16
La brise se leva juste avant l’aube, cinglant le visage de Rhapsody d’un voile de fins cristaux de glace. Elle s’éveilla en sursaut et s’assit en secouant la tête pour se débarrasser de ses rêves. Pour se rendre compte qu’elle n’avait pas rêvé. L’air s’était refroidi pendant la nuit, et le ciel était à présent parfaitement dégagé ; les étoiles commençaient à disparaître mais luisaient toujours faiblement, comme réticentes à l’idée de partir. L’aube approchait, balayant le ciel d’un sillage de lumière violette à peine visible entre les arbres.
On avait jeté sur elle l’une des couvertures rêches qu’ils utilisaient pour se réchauffer – sans grand succès – lors de leur périple sur la Racine. Elle avait dormi près de Grunthor, toujours inconscient. Ils se trouvaient à l’abri d’un fourré de ronces épaisses. Un petit feu crépitait à quelques mètres d’elle, au-dessus duquel rôtissait un lapin en broche que venaient lécher les flammes.
Achmed, assis de l’autre côté du feu, sous les branches nues d’un buisson de forsythia, l’observait en silence. Lorsqu’elle repoussa la couverture, il lui adressa un signe de tête, auquel elle répondit par un sourire involontaire. Puis elle se tourna vers la montagne endormie qui ronflait à côté d’elle et l’examina. Grunthor n’avait pas l’air d’avoir trop souffert de cette formidable entreprise.
« Il va bien, dit Achmed, sa voix couvrant le grondement du feu.
— Bien », répondit-elle avant de se lever lentement. Ses muscles s’étaient engourdis pendant la nuit ; ses courbatures ne manquaient pas de lui rappeler son âge – quel qu’il soit. « Excusez-moi un instant. » Elle se dirigea vers l’est, heureuse d’avoir enfin retrouvé le sens de l’orientation, et chercha une clairière depuis laquelle voir le jour se lever.
Comme la nuit précédente, elle dégaina l’épée, s’émerveillant une fois encore de tenir la poignée froide juste en dessous des flammes qui ondulaient sur la lame et brûlaient avec plus d’intensité que leur feu de camp. Des nuances pourpres et roses coloraient l’arme embrasée, dans les tonalités de l’aube naissante. Rhapsody en sentait la chaleur sur son visage tandis qu’elle contemplait la lame, captivée par sa beauté.
Clarion, l’Étoile du Jour, l’avait appelée Achmed. Ce nom avait une résonance musicale, comme le son d’un coup de clairon à l’aube. Elle brandit l’épée devant elle, ferma les yeux et entonna son chant du lever du soleil, l’aubade par laquelle le peuple de sa mère adressait ses adieux aux étoiles, au lever du jour. Elle chanta doucement, pour ne pas attirer l’attention.
Son esprit se clarifia soudain. Elle voyait l’arme enflammée flotter devant elle, entendait son chant ; elle remarqua avec étonnement qu’elle changeait de tonalité, de vibration, pour s’accorder à celle de la jeune femme. Un sursaut de puissance la traversa, plus violent que tout ce qu’elle avait connu jusqu’ici. Rhapsody paniqua et lâcha l’épée dans la neige.
Elle ouvrit les yeux, expira et ramassa l’arme. Le feu n’avait pas faibli de son bref contact avec la terre froide et humide ; l’épée brillait même avec plus d’intensité lorsqu’elle la reprit en main. Elle frissonna et la rengaina rapidement, puis elle retourna au campement, où Grunthor s’éveillait tout juste.
Achmed avait observé Rhapsody avec attention. Elle projetait une petite ombre agile, debout à l’entrée de la clairière, tandis que des yeux elle scrutait le ciel, vers l’est. Le premier rayon de soleil vint se poser sur sa chevelure et l’enflamma d’un éclat plus intense que celui du soleil qui percerait bientôt.
L’or miroitant de ses cheveux couronnait son visage, rosé dans la lumière naissante, orné de ses deux émeraudes étincelantes. Elle envoyait des vibrations plus fortes que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’ici, des vibrations qui irradiaient la pureté intense du feu qu’elle avait traversé. Il paraissait évident qu’elle avait absorbé un peu de cet élément en l’affrontant, qu’elle se l’était lié par son chant. L’appel impérieux des flammes brûlait désormais en elle. Elle était fascinante ; la contempler avait quelque chose d’hypnotique. Le feu avait éradiqué toutes les imperfections de la chair. Sa beauté transcendait désormais tous les critères du goût humain. Cette perspective le fascinait, comme toutes les occasions d’exploiter ou d’apprivoiser le pouvoir.
