ROMAN V

La guerre en ce jardin sanglant

 

 

Il n’est pas de ville au monde que Salagnon détesta davantage que la ville de Saïgon. La chaleur y est chaque jour horrible, et le bruit. Respirer fait suffoquer, on croit l’air mêlé d’eau chaude, et si on ouvre la fenêtre par laquelle on a cru pouvoir se protéger, on ne s’entend plus parler, ni penser, ni respirer, le vacarme de la rue envahit tout, même l’intérieur du crâne ; et si on la referme, on ne respire plus, un drap mouillé se dépose sur la tête, et il serre. Les premiers jours qu’il était à Saïgon il ouvrit et ferma plusieurs fois la fenêtre de sa chambre d’hôtel puis renonça, et il restait étendu en caleçon sur son lit trempé, il essayait de ne pas mourir. La chaleur est la maladie de ce pays ; il faut s’y faire ou en crever. Il vaut mieux s’y faire et peu à peu elle se retire. On n’y pense plus et elle ne revient que par surprise, quand il faut fermer tous les boutons de sa veste d’uniforme, quand il faut faire un geste trop énergique, quand il faut porter le moindre poids, soulever son sac, monter un escalier ; la chaleur revient alors comme une ondée brutale qui mouille le dos, les bras, le front, et des taches sombres s’épanouissent sur la toile claire de l’uniforme. Il apprit à s’habiller légèrement, à ne rien fermer, à économiser ses actes, à faire des gestes amples de façon que sa peau ne touche pas sa peau.

Il n’aimait pas non plus la rue envahissante, le bruit qui ne laissait jamais en paix, la fourmilière de Saïgon ; car Saïgon lui paraissait une fourmilière où une infinité de gens qui se ressemblent s’agitaient en tous sens, sans qu’il comprenne leurs buts : militaires, femmes discrètes, femmes voyantes, hommes aux vêtements identiques dont il ne savait déchiffrer l’expression, cheveux noirs tous pareils, militaires encore, gens dans tous les sens, pousse-pousse, véhicules à traction humaine, et une activité insensée sur les trottoirs : cuisine, commerce, coiffure, taille des ongles de pied, raccommodage de sandales, et rien : des dizaines d’hommes accroupis vêtus d’habits usés, fumant ou pas, regardaient vaguement l’agitation sans que l’on sache ce qu’ils en pensaient. Des militaires en beaux uniformes blancs passaient allongés dans des pousse-pousse, d’autres s’attablaient aux terrasses de grands cafés, entre eux ou avec des femmes aux très longs cheveux noirs, certains à l’uniforme doré traversaient la foule à l’arrière d’automobiles qui s’ouvraient un passage à coups d’avertisseur, de menaces et de grondements de moteur, et derrière elles l’encombrement se reformait aussitôt. Il détesta Saïgon dès le premier jour, pour le bruit, la chaleur, pour tous les horribles envahissements dont elle était peuplée ; mais quand il fut hors de la ville, à quelques kilomètres dans la campagne, accompagné d’un officier sympathique qui voulait lui montrer les bourgades des alentours, plus calmes, plus reposantes, certaines munies de piscines et de restaurants agréables, quand il fut dans la rizière plate sous des nuages immobiles, il ressentit un tel silence, un tel vide, qu’il se crut mort ; il demanda d’écourter la promenade et de rentrer à Saïgon.

Il préféra Hanoï, car le premier matin où il s’y éveilla, ce fut par le bruit des cloches. Il pleuvait, la lumière était grise, et le froid du matin qui l’entourait lui fit croire qu’il était ailleurs, rentré, peut-être en France mais pas à Lyon, car à Lyon il ne voulait pas qu’on l’attende, il se crut en un autre endroit de France où il aurait été bien, un endroit vert et gris, un endroit imaginaire tiré de lectures. Il se réveilla tout à fait et ne transpira pas en s’habillant. Il avait rendez-vous au bar de l’hôtel, « après la messe », lui avait-on dit, la messe à la cathédrale, au bar du Grand Hôtel du Tonkin, étrange mélange de province française et de colonie lointaine. À Saïgon la lumière faisait plisser les yeux, d’un jaune clair surexposé parsemé de taches de couleurs ; à Hanoï elle était juste grise, d’un gris sinistre ou d’un beau gris mélancolique selon les jours, emplie de gens qui n’avaient d’habits que noirs. On circulait tout aussi mal dans les rues encombrées de marchandises, de carrioles, de convois, de camions, mais Hanoï travaillait, avec un sérieux dont ailleurs on se moquait un peu ; Hanoï travaillait sans jamais se distraire de son but, et même la guerre ici se livrait sérieusement. Les militaires étaient plus maigres, denses et tendus comme des câbles vibrants, le regard intense dans leurs orbites creusées par la fatigue ; ils allaient sans traîner, pressés, économes, sans rien d’inutile dans leurs gestes, comme si par là à chaque instant ils décidaient de leur vie et de leur mort. Vêtus d’uniformes usés d’une teinte vague, ils ne montraient jamais rien d’extrême-oriental ou de décoratif, ils allaient sans apprêt comme des scouts, des explorateurs, des alpinistes. On aurait pu les croiser dans les Alpes, au milieu du Sahara, dans l’Arctique, traversant seuls des étendues de cailloux ou de glace avec cette même tension dans le regard qui ne varie pas, cette même maigreur avide, cette même économie des gestes, car la justesse permet de survivre, et les erreurs ne le permettent pas. Mais ceci il le connut plus tard, il était déjà un autre ; le premier contact qu’il eut avec l’Indochine fut cet horrible coton trempé d’eau chaude qui remplissait tout Saïgon et qui l’étouffait.

 

La chaleur qui est la plaie de l’outre-mer avait commencé en Égypte, au moment où le Pasteur qui assurait les liaisons avec l’Indochine s’était engagé dans le canal de Suez. Le navire chargé d’hommes suivait au ralenti le sentier d’eau dans le désert. Le vent de mer était tombé, on n’était plus en mer, et il fit si chaud sur le pont qu’il devint dangereux de toucher les pièces métalliques. Dans les entreponts encombrés de jeunes gens qui n’avaient jamais vu l’Afrique, on ne respirait plus, on fondait, et plusieurs soldats s’évanouirent. Le médecin colonial les ranimait brutalement et les engueulait, pour leur faire comprendre : « Et maintenant, c’est chapeau de brousse tout le temps, et comprimés de sel, si vous ne voulez pas y passer bêtement. Ce serait trop con de partir à la guerre et de finir d’un coup de soleil, imaginez le rapport envoyé à vos familles. Si vous mourez là-bas, tâchez de mourir correctement. » À partir de Suez, un voile de mélancolie se déposa sur les jeunes gens entassés dans tous les espaces du bateau ; il leur apparut, seulement maintenant, qu’ils ne reviendraient pas tous.

La nuit on entendait de grosses éclaboussures au ras de la coque. La rumeur se répandit que des légionnaires désertaient. Ils plongeaient, nageaient, remontaient sur le bord du canal et partaient tout mouillés dans le désert obscur, à pied, vers un autre destin dont personne n’aurait de nouvelles. Des sous-officiers faisaient des rondes sur le pont pour les empêcher de sauter. Sur la mer Rouge la brise revint, évitant à tous de mourir écrasés par le soleil direct qui brille en Égypte. Mais à Saïgon la chaleur les attendait, sous une forme différente, étuve, bain de vapeur, cocotte à pression dont le couvercle resterait bien vissé tout le temps de leur séjour.

 

Au cap Saint-Jacques ils quittèrent le Pasteur et remontèrent le Mékong. Le nom l’enchanta, et le verbe ; « remonter le Mékong » : à les prononcer ensemble, verbe et nom, il ressentit le bonheur d’être ailleurs, d’entamer une aventure, sentiment qui s’évapora très vite. Le fleuve tout plat était sans ride ; il luisait comme une tôle que l’on aurait couverte d’huile brune, et dessus glissaient les chalands qui les transportaient, laissant derrière eux un gros bouillon sale. L’horizon rectiligne était très bas, le ciel descendait très bas, il blanchissait aux bords et des nuages blancs nets restaient fixés en l’air sans bouger. Ce qu’il vit était si plat qu’il se demanda comment ils pourraient y prendre pied et rester debout. Dans la benne du chaland les jeunes soldats épuisés de la traversée et de chaleur somnolaient sur leur sac, dans l’odeur douceâtre de vase qui montait du fleuve. Les types à l’arrière, en short, le torse bronzé, surveillaient la rive avec une mitrailleuse soudée sur un axe mobile ; ils ne disaient pas un mot. Le visage fermé, ils n’accordaient pas un regard à ces petits soldats tout neufs, à ce troupeau d’hommes clairs et propres dont ils assuraient la transhumance et dont bientôt manquerait la moitié. Salagnon ignorait encore que dans quelques mois il aurait ce même visage. Le moteur du chaland grondait sur l’eau, les plaques de blindage vibraient sous les hommes, et le bruit continu, énorme, se dissipait tout seul dans la largeur extrême du Mékong, car il ne rencontrait rien, rien de dressé contre quoi rebondir. Serré contre les autres, silencieux comme les autres, le cœur au bord des lèvres comme les autres, il eut pendant toute la remontée jusqu’à Saïgon le sentiment d’un enfer de solitude.

