19

« Comment avez-vous obtenu ce numéro ? » murmura Evan.

Dehors, tout était immobile et paisible, hormis le bourdonnement occasionnel des voitures. Les amants de la chambre d’à côté dormaient, ou, plus probablement, s’étaient enfoncés dans la nuit vide après avoir conclu leur affaire.

« Nous avons nos méthodes, répondit Bricklayer.

— Je raccroche à moins que vous ne m’expliquiez comment vous avez eu ce numéro.

— Simple. Nous avons reconnu M. Gabriel d’après la description de la police. Nous savons que M. Gabriel s’est emparé de vous pour, disons, vous protéger à sa manière. Nous savons qu’il était à Bandera à cause d’un paiement effectué par carte bancaire. Nous savons qu’un membre de sa famille possède une maison qui a été occupée, endommagée, puis abandonnée hier. Nous savons que M. Gabriel a disparu. Nous savons qu’une camionnette a été volée à Bandera avec un téléphone portable à l’intérieur. Nous nous sommes arrangés avec son propriétaire et la compagnie de téléphone pour que le numéro reste activé. Afin de pouvoir vous parler, au cas où vous ou M. Gabriel seriez en possession du téléphone. Et je vois que c’est le cas. »

Evan se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large.

« Pourrais-je parler à M. Gabriel ? demanda Bricklayer.

— Il est mort.

— Que lui est-il arrivé ?

— Abattu par un homme nommé Dezz Jargo. »

Un long soupir.

« Êtes-vous blessé ?

— Non. Je vais bien.

— Tant mieux. Venons-en à notre affaire. Evan, je parie que vous avez peur, que vous êtes épuisé et vous demandez quoi faire maintenant. »

Evan attendit la suite.

« Je peux vous aider.

— J’écoute. »

Ils l’avaient retrouvé à cause d’un téléphone volé. Bon sang. Est-ce qu’ils pouvaient localiser cet appel et faire pivoter un satellite à des kilomètres au-dessus de sa tête pour le braquer sur le Texas, sur Houston, sur cette piaule minable ?

« Vous et moi avons un problème mutuel. Jargo et Dezz. »

Evan plissa les yeux.

« Dezz et Jargo ne font qu’un. Jargo est son nom de famille.

— Laissez-moi clarifier une chose, Evan. Quand je dis Jargo, je parle d’un individu connu sous le nom de Steven Jargo. Dezz est son fils. Bien entendu, ce ne sont pas leurs vrais noms. Personne ne connaît leur véritable identité. Eux-mêmes ne la connaissent sans doute même pas.

— Son fils… »

Dezz et Jargo. Le père et le fils.

« Ils ont tué ma mère.

— Dezz et Jargo vous tueront aussi à la première occasion. Nous ne voulons pas qu’il vous arrive malheur, Evan. Dites-moi où vous vous trouvez et j’enverrai deux hommes vous chercher. Nous vous protégerons.

— Non.

— Vous courez un terrible danger.

— Pourquoi vous ferais-je confiance ? Je ne connais même pas votre véritable nom.

— Je comprends sincèrement votre réticence. La prudence est un signe d’intelligence. Nous pouvons vous aider.

— Aidez-moi en retrouvant mon père.

— Je ne sais pas où il est, fiston, mais si vous venez, nous remuerons ciel et terre pour le retrouver. »

Ça ressemblait à une promesse vide.

« Je n’ai pas les fichiers que vous voulez tous. Ils ont disparu. Jargo et Dezz les ont détruits. »

Il ramassa son lecteur de musique numérique. Peut-être pas. Mais s’il leur donnait les fichiers, ils pourraient les utiliser à leur guise, les détruire, puis les faire disparaître. Il ne les échangerait que contre son père. Rien d’autre.

Bricklayer laissa passer un temps, comme si cette nouvelle le prenait de court.

« Jargo ne vous lâchera pas.

— Il ne peut pas me trouver.

— Si, et il y parviendra.

— Non. Vous voulez la même chose que lui. Ces fichiers. Vous me tuerez aussi.

— Absolument pas, répliqua Bricklayer d’un ton offensé. Evan, vous êtes à bout de nerfs, ce qui est compréhensible étant donné l’horrible épreuve que vous traversez. Laissez-moi vous donner un numéro, au cas où la ligne serait coupée. Vous notez ?