Lorsqu’elle eut fini ses dévotions, elle vint s’agenouiller près de Grunthor, qui s’étirait, en proie à une douleur évidente, repoussant le réveil. Rhapsody lui effleura l’épaule de la main et lui chantonna doucement à l’oreille :
Réveille-toi, Petit Homme,
Laisse le soleil baigner tes yeux
Le jour t’appelle à venir jouer.
Les yeux toujours clos, Grunthor eut un large sourire lorsqu’il entendit la comptine des enfants de Seren. Tout en se frottant les paupières du pouce et de l’index, il s’assit en grognant. « Ça sent à manger, dit-il en entourant Rhapsody du bras.
— J’espère que vous faites allusion au lapin, plaisanta Rhapsody en jetant un regard au feu.
— Bien sûr.
— Eh bien, on ne peut jamais être sûr, avec vous, surtout lorsqu’on est à votre merci. Comment vous sentez-vous ?
— Au paradis, mam’zelle, dit-il en riant. Je préfère mille fois être ici plutôt que dans les entrailles là-dessous. » Ses yeux gigantesques la fixèrent. « Duchesse, vous avez fait quelque chose à vos cheveux ? »
Rhapsody éclata de rire. « Oui, je les ai recouverts de boue puante et de crasse, et je ne les ai pas coiffés pendant plusieurs siècles. Ça vous plaît ? » D’un air mutin, elle se mit à tirer le bout d’une masse emmêlée.
« En fait, ouais. Faut croire que la saleté vous va bien aussi, mam’zelle. Les femmes devraient toutes essayer ça. »
Elle le bouscula gentiment en se rendant auprès du feu où le lapin cuisait. Lorsqu’elle s’approcha, les flammes bondirent subitement pour aller noircir la peau.
« J’ai l’impression qu’il est cuit, Achmed. Si on ne le sort pas tout de suite, il n’en restera que des cendres. Dites, Grunthor, je peux vous emprunter le Bon Camarade un instant ? »
Grunthor sortit la lame menaçante et la lui tendit. Sans réfléchir elle la pointa dans le feu et piqua la viande, la retirant de la broche. Puis elle extirpa son bras du feu et offrit la viande à Achmed.
Grunthor siffla d’admiration. « Joli.
— Quoi donc ?
— Votre bras, ça va ? » demanda Achmed.
Perplexe, elle regardait Grunthor. « Bien. Il est censé être comment ?
— Après ce que vous venez de faire, je dirais : cuit à point. »
Rhapsody haussa les épaules. « Le feu n’est pas si chaud. Je ne suis restée qu’un quart de seconde. Bon, on partage, oui ou non ? Grunthor a faim, et il est de mon intérêt de veiller à ce qu’il soit rassasié au plus vite. »
Achmed fit glisser la viande de la lame et la déchira en morceaux. Il en tendit la moitié à Grunthor, puis divisa le reste en deux parts, pour Rhapsody et lui.
Ils mangèrent en silence, les hommes regardant fascinés Rhapsody engloutir sa portion. Depuis qu’ils la connaissaient, elle avait rarement mangé de viande. Peut-être les tranches de Racine lui avaient-elles donné un appétit pour des mets plus substantiels, ou simplement différents.
Le repas terminé et leur équipement remballé, Achmed jeta de la neige sur le feu. Rhapsody balaya les alentours du regard, puis mit son sac sur l’épaule. « Quel est le programme ? »
Accroupi à terre, Achmed leva les yeux vers elle avec un petit sourire narquois. « Vous avez l’air de savoir où vous allez.
— Eh bien, ce qui est certain, c’est que je ne veux pas rester ici. Je dois trouver un village et le moyen de rejoindre le port le plus proche.
— Vous rentrez, alors ?
— Bien sûr. Je ne serais pas même partie, si j’avais eu le choix. » Elle serra la mâchoire, mais ils remarquèrent tous deux qu’un petit muscle tressautait dans sa joue. Le périple le long de la Racine ne leur avait pas permis de mesurer combien de temps s’était écoulé. Ils avaient l’impression qu’un siècle avait passé, même si les traits de leur visage le démentaient.
