35
Evan sentit la chaleur de la balle qui lui frôlait l’oreille. Pesant de tout son poids et de toute sa force, il détourna le canon de l’arme vers le sol. Khan se débattit, tentant d’arracher l’arme. Un nouveau coup de feu retentit.
Khan eut une convulsion. Puis il s’immobilisa. Evan s’empara du pistolet, chancelant, se frotta furieusement les yeux.
Il recula jusqu’à un coin de la pièce. Il voyait à peine Khan, mais gardait l’arme braquée sur lui. Aucun mouvement. Evan gémit ; ses yeux le faisaient atrocement souffrir.
Khan ne bougeait plus. Evan s’approcha du corps, lui toucha la gorge. Rien. Plus de pouls.
Evan tituba jusqu’à la cuisine, tourna le robinet, s’aspergea le visage à pleines mains. Les lentilles de contact brunes que Bedford lui avait données furent emportées par l’eau. Après s’être aspergé le visage une dizaine de fois, il sentit que la douleur s’atténuait. Pas un bruit dans la maison hormis celui de l’eau coulant dans l’évier. Tenant toujours le pistolet, il rinça ses yeux enflés jusqu’à ce que la douleur ait presque disparu. Puis il regagna le salon.
Étendu sur le sol, Khan le fixait de ses trois yeux, celui du milieu était rouge. Evan vérifia de nouveau son pouls ; au niveau du cou, du poignet, de la poitrine. Plus le moindre battement de cœur.
Je viens de tuer un homme.
La peur, l’horreur auraient dû le rendre malade. Une semaine plus tôt, il aurait été absolument pétrifié. Mais il n’éprouvait maintenant qu’un simple soulagement que ce soit Khan qui fût étendu, mort, et non lui.
Il se rendit dans la salle de bains et examina son visage dans le miroir. Ses yeux, qui avaient retrouvé leur couleur noisette, étaient si enflés qu’il pouvait à peine les ouvrir. Sa lèvre salement fendue saignait. Il ouvrit l’armoire au-dessus du lavabo et trouva une trousse de premiers secours bien fournie. Évidemment qu’il y en avait une ici ; cette maison renfermait tout ce dont Khan pouvait avoir besoin.
C’était sa porte de sortie.
Préoccupé qu’il était à mettre la main sur l’homme qui pourrait élucider le mystère de ses parents, il n’avait pas trop réfléchi après l’explosion.
Khan avait merdé aux yeux de Jargo, mais peut-être Jargo ne souhaitait-il pas sa mort. Peut-être voulait-il simplement que toute enquête sur les Deeps aboutisse à une impasse. Khan s’était enfui après qu’Evan avait prononcé le nom de Jargo. Ou peut-être avait-il reconnu le visage d’Evan. Puis Pettigrew était entré avec sa bombe, ou alors c’était Khan qui l’avait déclenchée après être sorti du bâtiment. Une fois son commerce détruit, Khan n’allait pas se réfugier dans un endroit où il ne disposerait que de quelques heures de répit. Il se rendrait directement à l’endroit où tout était prêt pour prendre le large. Si les Deeps disposaient d’identités de secours, Khan, leur financier, avait aussi préparé sa fuite. Il avait amené Evan en un lieu où il pourrait se cacher, adopter une nouvelle identité, puis se fondre de nouveau dans le monde. Mieux même, on l’aurait cru mort après l’explosion de la librairie.
Abandonner sa vie n’était pas une mince affaire. Et si cette maison était la planque de Khan, sa première étape du voyage vers une nouvelle vie clandestine, il avait dû y cacher des ressources qui lui permettraient de clôturer ses opérations en cours, de l’argent et des informations afin d’effacer ses traces et adopter une nouvelle identité. Mais si Jargo savait qu’il s’agissait du point de chute de Khan – chose tout fait envisageable –, Evan ne disposait pas de beaucoup de temps. Jargo pouvait envoyer un agent pour s’assurer que Khan avait survécu à l’explosion si celui-ci ne donnait pas signe de vie.
La sonnerie du téléphone. Ça pouvait être Jargo qui appelait Khan.