 

Il fut convoqué par une baderne de Cochinchine qui avait des idées arrêtées sur la conduite de la guerre. Le colonel Duroc recevait dans son bureau, allongé sur un sofa chinois, il servait du champagne qui restait frais tant que les glaçons n’avaient pas fondu. Son uniforme blanc magnifique, avec beaucoup de coutures dorées, le serrait un peu trop, et le ventilateur au-dessus de lui éparpillait sa sueur, et répandait dans la pièce son odeur de graisse cuite et d’eau de Cologne ; à mesure que dehors montait le jour tropical, en fentes éblouissantes à travers les persiennes closes, son odeur s’aggravait. Il lui montra quelque chose de tout petit, qui disparaissait entre ses doigts boudinés.

« Vous savez comment ils disent bonjour, ici ? Ils se demandent l’un à l’autre s’ils ont mangé du riz. Voilà le point exact où nous allons gagner, en appuyant de toutes nos forces là-dessus. »

Il serra ses doigts, ce qui les plissa, mais Salagnon comprit qu’il lui montrait un grain de riz.

« Ici, jeune homme, il faut contrôler le riz ! s’enthousiasma-t-il. Car dans ce pays de famine tout se mesure par le riz : le nombre d’hommes, l’étendue des terres, la valeur des héritages et la durée des voyages. Cet étalon de tout pousse dans la boue du Mékong ; alors si nous contrôlons le riz qui s’échappe du delta, nous étouffons la rébellion, comme si nous privions l’incendie d’oxygène. C’est physique, c’est mathématique, c’est logique, tout ce que vous voulez : en contrôlant le riz, nous gagnons. »

La graisse de son visage estompait ses traits, lui donnant sans qu’il le veuille un air impassible et légèrement réjoui ; plisser les yeux, quelle qu’en soit la cause, lui faisait deux fentes annamites qui lui donnaient l’air de s’y connaître. Le pays était vaste, la population au mieux indifférente, ses soldats peu nombreux et son matériel vétuste, mais il avait des idées bien arrêtées sur la façon de gagner une guerre en Asie. Il vivait là depuis si longtemps qu’il s’y jugeait fondu. « Je ne suis plus tout à fait français, disait-il avec un petit rire, mais assez encore pour utiliser les calculs du deuxième bureau. Subtilité de l’Asie, précision de l’Europe : en mêlant le génie de chaque monde nous ferons de grandes choses. » De la pointe de son crayon il tapotait le rapport posé à côté du seau à champagne, et l’assurance du geste valait démonstration. Les chiffres disaient tout du circuit du riz : telle production dans les terres du delta, telle contenance des jonques et des sampans, telle consommation quotidienne des combattants, telle capacité de transport des coolies, telle vitesse de marche à pied. Si on intègre tout ça, il suffit de saisir un certain pourcentage de ce qui sort du delta pour serrer juste assez le tuyau à riz et étrangler le Viêt-minh. « Et quand ils crèveront de faim ils redescendront de leurs montagnes, ils viendront dans la plaine, et là, nous les écraserons, car nous avons la force. »

Cette merveilleuse baderne s’agitait en exposant son plan, le ventilateur tournait au-dessus de lui et diffusait son odeur humide, une odeur de fleuve d’ici, tiède et parfumé, légèrement écœurante ; derrière lui sur le mur la grande carte de Cochinchine grouillait de traits rouges, qui indiquaient la victoire aussi sûrement qu’une flèche indique son extrémité. Il conclut sa démonstration par un sourire de connivence qui eut un effet horrible : cela plissa tous ses mentons, et il en sortit un supplément de sueur. Mais cet homme avait le pouvoir de distribuer des moyens militaires. Il octroya d’un trait de plume au lieutenant Salagnon quatre hommes et une jonque pour remporter la bataille du riz.

Dehors, Victorien Salagnon plongea dans la résine fondue de la rue, dans l’air bouillant qui collait à tout, chargé d’odeurs actives et térébrantes. Certaines de ces odeurs il ne les avait jamais perçues, il ignorait même qu’elles existaient, à ce point envahissantes et riches qu’elles étaient aussi un goût, un contact, un objet, l’écoulement de matières volages et chantantes à l’intérieur de lui-même. Cela mêlait le végétal et la viande, cela pouvait être l’odeur d’une fleur géante qui aurait des pétales de chair, l’odeur qu’aurait une viande ruisselant de sève et de nectar, on rêve d’y mordre, ou pourrait s’en évanouir, ou vomir, on ne sait comment se comporter. Dans la rue flottaient des parfums d’herbes piquantes, des parfums de viandes sucrées, des parfums de fruits suris, des parfums musqués de poisson qui déclenchaient par contact une appétence qui ressemblait à de la faim ; l’odeur de Saïgon éveillait un désir instinctif, mêlé d’un peu de répulsion instinctive, et l’envie de savoir. Ce devaient être des odeurs de cuisine, car le long de la rue, dans des gargotes environnées de vapeurs, les Annamites mangeaient, assis à des tables écornées, tachées, très usées par trop d’usage et trop peu d’entretien ; les vapeurs autour d’eux provoquaient des écoulements de salive, les manifestations physiques de la faim, alors que tout ce qu’il sentait il ne l’avait encore jamais senti ; ce devait être leur cuisine. Ils mangeaient vite, dans des bols, ils aspiraient des soupes à grand bruit, ils piochaient des filaments et des morceaux à l’aide de baguettes qu’ils maniaient comme des pinceaux ; ils portaient tout prestement à leur bouche, ils buvaient, aspiraient, poussaient l’ensemble avec une cuillère de porcelaine, ils mangeaient comme on se remplit en gardant les yeux baissés, concentrés sur leurs gestes, sans rien dire, sans pause, sans échanger le moindre mot avec leurs deux voisins collés contre leurs épaules ; mais Salagnon savait bien qu’ils remarquaient sa présence, ils le suivaient malgré leur front toujours baissé ; de leurs yeux que l’on croit clos ils suivaient tous ses gestes à travers la vapeur odorante, ils savaient tous exactement où il était, le seul Européen de cette rue où il s’était un peu perdu, tournant au hasard plusieurs fois après le siège de l’armée navale, d’où il sortait, où on lui avait confié quatre hommes et le commandement d’une jonque en bois.

Tous ces Annamites attablés il ne savait pas comment s’adresser à eux, il ne savait pas interpréter leur visage, ils étaient serrés les uns contre les autres, ils baissaient les yeux sur leur bol, ils s’occupaient uniquement de manger, leur conscience réduite au trajet minuscule de la cuillère qui allait du bol tenu contre leurs lèvres à leur bouche toujours ouverte, qui aspirait avec un gargouillement de pompe. Il ne voyait pas comment dire un mot à quelqu’un, comment remarquer quelqu’un, l’isoler, lui parler à lui seul dans cette masse bruyante et pressée d’hommes occupés de manger, et de rien d’autre.

Une tête blonde bien raide dépassait de toutes les têtes aux cheveux noirs, toutes penchées sur leur bol, il s’approcha. Un Européen de grande taille mangeait en gardant le buste droit, un légionnaire en chemisette et tête nue, épaule contre épaule avec les Annamites mais personne en vis-à-vis, place vide où il avait posé son képi blanc. Il mangeait sans se hâter, il vidait ses bols un par un en marquant une pause entre chaque, où il buvait à une petite jarre de terre vernissée. Salagnon ébaucha un salut et s’assit devant lui.