— Oui. »

Bricklayer lui donna un numéro dont il ne reconnut pas l’indicatif.

« Evan, écoutez-moi. Jargo et Dezz sont extrêmement dangereux.

— Vous prêchez un converti. Êtes-vous de la CIA ? se risqua-t-il à demander.

— J’exècre les acronymes autant que les téléphones portables, répliqua Bricklayer. Evan, nous pourrons discuter longuement quand vous serez ici. Je me porte personnellement garant de votre sécurité.

— Vous ne voulez même pas me dire qui vous êtes, répéta Evan en arpentant la chambre de long en large. Je pourrais gagner du temps en parlant à la presse. En leur disant que la CIA propose de m’aider. En leur donnant ce numéro.

— Vous pourriez tout déballer. Mais je suppose que Jargo tuerait votre père en représailles.

— Vous prétendez qu’il tient mon père ? »

Evan attendit.

« C’est plus que probable. Je suis désolé, répondit Bricklayer, sur le ton qu’utiliserait un croque-mort pour convenir poliment que, en effet, c’est un très beau cercueil. Unissons nos forces pour aider votre père à rentrer chez lui. Acceptez-vous de me rencontrer ? Nous pourrions nous voir au Texas ; je suppose que vous vous y trouvez toujours.

— Je vais y réfléchir et je vous rappellerai.

— Evan, ne raccrochez pas. »

Evan raccrocha. Il éteignit le téléphone, le jeta sur le lit comme s’il avait été radioactif. Si Bricklayer pouvait le repérer grâce au téléphone, les autorités pouvaient tout aussi bien enfoncer la porte d’une minute à l’autre.

Il tira des vêtements de rechange de son sac et les enfila. Il étala son argent devant lui. Quatre-vingt-douze dollars. Un Caméscope, un téléphone portable, un Beretta sans munitions.

Impossible d’affronter Shadey ou cet enjôleur de Bricklayer ou Dezz et Jargo sans arme. Ce serait du suicide. Mais les armureries n’étaient probablement pas ouvertes le dimanche et, de toute manière, impossible d’y aller avec sa photo dans tous les journaux. Les prêteurs sur gages ? Il ne voulait pas se séparer de son Caméscope ; il regrettait de ne pas avoir filmé Dezz. Ça lui aurait donné un moyen de pression. Il ne vendrait le Caméscope qu’en dernier recours.

On pouvait se procurer n’importe quoi dans la rue. De la drogue. Du sexe. Pourquoi pas des munitions ?

Il ferma les yeux, se demanda comment acquérir des cartouches pour un pistolet précis. Une idée lui vint à l’esprit. Une idée dingue, assurément gonflée, mais qui reposait sur le seul désir répandu qu’Evan savait pouvoir satisfaire avec le talent et les ressources dont il disposait.

Il s’aventura dans l’humidité du petit matin, le visage en partie dissimulé sous la visière d’une casquette de base-ball trouvée à l’arrière de la camionnette volée. Il acheta l’édition dominicale du Houston Chronicle dans un distributeur situé devant un café délabré. En une de la section locale, il vit le visage de son père et le sien – une vieille photo publicitaire prise par sa mère après la sélection de Mauvaise passe aux oscars sur laquelle il avait les cheveux plus courts et arborait des lunettes de demeuré dont il n’avait aucunement besoin. Il s’était juste dit qu’elles lui donneraient l’air plus intelligent, plus artiste. Mais cette petite coquetterie pleine de vanité lui avait valu tellement de railleries de la part de sa mère qu’il avait désormais honte. Selon le journal, son père était aussi considéré comme disparu ; aucun Mitchell Casher n’avait été enregistré sur un vol reliant les États-Unis à l’Australie au cours de la semaine passée. Rien sur Carrie, ni mention ni photo.

Carrie est ici avec moi, avait affirmé Dezz de sa voix à la fois sinistre et moqueuse. Evan ne l’avait pas cru. Si Carrie avait été enlevée, on en parlerait dans les journaux.

Mais en était-il certain ? Elle avait démissionné. Elle n’était pas avec lui. Qui signalerait sa disparition ? Cependant, si elle avait été enlevée, elle n’aurait pas été en mesure de l’appeler pour le prévenir avant l’attaque de Gabriel. Où était Carrie ? Se cachait-elle ? Il crevait d’envie de lui parler, d’entendre sa voix réconfortante, tout en sachant qu’il ne pouvait pas s’approcher d’elle, qu’il ne pouvait plus l’impliquer.