Evan n’avait peut-être que très peu de temps devant lui, mais il devait courir le risque. Les réponses qu’il cherchait pouvaient se trouver dans cette maison.
Il s’assura que chaque fenêtre, chaque porte, était bien fermée. Il baissa les stores, tira les rideaux. Deux petites chambres, un bureau et une salle de bains à l’étage, la chambre principale et une autre salle de bains au rez-de-chaussée, plus un salon, une cuisine, une salle à manger. Dans la cuisine, une porte ouvrait sur des marches qui descendaient à la cave ; Evan s’aventura dans l’escalier, alluma une lumière. Vide. Hormis un grand sac noir avec une fermeture Éclair repoussé dans un coin : une housse mortuaire.
Evan ouvrit la fermeture Éclair.
Hadley Khan. Il reconnut son visage – ou du moins, ce qu’il en restait. Il était mort depuis quelques jours. Son corps était recouvert de chaux pour masquer l’odeur croissante de décomposition. Tué d’une balle dans la tempe. Son corps nu était recroquevillé sur lui-même, d’affreuses lacérations tout en longueur le défiguraient. Ses mains manquaient. Il avait la bouche grande ouverte, mais plus de langue.
Je lui ai pardonné, avait prétendu Khan.
Evan se redressa, marcha jusqu’au côté opposé de la cave, appuya son front contre la pierre froide et, frissonnant, inspira profondément à plusieurs reprises. Khan l’a tué ici, il a torturé et tué son propre fils sous prétexte qu’il l’avait trahi, qu’il avait trahi les affaires de la famille.
Qu’auraient fait ses parents s’il avait découvert par hasard la vérité ou avait menacé de les exposer ? Il ne pouvait rien imaginer de tel. Non. Jamais.
La voix de Khan résonnait dans sa tête : Je les connais mieux que vous.
Evan referma le sac. Il remonta au salon, traîna le cadavre de Thomas Khan jusqu’à la cave, le plaça près de son fils. Il remonta de nouveau, trouva un drap plié dans l’armoire d’une des chambres et l’utilisa pour recouvrir les deux corps.
Il but quatre verres d’eau glacée, avala quatre cachets d’aspirine trouvés dans la trousse à pharmacie. Le dîner du héros. Ses yeux le faisaient encore souffrir, il avait mal au ventre.
Il retourna au bureau et tenta d’ouvrir le secrétaire ainsi qu’une desserte : verrouillés. Il redescendit à la cave et fouilla les poches de Khan ; pas de clés, mais un portefeuille et un PDA. Il l’alluma ; un écran apparut, lui demandant son empreinte digitale.
Il repêcha la main droite de Khan sous le drap, appliqua l’index du mort sur l’écran. Accès refusé. Il attrapa sa main gauche, appuya l’index sur l’écran. L’empreinte fut acceptée et un écran de démarrage ordinaire apparut. Il examina les applications et les fichiers. Le PDA ne contenait que quelques contacts et des numéros de téléphone : quelques banques zurichoises, une liste de librairies londoniennes. Il y avait une icône pour une application de cartographie. Il l’ouvrit. Les trois derniers plans consultés étaient ceux de Londres, Biloxi dans le Mississippi, et Fort Lauderdale en Floride. Une notation sur le plan de Biloxi indiquait l’emplacement d’une société d’affrètement aérien. Biloxi n’était pas si loin de La Nouvelle-Orléans. Peut-être était-ce de là que Dezz et Jargo avaient décollé après le désastre du zoo Audubon.
Hélas, rien n’annonçait : ici se trouve l’endroit où ton père est retenu prisonnier.
Fort Lauderdale. Un endroit précis en Floride. Gabriel avait affirmé que, selon sa mère, ils devaient tous retrouver son père en Floride. Et Carrie pensait aussi que son père s’y trouvait.
Carrie. Il pouvait essayer de l’appeler. En passant par le bureau de la CIA à Londres. Pour lui dire qu’il était en vie. Mais non. Tant que les agents de Jargo ou ses clients au sein de la CIA le croiraient mort… personne ne le traquerait. Ils savaient qu’il était venu à Londres et avaient failli le tuer. L’équipe de Bedford était désormais compromise.
