« On y va. »
Ils coururent dans les bois en silence, un type tous les deux mètres. Ils couraient, juste chargés d’un sac, de leur arme et de munitions. Les Viets se regroupaient du côté de la tour effondrée, mais ils ne le savaient pas ; ils passèrent par chance du côté où les Viets n’étaient pas. Une faible escouade gardait ce chemin, ils la passèrent au sabre d’abattis, sans bruit, laissant des corps ouverts et ensanglantés au bord du chemin, ils dévalèrent la pente et filèrent dans les bois, en silence, ils ne voyaient que celui qui allait devant, et entendaient celui qui allait derrière. Ils couraient, juste chargés d’armes.
Derrière ils entendirent le clairon encore, puis des tirs, un silence, puis une grosse déflagration et une lueur au loin. Les munitions du poste explosaient, Moreau avait piégé la casemate.
Ils déposèrent en travers du chemin des grenades reliées à un fil, tous les kilomètres, et la grenade explosait quand on heurtait le fil. Quand ils entendirent la première grenade, ils surent qu’ils étaient poursuivis. Ils évitèrent le village, évitèrent la route, passèrent à travers bois pour gagner la rivière. Les explosions étouffées derrière eux montraient qu’on les suivait méthodiquement ; le commissaire politique rangeait sa section après chaque grenade, désignait un chef de file, et ils repartaient.
Ils fuyaient au pas de course, ils couraient entre les arbres, sectionnant les branches qui gênaient, marquant le passage, foulant les feuilles et la boue, ils dévalaient les collines abruptes et parfois glissaient, se rattrapaient à un tronc, ou à celui qu’ils dépassaient, et ils tombaient ensemble. Quand le jour se leva ils étaient exténués, et perdus. Des bancs de brouillard s’accrochaient aux feuillages, leurs vêtements étaient raidis de boue, imprégnés d’eau glacée, mais eux ruisselaient de sueur tiède. Ils continuèrent de courir, gênés pas les végétaux désordonnés, certains mous, certains coupants, certains solides et fibreux comme des ficelles, gênés par le sol décomposé qui cédait sous leurs pieds, gênés par les brides de leur sac qui leur sciaient les épaules, comprimant leur poitrine, leur cou battait douloureusement. Ils s’arrêtèrent. La colonne étirée mit du temps à se rassembler. Ils s’assirent, s’appuyèrent contre des arbres, contre des rochers qui dépassaient du sol. Ils mangèrent sans y penser des boules de riz froid. Il recommença de pleuvoir. Ils ne pouvaient rien faire pour s’en protéger, alors ils ne firent rien. Les cheveux denses des Thaïs collaient à leur visage comme des coulées de goudron.
L’explosion sourde des grenades retentissait très loin ; l’écho rebondissait entre les collines, leur parvenait de plusieurs directions. Ils ne pouvaient en évaluer la distance.
« Il faut un point d’arrêt. Une arrière-garde pour les retarder. Un de nous et quatre hommes, dit Moreau.
— Je reste, dit Rufin.
— Bien. »
Rufin adossé à son sac en avait marre. Il ferma les yeux, il était fatigué. Rester là lui permettrait d’arrêter de courir. La fatigue réduit à presque rien l’horizon temporel. Rester là, c’était ne plus courir. Après on verrait. On leur donna toutes les grenades, les explosifs, la radio. Ils placèrent un FM à l’abri d’un rocher, un autre en face, là où ceux qui viendraient se mettraient à couvert quand le premier tirerait.
« On y va. »
Ils continuèrent de courir selon la pente, vers la route coloniale et la rivière. Il s’arrêta de pleuvoir, mais les arbres s’égouttaient à leur passage, au moindre choc. Les Viets continuaient d’avancer à leur suite, l’un devant qui serrait les dents, et bientôt le chemin miné explosait sous lui. Le premier de la colonne se sacrifiait pour Doc Lap, pour l’indépendance, le seul mot que Salagnon savait lire dans les slogans tracés sur les murs. Le sacrifice était une arme de guerre, le commissaire politique était celui qui la maniait, et les sacrifiés coupaient les barbelés sous les mitrailleuses, se jetaient contre les murs, explosaient pour ouvrir les portes, absorbaient de leur chair les volées de balles. Salagnon ne comprenait pas exactement cette obéissance poussée à bout ; intellectuellement il ne comprenait pas ; mais en courant dans les bois, embarrassé de son arme, les bras et les jambes brûlant de griffures et d’hématomes, épuisé, abruti de fatigue, il savait bien qu’il aurait fait tout ce qu’on lui aurait ordonné ; contre les autres, ou contre lui-même. Il le savait bien.
En une nuit les petits postes de la Haute-Région furent balayés, une brèche s’ouvrit sur la carte, les divisions du général Giap se déversaient sur le delta. Ils fuyaient. Quand ils parvinrent à la route coloniale, un char basculé fumait, écoutille ouverte. Des carcasses de camions noircis avaient été abandonnées, des objets divers jonchaient le sol, mais aucun corps. Ils se cachèrent dans de grandes herbes sur le bas-côté, méfiants, mais rester couchés et ne plus bouger leur faisait craindre de s’endormir.
« On y va ? souffla Salagnon. Derrière ils ne vont pas tarder.
— Attends. »
Moreau hésitait. Un coup de sifflet à roulette déchira l’air imprégné d’eau. Le silence se fit dans la forêt, les animaux se turent, il n’y eut plus de cris, plus de craquement de branches, plus de froissement de feuilles, plus de pépiement d’oiseaux et de crissement d’insectes, tout ce que l’on finit par ne plus entendre mais qui est toujours là : quand cela s’arrête, cela saisit, on s’attend au pire. Sur la piste apparut un homme qui poussait un vélo. Derrière lui, des hommes allaient au pas en poussant chacun un vélo. Les vélos ressemblaient à de petits chevaux asiatiques, ventrus et aux pattes courtes. D’énormes sacs pendaient du cadre, dissimulant les roues. Par-dessus en équilibre tenaient des caisses d’armes peintes en vert avec des caractères chinois au pochoir. Des chapelets d’obus de mortier reliés par des cordes de paille descendaient le long de leurs flancs. Chaque vélo penchait, guidé par un homme en pyjama noir qui le contrôlait à l’aide d’une canne de bambou ligaturée au guidon. Ils avançaient lentement, en file et sans bruit, encadrés de soldats en uniforme brun, casqués de feuilles, leur fusils en travers de la poitrine, qui inspectaient le ciel. « Des vélos », murmura Moreau. On lui avait parlé du rapport du Renseignement qui calculait les capacités de transport du Viêt-minh. Il ne dispose pas de camions, ni de routes, les animaux de trait sont rares, les éléphants ne sont que dans les forêts du Cambodge ; tout est donc porté à dos d’homme. Un coolie porte dix-huit kilos dans la forêt, il doit emporter sa ration, il ne peut rien porter de plus. Le Renseignement calculait l’autonomie des troupes ennemies à partir de chiffres indiscutables. Pas de camions, pas de routes, dix-huit kilos pas plus, et il doit porter sa ration. Dans la forêt on ne trouve rien, rien de plus que ce qu’on apporte. Les troupes du Viêt-minh ne peuvent donc se concentrer plus de quelques jours puisqu’elles n’ont rien à manger. Faute de camions, faute de routes, faute de disposer d’autre chose que de petits hommes qui ne portent pas très lourd. On pouvait donc tenir plus longtemps qu’eux, grâce à des camions acheminant par les routes une infinité de boîtes de sardines. Mais là devant eux, pour le prix d’un vélo Manufrance acheté à Hanoï, peut-être volé dans un entrepôt d’Haïphong, chaque homme portait seul et sans peine trois cents kilos dans la forêt. Les soldats de l’escorte inspectaient le ciel, la piste, les bas-côtés. « Ils vont nous voir. » Moreau hésitait. La fatigue l’avait émoussé. Survivre c’est prendre la bonne décision, un peu au hasard, et cela demande d’être tendu comme une corde. Sans cette tension le hasard est moins favorable. Le bourdonnement des avions occupa le ciel, sans direction précise, pas plus fort qu’une mouche dans une pièce. Un soldat de l’escorte porta à ses lèvres le sifflet à roulette pendu à son cou. Le signal suraigu déchira l’air. Les vélos tournèrent ensemble et disparurent entre les arbres. Le bourdonnement des avions s’accentuait. Sur la piste ne restait rien. Le silence des animaux ne se percevait pas d’en haut. Les deux avions passèrent à basse altitude, les bidons spéciaux accrochés sous leurs ailes. Ils s’éloignèrent. « On y va. » Restant courbés, ils s’enfoncèrent dans la forêt. Ils coururent entre les arbres, loin de la route coloniale, vers la rivière où peut-être on les attendait encore. Derrière eux le sifflet retentit à nouveau, étouffé par la distance et les feuillages. Ils coururent dans les bois, ils suivaient la pente, ils filaient vers la rivière. Quand le souffle commença de leur manquer, ils continuèrent d’un pas vif. En file ils produisaient un martèlement sur le sol, un bruit continu de halètements, de semelles épaisses contre le sol, de frottements sur les feuilles molles, d’entrechoquements des mousquetons de fer. Ils ruisselaient de sueur. La chair de leur visage fondait dans la fatigue. On ne distinguait plus que les os, les rides d’effort comme un système de câbles, la bouche qu’ils ne pouvaient plus fermer, les yeux grands ouverts des Européens qui ahanaient, et ceux, réduits à des fentes, des Thaïs qui couraient à petits pas. Ils entendirent un grondement continu, rendu diffus par la distance, par la végétation, par les arbres emmêlés. Des bombes et des obus explosaient quelque part, plus loin, du côté vers lequel ils se dirigeaient.