Il replia le journal sous son bras. Les cabines téléphoniques étaient une espèce en voie de disparition maintenant que chacun avait son portable dans sa poche ou dans son sac à main, mais il en trouva une, deux rues plus loin, dans un parking d’épicerie où flottait une odeur de bière du samedi soir. Un adolescent dégingandé glandouillait près des téléphones, mâchonnant un Pixy Stix aromatisé au raisin, observant avec la suspicion et l’arrogance d’un gardien de prison Evan qui traversait le parking.

Il pourrait faire l’affaire. Evan décrocha un téléphone, inséra le nombre de pièce requis.

« J’attends un coup de fil important sur ce téléphone, marmonna le gamin tout en lui lançant un regard obtus.

— Eh bien, ça sonnera occupé pendant une minute.

— Trouve-toi un autre téléphone, mec, s’obstina le gamin. »

Evan fixa les yeux sur lui. Il lui aurait bien cogné sa petite tronche méprisante en disant Tu es mal tombé, faut pas m’emmerder aujourd’hui. Mais il jugea qu’il n’avait pas besoin d’un ennemi supplémentaire. Et puis il avait appris une chose en tant que réalisateur : tout le monde voulait passer à la télé.

« Tu es dans les affaires ? demanda Evan sans sourire, car sourire pouvait être mal interprété.

— Ouais, c’est ça. Je suis le roi des nababs. »

Evan saisit le Beretta enfoncé à l’arrière de son jean, sous sa chemise, et il le colla contre le ventre plat du gamin, qui se figea.

« Calme-toi. Il n’est pas chargé, dit Evan. J’ai besoin de balles. Est-ce que tu peux m’en avoir ? »

Le gamin lâcha un long soupir.

« Mec, va te faire mettre. J’aurais peut-être pu si tu n’avais pas joué au con.

— Alors je vais passer mon coup de fil. »

Evan posa de nouveau les doigts sur le cadran crasseux.

« Attends, attends. C’est quoi ? (Le gamin, dos tourné à la rue, examina l’arme qu’Evan serrait dans sa main.) Beretta 92FS… Ouaip, je parie que je peux te choper quelques cartouches. Ami d’un ami. Paiement en espèces.

— Naturellement.

— Passe-moi de la monnaie que je passe un coup de fil », dit le gamin.

Evan lui tendit le combiné. Le gamin composa un numéro, parla à voix basse, rit une fois, raccrocha.

« Dans une heure. Ici. En espèces. Quatre cartouches, deux cents dollars. »

Il ne connaissait pas le prix des munitions, mais ce chiffre était bien supérieur à ce qu’il pensait payer dans une armurerie. Mais dans la rue, on ne posait pas de questions.

« Je n’en ai pas besoin d’autant.

— Il vend pas à moins. Sans ça, c’est pas la peine de sortir du pieu, mec.

— Je serai ici dans une heure », dit Evan, bien qu’il n’eût pas les deux cents dollars sur lui.

Maintenant que le marché était conclu, le gamin hocha la tête. Il traversa le parking sans se presser, tira un nouveau Pixy Stix de sa poche, déchira le haut de l’emballage et se versa la poudre violette sur la langue.

Quatre rues plus loin, Evan trouva une nouvelle épicerie. Il chaussa les lunettes de soleil qu’il avait trouvées dans le pick-up volé et alla s’acheter de la teinture à cheveux, une paire de ciseaux, un énorme café et trois tacos pleins d’omelette, de pomme de terre et de chorizo épicé en guise de petit déjeuner, même si ce n’était pas ça qui lui apporterait deux cents dollars. Il réprima l’envie absurde de dégainer son flingue sous le nez de la caissière pour voir si elle lui filerait deux cents billets. La femme regarda fixement Evan en lui rendant la monnaie.

Une angoisse violente lui noua soudain l’estomac. Était-il en train de devenir parano ?

Il regagna le motel en vitesse, s’enferma dans sa chambre, dévora les tacos et finit son café tout en lisant les instructions sur le paquet de teinture. Il ne lui faudrait pas plus de trente minutes.