Il aurait voulu être certain que Carrie s’en était tirée indemne ; il voulait lui dire qu’il était en vie. Mais pas encore, pas tant qu’il n’aurait pas récupéré son père. Il estima qu’elle ne retournerait pas à la maison où les avait emmenés Pettigrew, car si celui-ci travaillait pour Jargo, c’était trop dangereux. Elle retrouverait Bedford dans un endroit sûr.
Evan reconfigura le programme de mot de passe pour annuler l’empreinte de Khan et la remplacer par celle de son propre pouce. Ça pourrait toujours servir plus tard. Il fourra le PDA dans sa poche. Tandis qu’il se relevait, il remarqua une boîte à outils dans un coin de la pièce. Il la ramassa et la monta à l’étage.
Il enfonça prudemment un tournevis dans le verrou du bureau ; après le coup du briquet trafiqué en bombe lacrymogène, il ne pouvait plus se fier aux apparences. Mais il n’entendit que le cliquetis du métal heurtant du métal.
Il saisit un marteau et, de quatre coups violents, fractura les verrous du secrétaire de Thomas Khan. Dans l’un des tiroirs, il trouva des documents relatifs à l’achat de la maison. Elle avait été acquise un an plus tôt par la société Boroch Investments. Boroch devait être une société-écran utilisée par Khan ; si la police n’établissait aucun lien avec Khan, elle ne risquait pas de venir ici. Et Thomas Khan avait dû faire son possible pour rester le plus anonyme possible en élaborant sa fuite.
Dans un autre tiroir, il découvrit du papier et des enveloppes à en-tête de Boroch Investments, un passeport néo-zélandais et un autre du Zimbabwe, tous deux sous de fausses identités et arborant la photo de Thomas Khan. Il trouva aussi un téléphone portable qui avait besoin d’être rechargé mais était en état de marche. Il tira le chargeur du fond du tiroir, le brancha, connecta le téléphone. Il vérifia la liste des numéros appelés ; elle était vide.
Il força le verrou d’un autre tiroir. À l’intérieur, une boîte en métal pleine de liasses de livres sterling et de dollars américains. Sous les billets, il trouva un pistolet automatique et deux chargeurs. Il compta l’argent : six mille livres et dix mille dollars. Il posa l’argent sur le bureau. Les tiroirs situés sur le côté étaient vides.
Il attaqua la desserte avec un marteau, un tournevis, puis un pied-de-biche. Il fut pris d’étourdissements. Il n’avait rien avalé, était épuisé, avait reçu du gaz lacrymogène en pleine face, mais il savait qu’il touchait au but.
La porte craqua sous la pression du pied-de-biche. Vide.
Non, c’était impossible. Impossible. Khan avait besoin de ces fichiers pour accéder aux nouveaux comptes, effacer les anciens. Il devait y avoir dans cette maison un ordinateur autre que le PDA. À moins que ce salaud n’ait tout mémorisé. Auquel cas, Evan se retrouvait à la case départ.
Il fouilla la pièce. La petite armoire renfermait du matériel de bureau, de vieux costumes, un imperméable. Il passa en revue les chambres d’amis – pratiquement vides – et la chambre du rez-de-chaussée. Conscient qu’il n’était pas un pro, il procéda avec rigueur, sans rien laisser de côté. Mais il ne découvrit rien, et ses chances de serrer la gorge de Jargo entre ses mains commençaient à partir en fumée.
Dans le salon obscur, il se risqua à allumer une lampe de lecture. La bibliothèque. Khan avait caché son flingue derrière les livres.
Evan fouilla le reste des étagères. Presque chaque centimètre était recouvert de livres de qualité, des surplus de la librairie. Comment un salopard psychopathe pouvait-il avoir si bon goût question littérature ? Mais rien n’était dissimulé derrière les livres. Il jeta un coup d’œil dans les placards de la cuisine et dans le garde-manger. Il vida des boîtes de sel et de farine par terre. Rien. Un congélateur rempli de plats congelés. Il déchira les emballages et vida leur contenu dans l’évier au cas ou une disquette ou un CD auraient été cachés à l’intérieur. Il s’aperçut soudain qu’il mourait de faim et se réchauffa un plat de poulet aux nouilles au micro-ondes. L’idée de manger la nourriture du mort lui donnait la nausée, mais il décida de passer outre.