« Je crois que j’ai besoin d’aide. J’aimerais manger, toutes ces choses me font envie, mais je ne sais quoi commander, ni comment faire. »

L’autre continua de mastiquer en gardant le dos droit, il but au goulot de sa petite jarre ; Salagnon insista avec courtoisie mais sans quémander, il était juste curieux, il voulait être guidé et demanda à nouveau au légionnaire comment s’y prendre ; les Annamites autour d’eux continuaient de manger sans relever la tête, leur dos arrondi, avec ce bruit d’aspiration qu’ils se forçaient à produire, eux si propres et discrets en toutes choses, sauf pour ce bruit qu’ils se forçaient à faire en mangeant. Les coutumes ont des mystères insondables. Quand l’un avait fini, il se levait sans relever les yeux et un autre prenait sa place. Le légionnaire désigna son képi sur la table.

« Déjà déjeuner deux », dit-il avec un fort accent.

Il but au goulot de sa jarre et elle fut vide. Salagnon soigneusement déplaça le képi.

« Eh bien déjeunons trois.

— Vous avez argent ?

— Comme un militaire qui sort du bateau avec sa solde. »

L’autre poussa un hurlement terrible. Cela ne fit pas bouger les Annamites occupés par leur soupe mais arriva un homme âgé, habillé de noir comme les autres. Un torchon sale passé dans sa ceinture devait être sa tenue de cuisinier. Le légionnaire lui débita toute une liste de sa voix énorme, et son fort accent s’entendait même en vietnamien. En quelques minutes arrivèrent des plats, des morceaux colorés que la sauce rendait brillants, comme laqués. Des parfums inconnus flottaient autour d’eux comme des nuages de couleurs.

« C’est rapide…

— Ils cuisent vite… Viets cuisent vite », éructa-t-il avec un gros rire en entamant une nouvelle jarre. Salagnon avait la même, il but, c’était fort, mauvais, un peu puant. « Choum ! Alcool de riz. Comme alcool patate mais avec riz. » Ils mangèrent, ils burent, ils furent ivres morts, et quand le vieux cuisinier pas très propre éteignit le feu sous la grosse poêle noire qui était son seul ustensile, Salagnon ne tenait plus debout, il baignait dans une sauce globale, salée, piquante, aigre, sucrée, qui l’engloutissait jusqu’aux narines et luisait sur sa peau inondée de sueur. Quand le légionnaire se leva il faisait presque deux mètres, avec une bedaine dans laquelle un homme normal, bien pelotonné aurait pu tenir ; il était allemand, avait vu toute l’Europe, et se plaisait bien en Indochine, où il faisait un peu chaud, plus chaud qu’en Russie, mais en Russie les Russes étaient pénibles. Son mauvais français râpait les mots et donnait à tout ce qu’il disait une étrange concision qui laissait plus à entendre qu’il ne disait vraiment.

« Viens jouer maintenant.

— Jouer ?

— Chinois jouent tout le temps.

— Chinois ?

— Cholon, ville chinoise. Opium, jeu et beaucoup putes. Mais attention, reste avec moi. Si problème, tu cries : “À moi la Légion !”. Toujours marcher, même dans la jungle. Et si pas marcher, fait toujours plaisir à crier. »

Ils allèrent à pied et ce fut long. « Si on prend pousse-pousse, moteur explose », hurlait le légionnaire dans les rues bondées, constellées de petites lueurs, lampes, lanternes et bougies posées sur les trottoirs où bavardaient les Vietnamiens accroupis, en leur langue inconnue et instable, qui ressemblait au son des radios quand on tourne le condensateur, quand elles cherchent une station perdue dans l’éther.

Le légionnaire marchait sans même tituber, il était si massif que ses vacillements d’ivrogne restaient dans l’enveloppe de son corps. Salagnon s’appuyait sur lui, comme à un mur grâce auquel il se dirigerait à tâtons, craignant quand même d’être écrasé s’il venait à tomber.

Ils furent dans une salle illuminée et bruyante où l’on ne s’occupait absolument pas d’eux. Des gens vibraient agglutinés à de grandes tables où des jeunes femmes hautaines manipulaient des cartes et des jetons en parlant le moins possible. Quand le sort était jeté un arc de foudre parcourait l’assistance, tous les Chinois penchés se taisaient, leurs yeux plissés devenus à peine une fente, leurs cheveux encore plus noirs, plus dressés, plus pointus, couronnés d’étincelles bleues ; et quand la carte se retournait, quand la boule s’arrêtait, il y avait un spasme, un cri, un soupir poussé trop fort à la fois rageur et silencieux, et la parole revenait brusquement, toujours aiguë et hurlante, des hommes sortaient d’énormes liasses de billets de leur poche et les agitaient comme un défi, ou un recours, et les jeunes femmes impassibles ramassaient les jetons avec une palette à long manche qu’elles maniaient comme un éventail. On rejouait.

Le légionnaire joua ce qui restait d’argent à Salagnon, et le perdit ; cela les fit beaucoup rire. Ils voulurent changer de salle car derrière une double porte laquée de rouge on semblait jouer plus gros, des hommes plus riches et des femmes plus belles y entraient, en sortaient, cela les attira. Deux types vêtus de noir leur barrèrent le passage en simplement levant la main, deux types maigres dont on voyait chaque muscle et qui portaient chacun un pistolet passé dans la ceinture. Salagnon insista, il avança, et fut bousculé. Il tomba sur les fesses, furieux. « Mais qui commande ici ? » hurla-t-il avec une voix empâtée de choum. Les sbires restèrent devant la porte, les mains croisées devant eux, sans le regarder. « Qui commande ? » Aucun des joueurs ne tournait la tête, ils s’agitaient autour des tables avec des cris suraigus ; le légionnaire le releva et le reconduisit dehors.

« Mais qui commande alors ? C’est la France ici, non ? Hein ? Qui commande ? »

Cela faisait rire le légionnaire.

« Tu parles. Ici, on commande juste au restaurant. Et encore. Ils donnent ce qu’ils veulent. Viêt-minh commande, Chinois commandent ; Français mangent ce qu’on leur donne. »

Il le jeta dans un pousse, donna des instructions menaçantes à l’Annamite et Salagnon fut reconduit à son hôtel.

Au matin, il se réveilla avec mal au crâne, la chemise sale et le portefeuille vide. On lui dit plus tard que c’était peu de chose, que de telles soirées se terminent plutôt à flotter sur un arroyo, nu et égorgé, voire castré. Il ne sut jamais si c’était vrai ou si on se contentait de le raconter ; mais en Indochine jamais personne ne savait rien de vrai. Comme la laque que l’on applique couche à couche pour réaliser une forme, la réalité était l’ensemble des couches du faux, qui à force d’accumulation prenait un aspect de vérité tout à fait suffisant.

 

On lui donna quatre hommes et une jonque en bois, mais quatre cela comptait les soldats français. La jonque allait avec des marins annamites dont il eut du mal à évaluer le nombre : cinq, ou six, ou sept, ils étaient vêtus à l’identique et restaient longtemps sans bouger, ils disparaissaient sans prévenir pour réapparaître ensuite, mais on ne savait pas lesquels. Il lui fallut un peu de temps pour remarquer qu’ils ne se ressemblaient pas.

« Les Annamites nous sont plutôt fidèles, lui avait-on dit, ils n’aiment pas le Viêt-minh, qui est plutôt tonkinois ; mais méfiez-vous tout de même, ils peuvent être affiliés à des sectes, ou à une organisation criminelle, ou être de simples petits malfrats. Ils peuvent obéir à leur intérêt immédiat, ou à un intérêt lointain que vous ne comprenez pas, ils peuvent même vous rester fidèles. Rien ne pourra jamais vous le dire ; seulement d’être égorgé vous prouverait qu’ils trahissaient, mais ce sera un peu tard. »

Salagnon embarqué sur la mer de Chine apprit à vivre en short avec un chapeau de brousse, il bronza comme les autres, son corps se durcit. La grande voile en éventail se gonflait par sections successives, les membrures du navire grinçaient, il sentait jouer les poutres quand il s’appuyait au bastingage, quand il s’allongeait sur le pont à l’ombre de la voile, et cela lui donnait un peu mal au cœur.