Il se coupa les cheveux, ses boucles blondes tombant dans le lavabo. C’était la première fois qu’il le faisait, et ce n’était pas vraiment une réussite. « Au diable la vanité », marmonna-t-il, et il continua de donner des coups de ciseaux jusqu’à obtenir une coupe en brosse à peu près décente. Jugeant qu’elle faisait désormais trop jeune, il ôta la petite boucle qu’il portait à l’oreille gauche ; le temps était venu de grandir. Puis, assis sur le sol de la salle de bains, il se teignit les cheveux et fignola son plan pendant que la couleur prenait. Il éclata de rire en se voyant dans le miroir, mais ça ferait l’affaire. Il ne ressemblait plus exactement à la photo du journal, mais c’était toujours bel et bien lui.

Il lui restait environ quatre-vingts dollars, et dix minutes avant que le gamin ne se pointe avec les munitions. Il roula jusqu’à l’épicerie où il l’avait rencontré, se gara à la lisière du parking constellé de taches d’essence. Puis il pénétra dans la boutique. Une vieille femme acheta du jus d’orange et une conserve de porc aux haricots avant de sortir en traînant les pieds. Evan attendit qu’elle ait disparu et s’approcha de la caissière qui écoutait la messe à la radio en dodelinant du chef et en buvant bruyamment un café. C’était une femme plus toute jeune, austère, affligée d’un strabisme divergent.

« Excusez-moi, madame. Ce grand type dehors, près du téléphone, dit Evan. M. Pixy Stix. Est-ce qu’il vous pose un problème ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Il m’a empêché d’utiliser le téléphone. Je parie qu’il s’en sert pour vendre de la drogue.

— Ce n’est pas avec ses Pixy Stix qu’il fait tourner la boutique.

— Donc, si je le convaincs de ne plus traîner dans les parages, vous ne m’en voudrez pas ? Vous ne vous sentirez pas obligée d’appeler la police sur-le-champ ?

— Je ne veux pas d’ennuis.

— Il ne saura jamais ce qui lui est arrivé.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ? C’est la première fois que je vous vois ici.

— Ma tante vient d’emménager dans la rue et ce type lui a cherché des noises parce qu’elle utilisait le téléphone ; les vieilles femmes devraient pouvoir téléphoner sans se faire agresser.

— Dénoncez-le à la police.

— C’est une solution temporaire. La police vient, puis elle s’en va. Mon plan aura un effet plus durable. »

La caissière fixa les yeux sur lui.

« Qu’allez-vous faire ?

— Je vais rester auprès de ce téléphone et l’attendre.

— Pourquoi ? Vous achetez ? »

Il souleva son sac et lui montra son Caméscope.

« Non. Je vends. »

Le gamin arriva avec cinq minutes de retard, mais pas seul. Il était accompagné d’une jeune femme au cou épais et au visage brutal. Elle était plus grande et plus robuste que lui, et son regard, sa mine renfrognée, suggéraient qu’elle pouvait être sa grande sœur. Elle tenait à la main un sac en plastique de chez Goodwill. Ils étaient arrivés dans une Ford Explorer neuve qu’ils avaient garée à l’autre bout du parking.

Evan se tenait près des cabines téléphoniques. Il avait coincé son Caméscope dans son sac, juste derrière la fermeture Éclair à demi fermée, afin de pouvoir filmer l’entretien. À la vue de son sac, la femme fit la grimace.

« Salut ! lança Evan.

— Il était bourré ton coiffeur, ou quoi ? demanda le gamin.

— La maquilleuse voulait me donner un style plus cool, expliqua Evan, puis il marqua une pause dans l’attente de leur réaction. »

Le gamin se contenta de froncer les sourcils comme si Evan était cinglé – puis la femme déclara :

« Allons derrière la boutique.

— En fait, quelqu’un va vous passer un coup de fil sur ce téléphone dans une minute. On ferait mieux de rester ici. »

Evan arbora son plus beau sourire faux derche.

« Pardon ? »

C’était désormais la femme qui menait la danse, pas le gamin.