Il s’assit par terre et s’obligea à se calmer tandis qu’il mangeait. La nourriture n’avait aucun goût mais elle le rassasiait. Son estomac s’apaisa. Le décalage horaire et le contrecoup de sa poussée d’adrénaline s’abattirent sur lui et il résista à l’envie de s’étendre sur le sol, de fermer les yeux et de sombrer dans les bras de Morphée. Peut-être n’y avait-il plus rien à trouver.
La cave. La seule pièce qu’il n’avait pas fouillée. Il redescendit les marches obscures, passa devant les corps recouverts du drap. C’était une petite cave carrée comportant un lave-linge et un sèche-linge empilés d’un côté, et des étagères métalliques de l’autre. Sur les étagères se trouvait tout un tas de bric-à-brac, plus d’autres livres rangés dans des cartons. Il vérifia tout. Une télévision avec un écran fêlé. Une boîte pleine d’outils de jardinage sans la moindre tache de boue, probablement jamais utilisés. Deux cartons de soupes, légumes et viandes en conserve.
Son regard se posa de nouveau sur la télé à l’œil fêlé. Pourquoi garder une petite télé qui était foutue ? Les télés ne coûtaient pas cher de nos jours. Quitte à réparer l’écran, autant en acheter une neuve. Mais peut-être que pour Khan, il n’y avait pas de petites économies. Pourtant il était riche. Une télé cassée ne représentait rien pour lui.
Evan descendit la télé de l’étagère, puis il prit un tournevis et se mit à désassembler le capot arrière.
La télévision n’avait plus rien dans le ventre. À l’intérieur se trouvaient un petit ordinateur portable ultraléger et un chargeur. Evan alluma le portable ; une invite à saisir un mot de passe apparut.
Il tapa DEEPS.
Non. Il entra jargo.
Non. Il essaya HADLEY. Toujours rien. La CIA pourrait briser la protection, mais pas lui. Et, même s’il devinait le mot de passe, Khan avait dû crypter et attribuer des mots de passe différents à chacun des fichiers présents sur le système. Il aurait été idiot de ne pas prendre cette précaution.
Evan regarda fixement l’écran. Peut-être qu’il ferait bien d’embarquer l’ordinateur et de l’emporter à Langley, au quartier général de la CIA. De se rendre…
… et ne pas sauver son père.
Le visage de son père flotta devant lui dans les ténèbres de la cave et il regarda les corps des Khan père et fils. À en croire ce qu’il avait entendu au cours des derniers jours, son père était un tueur professionnel qui avait massacré des gens comme on écrase des fourmis. Mais ce n’était pas le père qu’il connaissait. Ce n’était pas possible, la vérité ne pouvait être si brutale ni si simple. Il avait besoin des fichiers pour le sauver.
Ou, pensa-t-il, il devait créer l’illusion qu’il les avait.
L’ordinateur portable. Il n’avait pas besoin des données elles-mêmes, l’ordinateur suffirait comme monnaie d’échange contre son père car il pouvait comporter exactement les mêmes informations que celles volées par sa mère. Au moins il avait maintenant de quoi négocier : il pouvait menacer de refiler le portable à la CIA si son père n’était pas libéré, Jargo ne pourrait savoir avec certitude si les fichiers étaient ou non présents sur le système de Khan. Et même s’il ne comportait pas la liste des clients, il pouvait renfermer suffisamment d’informations – financières, logistiques, personnelles – pour détruire les Deeps.