Ils tombèrent sur les Viets par hasard, mais cela devait arriver. Ils étaient nombreux à parcourir en secret ces forêts désertes. Les soldats du Viêt-minh étaient assis par terre, adossés aux arbres. Ils avaient posé leurs fusils chinois en faisceau, ils parlaient en riant, certains fumaient, certains buvaient dans des jarres entourées de paille, certains torse nu s’étiraient ; ils étaient tous très jeunes, ils faisaient la pause, ils bavardaient ensemble. Au milieu du cercle, un gros vélo Manufrance couché sur ses sacs ressemblait à un mulet malade.
Le moment où ils les virent ne dura pas, mais la pensée va vite ; et en quelques secondes leur jeunesse frappa Salagnon, leur délicatesse et leur élégance, et cet air joyeux qu’ils avaient lorsqu’ils s’asseyaient ensemble sans cérémonie. Ces jeunes garçons venaient ici échapper à toutes les pesanteurs, villageoises, féodales, coloniales, qui accablaient les gens du Vietnam. Une fois dans la forêt, quand ils posaient leurs armes, ils pouvaient se sentir libres et sourire d’aise. Ces pensées venaient à Salagnon tandis qu’ils dévalait la pente une arme à la main, elles venaient froissées en boule, sans se déployer, mais elles avaient force d’évidence : les jeunes Vietnamiens en guerre avaient plus de jeunesse et d’aisance, plus de plaisir d’être ensemble que les soldats du corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient, usés de fatigue et d’inquiétude, qui s’épaulaient au bord de la rupture, qui se soutenaient dans le naufrage. Mais peut-être cela tenait-il à la différence des visages, et ceux des autres il les interprétait mal.
Un coolie s’occupait de la roue arrière du vélo couché. Il regonflait le pneu avec une pompe à main et les autres, sans rien faire pour l’aider, profitant de la pause, l’encourageaient en riant. Jusqu’au dernier moment ils ne se virent pas. La bande armée des Français dévalait la pente en regardant leurs pieds ; les Vietnamiens suivaient les gestes du coolie qui actionnait à petits gestes la pompe à main. Ils se virent au dernier moment et personne ne sut ce qu’il faisait, ils agirent tous par réflexe. Moreau portait un FM en bandoulière ; il avait sa main sur la poignée pour que l’arme ne ballotte pas, il tira en courant, et plusieurs Viets assis s’effondrèrent. Les autres essayèrent de se lever et furent tués, ils essayèrent de prendre leurs fusils et furent tués, ils essayèrent de fuir et furent tués, le faisceau de fusils s’effondra, le coolie à genoux devant son vélo se redressa, sa pompe à main encore reliée au pneu, et il s’effondra, le torse percé d’une seule balle. Un Viet qui s’était éloigné, qui avait défait sa ceinture derrière un buisson, prit une grenade qui y était attachée. Un Thaï l’abattit, il lâcha la grenade, qui roula dans la pente. Salagnon ressentit un coup énorme à la cuisse, un coup à la hanche qui lui faucha les jambes, il tomba. Le silence se fit. Cela avait duré quelques secondes, le temps de descendre une pente en courant. Le dire est déjà le dilater. Salagnon essaya de se relever, sa jambe pesait comme une poutre accrochée à sa hanche. Son pantalon était mouillé, tout chaud. Il ne voyait rien que le feuillage au-dessus de lui, qui cachait le ciel. Mariani se pencha. « Tu es amoché, murmura-t-il. Tu peux marcher ? – Non. » Il s’occupa de sa jambe, ouvrit le pantalon au poignard, pansa la cuisse très serré, l’aida à s’asseoir. Moreau était étendu à plat ventre, les Thaïs en cercle autour de lui, immobiles. « Tué sur le coup, souffla Mariani. – Lui ? – Un éclat ; ça coupe comme une lame. Toi, tu l’as eu dans la cuisse. Une chance. Lui, c’est la gorge. Couic ! » Il fit le geste de se passer le pouce sous le menton, d’un côté à l’autre. Tout le sang de Moreau s’était répandu, formait une grande tache de terre sombre autour de son cou. Ils coupèrent des gaules souples, les ébranchèrent au sabre, firent des civières avec des chemises prises sur les morts. « Le vélo, dit Salagnon. – Quoi, le vélo ? – On le prend. – Tu es fou, on ne va pas s’encombrer d’un vélo ! – On le prend. On ne nous croira jamais si on dit qu’on a vu des vélos dans la jungle. – C’est sûr. Mais on s’en moque, non ? – Un type tout seul avec un vélo il porte trois cents kilos dans la jungle. On le prend. On leur apporte. On leur montre. – D’accord. D’accord. »
Salagnon fut brancardé par Mariani et Gascard. Les Thaïs portaient le corps de Moreau. Ils laissèrent les Vietnamiens là où ils étaient tombés. Les Thaïs saluèrent les corps en joignant leur main à leur front et ils s’en allèrent. Ils continuèrent de dévaler la pente, un peu moins vite. Deux hommes portaient le vélo démonté, débarrassé de ses sacs, l’un les deux roues, l’autre le cadre. Les Thaïs qui portaient Moreau allaient du pas souple des porteurs de palanche, et le cadavre à peine secoué ne protestait pas ; mais Gascard et Mariani portaient les brancards comme on tient une brouette, à bout de bras tendus, et cela tressautait. À cause des secousses la jambe de Salagnon continuait de saigner, empoissant la civière, s’égouttant au sol. Chaque pas résonnait dans son os qui semblait grossir, vouloir déchirer la peau, sortir à l’air libre ; il s’empêchait de hurler, il serrait les lèvres et derrière ses dents tremblaient, chacune de ses expirations faisait le bruit plaintif d’un gémissement.