Ils ne quittaient pas la côte des yeux, ils contrôlaient les chalands de riz qui cabotaient entre les localités du delta, ils contrôlaient des villages posés sur le sable, quand il y avait du sable, sinon posés sur des pilotis plongés sur la boue du rivage, juste au-dessus des vagues. Ils trouvaient parfois un vieux fusil à pierre, qu’ils confisquaient comme on confisque un jouet dangereux, et quand un chaland de riz ne possédait pas les autorisations, ils le coulaient. Ils embarquaient les coolies et les posaient au rivage, ou alors quand ils n’en étaient pas trop loin, ils les jetaient à l’eau et les laissaient revenir à la nage, en les encourageant avec de gros rires, penchés par-dessus le bastingage.

Ils vivaient torse nu, ils nouaient un foulard autour de leur tête, ils ne lâchaient plus les sabres d’abattis qu’ils accrochaient à leur ceinture. Debout sur le bastingage, retenus aux drisses de la voile, ils se penchaient au-dessus de l’eau en se faisant une visière de leur main, dans une très belle pose qui ne permettait pas de voir loin mais les amusait beaucoup.

Les villages de la côte étaient faits de paillotes à claire-voie, construites de bambou couvert de chaume, posées sur des piliers maigres dont pas un seul n’était droit. Ils n’y voyaient pas souvent d’hommes, on les disait en mer, à la pêche, ou dans la forêt là-haut à la recherche de bois, ils reviendraient plus tard. Sur la plage, au-dessus de bateaux très fins que l’on tirait le soir, séchaient sur des fils de petits poissons ; ils dégageaient une odeur épouvantable qui faisait tout de même saliver, imprégnant l’air des villages, la nourriture, le riz, et aussi le groupe de marins annamites qui dirigeaient la jonque sans rien dire.

D’un village on leur tira dessus. Ils remontaient le vent, ils passaient au ras de la plage, un coup de feu partit. Ils ripostèrent à la mitrailleuse, ce qui fit s’effondrer une cabane. Ils virèrent de bord, débarquèrent dans l’eau peu profonde, enthousiastes et méfiants. Dans une paillote ils trouvèrent un fusil français, et une caisse de grenades à moitié vide marquée de caractères chinois. Le village était petit, ils le brûlèrent entier. Cela brûlait vite, comme des cagettes remplies de paille, cela ne leur donnait pas l’impression de brûler des maisons, juste des cabanes, ou des meules qui donnent très vite une boule de flammes vives, qui ronflaient et craquaient puis s’effondraient en cendres légères. Et puis les villageois ne pleuraient pas. Ils restaient serrés sur la plage, des femmes, des petits enfants et des gens âgés, manquaient tous les jeunes hommes. Ils baissaient la tête, ils marmonnaient mais à peine, et seules quelques femmes piaillaient sur un ton très aigu. Tout ceci ressemblait si peu à la guerre. Rien de ce qu’ils faisaient ne ressemblait à une exaction, à un tableau d’histoire où les villes brûlent. Ils cassaient juste des cabanes ; un village entier de cabanes. Ils regardaient les flammes, leurs pieds enfoncés dans le sable, les paillotes s’effondraient avec des brasillements de paille, et la fumée se perdait dans le ciel très vaste et très bleu. Ils n’avaient tué personne. Ils rembarquèrent en laissant derrière eux des pieux noircis qui dépassaient de la plage.

Avec les grenades chinoises ils pêchèrent dans un arroyo. Ils ramassèrent à la main le poisson mort qui flottait, et les marins le cuisirent avec un piment si fort qu’ils pleuraient à seulement le sentir, qu’ils hurlèrent à le manger, mais aucun ne voulut rien laisser ; ils se rincèrent la bouche de vin tiède entre deux bouchées et nettoyèrent le grand plat où ils mangeaient tous ensemble, les quatre soldats en short et le lieutenant Salagnon. Ils s’endormirent malades et ivres et les marins annamites assurèrent la manœuvre sans rien dire, ils les emmenèrent au large où ils vomirent, ils allèrent jusqu’en pleine mer où la brise les dessoûla. En se réveillant, la première pensée de Salagnon fut que ses marins lui étaient fidèles. Il leur sourit un peu bêtement, et il passa le reste de la journée à dissiper en silence son mal de tête.

Ils trouvèrent le Viêt-minh au détour d’une crique. Une file d’hommes vêtus de noir déchargeaient une jonque, chacun portant une caisse verte sur la tête, avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Un officier en uniforme clair donnait des ordres sur la plage, un planton à côté de lui prenait des notes sur une écritoire ; les hommes en noir traversaient la plage en portant leur caisse et disparaissaient derrière la dune, comme un mirage dans l’air ondulant de chaleur. Les cinq Français se réjouirent. Ils hissèrent un drapeau noir confectionné avec un pyjama viet et foncèrent sur la jonque amarrée. L’officier les désigna, cria, des soldats coiffés du casque de latanier jaillirent de la dune, se jetèrent dans le sable, et mirent en batterie un fusil mitrailleur. Les balles hachèrent le bastingage, bien en ligne ; ils n’entendirent la rafale qu’après les impacts. Un obus de mortier s’éleva de la jonque et explosa dans l’eau, devant eux. Une autre rafale de fusil mitrailleur déchira l’avant de leur voile, brisant les renforts de bois. Les marins annamites lâchèrent les drisses, se mirent à l’abri du bastingage abîmé. Salagnon posa le sabre d’abattis qui le gênait et prit son revolver dans son étui de toile. Une nouvelle volée de balles s’incrusta dans leur mât, leur jonque trembla, la voile laissée à elle-même faseyait, elle ne les poussait plus, ils allaient sur leur erre, ils allaient s’échouer sur la plage. Les Annamites échangèrent quelques mots. L’un posa une question, Salagnon crut reconnaître une question, bien qu’il soit difficile de le deviner dans une langue à tons. Ils hésitèrent. Salagnon arma son revolver. Ils le regardèrent puis saisirent les drisses, reprirent le gouvernail et virèrent de bord. La voile se gonfla brusquement, la jonque fit un bond, ils s’éloignèrent. « Rien de cassé ? demanda Salagnon. – Tout va bien, mon lieutenant », dirent les autres en se relevant. À la jumelle ils virent les hommes en noir continuer de décharger les caisses. Ils ne se dépêchaient pas davantage, le planton notait tout sur son écritoire, la file d’homme portant des caisses passa jusqu’au dernier derrière la dune. « Je crois que nous ne leur faisons pas peur », soupira celui qui regardait à la jumelle.

Ils virent de loin l’autre jonque appareiller sans hâte et disparaître derrière un repli de côte ; ils jetèrent à l’eau le drapeau noir, les foulards de tête, les fusils du siècle précédent qu’ils avaient confisqués, ils rangèrent les sabres d’abattis dans leur équipement de brousse. Les marins annamites manœuvraient habilement malgré les trous dans la voile. Ils revinrent au port de l’armée navale où l’on ne parlait plus de la bataille du riz. Ils rendirent la jonque.

 

« C’est pas très sérieux votre histoire de pirates. – C’était l’idée de Duroc, à Saïgon. – Duroc ? Plus là. Renvoyé en France. Rongé de palu, imbibé d’opium, alcoolique au dernier degré. Un crétin à l’ancienne. On vous envoie à Hanoï. La guerre, c’est là-bas. »

 

À Hanoï, le colonel Josselin de Trambassac affectait le genre noble, gentilhomme aux goûts cisterciens, chevalier de Jérusalem en son krak face à la marée sarrasine ; il travaillait dans un bureau nu, devant une grande carte du Tonkin collée sur une planche, tenant debout sur trois pieds. Des épingles colorées marquaient l’emplacement des postes, une forêt de piquants couvrait la Haute-Région et le Delta. Quand un poste était attaqué il traçait une flèche rouge contre lui, quand un poste tombait il ôtait l’épingle. Les épingles ôtées il ne les réutilisait pas, il les gardait dans une boîte fermée, un plumier de bois de forme allongée. Il savait que déposer une épingle dans ce plumier signifiait déposer au tombeau un jeune lieutenant venu de France, et quelques soldats. Des supplétifs indigènes aussi, mais eux pouvaient s’échapper, disparaître, et revenir à leur vie d’avant, tandis que son lieutenant et ses soldats, eux, ne revenaient pas, une fois leurs corps oubliés quelque part dans la forêt du Tonkin, dans les décombres fumants de leur poste. La dernière attention que l’on pouvait leur porter était de garder l’épingle dans le plumier de bois, qui se remplirait bientôt d’épingles identiques ; et de temps en temps, les compter.