Sa mère avait pu piquer les fichiers sur ce portable même. Il essaya de s’imaginer comment elle aurait pu faire. Elle avait pris des photos à Douvres, volé des secrets militaires, puis elle avait livré le tout à Khan. Mais probablement pas ici, pas dans son repaire. Elle le lui avait probablement donné sous forme de CD, dans un parc, un théâtre, un café. Et elle avait peut-être ensuite suivi Khan jusqu’ici. Puis… quoi ? Khan charge les données volées sur l’ordinateur pour les envoyer à Jargo. Il s’en va. Elle entre par effraction dans la maison, trouve le portable. Elle doit posséder un logiciel permettant de contourner les mots de passe – la moindre des choses si elle a l’habitude de voler des informations.
Si elle y était parvenue, lui aussi pouvait voler les fichiers.
Il essaya de nouveaux mots de passe.
BAST. Rien.
OHIO, à cause de l’orphelinat. Non.
GOINSVILLE. Refusé.
Il trouva les clés de voiture de Khan sur le comptoir de la cuisine, plaça l’ordinateur portable et l’argent dans le coffre du véhicule. Il retourna à l’intérieur et fourra le PDA, le pistolet et le téléphone de Khan dans sa poche. Il avait envie de dormir, et aurait aimé croire que la planque de Khan pouvait aussi être la sienne. Mais mieux valait ne pas traîner dans les parages.
Fort Lauderdale. Sa mère avait évoqué la Floride avec Gabriel. C’était là qu’il devait aller.
Il monta dans la Jaguar, s’aperçut qu’il n’avait jamais conduit de voiture conçue pour rouler à gauche et, pour la première fois depuis plusieurs jours, éclata franchement de rire. Ç’allait être une sacrée aventure.
À bout de nerfs, Evan conduisit dans la nuit. Une pluie froide se mit à tomber. Modifier ses réflexes de conduite exigeait toute sa concentration. Il roula lentement vers Londres, comme un type qui viendrait de passer le permis, et se dégotta un hôtel correct à Lewisham. Il s’offrit un vrai repas – steak frites – dans un petit pub, but une pinte de bière ambrée, regarda un couple et leur fils qui rigolaient tout en descendant des pintes de blonde. Puis il paya, regagna son hôtel et s’étendit sur le lit.
Il ralluma le téléphone portable de Khan et une sonnerie annonça qu’il avait reçu un message. Il ne connaissait pas le mot de passe de la messagerie de Khan, mais il trouva une liste sur laquelle figurait un appel récemment manqué.
Il ouvrit le PDA de Khan, lança l’enregistreur vocal, puis il composa le numéro.
Il ne pourrait pas négocier s’ils le croyaient tous morts.
Quelqu’un décrocha à la première sonnerie.
« Oui ? » Il connaissait cette voix, ce doux ronronnement psychotique. Dezz.
« Je souhaiterais parler à Jargo. » Evan tenait le PDA suffisamment près pour enregistrer chaque mot.
« Personne ici répondant à ce nom.
— Ferme-la, Dezz. Je veux parler à Jargo. Maintenant. »
Trois secondes de silence.
« On a recollé les morceaux, pas vrai ?
— Dis à ton père que j’ai tous les fichiers de M. Khan concernant les Deeps. Tous. J’aimerais négocier un échange contre mon père.
— Comment va Carrie ? En charpie ? Désolé de pas avoir été à Londres pour la ramasser à la petite cuiller. »
Il étouffa un ricanement.
« Tu dis encore un mot, espèce de taré, et j’envoie la liste de clients par e-mail à la CIA, au FBI, à Scotland Yard. Ce n’est plus toi qui dictes les règles. C’est moi. »
Un long moment de silence, puis Dezz annonça avec une politesse glaciale :
« Un instant, s’il te plaît. »
Il s’imagina la tête de Dezz et Jargo. Ils étaient au courant pour l’explosion et Evan les appelait de toute évidence depuis le portable de Khan : ils devaient se demander s’il disait vrai.
« Allô ? Evan ? Tu vas bien ? demanda Jargo en prenant un air inquiet.
— Oui. J’ai une proposition à vous faire.
— Ton père se fait un sang d’encre à ton sujet. Où es-tu ?
— Au fond d’un trou à rat. Et j’ai l’ordinateur portable de Khan. Récupéré à son repaire de Bromley. Avec tous ses fichiers. »
Une longue pause.
« Félicitations. Je trouve pour ma part les bases de données informatiques mortellement rébarbatives.