Leurs mains prises, les deux porteurs devenaient maladroits, ils dérapaient sur les débris qui jonchaient le sol, ils heurtaient les troncs de leurs épaules, ils avançaient par à-coups, et les chocs sur sa jambe devenaient insupportables. Il agonisait d’injures Mariani qui portait devant, le seul visible quand de douleur il redressait le cou. Il lui hurlait les pires grossièretés à chaque trébuchement, à chaque choc, et ses outrances répétées se terminaient en gargouillements, en plaintes étranglées, car il fermait la bouche pour ne pas crier trop fort, en soupirs sonores qui sortaient par son nez, par sa gorge, par la vibration directe de sa poitrine. Mariani soufflait, ahanait, il avançait quand même et le haïssait comme jamais on ne hait personne, sauf à désirer le tuer de suite, à vouloir l’étrangler lentement, les yeux dans les yeux, par vengeance longuement calculée. Salagnon gardait les yeux ouverts, il voyait la cime des arbres s’agiter comme prise de grand vent alors que rien ne remuait l’air épais et trop chaud qui les étouffait de sueur. Il sentait dans sa jambe chacun des pas de ses brancardiers, chacun des cailloux qu’ils heurtaient, chacune des racines sur lesquelles ils trébuchaient, chacune des feuilles molles qui tapissaient le sol et sur lesquelles ils glissaient ; tout cela résonnait dans son os blessé, dans sa colonne vertébrale, dans son crâne ; il enregistrait pour toujours un chemin de douleur dans la forêt du Tonkin, il se rappellerait chaque pas, il se souviendrait de chaque détail du relief de cette partie de la Haute-Région. Ils fuyaient, poursuivis par un régiment viêt-minh inexorable qui les aurait rattrapés comme la mer qui monte s’ils s’étaient arrêtés pour souffler. Ils continuaient. Salagnon s’évanouit enfin.
Le village était un peu plus en ruine, et mieux fortifié. Les bâtisses en dur se réduisaient à des pans de murs troués. Seule l’église, solidement bâtie, tenait encore, une moitié de toit intacte au-dessus de l’autel. Des sacs de sable entassés dissimulaient des trous d’homme, des tranchées, des emplacements d’artillerie dont les tubes avaient une inclinaison faible, pour frapper plus près.
Salagnon reprit conscience allongé dans l’église. Des traits de lumière passaient par les trous des murs, ce qui renforçait la pénombre où il reposait. On l’avait laissé sur le brancard empoissé de sang. Un peu de sève coulait encore des jeunes gaules coupées au sabre. On avait découpé avec soin son pantalon, on avait nettoyé et pansé sa cuisse, il ne s’était aperçu de rien. La douleur avait disparu, sa cuisse battait simplement comme un cœur. On avait dû lui donner de la morphine. D’autres blessés allongés dormaient dans l’ombre, parallèlement à lui, respirant régulièrement. Dans l’abside intacte il devinait d’autres corps. Ils étaient nombreux dans si peu d’espace. Il les voyait mal ; il ne comprenait pas leur disposition. Quand ses yeux se furent habitués à l’ombre il comprit comment on avait rangé les morts. On les avait empilés comme des bûches. Sur la dernière couche, sur le dos, il reconnut Moreau. Sa gorge était noire, et sa bouche fine enfin détendue, presque souriante. Les Thaïs avaient dû le recoiffer avant de rendre le corps car sa raie était bien nette, et sa petite moustache parfaitement luisante.
« Ça impressionne, non ? »
L’Allemand était accroupi près de lui, il ne l’avait pas entendu venir, il était peut-être là depuis un moment à le regarder dormir. Il désigna l’abside.
« Nous faisions comme ça à Stalingrad. Les morts étaient trop nombreux pour que nous les enterrions, et nous n’avions pas la force ni le temps de creuser le sol gelé, il était dur comme du verre. Mais nous n’allions pas les laisser là où ils tombaient, au moins au début, alors nous les ramassions, et nous les rangions. Comme ici. Mais les corps gelés ont plus de tenue. Ils attendaient sans bouger que nous ayons fini de nous battre. Ceux-là s’aplatissent un peu. »
Salagnon n’arrivait pas à compter les cadavres entassés à côté de lui. Ils se fondaient lentement les uns dans les autres. Ils émettaient parfois de petits soupirs, et s’affaissaient un peu plus. Cela ne sentait pas très bon. Mais le sol non plus ne sentait pas très bon, ni son brancard, ni même l’air tout entier, qui sentait la poudre, le brûlé, le caoutchouc et l’essence.
« Nous ne les avons jamais enterrés, le printemps n’est pas venu, et je ne sais pas ce que les Russes en ont fait. Mais ceux-là, nous allons tenter de les ramener, continua l’Allemand. Et vous aussi. Rassurez-vous, pour vous ce sera vivant, si nous le pouvons.
— Quand ?
— Quand on peut. Partir est toujours difficile. Ils ne veulent pas nous laisser aller. Ils nous attaquent tous les jours, nous faisons face. Si nous partons, ils nous tireront dans le dos et ce sera un massacre. Alors nous restons. Ils nous attaqueront encore aujourd’hui, et cette nuit, et demain, sans faire attention à leurs pertes. Ils veulent montrer qu’ils nous battent. Nous voulons montrer que nous savons mener à bien une évacuation. C’est Dunkerque, mon vieux, mais un Dunkerque qu’il faudrait voir comme une réussite. Voilà qui doit vous rappeler quelque chose.
— J’étais un peu jeune.
— On a dû vous raconter. Ici, dans la situation où nous sommes, une retraite bien menée vaut une victoire. Les survivants d’une fuite peuvent être décorés comme des vainqueurs.
— Mais vous, qu’est-ce que vous faites là ?
— Auprès de vous ? Je prends de vos nouvelles. Je vous aime bien, jeune Salagnon.
— Je veux dire en Indochine.
— Je me bats, comme vous.
— Vous êtes allemand.
— Et alors ? Vous n’êtes pas plus indochinois que je ne le suis, que je sache. Vous faites la guerre. Je fais la guerre. Peut-on faire autre chose une fois que l’on a appris ça ? Comment pourrais-je vivre en paix maintenant, et avec qui ? En Allemagne, tous les gens que je connaissais sont morts en une seule nuit. Les lieux où j’ai vécu ont disparu la même nuit. Que reste-t-il en Allemagne de ce que je connaissais ? Pour quoi revenir ? Pour reconstruire, faire de l’industrie, du commerce ? Devenir employé de bureau, avec une serviette et un petit chapeau ? Aller chaque matin au bureau après avoir sillonné l’Europe en bras de chemise, en vainqueur ? Ce serait finir ma vie d’une bien horrible façon. Je n’ai personne à qui raconter ce que j’ai vécu. Alors je veux mourir comme j’ai vécu, en vainqueur.
— Si vous mourez là, vous serez enterré dans la jungle, voire laissé par terre, dans un coin que personne ne connaîtra.
— Et alors ? Qui me connaît encore, à part ceux qui font la guerre avec moi ? Ceux qui pouvaient se souvenir de mon nom sont morts en une seule nuit, je vous l’ai dit, ils ont disparu dans les flammes d’un bombardement au phosphore. Il n’est rien resté de leur corps, rien d’humain, juste des cendres, des os entourés d’une membrane séchée, et des flaques de graisse que l’on a nettoyées au matin à l’eau chaude. Vous saviez que chaque homme contient quinze kilos de graisse ? On l’ignore quand on vit, c’est quand elle fond et qu’elle coule que l’on s’en rend compte. Ce qui reste du corps, le sac séché flottant sur une flaque d’huile, est beaucoup plus petit, bien plus léger qu’un corps. On ne le reconnaît pas. On ne sait même pas que c’est humain. Alors je reste ici.
— Vous n’allez pas me faire le coup de la victime. Les pires saloperies, c’est vous qui les avez faites, non ?
— Je ne suis pas une victime, monsieur Salagnon. Et c’est pour cela que je suis en Indochine, et non pas comptable dans un bureau reconstruit de Francfort. Je viens finir ma vie en vainqueur. Dormez, maintenant. »
Salagnon passa une nuit horrible où il trembla de froid. Sa cuisse blessée grossissait jusqu’à l’étouffer, puis elle se dégonflait d’un coup et il perdait l’équilibre. Le tas de morts luisait dans l’obscurité, et plusieurs fois Moreau bougea et essaya de lui adresser la parole. Poliment, il regardait le tas des morts qui heure après heure s’affaissait un peu plus, s’apprêtant à répondre s’il lui avait posé clairement une question.