« Je vous explique de quoi il retourne, dit Evan. Je cherche des talents pour une nouvelle émission de téléréalité qui s’appelle Le Monde de la rue. Elle sera programmée sur HBO à l’automne prochain. On lâche des gens pas fichus de se démerder dans des coins où ils n’ont jamais foutu les pieds. Imaginez des bourgeoises et des bons pères de familles tentant de s’en sortir dans le quartier de Fifth Ward. Celui qui atteint certains objectifs précis passe à l’étape suivante de la compétition. Le gros lot est un million de dollars. »

La femme regarda fixement Evan, mais le garçon intervint :

« J’ai une idée d’émission. Je me pose le cul à River Oak, je vis dans le luxe, et vous me filmez à longueur de journée.

— La ferme. Tu achètes ou non ? demanda la femme.

— Vous avez apporté les munitions ? demanda Evan.

— Oui.

— J’achète. Enfin, je fais un test pour l’un de nos défis. Je voulais juste savoir si c’était compliqué de se procurer des munitions dans la rue. Avec une caméra. » Il sortit son Caméscope, dont le cache était ôté et dont les lumières allumées indiquaient qu’il était en train de tourner. « Souriez, vous êtes filmés !

— Non, non, non ! s’écria la femme en cachant son visage derrière ses doigts.

— Attendez. Attendez. » Evan éteignit le Caméscope. « Je ne veux pas vous causer d’ennuis. Je faisais juste un test. Madame, vous êtes un personnage authentique. Vous êtes le genre de personne qu’on recherche pour Le Monde de la rue.

— Moi ? À la télé ? » s’étonna-t-elle.

Il leva une main, fit mine de cadrer son visage.

« Je pense que vous seriez super. Mais rien ne vous oblige à passer à la télé si ça ne vous tente pas.

— La Grande Gin va être une grande star ! s’amusa le gamin. »

La Grande Gin se figea.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? »

Evan leva les mains.

« Ce ne sont pas des conneries. Chaque concurrent sera accompagné d’un guide qui connaît la rue, car vous savez aussi bien que moi que, sans ça, ils n’ont aucune chance. Ces abrutis seront tous des petits-bourgeois de banlieue.

— Comme vous, rétorqua la Grande Gin.

— Oui, comme moi. Vous êtes hypertélégénique. La force que dégage votre visage, votre démarche, votre façon de parler. Bien entendu, le guide gagne la moitié du gros lot…

— Un demi-million. Vous vous foutez de moi, dit la Grande Gin.

— … à moins qu’il ait un casier judiciaire, compléta Evan. On ne peut pas prendre quelqu’un avec un casier. Les avocats sont très chiants avec ça.

— Vous pouvez avoir un casier si vous achetez des munitions, répliqua la Grande Gin.

— Oui, mais les concurrents n’achèteraient pas de vraies munitions. Juste des balles à blanc. Les avocats sont chiants avec ça aussi.

— Elle ne s’est jamais fait coffrer, intervint le gamin.

— La ferme ! »

La Grande Gin jeta à Evan un regard qu’il avait déjà croisé lors de réunions avec des producteurs : celui de l’escroc qui se demande s’il n’est pas en train de se faire escroquer.

« C’est des conneries, déclara le gamin. Tu as les deux cents billets pour les munitions ou non ? Parce si tu les as pas, on se tire.

— La ferme ! répéta la Grande Gin.

— Heu… je ne peux pas vous donner deux cents dollars, dit Evan. Ça reviendrait à conclure une transaction illégale et nous ne pourrions plus vous prendre dans l’émission, madame…

— Ginosha.

— Lui donne pas ton nom ! s’exclama le gamin. Il a pas le fric. Tirons-nous. »

Evan avait encore dans son portefeuille la carte de visite qu’un producteur de Los Angeles lui avait donnée la semaine précédente lors d’une projection suivie d’un cocktail. Un type du nom d’Eric Lawson, travaillant pour une société de production nommée Urban Works. Il tendit la carte à la Grande Gin.

« Désolé. J’aurais dû vous la montrer plus tôt.

— Merde, lâcha-t-elle. Vous êtes sérieux.

— Oui.

— Où est votre équipe de tournage ? Pourquoi êtes-vous seul ?

— Parce que c’est de la télé-guérilla. On ne débarque pas avec toute une équipe quand on vient repérer des talents ou des lieux. Sinon, ça ne serait plus de la téléréalité, pas vrai ? »

La Grande Gin étudia la carte de visite comme si c’était le sésame qui lui permettrait enfin d’assouvir un vieux désir.