— Rendez-moi mon père et je vous donne le portable, et après on part chacun de son côté.
— Mais les fichiers peuvent être dupliqués. Je ne sais pas si je peux te faire confiance.
— Vous n’êtes pas en position de mettre mon intégrité en doute, monsieur Jargo. Vraiment pas. Je suis au courant pour Goinsville, je suis au courant pour Alexander Bast, je sais que c’est lui qui a créé le réseau original des Deeps. » Que du bluff. Il ne savait pas trop comment ces éléments s’emboîtaient les uns dans les autres, mais il devait faire comme s’il savait. « J’ai le portable de Khan et je vous le donne. Je ne le donne pas à la police. Ni à la presse. Tout ce que je veux, c’est mon père. Soit vous acceptez le marché, soit vous refusez. Je peux faire couler les Deeps en cinq minutes avec ce que j’ai.
— Pourrais-je parler à M. Khan ? demanda Jargo.
— Non, vous ne pouvez pas.
— Il est en vie ?
— Non.
— Bon. Qui l’a tué, toi ou la CIA ?
— Je ne suis pas là pour répondre à vos questions. Acceptez-vous le marché ou est-ce que je vais voir la CIA ?
— Evan. Je comprends que tu sois secoué. Mais je ne souhaitais pas la mort de Khan. Ni la tienne. » Une pause. « Si tu as accès à Internet, j’aimerais te montrer une vidéo. Pour te prouver ce que je dis.
— Une vidéo ?
— Khan avait une caméra de surveillance numérique dans sa librairie qui envoyait les informations en temps réel sur un serveur. Tu comprends que nous prenons beaucoup de précautions dans notre métier. Je me suis contenté de me connecter au serveur. Je peux te prouver que c’est un agent de la CIA qui a déclenché l’explosion. Son nom était Marcus Pettigrew. Je suppose que la CIA avait trouvé un moyen de se débarrasser de toi et de Khan en même temps, vite fait bien fait. »
Evan se rappela avoir remarqué des petites caméras fixées dans les angles près du plafond de la librairie. Il donna la réponse que, selon lui, Jargo attendait :
« Et après ? Je ne peux pas faire confiance à la CIA. Mais ça ne veut pas dire que je peux vous faire confiance.
— Regarde la vidéo, reprit Jargo, avant de te faire une idée.
— Une seconde. »
Sans quitter le téléphone, Evan sortit de sa chambre et descendit l’escalier qui menait au centre d’affaires de l’hôtel.
Il n’y avait personne. Il alluma un PC flambant neuf, créa une adresse e-mail sur Yahoo ! sous un nom fictif, puis la communiqua à Jargo. Une minute plus tard, l’extrait vidéo apparut en pièce jointe dans la boîte de réception. Evan cliqua sur le fichier. Il se vit entrer dans le coin supérieur gauche, puis parler à Khan. Khan et Evan quittèrent l’écran et Pettigrew apparut. Il retourna la pancarte FERMÉ. Abattit deux personnes. Se pencha sur son attaché-case. Puis plus rien.
« Je n’en suis pas à décimer mon propre réseau, dit Jargo. Mais la CIA, si.
— Vous avez pu trafiquer la vidéo.
— Evan. Je t’en prie. D’abord Gabriel, maintenant Pettigrew. C’est ton ami Bricklayer qui t’a tendu ce traquenard. Pour vous tuer toi et Khan, faire d’une pierre deux coups. Je ne suis pas ton ennemi, Evan. Loin de là. Tu as choisi le mauvais camp, pour dire les choses poliment, et j’essaie de te sortir de ce merdier. »
Bricklayer… il connaît le nom de code de Bedford. Il détestait le ton inquiet et doucereux de Jargo qui ne parvenait cependant pas à masquer son arrogance.
« Cette vidéo ne ment pas. Maintenant, qui crois-tu ? demanda Jargo.
— Je veux parler à mon père, répondit Evan en simulant un ton perplexe.
— En voilà une bonne idée, Evan. »
Silence. Puis la voix de son père :
« Evan ? »
Il avait l’air fatigué, faible. Abattu.