La perspective que sa famille et ses amis aient pu mourir dans l’intervalle n’avait pas quitté Rhapsody, mais elle avait refusé de la laisser s’insinuer en elle tant qu’elle rampait dans ce tunnel interminable. Si elle y avait cédé, elle aurait tout simplement été dans l’incapacité de continuer.
« Très bien, dit Achmed. Je suppose que ce n’est que justice. Grunthor et moi nous vous accompagnerons jusqu’à la ville la plus proche. Alors vous déciderez si vous avez besoin de notre aide pour rejoindre le port. Nous vous devons au moins ça.
— Merci, répondit sincèrement Rhapsody. Je me sens plus en sécurité, à savoir que vous voyagerez avec moi encore un moment.
— Mais si vous devez voyager avec nous, il faudra que vous observiez les mêmes règles que nous. Les Bolgs doivent en général appliquer des mesures de précaution plus poussées. » Elle acquiesça. « La langue, pour commencer. Nous ne parlerons que bolg. Vous êtes très douée, maintenant. Serendair avait des ports très prospères et les langages des hommes et des Lirins y étaient très utilisés, la plupart du temps. Personne ne parle bolg que les Bolgs.
— Très bien », répondit Rhapsody dans leur langue.
Grunthor éclata de rire. « Vous venez de lui prouver qu’il a fait du bon boulot », fit remarquer le sergent.
Rhapsody haussa les épaules. « Il faut du temps pour percer les particularités d’une langue, ou pour attraper les expressions qui n’ont pas d’équivalent dans sa langue maternelle. Mais il est aisé d’arriver à une maîtrise compréhensible, ce que font la plupart des gens. C’est comme un motif musical.
— Bon, si nous sommes d’accord sur la question linguistique, parlons stratégie. Nous ne savons ni où nous nous trouvons, ni ce qui vit ici. De toute évidence nous ne sommes pas à la base de la Racinelle connectée à Sagia, quelle qu’elle soit. Nous avons dû nous éloigner de la Racine principale en creusant. Ce qui est probablement une bonne chose, puisque nous savons que Sagia était très surveillé. Pas besoin d’être grand clerc pour deviner que des gens vivent dans les parages, et que nous ne voulons pas les rencontrer, du moins pas encore. Il faut que nous en apprenions autant que possible à leur sujet et à propos de cet endroit avant qu’ils nous trouvent. » Rhapsody acquiesça et Grunthor l’imita. « Et lorsque nous déciderons d’entrer en contact, gardons le maximum d’informations pour nous, jusqu’à ce que nous en décidions autrement. C’est plus sûr pour nous tous. » La Barde hocha rapidement la tête. « Oh, encore une chose. Rhapsody, je suggère que vous gardiez cette épée que vous avez là bien camouflée, à moins que vous n’ayez vraiment besoin de la dégainer. Autant limiter le nombre de gens qui la verront. C’est un objet puissant. Je n’ai aucune idée de la façon dont il est arrivé ici, de l’autre côté du monde. Je doute que ce soit un bon signe.
— Très bien. On peut y aller, maintenant ? Plus vite on se remet en route, plus vite on arrivera au port », dit Rhapsody en sautillant d’impatience.
Achmed et Grunthor échangèrent un regard. Eux avaient tout leur temps. C’était là une sensation grisante.
Au bout d’une heure de marche rapide, Rhapsody se mit à trembler. Ils avaient quitté Easton au beau milieu de l’été, et elle était habillée en conséquence. À présent, les haillons de ce qui avait été ses vêtements étaient usés jusqu’à la trame et troués de toutes parts. Même en parfait état, ils n’auraient pas été appropriés à un froid pareil.
Rhapsody avait espéré que le rythme de la marche lui tiendrait chaud, mais le vent mordant balayant la forêt la congelait plus encore qu’auparavant l’humidité du tunnel. Le cœur de la Terre était perpétuellement détrempé, mais tiède sur presque toute sa superficie. Ici, à la surface, le froid les minait.
« Dites, mam’zelle, attendez un instant », ordonna Grunthor.
Il détacha deux des couvertures de laine sous lesquelles ils avaient dormi la nuit précédente, ces prises de guerre qu’ils avaient traînées tout le long de la Racine. Puis il dégaina Lucy, et d’un mouvement vif du poignet, il tailla une ouverture au milieu de chacune d’entre elles. Il en lança une à Achmed, qui passa la tête dans l’orifice, et s’enroula dans la couverture comme dans une tunique. Puis il tendit l’autre à Rhapsody, tout en rengainant son épée.