Trambassac ne portait jamais l’uniforme de son rang, il n’apparaissait qu’en treillis léopard, très propre, serré par une ceinture de toile effilochée, les manches retroussées sur ses avant-bras craquelés par le soleil. Son grade n’apparaissait que par les barrettes sur sa poitrine, comme en opération, et aucune tache de sueur ne brunissait ses aisselles, car cet homme maigre ne suait pas. Il recevait dos à la fenêtre éblouissante et on le voyait comme une ombre, une ombre qui parle : assis devant lui, face à la lumière, on ne pouvait rien cacher. Salagnon avait un peu relâché sa pose, car l’autre le lui avait ordonné, et il attendait. L’oncle en retrait dans un fauteuil d’osier ne bougeait pas.

« Vous vous connaissez, je crois. »

Ils acquiescèrent, à peine, Salagnon attendait.

« On m’a parlé de vos aventures de corsaire, Salagnon. C’était stupide, et surtout inefficace. Duroc n’était qu’une baderne de bureau, il traçait des flèches sur une carte, dans une chambre close ; et quand il avait bien colorié ses flèches, il les voyait bouger tant il était imprégné d’opium ; et de whisky entre deux pipes. Mais dans cette équipée idiote, vous avez été débrouillard et vous êtes resté vivant, deux qualités que nous considérons ici au plus haut point. Vous êtes au Tonkin maintenant, et c’est la vraie guerre. Nous avons besoin d’hommes débrouillards qui restent vivants. Ce capitaine qui vous connaît a bien voulu vous recommander. J’écoute toujours ce que disent mes capitaines, car la guerre, c’est eux. »

Ses yeux jaunes luisirent dans l’ombre. Il se tourna vers l’oncle dans son fauteuil d’osier, qui dans l’ombre ne bougeait pas, ni ne disait rien. Il continua.

« Nous ne sommes pas à Koursk, ni à Tobrouk, là où manœuvraient des milliers de chars sur des champs de mines, là où les hommes ne comptaient qu’à partir du million, où ils mouraient en masse par hasard, sous des tapis de bombes. Ici, c’est une guerre de capitaines où l’on meurt au couteau, comme dans la guerre de Cent Ans, la guerre des Xaintrailles et des Rais. Au Tonkin, l’unité de compte c’est le groupe, quelle que soit sa taille, et ce sont plutôt de petits groupes ; et au centre, l’âme du groupe, l’âme collective des hommes, c’est le capitaine qui les emporte et qu’ils suivent aveuglément. C’est le retour à l’ost, lieutenant Salagnon. Le capitaine et ses féaux, quelques preux qui partagent ses aventures, leurs écuyers et leur piétaille. Les machines ici ne comptent guère, elles servent surtout à tomber en panne. Est-ce bien ça, capitaine ?

— Si vous voulez, mon colonel. »

Il demandait toujours l’avis de l’oncle, semblant s’en moquer, et cherchant une approbation qui ne venait jamais ; après un temps, il continuait.

« Je vous propose donc de fonder une compagnie et de partir à la guerre. Recrutez des partisans sur les îles de la baie d’Along. Là-bas ils n’ont pas peur du Viêt-minh, ils n’en n’ont jamais vu. Ils ne savent pas ce que “communiste” veut dire ; alors ils nous soutiennent. Recrutez-les, nous vous armons, et partez en guerre dans la forêt avec eux.

« Nous ne sommes pas d’ici, Salagnon. Le climat, le sol, le relief, rien ne nous convient. C’est pour ça qu’ils nous étrillent, ils connaissent le terrain, ils savent vivre dessus et s’y fondre. Recruter des partisans, ce sera porter le fer chez eux, les battre sur ce terrain qu’ils connaissent à l’aide de gens qui le connaissent autant qu’eux. »

Dans l’ombre, l’osier craqua. Le colonel découvrit lentement ses dents qui brillèrent dans le contre-jour.

« Conneries ! grommela l’oncle. Conneries !

— Le franc-parler est la langue naturelle des capitaines, et nous l’acceptons volontiers. Mais voudriez-vous préciser au lieutenant Salagnon ce que vous voulez dire ?

— Mon colonel, il n’y a que les fascistes pour croire à l’esprit des lieux, à l’enracinement de l’homme dans un sol.

— Moi j’y crois, sans pour autant être… fasciste, comme vous dites.

— Bien sûr que vous y croyez. Votre nom, j’imagine que vous le tenez du Moyen Âge, il doit exister un coin de France qui le porte ; mais ce sol n’émet aucune vapeur qui modifierait l’esprit et renforcerait le corps.

— Si vous le dites…

— Les Tonkinois ne connaissent pas plus la forêt que nous. Ce sont des paysans du delta, ils connaissent leur maison, leur rizière, rien d’autre. Et ces montagnes où vit l’organisation armée, ils ne les connaissent pas plus que nous. Ce qui fait qu’ils nous étrillent, c’est leur nombre, leur rage, et leur habitude de la misère ; et surtout leur obéissance absolue. Quand nous pourrons comme eux rester trois jours entiers dans un trou sur l’ordre de nos supérieurs, en silence dans la boue, à manger en tout et pour tout une boule de riz froid, quand nous pourrons jaillir de ce trou au coup de sifflet pour nous faire tuer s’il le faut, eh bien nous serons comme eux, nous aurons ce que vous appelez la connaissance du terrain, et nous les battrons.

« Et même si c’étaient des hommes de la forêt, je prétends qu’un homme entraîné, motivé, conscient, un type qui a appris d’une façon intensive, vit mieux dans la jungle que celui qui la fréquente depuis l’enfance sans y faire attention. Les Viets ne sont pas des Indiens, ce ne sont pas des chasseurs. Ce sont des paysans cachés dans les bois, aussi perdus et mal à l’aise que nous, aussi fatigués, aussi malades. Je connais la forêt mieux que la plupart d’entre eux parce que je l’ai apprise, en acceptant la faim, le silence et l’obéissance. »

Les yeux de chat – ou de serpent – du colonel étincelèrent.

« Eh bien lieutenant, vous voyez ce qu’il vous reste à faire. Recrutez, éduquez, et revenez-nous avec une compagnie d’hommes entraînés à l’obéissance, à la faim et à la forêt. Si c’est la pénurie qui crée le guerrier, vu les moyens du corps expéditionnaire, c’est quelque chose que nous pouvons vous fournir. »

Il sourit de ses dents qui brillaient, et chassa d’une pichenette l’ombre d’une poussière sur son treillis impeccable. Ce geste valait pour un congé, il signifiait qu’il était temps de rompre. Josselin de Trambassac avait le sens des durées, il sentait toujours quand l’élégance exigeait que l’on arrête, car tout le nécessaire avait été dit. Le reste, chacun devait le savoir ; tout dire était une faute de goût.

Salagnon sortit, suivi de l’oncle qui salua mollement et claqua la porte. Dans le long couloir ils marchèrent en regardant le carrelage, mains dans le dos. Ils croisaient des plantons chargés de dossiers, des officiers bronzés à qui ils envoyaient une esquisse de salut, des boys annamites en vestes blanches qui se rangeaient à leur passage, des prisonniers en pyjama noir qui passaient toute la journée la serpillière. Dans ce couloir bordé de portes identiques marquées d’un numéro, résonnaient des bruits de pas, des raclements de meubles que l’on bouge, un murmure constant de voix, un cliquetis de machines à écrire et des froissements de papier, des éclats de colère et des ordres brefs, et le claquement des chaussures sur les marches de ciment, que les plantons et les officiers montaient et dévalaient toujours quatre à quatre ; dehors, des moteurs démarraient, cela faisait trembler les murs puis ils s’éloignaient. Une ruche, pensa Salagnon, une ruche, le centre de la guerre où tout le monde s’efforce d’être moderne, rapide et sans fioritures. Efficace.

L’oncle lui posa une main rassurante sur l’épaule. « Là où tu vas, ce sera un peu difficile mais pas dangereux. Profites-en. Apprends. J’ai la Jeep. Si tu veux, je t’emmène au train d’Haïphong. »

Salagnon acquiesça ; ce long couloir lui tournait la tête. Le bâtiment moderne résonnait d’échos, les portes s’alignaient à l’infini, toutes pareilles sauf l’étiquette, elles s’ouvraient et se refermaient au passage d’hommes chargés de dossiers, d’énormément de dossiers, écluses réglées du fleuve de papier qui alimentait la guerre. La guerre nécessitait encore plus de papier que de bombes, on pourrait étouffer l’ennemi sous cette masse de papier que l’on utilisait. Il fut reconnaissant que son oncle lui propose de l’emmener.