Le matin, un grand drapeau rouge orné d’une étoile d’or se leva. Il fut agité à la lisière de la forêt et un clairon sonna. Une nuée de soldats casqués de feuilles fonça sur les barbelés enroulés, sur les sacs de sable dissimulant les tranchées, sur les trous munis de mines, sur les piques, les pièges, sur les armes qui tiraient jusqu’à en faire rougir leurs canons. Ils étaient si nombreux qu’ils absorbaient le métal qu’on leur lançait, qu’ils marchaient toujours, qu’ils résistaient au feu. Sous Salagnon couché le sol en tremblait. Ce tremblement était douloureux, pénétrait par sa jambe, remontait jusqu’à son crâne. L’effet de la morphine se dissipait ; personne ne pensait à lui en donner.
On mourait beaucoup aux abords de ce village. Les défenses se remplissaient de corps abîmés, découpés, brûlés. L’armée du Viêt-minh mourait massivement et avançait toujours ; la Légion mourait homme par homme et ne reculait pas. Ils furent si proches que les canons se turent. On lançait des grenades à la main. Des hommes se retrouvaient face à face, s’attrapaient par la chemise et s’ouvraient le ventre au couteau.
Les chars amphibies sortirent de la rivière, crapauds-buffles noirs et luisants, précédés de flammes et suivis de fumée pétaradante. Ruisselant, ils grimpèrent la rive bourbeuse et contre-attaquèrent. De petits avions au vrombissement serré passèrent au-dessus des arbres, et derrière la forêt flamba, avec tous les hommes qu’elle contenait. Des barges armées remontèrent la rivière, leur cale vide. On évacua les trous fortifiés, on détruisit le matériel, on laissa les obus et les grenades en les piégeant. « Et mon vélo ? demanda Salagnon quand on le transporta. – Quoi votre vélo ? – Le vélo que j’avais rapporté. Je l’avais piqué aux Viets. – Ils font du vélo dans la jungle, les Viets ? – Ils transportent du riz. Il faut montrer le vélo à Hanoï. – Vous croyez qu’on va s’encombrer d’un vélo ? Vous voulez rentrer à bicyclette, Salagnon ? » Les hommes montaient à bord sans courir, chargeaient les blessés et les morts. Des obus tombaient au hasard, parfois dans l’eau, parfois sur les berges où ils soulevaient des gerbes de boue. Une barge fut touchée, un obus dévasta la cale, et ses occupants avec. Elle dériva en brûlant sur le cours lent de la rivière. Gascard disparut dans un tourbillon d’eau brune ensanglantée. Salagnon allongé sur le métal vibrant n’était plus que douleur.
À l’hôpital militaire il se réveilla dans une grande salle où on alignait les blessés sur des lits parallèles. Les hommes amaigris restaient allongés sur des draps propres, ils rêvassaient en regardant le ventilateur du plafond, ils soupiraient, et parfois changeaient de position en essayant de ne pas arracher leur perfusion et de ne pas appuyer sur leurs pansements. Une lumière douce venait des grandes fenêtres laissées ouvertes, que l’on voilait de rideaux blancs qui flottaient à peine. Ils agitaient des ombres légères sur les murs, sur les peintures pâlies, rongées par l’humidité coloniale ; cette tranquille déliquescence soignait leur corps mieux que tous les médicaments. Certains mouraient comme on s’éteint.
Au bout de la rangée de lits, très loin de la fenêtre, un homme que l’on avait amputé d’une jambe n’arrivait pas à dormir. Il se plaignait en allemand, à mi-voix, il répétait toujours les mêmes mots d’une voix d’enfant. Un grand type à l’autre bout de la rangée repoussa son drap, se leva d’un coup, et parcourut tous les lits en boitant, s’appuyant en grimaçant sur leur armature de fer. Arrivé devant le lit du geigneur, il se redressa, tout raide dans son pyjama, et l’engueula en allemand. L’autre baissa la tête, acquiesça en l’appelant Obersturmführer, et il se tut. L’officier revint à son lit en grimaçant toujours et se recoucha. Il n’y eut plus dans la grande salle que des respirations paisibles, le vol des mouches, et le grincement du grand ventilateur au plafond qui n’allait pas très vite. Salagnon se rendormit.
Et ensuite ? Pendant que Victorien Salagnon guérissait de sa blessure, au dehors la guerre continuait. À toute heure des colonnes motorisées traversaient Hanoi, allaient dans tous les coins du delta, revenaient de la Haute-Région. Les camions déchargeaient leurs blessés dans la cour de l’hôpital, des éclopés mal pansés que des soldats portaient sur des civières, que les infirmières soutenaient jusqu’à un lit vide pour les moins abîmés. Ils s’affaissaient sur le lit avec un soupir, flairaient les draps propres et souvent s’endormaient aussitôt, sauf ceux qui souffraient trop de leurs blessures encroûtées ; alors le médecin passait, distribuait de la morphine, calmait les douleurs. Cette étrange machine qu’est l’hélicoptère apportait sur le toit les plus gravement atteints, l’uniforme méconnaissable, le corps noirci, leurs chairs tellement tuméfiées qu’on devait les emporter par les airs. Des avions passaient au-dessus d’Hanoï, des chasseurs chargés de bidons spéciaux, des Dakota en file ronronnante remplis de parachutistes. Certains revenaient en tirant derrière eux une lourde fumée noire qui rendait leur équilibre incertain.
Mariani venait le voir, il s’était sorti intact de l’évacuation. Il lui apportait des journaux, il commentait les nouvelles.
« Une violente contre-offensive des troupes franco-vietnamiennes, lisait-il, a permis d’arrêter la progression de l’ennemi dans la Haute-Région. On a dû évacuer une ligne de postes pour renforcer la défense du Delta. L’essentiel tient bon. Nous voilà rassurés. Tu sais qui c’est ?
— Qui ?
— Les troupes franco-vietnamiennes.
— C’est peut-être nous. Dis, Mariani, on ne se mélangerait pas un peu ? Nous sommes l’armée française, et nous menons une guerre de partisans contre l’armée régulière d’un mouvement qui mène une guérilla contre nous, qui luttons pour la protection du peuple vietnamien, qui lutte pour son indépendance.
— Pour se battre, on sait faire. Pour ce qui est du pourquoi, j’espère qu’à Paris ils savent. »
Cela les faisait rire. Ils avaient du plaisir à rire ensemble.
« On a retrouvé Rufin ?
— On a capté son dernier message. J’ai tanné le type des transmissions jusqu’à ce qu’il me donne la transcription exacte. Il ne disait pas grand-chose. “Les Viets sont à quelques mètres. Salut à tous.” Et puis plus rien, le silence, m’a dit le type des transmissions, en fait ce bruit de la radio quand elle ne transmet rien, comme un crépitement de sable dans une boîte en métal.
— Tu crois qu’il a pu filer ?
— Il savait tout faire. Mais s’il a filé, il traîne dans la jungle depuis ce temps-là.
— Ce serait bien son genre. L’ange de la guerre menant sa guérilla tout seul, ici et là dans la forêt.
— On peut rêver. »
Ils évoquèrent Moreau, qui n’avait pas eu la mort héroïque qu’il méritait. D’un autre côté, on meurt toujours vite fait. À la guerre, on meurt à la sauvette. Quand on le raconte avec lyrisme, c’est un pieux mensonge, c’est pour en dire quelque chose ; on invente, on dilate, on met en scène. En vrai, on meurt à la cloche de bois, en vitesse, en silence ; et après aussi c’est le silence.
Son oncle vint voir Salagnon. Examina lui-même sa blessure, demanda l’avis du médecin.