Grunthor eut un petit sourire en la regardant l’enfiler. Sur elle la cape de fortune était beaucoup plus grande, et lui tombait sur les poignets.
« J’espère que vous n’aurez pas à combattre qui que ce soit dans cette tenue », fit remarquer Achmed, amusé.
« J’espère aussi, dit-elle. Vu l’épée dont je me sers, je serai bien capable de m’immoler par inadvertance.
— Au moins vous auriez plus froid, pas vrai ? » fit Grunthor tandis qu’ils se remettaient en route.
Par endroits la neige était profonde, mais Achmed semblait capable de repérer les zones dangereuses rien qu’en jetant un œil à la couche blanche, et les guidait au plus sûr. On aurait dit qu’il suivait une carte inscrite dans son esprit.
Grunthor paraissait lui aussi posséder une compréhension innée de la terre. Il savait où se trouvaient les congères instables, où des trous se cachaient sous l’épais manteau blanc et où ils risquaient de tomber sur des murs de ronces ou des précipices qu’il leur fallait éviter. De temps à autre il indiquait ces obstacles à Achmed, qui adaptait immédiatement leur trajectoire. Pour des hommes se trouvant en territoire inconnu, ils maîtrisaient la géographie des lieux comme s’ils y étaient déjà venus.
En milieu d’après-midi, le ciel s’assombrit. La journée leur avait paru trop courte, même en plein cœur de l’hiver. Rhapsody avait entendu dire que, dans les parties les plus au sud de l’île de Serendair, le jour tombait très tôt et l’aube se levait très tard. Lorsqu’elle était enfant, son grand-père lui avait raconté qu’en mer, au large des rares petites îles encore plus au sud, les nuits étaient encore plus longues. Elle commença à se demander s’ils ne se trouvaient pas en fait très au sud, en un lieu où les nuits d’hiver semblaient interminables mais les journées d’été longues et douces.
Elle allait leur faire part de ses réflexions lorsque Grunthor suggéra un changement de trajectoire vers l’est, qui les amena sur une route étroite orientée nord-sud. Ils purent en déterminer l’âge en observant la taille des grands chênes et des frênes qui la bordaient et formaient une arche de feuillage au-dessus d’eux, rappelant l’ogive d’une basilique ancienne. La voie était bien entretenue, avec des ornières peu profondes sur son sol rocheux, laissées par les roues de chariots. La neige piétinée n’était plus qu’une gadoue marron et gelée. Ils contemplèrent la route en silence pendant un moment.
« Eh bien, j’imagine que nous ne sommes pas seuls », finit par commenter Achmed.
Rhapsody ressentit une brève étincelle d’ivresse en comprenant qu’une route telle que celle-là menait peut-être à une ville, et que même si cette ville n’était pas un port, elle trouverait sans encombre son chemin, à partir de là. Mais elle tempéra son excitation en songeant que cette route pouvait aussi aboutir à des habitants hostiles, ou bien encore se situer à des milliers de lieues de la mer. Néanmoins, c’était un début, le premier pas qui finirait par la conduire à Serendair.
Au bout de plusieurs heures, Achmed s’arrêta net.
« Que se passe-t-il ? » demanda Rhapsody.
L’homme lui intima l’ordre de se taire d’un geste sec de la main.
Il avait entendu du bruit, un son hors de son champ auditif. D’elle-même, une image de la configuration des lieux se forma dans son esprit ; une seconde plus tard, la scène était en mouvement. Sa vision descendait la route à une vitesse indescriptible, et accélérait encore. Les arbres se fondirent en un flou aveuglant. Les virages abrupts et les méandres de la route manquèrent lui faire perdre l’équilibre.
Il avait toujours été doté d’un sens de l’orientation surnaturel, dont il s’était servi le long de la Racine pour définir leur trajectoire à travers la Terre. Que Clarion, l’Étoile du Jour, un objet venu de Serendair, les ait attendus de l’autre côté, voilà un paradoxe qu’il lui fallait encore résoudre. Mais à présent, depuis qu’il avait traversé le feu, chercher le bon passage était devenu une expérience étourdissante. La main de Grunthor surgit brusquement et l’attrapa par l’épaule pour le stabiliser. « Ça va, m’sieur ? »
Achmed hocha la tête, se pencha en avant et posa les mains sur les genoux, baissant la tête pour retrouver son équilibre.