Il alla chercher le laissez-passer pour le train d’Haïphong mais se trompa de porte. Celle-là était entrouverte et il la poussa ; il resta sur le seuil car dedans il faisait sombre, les volets tirés, et une odeur de pisse ammoniaquée imprégnait cette ombre. Un lieutenant en treillis sale, vareuse ouverte jusqu’au ventre, se précipita sur lui. « T’as rien à foutre ici ! » aboya-t-il, sa main noircie en avant, il frappa sa poitrine, il le repoussa, ses yeux trop ouverts flamboyaient d’une lueur folle. Il referma la porte en la claquant. Salagnon resta là, le nez contre le bois. Il entendait dans la pièce des chocs rythmés, comme si on tapait avec un bâton sur un sac rempli d’eau. « Viens, dit l’oncle. Tu t’es trompé. » Salagnon ne bougeait pas. Il insista : « Hé ! Ne reste pas là ! » Salagnon se tourna vers lui, puis lui parla très lentement. « Je crois que j’ai vu un type tout nu, pendu par les jambes, à l’envers. – Tu as cru. Mais on ne voit pas bien dans les bureaux obscurs. Surtout à travers les portes fermées. Viens. »

Il lui mit la main sur l’épaule et l’entraîna. Dehors, sur le grand terrain nu de la base s’alignaient des chars, des camions bâchés, des canons au fût dressé. Des officiers en Jeep sillonnaient les alignements de matériel, ils sautaient toujours de leur véhicule avant qu’il ne s’arrête, et remontaient toujours d’un bond. La base tourbillonnait, vrombissait, personne ne marchait car ici on court, à la guerre on court, c’est un précepte de l’Asie en guerre, un précepte de l’Occident qui construit les machines, la vitesse est l’une des formes de la force. Des files de soldats ployant sous leurs armes se dirigeaient en trottinant vers des camions bâchés, qui aussitôt pleins démarraient ; des parachutistes au pas de course, avec leurs sacs pendants qui leur battaient les jambes, allaient au loin vers les Dakota au nez rond, porte ouverte, dont les hélices tournaient déjà. Tout le monde courait sur la base, et Salagnon aussi, d’un pas vif derrière son oncle. Toute cette force, pensait-il, notre force : nous ne pourrons plus rien perdre. Au milieu de la grande cour, au bout d’un très haut mât, pendait le drapeau tricolore qu’aucun vent n’agitait. Au pied de ce mât, dans un carré de barbelés, des dizaines d’Annamites accroupis attendaient sans un geste. Ils ne parlaient pas entre eux, ne regardaient rien, ils restaient là. Des soldats armés les gardaient. La roue de la base tournait, et ce carré d’hommes accroupis en était le moyeu vide. Salagnon gagné par l’agitation ne pouvait en détourner son regard. Il vit des officiers portant une cravache de roseau revenir plusieurs fois, faire lever les Annamites par rangées et les mener dans le bâtiment. Les autres ne bougeaient pas, les soldats continuaient leur ronde, l’agitation autour continuait dans une cacophonie rassurante de moteurs, de cris, de claquements de pas coordonnés. La porte de la caserne se refermait sur les petits hommes habillés d’un pyjama noir. Ils marchaient avec une grande économie de gestes. Salagnon ralentissait, fasciné par ce carré immobile ; son oncle revint sur ses pas.

« Laisse. C’est des Viets, des suspects, des gens arrêtés. Ils sont là, ils sont prisonniers.

— Ils vont où ?

— Ne t’en occupe pas. Laisse-les. Cette base ne vaut rien. Une caricature de force. Nous, nous sommes dans la forêt, et nous nous battons. Et proprement, car nous risquons notre peau. Le risque lave notre honneur. Viens, laisse ce qui se passe ici ; tu es avec nous. »

Il l’embarqua dans la Jeep cabossée qu’il conduisait avec brusquerie.

« Ils faisaient quoi, dans le bureau fermé ?

— J’aimerais ne pas te répondre.

— Réponds-moi quand même.

— Ils produisent du renseignement. Le renseignement, ça se produit à l’ombre, comme le champignon ou l’endive.

— Des renseignements sur quoi ?

— Le renseignement, c’est ce qu’un type dit quand on le force à le dire. En Indochine cela ne vaut rien. Je ne sais même pas s’ils ont un mot pour dire “vérité” dans leur langue à tons. Ils disent toujours ce qu’ils doivent dire, en toutes circonstances, c’est pour eux une question de bienséance ; et ici la bienséance est la matière même de la vie. Le renseignement, c’est le cambouis de la guerre, le truc sale qui tache quand on le touche ; et nous dans la forêt, nous n’avons pas besoin de cambouis, juste de sueur.

— Il a l’air propre, Trambassac.

— Trambassac, il n’a que son treillis de propre. Propre et usé à la fois. Tu ne te demandes pas comment il fait ? Il le lave à la machine avec de la pierre ponce. Sinon il se déplace en avion et ne salit rien de plus que ses semelles. C’est de son bureau qu’il nous envoie en opération. Dans ce pays-là, nos vies dépendent de gens très bizarres. Le commandement français est aussi dangereux pour nous que l’oncle Ho et son général Giap. Ne compte que sur toi. Tu tiens ta vie entre tes mains. Tâche d’y faire attention. »

 

Il embarqua au port d’Haïphong, qui est une ville noircie de fumées, sans beauté ni grâce ; on y travaille comme en Europe, charbonnages, débardage, embarquement de bois et de caoutchouc, débarquement de caisses d’armes, de pièces d’avions et de véhicules. Tout passe par le train blindé du Tonkin qui saute régulièrement sur son trajet. Saboter les voies est l’action la plus simple de la guerre révolutionnaire. On imagine bien la scène vue du ballast, à plat ventre : dérouler les fils, placer le plastic, guetter l’arrivée du convoi. Mais Salagnon se l’imagina d’en haut cette fois-ci, du train, de la plate-forme derrière des sacs de sable où des Sénégalais torse nu manœuvraient de grosses mitrailleuses. Avec un sourire un peu contraint, ils pointaient les gros canons perforés sur tout ce qui pourrait, le long de la voie, cacher un homme ; ils manipulaient de longues bandes de cartouches dont le poids faisait saillir leurs muscles. Cela rassurait Salagnon : les balles grosses comme un doigt pouvaient faire exploser un torse, une tête, un membre, et ils pourraient en envoyer des milliers à la minute. Rien n’explosa, le train roulait au pas, il parvint à Haïphong. Il embarqua. Une jonque chinoise faisait la liaison avec les îles. Des familles voyageaient sur le pont avec des poulets vivants, des sacs de riz et des corbeilles de légumes. Ils accrochèrent des nattes pour faire de l’ombre, et sitôt en mer allumèrent des braseros pour la cuisine.

Salagnon se déchaussa et laissa pendre ses pieds nus le long du bordage ; la jonque construite comme une caisse glissait sur l’eau limpide, on devinait le fond à travers un voile céruléen froissé de vaguelettes, des nuages très blancs flottaient très haut, tourbillons de crème posés sur une tôle bleue ; le navire en bois volait sans efforts, avec des grincements de fauteuil à bascule. Autour d’eux les îlots rocheux sortaient brusquement de la baie, doigts pointés vers le ciel, avertissements entre lesquels le grand navire glissait sans encombre. La traversée fut paisible, le temps merveilleux, une brise de mer dissipait la chaleur, ce furent les heures les plus délicieuses de tout son séjour en Indochine, heures sans crainte où il ne fit rien que regarder le fond à travers l’eau claire, et voir défiler des îlots abrupts où s’accrochaient des arbres en déséquilibre. Assis sur le pont, les jambes passées dans les ajours de la rambarde, il se sentait sur la véranda d’une maison de bois, et le paysage défilait dessus, dessous, autour, pendant qu’en lui, enveloppé du grésillement délicat de l’huile chaude, venaient comme des caresses les merveilleux parfums de la cuisine qu’ils font. Les familles qui voyageaient ne regardaient pas la mer, les gens restaient accroupis en rond et mangeaient, ou bien somnolaient, se regardaient les uns les autres sans trop se parler, s’occupaient des animaux vivants qu’ils transportaient. La jonque a son confort, elle ne fait pas penser à la navigation, on y est loin de la mer. Les Chinois n’aiment pas vraiment la mer, ils s’en accommodent ; s’il faut vivre là, ils le font, et bâtissent des maisons qui flottent. Ils construisent leurs bateaux avec poutres, cloisons, planchers, des fenêtres et des rideaux. S’ils habitent près de l’eau, un fleuve, un port, une baie, leurs bateaux stationnent et sont le prolongement des rues, ils habitent là ; cela flotte et c’est tout. Il traversa la baie d’Along dans une rêverie parfumée.