« Tu dois nous revenir en forme, lui dit-il avant de partir. J’ai des projets pour toi. »
Il se reposait ; il passa son temps à se promener dans cet hôpital tropical, dans ce grand jardin sous les arbres, dans ce sauna de la Terre qu’est l’Indochine coloniale. « Je me mets à mollir », disait-il en riant à ceux qui de temps à autre venaient le voir, comme on met à mollir les biscuits de mer dans les navires qui traversent l’océan, pour les rendre à nouveau comestibles.
Il se mettait à mollir, pour mieux cicatriser, comme le faisaient les soldats abîmés, mais l’opium ne lui disait rien. Il fallait pour en prendre se coucher et cela faisait dormir ; lui, préférait s’asseoir, car ainsi il pouvait voir, et peindre. Les gestes du pinceau lui suffisaient à réduire la pesanteur, à se libérer de la douleur, et à flotter. Il allait dehors, dans les rues de Hanoï, il mangeait dans les gargotes de trottoir des soupes pleines de morceaux flottants. Il s’asseyait au milieu du peuple des rues et restait longtemps, à regarder, il s’asseyait dans les maisons de thé sous un arbre, deux tables et quelques tabourets, où un type maigre en short passe, avec une bouilloire cabossée, remplir d’eau chaude toujours le même bol, toujours les mêmes feuilles de thé qui, peu à peu délavées, ne sentent plus rien.
Il prenait son temps, il se contentait de regarder, et il dessinait les gens dans les rues, et les enfants qui couraient en bandes ; les femmes aussi il se contentait de les dessiner. Il leur trouvait une grande beauté, mais une beauté propre au dessin. Il ne s’approchait pas suffisamment d’elles pour les voir autrement que d’un trait. Elles étaient lignes pures de tissu flottant, linge sur la corde, et leurs longs cheveux noirs comme une coulée d’encre laissée par le pinceau. Les femmes d’Indochine marchaient avec grâce, s’asseyaient avec grâce, tenaient avec grâce leur grand chapeau conique de paille tressée. Il en dessina beaucoup et n’en aborda aucune. On le moqua de sa timidité. Il finit par suggérer, sans trop de détails, qu’il était fiancé à une Française d’Alger. On ne le moqua plus, mais on loua son courage avec des sourires entendus. Complice, on évoquait le tempérament de feu des Méditerranéennes, leur jalousie tragique, leur agressivité sexuelle incomparable. Les femmes asiatiques continuaient de passer au loin dans un froissement de voile, hautaines, gracieuses, affectant d’être inaccessibles, et vérifiant discrètement autour d’elles l’effet produit. Elles ont l’air froides, comme ça, disait-on. Mais quand on a franchi cette barrière, quand on a trouvé le déclic, là, alors… Cela voulait tout dire. De n’en dire pas plus lui convenait.
Le fantôme d’Eurydice lui revenait dans tous ses moments d’oisiveté. Il lui écrivit encore. Il s’ennuyait. Il ne croisait que des gens qu’il ne souhaitait pas côtoyer. L’armée changeait. On recrutait des jeunes gens en France, il se sentait vieux. Il vint par bateau une armée de crétins qui voulaient la solde, l’aventure, ou l’oubli ; ils s’engageaient pour un métier, car en France ils n’en trouvaient pas. Pendant ces semaines où il se soigna en marchant dans Hanoï il apprit l’art chinois du pinceau. Il n’est pourtant en ce domaine rien à apprendre : il n’est qu’à pratiquer. Ce qu’il apprit dans Hanoï, c’est l’existence d’un art du pinceau ; et cela vaut pour apprendre.
Avant de rencontrer son maître, il avait beaucoup peint pour occuper ses doigts, donner un but à ses promenades, voir mieux ce qu’il avait devant les yeux. Il envoyait à Eurydice des forêts, des fleuves très larges, des collines pointues emmêlées de brumes. « Je te dessine la forêt comme un velours énorme, comme un sofa profond, lui écrivait-il. Mais ne t’y trompe pas. Mon dessin est faux. Il reste en dehors, il s’adresse à ceux – les bienheureux – qui ne mettront jamais les pieds dans la jungle. Ce n’est pas si consistant, pas si profond, pas si dense, c’est même pauvre en son aspect, très désordonné dans sa composition. Mais si je la dessinais ainsi, personne ne croirait qu’il s’agit de la jungle, on me penserait mélancolique. On trouverait mon dessin faux. Alors je le dessine faux, pour qu’on le croie vrai. »
Assis, adossé à un tronc de la grande avenue bordée de frangipaniers, il esquissait au pinceau ce qui se voyait des belles demeures entre les arbres. Son regard allait de la feuille aux façades coloniales, cherchait un détail, son pinceau se suspendait un instant au-dessus du pot d’encre posé à côté de lui. Sa concentration était telle que les enfants accroupis autour de lui n’osaient lui parler. Par le dessin il accomplissait ce miracle de ralentir et de rendre silencieux une bande d’enfants asiatiques. À mi-voix, de leurs monosyllabes d’oiseaux, ils s’apostrophaient en se montrant un détail du dessin, ils le pointaient du doigt dans la rue, puis riaient derrière leur main de voir la réalité ainsi transformée.
Un homme tout vêtu de blanc, qui descendait l’avenue en balançant une canne, s’arrêta derrière Salagnon et regarda son croquis. Il portait un panama souple, et s’appuyait mais à peine, juste pour l’élégance, sur sa canne de bambou verni.
« Vous vous interrompez trop souvent, jeune homme. Je comprends que vous vouliez vérifier si cela que vous avez tracé est vrai, mais pour que votre peinture vive, autant que vous, autant que ces arbres que vous voulez peindre, il faut que vous n’interrompiez pas votre souffle. Vous devez vous laisser guider par l’unique trait de pinceau. »
Salagnon resta coi ; pinceau en l’air, il observait cet étrange Annamite si bien habillé, qui venait de lui parler sans formule de politesse, sans baisser les yeux, dans un français bien plus raffiné que le sien, avec un accent imperceptible. Les petits enfants s’étaient relevés, un peu gênés, et n’osaient plus bouger devant cet homme si aristocratique qui parlait à un Français sans obséquiosité.
« L’unique trait de pinceau ?
— Oui, jeune homme.
— C’est un truc chinois ?
— C’est l’art du pinceau, exprimé de la façon la plus simple.
— Vous peignez, monsieur ?
— Parfois.
— Vous savez faire ces peintures chinoises que j’ai vues, avec des montagnes, des nuages, et de tout petits personnages ? »
L’homme si élégant sourit avec bienveillance, ce qui ouvrit un fin réseau de ridules sur tout son visage. Il devait être très vieux. Il ne le montrait pas.
« Venez demain à cette adresse. Dans l’après-midi. Je vous montrerai. »
Il lui donna une carte de visite écrite en chinois, en vietnamien et en français, ornée du sceau rouge dont les peintres là-bas signent leurs œuvres.
Salagnon apprit à le connaître. Il alla le voir souvent. Le vieil homme plaquait ses cheveux noirs en arrière, ce qui lui faisait une coiffure d’Argentin, et il ne portait que des costumes clairs, toujours ornés d’une fleur fraîche. Le veston ouvert, main gauche dans la poche, il l’accueillait avec familiarité, il lui serrait la main avec une légèreté de dilettante, une distance amusée envers tous les usages. « Venez, jeune homme, venez ! » Et il lui ouvrait d’un geste les vastes pièces de sa maison, toutes vides, dont les peintures rongées par l’affreux climat prenaient des tons pastel au bord des larmes. Il parlait dans un français parfait, où l’accent n’était qu’un phrasé original, à peine définissable, comme une légère préciosité qu’il maintiendrait par amusement. Il usait de tournures académiques que l’on n’entend qu’à Paris, en certains lieux, et de mots choisis qu’il employait toujours dans leur exacte définition. Salagnon s’étonnait d’une telle science de sa langue maternelle, que lui-même ne possédait pas. Il le lui fit remarquer, cela le fit sourire le vieil homme.
