais l’homme n’avait pas l’air satisfait. « Donnez-moi votre main, mademoiselle Shelton. »
« Ça fait mal ? »
« Oui. »
Il lui enfonça une aiguille dans le gras du doigt, pressa pour faire sourdre une goutte de sang, la recueillit sur une feuille de papier buvard qu’il plaça dans une enveloppe étiquetée.
« À vous, monsieur Gawen. »
Il répéta les mêmes gestes et s’appuya au dossier de son siège. « C’est tout pour aujourd’hui. S’il n’y a aucun défaut héréditaire immédiatement apparent, vous serez autorisée à prolonger votre grossesse jusqu’à la treizième semaine. À ce moment-là, vous devrez vous présenter vous-même à un hôpital pour le caryotypage. Vous aurez les résultats dans les trois jours, environ. Au revoir. »
Poppy resta sur place. « Qu’est-ce qui se passe, si je ne suis pas autorisée ? » dit-elle après un instant.
« Ça dépend. Si c’est vous qui êtes génétiquement déficiente, avortement et stérilisation. Si c’est lui le porteur de la tare que vous transmettrez, avortement et interdiction de procréer ensemble. »
« Et si je ne me présente pas pour me faire avorter ? »
« Inscription sur une liste noire, arrestation si on vous attrape, et prison. De toute façon, aucune maternité de ce pays ne vous acceptera, aucune sage-femme ne vous aidera, et si l’enfant est malformé, il sera confié à la médecine. » L’homme s’adoucit un peu. « Ça vous paraît sans doute dur, non ? Mais j’ai bien peur que ce ne soit là le poids de notre responsabilité vis-à-vis de la prochaine génération. J’ai peur aussi que nous ne puissions faire autrement que de le porter aujourd’hui même. »
Poppy eut encore un petit rire, et Roger, rouge de confusion, l’entraîna dehors.
Dans la rue, elle l’enlaça de ses bras et se mit à sauter comme un cabri.
« On va y arriver, Roger, on va y arriver ! »
« J’espère », dit-il avec moins d’enthousiasme.
« Espèce de vieux pessimiste. Sans doute parce que tu es retombé sur terre. Tu n’as rien, sur toi ? »
« J’ai du chewing-gum au Skulbustium. Mais n’est-ce pas justement le genre de choses que tu devrais éviter ? »
« Non, le docteur a dit qu’il n’y avait que le Yaginol qui pouvait faire du mal au gosse. »
« Tu es sûre ? »
« Absolument. C’est pour ça que je le lui ai demandé et c’est ce qu’il m’a répondu. »
« Alors ça va. »
Il sortit le paquet de sa poche et ensemble ils se mirent à mâcher les petits blocs de gomme à la saveur vaguement anisée, en attendant que le ciel vînt à eux. Ils regardèrent autour d’eux, en quête d’indices. Aux confins d’un Londres crasseux, des barrières avaient été dressées en travers de la rue et on pouvait y lire en grosses lettres que la voie était fermée pour travaux. Comme en bien des endroits de la métropole, on prévoyait de construire sur la rue même et de ne laisser un passage qu’aux piétons.
Les poteaux rouges et blancs des barrières devenaient progressivement les tiges de plantes exotiques ; les rouges, surtout, qui flamboyaient. Le souvenir de la morne salle d’attente officielle, du fonctionnaire mal embouché, recula dans un lointain passé onirique. Et Poppy, une main sur le ventre comme pour bénir le miracle qui commençait à l’habiter, laissait un saint effroi lui écarquiller les yeux.
« Il le verra, ce monde », murmura-t-elle. « Non, pas celui-là, pas ce monde minable où le sol ressemble à de la merde, mais un monde toujours beau, toujours passionnant. Roger, quelle est cette drogue qui passe dans le lait ? J’ai envie d’être sûre qu’il ne verra jamais la laideur du monde ! »
« Il faudra le demander au docteur », dit Roger. Son visage avait revêtu une expression de tranquille détermination. « Le docteur en a déjà tellement aidé, en plus de nous. Il sera forcément au courant. »
Il prit sa main et ils marchèrent, les deux seuls personnages réels de l’univers, le long d’une rue pavée de gemmes, vers un pays d’amour.