 

À Ba Cuc, perdu dans le labyrinthe de la baie, dernier village où flottait un drapeau tricolore, un officier l’accueillit avec une poignée de main fort peu militaire. Il lui remit une caisse blindée contenant la solde des partisans, deux autres contenant fusils et munitions, le salua à nouveau très vite et monta sur la jonque quand elle repartit.

« C’est tout ? hurla Salagnon du ponton.

— On viendra vous chercher, répondit-il en s’éloignant.

— Comment je m’y prends ?

— Vous verrez bien… »

Le reste se perdit dans la distance, le grincement des planches du ponton, le bruit d’éventail de la voile étayée qui se déployait. Salagnon resta assis sur son bagage tandis qu’autour de lui on transbordait des sacs de riz et des cages de poulets vivants. Il était seul sur une île, assis sur une caisse, il ne voyait pas bien où aller.

Il sursauta au claquement de talons ; au salut prononcé avec un fort accent, il ne comprit rien, sinon le mot « lieut’nant », prononcé sans e, avec une petite saccade autour du t. Un légionnaire d’âge mûr se tenait dans une pose réglementaire, impeccable ; et même excessive. Tout raide, menton levé, il en tremblait, les yeux embrumés, la lèvre mouillée d’un peu de salive ; et le garde-à-vous seul assurait son équilibre.

« Repos », dit-il, mais l’autre resta raide, il préférait.

« Soldat Goranidzé, annonça-t-il, je suis votre ordonnance. Je dois vous conduire dans l’île.

— L’île ?

— Celle que vous commanderez, mon lieutenant. »

Commander une île lui plaisait bien. Goranidzé l’y emmena dans une barque à moteur qui pétaradait, empêchait de parler, et laissait derrière eux un nuage noir qui mettait du temps à se dissiper. Sur un piton rocheux il lui désigna une villa accrochée à la falaise. En béton, faite de lignes horizontales et de grandes fenêtres, elle était récente mais déjà décrépite ; fixée au calcaire elle surplombait l’eau de très haut.

« Votre maison », hurla-t-il.

On y abordait par une plage où des pêcheurs raccommodaient leurs filets étalés au soleil ; ils aidèrent à échouer la barque et déchargèrent les caisses qu’apportaient Salagnon et son ordonnance. On montait à la villa par un sentier dans la falaise, dont certaines parties à pic avaient été taillées en escalier.

« Comme un monastère, souffla derrière lui le soldat Goranidzé un peu rouge. Là où j’étais enfant il y avait monastères accrochés sur la montagne, comme étagères vissées sur les murs.

— Vous étiez où, enfant ?

— Pays qui n’existe plus. Géorgie. Les monastères étaient vides après Révolution, les moines tués ou chassés. Nous y allions jouer, et les murs de toutes les pièces étaient peints ; cela racontait la vie du Christ. »

Là aussi de grandes fresques couvraient les murs, dans le salon vidé de ses meubles et dans les chambres qui donnaient sur la mer.

« Je vous l’avais dit, mon lieutenant. Comme dans monastères.

— Mais je ne crois pas qu’ici cela raconte la vie du Christ.

— Je ne sais pas. Je suis légionnaire depuis trop longtemps pour me souvenir des détails. »

Ils allèrent dans toutes les pièces, cela sentait l’abandon et l’humidité. Dans les chambres, de grands rideaux de tulle gonflaient devant les fenêtres dépourvues de vitres, sales et certains déchirés, montrant la mer bleue par à-coups. Sur les fresques des murs, des femmes plus grandes que nature, de toutes les races de l’Empire, étaient couchées nues dans de l’herbe très verte, sur de grands draps de couleurs chaudes, à l’ombre de palmes et de buissons portant des fleurs. De toutes on voyait le visage, de face, les yeux baissés et elles souriaient.

« Marie-Madeleine, mon lieutenant. Je vous l’avais dit : la vie du Christ. Une par région de l’Empire : il faut ça. »

Ils s’installèrent dans la villa, où l’administrateur colonial qui résidait à la saison chaude ne résidait plus depuis la guerre.

Salagnon prit une chambre dont tout un mur ouvert donnait sur le large. Il dormait dans un lit bien plus grand que lui, aussi large que long, dans lequel il pouvait s’allonger dans le sens qui lui plaisait. Le rideau de tulle, gonflé par la brise, s’agitait à peine ; quand il se couchait, dans cette chambre éteinte, il entendait le bruit léger du ressac tout en bas de la falaise. Il menait une vie de roitelet de songes, il rêvait beaucoup, imaginait, ne touchait pas terre.

Les murs de sa chambre étaient peints de femmes que l’humidité commençait à ronger. Mais on distinguait encore, intact, le sourire de chacune sur leurs lèvres sensuelles, gonflées de sèves tropicales ; les femmes de l’Empire se reconnaissent à la splendeur de leur bouche. Au plafond était peint un seul homme, nu, qui enlaçait une femme dans chacun de ses bras ; son état explicite laissait supposer son désir, mais de lui seul on ne distinguait pas le visage, détourné. Couché sur le grand lit, sur le dos et gardant les yeux ouverts, Salagnon le voyait bien, l’homme unique peint sur le plafond. Il aurait voulu qu’Eurydice le rejoigne. Ils auraient vécu prince et princesse de ce château volant. Il lui écrivait, il peignait ce qu’il voyait par le mur vide, le paysage chinois des îlots de la baie jaillissant de l’eau éblouissante. Il lui envoyait ses lettres par la barque à moteur, qui une fois par semaine rejoignait le port où s’arrêtait la jonque. Goranidzé s’occupait de tout, du ravitaillement et du courrier, des repas et de l’entretien du linge, avec cette raideur impeccable dont il ne se départait jamais, et aussi de la réception des notables indigènes qu’il annonçait d’une voix vibrante quand ils se présentaient à la porte. Mais chaque semaine il venait annoncer respectueusement à Salagnon que c’était son jour, en lui apportant la clé. Il se saoulait, tout seul ; puis il dormait dans la chambre qu’il s’était choisie, petite et sans fenêtre, dont il demandait à Salagnon de fermer la porte à clé et de garder la clé tant que l’alcool ne se serait pas dissipé. Il craignait sinon de passer par les fenêtres ou de glisser dans les escaliers, ce qui ici aurait été fatal. Le lendemain Salagnon venait lui ouvrir et il reprenait sa rigueur habituelle sans jamais évoquer les événements de la veille. Il faisait alors ce jour-là le ménage des pièces qu’ils n’utilisaient pas. Le ravitaillement, en plus des armes à distribuer et des soldes, apportait assez de vin pour des saouleries bien réglées. Mais le courrier n’allait que dans un sens, jamais Eurydice ne répondait à ses envois de peintures, à ces paysages d’encre d’îlots dressés, dont jamais elle ne pourrait croire qu’ils représentaient quelque chose que l’on puisse voir ; il aurait voulu qu’elle s’en étonne, et qu’il puisse lui assurer, par retour de courrier, que tout ce qu’il dessinait il le voyait vraiment. Il regrettait de ne pouvoir lui réaffirmer, au moins par lettre, la réalité de ses pensées. Il se dématérialisait.

Il fut facile de recruter des partisans. Dans ces îles peuplées de pêcheurs et de chasseurs d’hirondelles, l’argent ne circulait pas, et on ne voyait d’autres armes que de très vieux fusils chinois qui ne servaient jamais. Le lieutenant Salagnon distribuait des richesses en abondance contre la seule promesse de venir s’exercer un peu chaque matin. Les jeunes pêcheurs venaient en groupes, hésitaient, et l’un d’eux, intimidé sous les rires des autres, signait son engagement ; il mettait une croix au bas d’un formulaire rose, dont le papier gonflé d’humidité parfois se déchirait, car il tenait très mal son crayon. Il emportait alors son fusil, qui passait de main en main, et un paquet de piastres qu’il roulait très serré dans la bourse autour de son cou, avec son tabac. Les formulaires manquèrent rapidement, il leur fit signer de petits carrés de papier vierge qu’il effaçait le soir, car seul le geste comptait, personne ne savait lire sur cette île.