« Vous savez, mon jeune ami, les meilleures incarnations des valeurs françaises, ce sont les gens dits de couleur. Cette France dont on parle, avec sa grandeur, son humanisme hautain, sa clarté de pensée et son culte de la langue, eh bien cette France-là vous la trouverez à l’état pur aux Antilles, et chez les Africains, les Arabes et les Indochinois. Les Français blancs, nés là-bas, dans ce que l’on appelle la France étroite, nous voient toujours avec stupéfaction incarner à ce point ces valeurs-là dont ils ont entendu parler à l’école, qui sont pour eux des utopies inaccessibles, et qui sont notre vie. Nous incarnons la France sans reste, sans débordement, à la perfection. Nous autres indigènes cultivés sommes la gloire et la justification de l’Empire, sa réussite, et cela entraînera sa chute.
— Pourquoi sa chute ?
— Comment voulez-vous être ce que l’on appelle indigène, tout en étant à ce point français ? Il faut choisir. L’un et l’autre, c’est le feu et l’eau enfermés dans le même bocal. Il faudra que l’un l’emporte, et vite. Mais venez donc voir mes peintures. »
Dans la plus grande pièce de sa maison ancienne, dont le plafond noircissait aux angles, dont le plâtre s’écaillait un peu partout, ne restaient comme meubles qu’un gros fauteuil de rotin et une armoire laquée de rouge, fermée d’un anneau de fer. Il en sortit des rouleaux enveloppés d’un étui de soie, fermés de liens. Il fit asseoir Salagnon dans le fauteuil, balaya le sol d’une petite brosse, et posa les rouleaux à ses pieds. Il en dénoua les liens, les déhoussa et, penché avec grâce, les déroula lentement par terre.
« C’est ainsi qu’on regarde les peintures de la tradition chinoise. Il ne convient pas de les accrocher aux murs une fois pour toutes, il faut les dérouler comme se déroule un chemin. On voit alors apparaître le temps. Dans le temps de les regarder se rejoint le temps de les concevoir et le temps de les avoir faites. Quand personne ne les regarde, il faut les laisser non pas ouvertes mais roulées, à l’abri des regards, à l’abri d’elles-mêmes. On ne les déroule que devant quelqu’un qui saura en apprécier le dévoilement. Elles ont été conçues ainsi, comme se conçoit le chemin. »
Il déroula aux pieds de Salagnon un grand paysage avec des gestes mesurés, guettant la survenue des sentiments sur le visage du jeune homme. Salagnon avait l’impression de lentement lever la tête. Des montagnes trop longues émergeaient des nuages, des bambous dressaient leurs tiges, des arbres laissaient aller leurs branches, d’où pendaient des racines aériennes d’orchidées, des eaux tombaient d’un plan à l’autre, un chemin étroit entre des rocs aigus grimpait dans la montagne, entre des pins tordus qui s’accrochaient tant qu’ils pouvaient, davantage enracinés dans les brumes que dans la roche.
« Et vous n’utilisez que de l’encre, souffla Salagnon émerveillé.
— A-t-on besoin d’autre chose ? Pour peindre, pour écrire, pour vivre ? L’encre suffit à tout, jeune homme. Et il n’est besoin que d’un seul pinceau, d’un bâton d’encre pressée que l’on dilue, et d’une pierre creusée pour la contenir. Un peu d’eau aussi. Ce matériel de toute une vie tient dans une poche ; ou si l’on n’en possède pas, dans un sac pendu à l’épaule. On peut marcher sans encombre avec le matériel d’un peintre chinois : c’est l’homme en chemin qui peint. Avec ses pieds, ses jambes, ses épaules, son souffle, avec sa vie entière à chaque pas. L’homme est pinceau, et sa vie en est l’encre. Les traces de ses pas laissent des peintures. »
Il en déroula plusieurs.
« Celles-ci sont chinoises, très anciennes. Celles-là sont de moi. Mais je ne peins plus guère. »
Salagnon s’accroupit tout près, il suivait les rouleaux à quatre pattes, il avait l’impression de n’y comprendre rien. Il ne s’agissait pas exactement de tableaux, ni exactement de l’acte de voir, pas non plus de comprendre. Une profusion de petits signes, tout à la fois convenus et figuratifs, s’agitaient à l’infini et cela provoquait une exaltation de l’âme, une bouffée de désir pour le monde, un élan vers la vie entière. Comme s’il voyait de la musique.
« Vous parlez de l’homme qui peint, mais je ne vois personne. Pas de silhouette, pas de personnage. Vous arrive-t-il de faire des portraits ?
— Pas d’hommes ? Jeune homme, vous vous méprenez, et vous me surprenez. Tout, ici, est l’homme.
— Tout ? Je n’en vois qu’un. »
Salagnon désigna une petite figure enveloppée d’une robe à plis, difficile à distinguer, en train de gravir le premier tiers du sentier, une figure grande comme l’ongle du petit doigt, prête à disparaître derrière une colline. L’autre sourit d’un air patient.
« Vous montrez une certaine naïveté, mon jeune ami. Cela m’amuse, mais ne m’étonne pas. Vous cumulez trois naïvetés : celle de la jeunesse, celle du soldat, celle de l’Européen. Permettez-moi de sourire, à vos dépens mais avec bienveillance, de vous voir posséder ainsi autant de fraîcheur : ce sera le privilège de mon âge. Ce n’est pas parce que vous ne distinguez aucun corps humain que cette peinture tout entière ne montre pas l’homme. Vous faut-il voir l’homme pour conclure à la présence de l’homme ? Ce serait trivial, n’est-ce pas ?
« Dans ce pays, il n’est rien qui ne soit humain. Le peuple est tout, lieutenant Salagnon. Regardez autour de vous : tout est l’homme, même le paysage ; surtout le paysage. Le peuple est la totalité du réel. Sinon, le pays ne serait que de la boue, sans fermeté, sans existence, emportée par le fleuve Rouge, ramenée par les vagues, diluée par la mousson. Toute terre ferme est ici due au travail de l’homme. Un moment d’inattention, une interruption du labeur perpétuel, et tout revient à la boue, tombe dans le fleuve. Il n’existe rien d’autre que l’homme : la terre, la richesse, la beauté. Le peuple est tout. Pas étonnant que le communisme soit ici si bien compris : dire un peu de marxisme, dire que seules les structures sociales sont réelles, est ici une banalité. Alors la guerre s’exerce sur l’homme : le champ de bataille est l’homme, les munitions sont l’homme, les distances et les quantités s’expriment en pas d’homme et en charge d’homme. Massacre, terreur, torture ne sont que la façon dont la guerre va sur l’homme. »
Il réenroula ses peintures, les rehoussa, refit avec soin les liens de soie.
« Si vous le souhaitez, revenez me voir. Je vous enseignerai l’art du pinceau, puisque vous semblez l’ignorer. Vous avez un certain talent, je l’ai vu à l’œuvre, mais l’art est un état plus subtil que le talent. Il se situe au-delà. Pour se transformer en art, le talent doit prendre conscient de lui-même, et de ses limites, et être aimanté d’un but, qui l’oriente dans une direction indiscutable. Sinon, le talent s’agite ; il bavarde. Revenez me voir, cela me ferait plaisir. Je peux vous indiquer le chemin. »
Pendant toute sa convalescence Salagnon retourna chez le vieil homme, qui l’accueillait avec la même élégance, la même souplesse de gestes, la même légèreté précise en tous ses mots. Il lui montrait ses rouleaux, lui racontait les circonstances de leur peinture, lui donnait des conseils sous une forme tout à la fois simple et mystérieuse. Salagnon crut en leur amitié. Il s’en ouvrit à son oncle, avec enthousiasme.
« Il me reçoit chez lui, j’y suis toujours attendu. J’entre comme chez moi, et il me montre ses peintures qu’il tient cachées dans des armoires, et nous passons des heures à en parler.
— Fais attention à toi, Victorien.