Vivant. Son père était bel et bien vivant.
« Papa. Oh, bon Dieu, Papa, tu vas bien ?
— Oui. Ça va. Je t’aime, Evan.
— Moi aussi, je t’aime.
— Evan… Je suis désolé. Pour ta mère. Pour toi. Je n’ai jamais eu l’intention de t’embarquer dans cette galère. Ç’a toujours été mon pire cauchemar. » Mitchell semblait au bord des larmes. « Tu ne comprends pas le fin mot de cette histoire. »
Il savait que Jargo écoutait. Fais semblant de le croire. C’est ta seule chance de récupérer ton père. Mais pas trop vite, sinon Jargo ne tombera pas dans le panneau. Il devait embobiner son propre père. Il essaya de conserver un ton ferme.
« Non, papa, il est clair que je n’y pige que dalle.
— Ce qui compte, c’est que nous puissions être ensemble. Je peux te mettre à l’abri, Evan. Tu dois faire confiance à Jargo.
— Papa, même si Jargo n’a pas tué maman, il t’a enlevé. Comment pourrais-je faire confiance à ce type ?
— Evan. Écoute-moi attentivement. Ta mère est allée voir la CIA, et la CIA l’a tuée. Je ne sais pas pourquoi Donna a fait ça, mais elle l’a fait, en pensant qu’ils la cacheraient, et toi avec. Mais ils l’ont tuée et maintenant, ils se servent de toi pour essayer de mettre la main sur moi et sur Jargo.
— Papa…
— Jargo et Dezz n’étaient pas à la maison. C’était la CIA. Tout ce qu’on a pu te dire d’autre n’est que mensonge. Crois ce que tu vois. Cet agent de la CIA de Londres a essayé de te tuer. Tu l’as vu de tes yeux. Je veux que tu fasses ce que Jargo dit. Je t’en prie.
— Je crois que je ne peux pas, papa. Il a tué maman. Tu comprends ça ? Il l’a tuée ! »
Il fit à son père un bref récit de son arrivée dans la maison.
« Mais tu n’as pas vu leur visage.
— Non… je n’ai pas vu leur visage. » Il laissa s’écouler trois secondes, pensa : Convaincs Jargo que tu cherches à croire papa, que c’est ce que tu veux le plus au monde, pour que ce cauchemar prenne fin. « J’ai vu maman, j’ai flippé, et ils m’ont passé un sac par-dessus la tête.
— Je peux t’assurer que ce n’était ni Dezz ni Jargo, ce n’était pas eux, dit Mitchell d’un ton patient.
— Comment peux-tu en être certain, papa ?
— Je le suis. Je suis absolument certain qu’ils n’ont pas tué ta mère. »
Joue les imbéciles.
« Alors j’ai juste entendu des voix.
— À l’instant le plus abominable de ta vie, tu as pu te tromper, Evan. Jargo peut utiliser la menace pour obtenir ta coopération, parce que c’est plus simple que tout t’expliquer. Il ne te ferait cependant jamais de mal. C’est sur Carrie qu’ils ont tiré au zoo, pas sur toi. »
Faux, mais Jargo avait raconté tout un tas de bobards à son père. Il préféra ne pas le contredire. Maintenant, simule la confusion.
« Mais Carrie prétend que…
— Carrie a trahi ta confiance. Elle s’est foutue de toi, fils. Je suis désolé. »
Il laissa le silence croître avant de répondre.
« Tu as raison. » Pardonne-moi, Carrie, pensa-t-il. « Elle n’a pas été honnête avec moi, papa. Et ce, dès le premier jour. »
Mitchell s’éclaircit la voix.
« Oublie-la. Le plus important, c’est que tu me rejoignes. Es-tu à l’abri de la CIA en ce moment ?
— Ils me croient mort.
— Alors rapporte les fichiers à Jargo. On pourra se retrouver. Jargo nous laissera parler, envisager la suite des événements.