« Alors, qui doit téléphoner ? demanda-t-elle.

— L’un de nos découvreurs de talents, répondit Evan. Il se fera passer pour le concurrent que vous devez aider. Mais je veux vous filmer depuis l’autre côté du parking, là-bas. Dites juste ce qui vous passe par la tête, montrez-moi comment vous improvisez. J’ai placé un micro dans le téléphone, mais je veux filmer un plan éloigné. Tiens, jeune homme, je suis désolé, comment t’appelles-tu ?

— Raymond. »

Le garçon examinait la carte d’un œil critique.

« Viens avec moi et reste près de moi, hors champ. »

Raymond fronça les sourcils, mais pas à cause de la carte de visite.

« Pourquoi je peux pas être dans le champ ?

— C’est mon essai, déclara la Grande Gin.

— Eh bien, Raymond, pour être franc, tu n’avais pas l’air intéressé, répliqua Evan. Tu n’avais pas l’air de croire que j’étais réglo.

— Mais si, dit la Grande Gin. C’est juste sa façon de parler. Mais maintenant, il est cool, il manque pas de respect.

— Raymond, tu sais, nous devons aussi conquérir le jeune public, expliqua Evan. Notre cible démographique inclut les adolescentes. »

Raymond, qui tenait le sac de munitions, se passa la langue derrière la joue, fronça de nouveau les sourcils, mais finit par aller prendre la pose près du téléphone, présentant son meilleur profil.

« Excellent. Mais je ne veux pas de ce sac dans le cadre. On dirait que tu fais tes courses. »

Evan recula de cinq pas. La Grande Gin s’empara du sac et vint le poser aux pieds d’Evan.

« Faudrait nous refiler une indemnisation pour notre temps si vous achetez pas.

— Oh, absolument. Cela dit, c’est comme si vous passiez une audition privée – sans avoir à faire la queue, parce que… (il porta le Caméscope à son œil) je pourrais aller au centre culturel, et j’aurais des centaines de personnes prêtes à faire un essai. »

La Grande Gin fixa des yeux l’objectif.

« Qu’est-ce que je fais ?

— Laissez rayonner votre charisme naturel. »

Evan était désormais à quinze pas d’eux. Mais le garçon, dont les soupçons n’avaient pas diminué un seul moment, l’inquiétait. Il avait à ses pieds son sac en toile et le sac de munitions. Le téléphone portable volé était dans sa poche revolver.

« Soyez naturels. Ne me regardez pas. »

Evan passa la main derrière lui, appuya sur le bouton de numérotation du téléphone, qui était programmé pour appeler la cabine téléphonique.

Une sonnerie.

« Regardez le téléphone, laissez sonner trois fois pour me donner le temps de tourner. »

Il attrapa les deux sacs, courut en direction de sa camionnette. Deux sonneries. Raymond regardait toujours le téléphone, mais la Grande Gin ne put résister à l’attraction de la caméra. Elle se retourna au moment où Evan grimpait dans la camionnette. Il avait laissé la clé dans le contact. Il enclencha la marche arrière, vit la Grande Gin qui lui courait après en hurlant. Il s’engagea dans la circulation, au milieu d’un concert de coups de klaxon.

Raymond, conquis à l’idée de devenir une star du petit écran, décrocha le téléphone.

« C’est pour l’audition ? demanda-t-il.

— Ça fait une semaine que je te filme en train de dealer, mentit Evan. Si tu t’approches une nouvelle fois de cette cabine, j’envoie la vidéo aux flics. »

Dans le rétroviseur, il vit la Grande Gin se précipiter au milieu des voitures, lui faire un doigt d’honneur, puis s’essouffler au bout de quelques mètres.

« C’est illégal ! beugla Raymond. T’es rien qu’un enfoiré de voleur.

— Va te plaindre aux flics. Merci pour les munitions. On a conclu un marché équitable. Je garde le silence, et les balles avec. »

La réponse de Raymond fut coupée par Evan qui replia le téléphone. Il mit le pied au plancher au cas où la Grande Gin déciderait de lui filer le train dans son Explorer flambant neuve. Il espérait qu’ils avaient été plus honnêtes que lui. Il ouvrit le sac. Quatre magasins. Il en enfila un dans le Beretta.

Maintenant il pouvait aller voir Shadey.

Panique
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