— Pourquoi me méfierais-je d’un vieil homme, tout heureux de me montrer ce que sa civilisation fait de mieux ? »
L’emphase fit rire son oncle.
« Tu te trompes du tout au tout.
— Sur quoi ?
— Sur tout. L’amitié, la civilisation, le plaisir.
— Il m’accueille.
— Il s’encanaille. Et cela l’amuse. Il est un noble annamite ; et un noble annamite c’est encore plus arrogant qu’un noble de France. Les aristos de chez nous on les a raccourcis, ils se tiennent un peu à carreau ; pas ici. Pour eux le mot “égalité” est intraduisible, l’idée même les fait sourire comme une vulgarité d’Européens. Ici, les nobles sont des dieux, et leurs paysans des chiens. Cela les amuse que les Français affectent de ne pas le voir. Eux le savent. S’il te fait l’honneur de te recevoir pour parler de son passe-temps d’oisif, c’est juste que cela l’amuse, cela le délasse de relations plus relevées. Il te considère probablement comme un jeune chien affectueux qui l’aurait suivi dans la rue. Fréquenter sans cérémonie un officier français, c’est aussi affecter une modernité qui doit le servir, d’une façon ou d’une autre. Je connais un peu ce type. Il est apparenté à ce crétin de Bao Daï, celui dont on veut faire l’empereur d’une Indochine d’où nous serions partis sans tout à fait la quitter. Celui-là et ses semblables, les nobles d’Annam, l’alliance de la France les indiffère. Ils comptent les siècles comme toi les heures. La présence de la France n’est qu’un rhume de l’Histoire. Nous passons, ils se mouchent, ils restent ; ils en profitent pour apprendre d’autres langues, lire d’autres livres, s’enrichir d’autres façons. Vas-y, apprends à peindre, mais ne crois pas trop à l’amitié. Ni au dialogue. Il te méprise, mais tu l’amuses ; il te fait jouer un rôle dans une pièce dont tu ignores tout. Profite, apprends, mais méfie-toi. Comme lui se méfie toujours. »
Quand Salagnon arrivait, un vieux domestique, bien plus vieux que son maître, très sec et courbé, lui ouvrait la porte et le précédait dans les pièces vides. Le vieil homme l’attendait debout, avec un fin sourire, les yeux souvent dilatés mais la main droite bien ferme pour le saluer à la française. Salagnon s’aperçut qu’il ne se servait que de la main droite pour saluer, pour peindre, pour nouer ses rouleaux, pour porter à ses lèvres le petit bol de thé. La gauche, il ne s’en servait jamais, il la gardait dans la poche de son élégant costume clair, il la dissimulait sous la table quand il était assis, et il la serrait entre ses genoux. Elle tremblait.
« Ah, vous voilà ! disait-il invariablement. Je pensais à vous. » Et il désignait un nouveau rouleau fermé, posé sur la longue table qu’il avait fait installer dans la plus grande de ses pièces. Un second fauteuil de rotin avait été ajouté au premier, et une table basse entre les deux où étaient disposés les outils de la peinture. Au moment où ils s’installaient pour peindre, un autre domestique apportait une théière brûlante, un très jeune homme maigre aux gestes de chat. Il ne levait jamais son regard sauvage, ses yeux baissés allaient par saccades, furieux, de droite et de gauche. Son maître le regardait venir avec un sourire indulgent, et il ne disait jamais rien quand il servait maladroitement le thé, renversant toujours un peu d’eau chaude à côté du bol. Le maître le remerciait d’une voix douce et le très jeune homme s’en retournait brusquement, lançant autour de lui des regards mauvais mais brefs.
Après un soupir du maître commençait l’enseignement de l’art du pinceau. Ils ouvraient le rouleau ancien et le déroulaient, ils appréciaient ensemble l’apparition du paysage. De sa main droite le vieil homme dévidait le panneau de soie à un rythme régulier, et de la gauche un peu tremblante il désignait certaines traces sans insister, sa main malhabile dansait au-dessus de la peinture qui grandissait, soulignant le rythme flou du souffle, suivant par des tremblements la respiration de l’encre, qui sortait vive et fraîche du rouleau où elle était habituellement serrée. Parfois la table ne suffisait pas à la longueur de la peinture, alors ils s’y reprenaient à plusieurs fois, réenroulaient la base pendant que le sommet continuait d’apparaître. Ils marchaient ensemble sur un chemin d’encre, il lui indiquait les détails, à mi-mots, à mi-gestes, et Salagnon appréciait par de petits grognements, des hochements de tête ; il lui semblait maintenant comprendre cette musique silencieuse des traces. Il apprenait.
Il fit son encre, longuement, en frottant un bâton compact sur une pierre creuse, dans une goutte d’eau, et ces petits gestes répétés le préparaient à peindre. Il peignit sur un papier très absorbant où l’on ne pouvait faire qu’un seul trait, un seul passage figé sans retour, une seule trace, définitive. « Chaque trace doit être juste, jeune homme. Mais si elle ne l’est pas, peu importe. Faites alors que les suivantes la rendent juste. »
Salagnon tenait entre ses doigts l’irrémédiable. Au début, cela le figeait ; puis cela le libéra. Plus n’était besoin de revenir sur les traces passées, sans recours, elles étaient faites. Mais les suivantes pouvaient en améliorer la justesse. Le temps allait ; plutôt que de s’en inquiéter, il suffisait de s’y inscrire fermement. Il disait au vieil homme ce qu’au fur de l’enseignement il comprenait, et lui l’écoutait avec le même sourire patient. « Comprenez, jeune homme, comprenez. Il est toujours bien de comprendre. Mais peignez. L’unique trait de pinceau est le chemin unique de la vie. Il vous faut l’emprunter vous-même, pour vivre par vous-même. »
Cela eut une fin, un jour, à l’heure habituelle, où Salagnon se présenta à la porte, et celle-ci était entrouverte. Il tira la cloche qui servait à appeler les domestiques mais on ne vint pas. Il entra. Il traversa tout seul les grandes pièces vides jusqu’à la salle d’apparat consacrée à peindre. L’armoire laquée de rouge, les fauteuils, la table, s’élevaient dans la lumière poussiéreuse de l’après-midi comme des temples abandonnés dans la forêt. Le vieux domestique gisait en travers de la porte. Un trou s’ouvrait dans son crâne, entre les yeux, mais il n’en sortait presque aucun sang. Son vieux corps sec ne devait presque plus en contenir. Son maître était à sa table à peindre, le front sur un rouleau ancien définitivement gâché. Sa nuque disparaissait dans une bouillie sanglante, les instruments de peinture étaient renversés, l’encre mêlée au sang formait sur la table une flaque luisante d’un rouge très profond. Elle semblait dure ; Salagnon n’osa pas la toucher.
On ne retrouva pas le jeune domestique.
« C’est lui, affirma Salagnon devant son oncle.
— Ou pas.
— Il n’aurait pas fui.
— Ici, quoi que l’on ait fait, on fuit. Surtout un jeune homme dont les soutiens ont disparu. Si la police l’avait interrogé, il aurait été coupable. Ils savent très bien faire. Avec eux on avoue ; tout. Notre police coloniale est la meilleure du monde. Elle trouve systématiquement les coupables. Toute personne arrêtée est coupable, et finit par avouer. Donc le moindre témoin fuit ; et ainsi devient coupable. C’est imparable. En Indochine on n’a que l’embarras du choix pour trouver un coupable ; il suffit de le ramasser, la rue en est pleine. Toi-même pourrais l’être.
— C’est à cause de moi qu’il est mort ?