— Garde ce que je vais te dire pour toi, ajouta Evan un ton plus bas. J’ai l’ordinateur portable, mais je n’arrive pas à franchir la barrière du mot de passe. Je n’ai jamais vu ces fichiers que Jargo veut. Je ne constitue pas une menace pour lui. »
Il savait que Jargo buvait la moindre de ses paroles.
« Tout va bien se passer dès qu’on sera ensemble.
— Papa… tout cela est-il vrai ? Ce que j’ai découvert sur toi et maman, concernant les Deeps ? Parce que je n’y comprends rien…
— Nous t’avons beaucoup protégé, Evan, et tu nous ferais beaucoup plus de mal que de bien en nous exposant. Quand nous serons ensemble, nous aurons tout le temps, et je pourrai t’expliquer.
— Pourquoi n’es-tu plus Arthur Smithson ? »
Une pause.
« Tu ne sais pas tout ce que ta mère et moi avons fait pour toi. Tu ne comprends pas les sacrifices que nous avons consentis. Tu n’as jamais été confronté à un choix difficile. Tu n’as pas la moindre idée. » Puis le débit de Mitchell s’accéléra, comme s’il était à court de temps : « Tu te souviens quand je t’ai offert tous les livres de Graham Greene, et que je t’ai dit que la phrase la plus importante qu’ils comportaient était « quand on aime, on vit dans la peur » ? C’est vrai, à cent pour cent. Je craignais que tu n’aies pas une vie agréable. Je voulais que tu aies la meilleure vie possible. Tu es tout pour moi. Je t’aime, Evan.
— Je m’en souviens. Papa, je t’aime aussi. »
Quoi qu’il ait fait. Evan se rappela son père lui offrant un tas de livres de Graham Greene pour Noël pendant sa dernière année de lycée, mais il ne comprenait pas la citation. Ça n’avait aucune importance. Le principal était que son père soit vivant et qu’il puisse le retrouver.
« Écoute-moi bien. » La voix de son père avait disparu, remplacée par celle de Dezz. « Maintenant, c’est moi qui m’occupe de toi. Tu es où ?
— Dis-moi juste où je dois aller pour procéder à l’échange de l’ordinateur de Khan contre mon père.
— Miami. Demain matin.
— Je ne pourrai pas y être aussi vite. Demain soir.
— On te réservera tes billets, dit Dezz. On veut pas que tu te fasses encore pincer par la CIA.
— Je m’occuperai moi-même du voyage. Je vous appellerai de Miami. C’est moi qui choisis l’heure et le lieu de l’échange.
— D’accord. » Dezz se mit à ricaner. « Te barre pas en courant en me voyant, ce coup-ci. Maintenant on fait partie de la même famille. »
Et il raccrocha. La même famille. Le ton railleur de Dezz irrita Evan, et il repensa aux photos pâlies représentant les deux garçons à Goinsville, revit leur sourire et leur plissement d’yeux similaires. Il voyait maintenant ce qu’il avait refusé de voir alors : son père – un homme qu’il adorait et admirait – et Jargo – un assassin brutal et cruel – pouvaient être liés par le sang.
Evan avait décidé de passer pour un imbécile, de laisser Jargo croire qu’il se précipiterait aveuglement au secours de son père, mais maintenant il avait l’impression d’être franchement bouché. Des citations de Graham Greene qui gâchaient le précieux temps de conversation avec son père. Les railleries de Dezz. Tout cela n’avait aucun sens.
Evan effaça du PC la vidéo qu’il avait téléchargée et regagna sa chambre. Il s’étendit sur son lit et regarda le portable de Khan qui continuait de dissimuler ses secrets tel un enfant obstiné.
S’il rapportait ce portable à Jargo, il récupérerait son père (du moins l’espérait-il) mais Jargo continuerait à sévir. Non. C’était inacceptable. Il devait faire les deux. Récupérer son père et faire tomber Jargo, sans laisser la moindre place à l’erreur.
Il resta là à considérer les outils à sa disposition, à envisager la façon dont les événements risquaient de se dérouler le lendemain.
Il suffirait, décida-t-il, d’être le meilleur mystificateur. Il devait vaincre un véritable roi du mensonge. Son seul accessoire était ce portable récalcitrant. Un tour de passe-passe s’imposait.