Au matin, il organisait l’exercice sur la plage. Beaucoup manquaient. Il n’avait jamais le compte exact. Ils semblaient ne rien apprendre, ils maniaient leurs armes toujours aussi mal, comme des pétoires dont les détonations les faisaient toujours sursauter, toujours rire. Quand il se fut habitué aux visages et aux liens de parenté, il se rendit compte qu’ils venaient par roulement, un par famille mais pas toujours le même. On envoyait les jeunes gens les moins dégourdis, ceux qui à la pêche gênaient plus qu’autre chose. Cela les occupait sans trop de risques, et ils rapportaient une solde que toute la famille se partageait. Il se rendit au village où il fut reçu dans une longue maison de bois tressé. Dans la pénombre qui sentait la fumée et la sauce de poisson, un vieil homme l’écouta gravement, sans bien comprendre, mais il hochait la tête à chaque fin de phrase, à chaque rupture de rythme de cette langue qu’il ne connaissait pas. Celui qui traduisait parlait mal le français, et quand Salagnon évoquait la guerre, le Viêt-minh, le recrutement de partisans, il traduisait par de longues phrases embrouillées qu’il répétait plusieurs fois, comme s’il n’existait pas de mots pour dire ce dont parlait Salagnon. Le vieil homme acquiesçait toujours, l’air de ne pas comprendre, mais poliment. Puis ses yeux étincelèrent ; il rit, s’adressa directement à Salagnon qui acquiesça avec un grand sourire, un peu au hasard. Il appela dans l’ombre et une jeune fille aux très longs cheveux noirs s’approcha ; elle resta devant eux, les yeux baissés. Elle ne portait qu’un pagne qui drapait ses hanches étroites, et ses petits seins pointaient comme des bourgeons chargés de sève. Le vieil homme lui fit dire qu’il avait enfin compris, et qu’elle pouvait venir vivre avec le lieutenant. Salagnon ferma les yeux, secoua la tête. Les choses n’allaient pas. Personne ne comprenait rien, semblait-il.

Dans sa villa accrochée à la falaise il regardait les peintures qui lentement se dégradaient, ou bien la mer derrière le rideau de tulle qui très lentement ondulait. Cela n’allait pas, mais personne d’autre que lui ne s’en apercevait. Mais quelle importance ? Comment ne pas aimer l’Indochine ? Comment ne pas aimer ces lieux, qu’en France on n’imagine pas ? et aussi ces gens-là, désarmants d’étrangeté ? Comment ne pas aimer ce que l’on y peut vivre ? Il s’endormait bercé par le ressac, et le lendemain reprenait l’exercice. Goranidzé faisait mettre les hommes en rang, leur apprenait à tenir leur fusil bien droit, et à marcher au pas en levant haut la jambe. Il avait été cadet dans une école des officiers du tsar, pas longtemps, juste avant d’être projeté dans une longue suite de guerres embrouillées. Il n’aimait rien tant que l’exercice et les règles, cela au moins ne changerait pas. Vers midi les pêcheurs revenaient, ils tiraient leurs barques sur la plage, les partisans se débandaient en riant pour raconter leur matinée. Goranidzé se mettait à l’ombre et grillait des poissons juste à point, avec des piments et des citrons ; puis ils remontaient faire la sieste. Il était inutile de penser à rien d’autre pour le reste de la journée. Alors Salagnon de sa chambre regardait la baie, et essayait de comprendre comment peindre des îles verticales qui sortent brusquement de la mer. Il vivait accroché à la falaise comme un insecte posé sur un tronc, immobile pendant tout le jour, attendant sa mue.

 

Quand on les envoya au Tonkin, sa compagnie ne comprenait plus que le quart de ceux qu’il avait engagés. Le pays leur déplut aussitôt. Le delta du fleuve Rouge n’est que de la boue étalée, horizontalement, mais le regard ne portait pas plus loin que la prochaine haie de bambous autour d’un village. On ne voyait rien. On s’y sentait tout à la fois perdu dans le vide et engoncé dans un horizon étroit.

Les familles des pêcheurs de la baie avaient laissé partir les jeunes, les agités, les distraits, ceux qui ne manqueraient pas au village, ceux à qui un peu de changement ferait du bien. Celui qui savait le français servirait d’interprète, et il prenait son engagement comme un voyage. Avec leur chapeau de brousse enfoncé sur les yeux, leur sac trop lourd, leur fusil trop grand, ils semblaient tous déguisés, ils marchaient avec peine, leurs sandales attachées à leur sac car pieds nus ils sentaient mieux le chemin. Ils allaient à pied, pour débusquer le Viêt-minh qui allait aussi à pied. Ils marchaient en file trop serrée derrière Salagnon qui leur hurlait tous les quarts d’heure de garder plus de distances et de se taire. Alors ils s’espaçaient et faisaient silence, puis peu à peu recommençaient de bavarder, et se rapprochaient insensiblement de monsieur l’officier qui les guidait. Habitués aux sables et aux rocs calcaires de la baie, ils dérapaient sur la boue des diguettes et tombaient cul dans l’eau dans la rizière. Ils s’arrêtaient, s’attroupaient, repêchaient avec des blagues celui qui était tombé, et tous riaient, et celui qui s’était couvert de boue encore plus que les autres. Ils se déplaçaient de façon bruyante et inoffensive, jamais ils ne pourraient surprendre personne, ils offraient une cible parfaite sur l’horizon plat. Ils souffraient de la chaleur car aucune brise de mer ne venait tempérer le soleil voilé qui pesait sur cette étendue de boue.

Mais quand ils virent la montagne, ils n’aimèrent pas ça. Des collines triangulaires sortaient d’un coup de la plaine alluviale, elles s’étageaient très haut, mêlées de brumes qui tout en haut se confondaient avec les nuages. Le Viêt-minh vivait là, comme un animal de la forêt, qui viendrait la nuit hanter les villages et dévorer les passants.

On avait construit des postes pour fermer le delta, des postes kilométriques pour surveiller les passages, des tours carrées très hautes pour voir un peu loin, entourées de barrières. Combien étaient-ils là-dedans ? Trois Français, dix supplétifs, ils gardaient un village, surveillaient un pont, assuraient la présence de la France dans le labyrinthe détrempé d’arroyos et de buissons. À l’état-major chacun valait un petit drapeau planté sur la carte ; on l’enlevait quand le poste avait été détruit pendant la nuit.

On les envoya renforcer un poste sensible. Ils s’en approchèrent par le chemin sur la digue, en colonne, bien espacés cette fois-ci, chacun posant ses pieds dans le pas de celui qui marchait devant. Salagnon le leur avait appris car dans les chemins sont creusés des pièges. Des frises de bambou protégeaient le poste, sur plusieurs lignes, ne laissant qu’un accès étroit à la tour de maçonnerie, juste en face d’une meurtrière d’où pointait le tube perforé d’une mitrailleuse. Des pointes acérées du bambou dégoulinait un jus noir. On les enduisait de purin de buffle pour que les blessures qu’elles occasionneraient s’infectent bien. Ils s’arrêtèrent. La porte, sous la meurtrière, était fermée ; on l’avait placée en hauteur, sans prévoir d’escalier. Il fallait une échelle pour monter, une échelle que l’on retirait la nuit et que l’on rangeait à l’intérieur. En dessous, sur des perches, était plantées deux têtes de Vietnamiens, le cou tranché barbouillé de sang noir, leurs yeux clos vrombissant de mouches. Il faisait très chaud dans l’espace dégagé devant le poste, des rizières tout autour montait une humidité pénible, Salagnon n’entendait que le bruit des mouches. Quelques-unes venaient jusqu’à lui et repartaient. Il appela. Dans l’espace plat des plans d’eau écrasés de soleil, il eut l’impression d’avoir une toute petite voix. Il appela plus fort. Quand il eut crié plusieurs fois, le canon de la mitrailleuse bougea ; puis à la meurtrière apparut un visage hirsute et soupçonneux.

« Qui êtes-vous ? » hurla une voix éraillée. Un œil exorbité unique brillait sous les poils blonds.

« Lieutenant Salagnon, et une compagnie de supplétifs de la baie, pour vous soutenir.

— Posez vos armes. »

L'Art Français De La Guerre
titlepage.xhtml
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_020.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_022.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_023.htm
Jenni,Alexis-L'art francais de la guerre(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_024.htm