— Possible. Mais ne te surestime pas. Un noble annamite a de nombreuses raisons de mourir. Tout le monde peut y avoir intérêt. D’autres aristocrates, pour faire un exemple, décourager les occidentalisations trop voyantes ; le Viêt-minh, pour creuser le fossé colonial, le faire croire irrémédiable ; les commerçants chinois, qui trafiquent l’opium et tiennent les maisons de jeu, avec la bénédiction de Bao Daï, la nôtre, celle du Viêt-minh, car tout le monde passe à la caisse ; nos services, pour brouiller les pistes et faire croire que ce sont les autres, et qu’ensuite ils s’entretuent. Et puis ce peut être son jeune boy, pour des raisons personnelles. Mais lui-même pourrait être à son tour manipulé par tous ceux dont je viens de te faire la liste. Et eux-mêmes, manipulés par les autres, ainsi à l’infini. Tu as remarqué qu’en Indochine on meurt très vite, pour des raisons imprécises. Mais si les raisons sont floues, on meurt toujours nettement ; c’est même la seule chose nette en ce foutu pays. On en vient à l’aimer.
— L’Indochine ?
— La mort. »
Salagnon dessinait dehors. Autour de lui le nombre d’enfants était inimaginable, ils braillaient, ils piaillaient, ils sautaient dans la rivière en contrebas, ils couraient pieds nus sur la route en terre. Des camions passèrent à la file, soulevant de la poussière, crachant du gasoil noir, précédés de deux motos qui allaient avec un grondement de basse d’opéra, leurs pilotes bien droits avec de grosses lunettes et des casques de cuir. Les gamins les suivirent en courant, ils se déplaçaient toujours en bandes et en courant, leurs petits pieds nus claquant sur la terre, ils se moquaient des soldats assis à l’arrière des camions, des soldats fatigués qui leur faisaient quelques signes de la main. Puis le convoi accéléra avec des cliquetis de métal, des grognements de moteur, répandit derrière lui un nuage de poussière de terre jaune et les gamins s’égaillèrent comme des étourneaux innombrables, se rassemblant à nouveau, courant dans de nouvelles directions, et plongeant tous dans la rivière. Les enfants ici sont en nombre inimaginable, bien plus qu’en France, on croirait qu’ils jaillissent du sol trop fertile, qu’ils poussent et se multiplient comme les jacinthes d’eau sur les lacs immobiles. Heureusement qu’ici on meurt vite, car le lac serait recouvert ; heureusement qu’ils se multiplient aussi vite, car l’on meurt tant que tout serait dépeuplé. Comme dans la jungle, tout pousse et s’effondre, mort et vie en même temps, d’un même geste. Salagnon dessinait des enfants qui jouent autour de l’eau. Il les dessinait d’un pinceau épuré, sans ombre, d’un trait vibrant, ils bougeaient tout le temps, au-dessus du trait horizontal de la surface de l’eau. À mesure que dans ce pays il s’enfonçait dans la mort et dans le sang, il envoyait à Eurydice des dessins de plus en plus délicats.
Quand le soleil rouge disparaissait à l’ouest, Hanoï s’agitait. Salagnon allait manger, il se fit encore ce soir-là servir une soupe – jamais dans sa vie il ne mangea autant de soupes. Dans leur grand bol elles étaient tout un monde flottant dans un bouillon parfumé, comme l’Indochine flotte dans l’eau de ses fleuves et dans les parfums de chairs et de fleurs. On posa le bol devant lui où parmi les légumes en cubes, les nouilles transparentes et la viande en lamelles, était une patte de poulet toutes griffes dehors. Il remercia de cette attention : on le connaissait. Autour de lui les Tonkinois mangeaient vite avec des bruits d’aspiration, des soldats français commandaient de nouvelles bières, et des officiers de l’air, qui avaient posé leur belle casquette à ailes dorées sur la table, bavardaient entre eux et riaient des récits que lançait chacun, l’un après l’autre. Ils l’avaient invité à les rejoindre, entre officiers, mais il avait décliné en montrant son pinceau et un carnet ouvert sur une page blanche. Ils avaient salué d’un air compréhensif, s’en étaient retournés à leur conversation. Salagnon préférait manger seul. Dehors l’agitation ne faiblissait pas, dedans les Tonkinois se relayaient pour manger, toujours très vite, et les Français traînaient à table, pour boire et bavarder. Une dame mûre permanentée apportait les plats, les yeux fardés de bleu et la bouche bien rouge. Elle houspillait sans cesse la jeune fille qui faisait le service du bar en robe fendue, sans un mot, qui se tortillait comme une anguille pour éviter les soldats et eux essayaient de l’attraper en riant. Elle apportait des bières à table sans jamais ralentir, et Salagnon ne savait pas si la patronne lui ordonnait d’échapper aux mains des soldats ou de s’y laisser prendre.
La lumière s’éteignit. Le ventilateur qui tournait en grinçant s’arrêta. Cela déclencha une traînée d’applaudissements, de rires et des cris faussement effrayés, tous prononcés par des voix françaises. Dehors le ciel luisait encore, et les lampes à pétrole accrochées aux échoppes de la rue donnaient des lueurs tremblantes. Des coups de feu claquèrent. Sans un mot, les Tonkinois sortirent tous ensemble. Les deux femmes disparurent, on ne les entendit plus, et les Français restèrent seuls dans la gargote. Ils se turent et commencèrent à se lever, on voyait leurs silhouettes et les flammes orange des lampes du dehors se reflétaient sur leur visage. Salagnon avait été surpris le bol entre les mains, en train de boire, quand la lumière s’était éteinte. Il n’osa continuer de peur d’avaler dans la pénombre la patte de poulet avec ses griffes. Les yeux s’habituèrent. Un mouvement de foule enfla dans la rue. Il y eut un bruit de course, des cris, des coups de feu. Un jeune Vietnamien ébouriffé jaillit dans la salle. Les flammes tremblotantes l’éclairaient de rouge, il brandissait un pistolet et fouillait l’ombre du regard. Il repéra les chemises blanches ornées de dorures et tira sur les officiers de l’air en criant : « Criminels ! Criminels ! » avec un fort accent. Ils tombèrent, touchés, ou bien se jetèrent au sol. Il restait dans l’encadrement de la porte, pistolet brandi. Il se tourna vers Salagnon assis, son bol de soupe entre les mains. Il s’avança, pistolet pointé, vociférant quelque chose en vietnamien. Ce fut là sa chance, qu’il parle au lieu de tirer. À deux mètres devant Salagnon il s’arrêta, les yeux fixes, il crispa les doigts, il leva son arme, il visait un point juste entre les yeux de Salagnon qui tenait des deux mains son bol de soupe sans trop savoir où regarder, son bol et la patte qui flottait, les yeux, la main qui le menaçait, le canon noir, et le Vietnamien s’effondra dans le fracas d’une rafale de mitraillette. Il tomba face contre la table, qui s’écroula. Salagnon se leva par réflexe, sauva son bol de soupe qu’il tenait toujours à deux mains et perdit son flacon d’encre qui se brisa. La lumière revint, et le ventilateur repartit avec son grincement régulier.
Dans l’entrée, deux parachutistes armés pivotaient lentement, leur corps maigre arqué autour de leur mitraillette. Ils exploraient la salle de leurs yeux de chasseurs. L’un d’eux retourna du pied le Vietnamien abattu.
« Vous avez de la chance, mon lieutenant. Un peu plus, il vous en collait une à bout portant.
— Oui, je crois. Merci.
— Plus de chance que nos pilotes en tout cas. Ceux-là, sans leurs ailes, ils ont bien du mal. »
L’un des officiers de l’air se relevait, sa chemise tachée de sang, et se penchait sur les autres, encore à terre. Le parachutiste fouillait le Vietnamien d’une main habile ; il lui retira son pendentif, un bouddha d’argent de la taille d’un ongle, retenu par un lacet de cuir. Il se tourna vers Salagnon et le lui lança.
« Tenez, mon lieutenant. Avec ça il aurait dû être immortel. Mais c’est à vous qu’il a porté chance. Gardez-le. »
Le lien était taché de sang, mais déjà sec. Ne sachant où le mettre, Salagnon se le passa au cou. Il finit sa soupe. Il laissa la patte de poulet, griffes ouvertes, au fond du bol. Les deux femmes ne réapparurent pas. Ils partirent tous ensemble, en emportant les morts et les blessés.