« C’était comme sur la Racine ? »
Il hocha de nouveau la tête. « Il y a un troupeau d’animaux à l’approche, et une chaumière un peu plus bas. Plus loin la route bifurque... Puis la vision s’est évanouie. Cette nouvelle aptitude va peut-être se révéler utile, mais il va falloir que je m’y habitue. »
Des braiements se firent entendre au loin. Les trois voyageurs scrutèrent l’horizon. Grunthor tendit le bras et les mena à l’intérieur d’une ravine bien camouflée sous un épais remblai de neige, qui leur assurait une cachette sûre et une vue dégagée. Ils se tapirent derrière un trou recouvert de neige et attendirent.
Achmed fit glisser son cwellan de son dos d’un coup d’épaule et l’arma. Lorsque sa vision avait dévalé la route à toute allure, il avait vu l’enfant qui menait les bêtes ; il essayait à présent de calquer son rythme cardiaque sur celui du petit. Comme une balle perdue, une flèche égarée, il cherchait en vain, ne trouvait rien. L’espace d’un instant, le monde s’obscurcit dans son esprit. Comme il l’avait craint, il avait perdu son don de sang.
L’idée de ce deuil le frappa de plein fouet, comme un des missiles lancés par sa propre arme. Sa capacité à toucher une cible à une distance improbable, à sentir les changements de rythme du monde était toujours là, mais plus aussi intense qu’auparavant.
Là où il entendait autrefois le brouhaha assourdissant de millions de cœurs, il ne percevait plus qu’un silence ponctué par le martèlement féroce et sourd de celui de Grunthor, et le rythme plus lent et régulier de celui de Rhapsody. Son don unique, sa faculté de se concentrer sur le rythme cardiaque de sa victime avait été la clef de sa survie. Cette perte-là était pire que celle de la vue, pire qu’une mutilation. Les implications de cette disparition le frappèrent peu à peu, et une vague nauséeuse le submergea.
Le troupeau apparut sur la route. Des bêtes épaisses aux poils hirsutes et aux grandes cornes courbes qui martelaient le sol comme un roulement de tonnerre.
À leur tête, armé d’une longue baguette souple, venait un jeune garçon, d’une dizaine d’années ou à peine plus, vêtu des vêtements simples de tout garçon de ferme serenne. Il sifflotait un air étrange que Rhapsody n’avait jamais entendu auparavant. Sur ses talons marchait un chien de berger noir et blanc qui lui rappela ceux que son père possédait, et avec lesquels elle avait grandi et appris à marcher.
Elle se tourna vers Grunthor et fit un signe de tête en direction du jeune garçon, mais le géant secoua la tête. Elle se remit à observer l’enfant et les animaux, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu.
Une fois la voie de nouveau libre, elle regarda Achmed. Même avec son visage en partie dissimulé, elle lisait le désespoir dans ses yeux. « Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Le Dhracien ne répondit pas, mais Grunthor eut l’air de comprendre ce qui clochait. Les deux Firbolgs avaient parlé ensemble des conséquences possibles de leur départ de l’Île, pour Achmed.
Lorsqu’il avait l’identité du Frère, son don était intimement lié à l’Île, en temps que premier de sa race à y être né. Enfant de sang, avait dit le sage dhracien, Frère de tous les hommes, semblable à aucun autre. À l’expression de son visage, Grunthor sut que ce qu’ils craignaient s’était finalement produit. Le lien était brisé, le don du sang disparu. Frère d’aucun. Il posa la main sur l’épaule d’Achmed. L’assassin la haussa à peine et, après avoir vérifié que le champ était libre, il grimpa sur le tronc et retourna sur la route.
Ils descendirent le chemin jusqu’à la ferme qu’Achmed avait vue, une étable et une simple cabane, entourées d’un modeste jardin gagné sur la forêt.
Le plus grand des deux bâtiments, où logeait le bétail, n’était qu’un petit kraal couvert, mais la ferme même était bien mieux bâtie, conçue pour utiliser le moins de matériau possible, mais pour un effet optimal.
Au-dessus de la porte d’entrée, on avait fixé un signe magique comme Rhapsody en avait vu toute son enfance. S’il était le même que ceux qu’on trouvait à Serendair (et la ressemblance était frappante), il était supposé repousser le feu et la maladie. Elle fit part de cette information à ses compagnons dans un murmure. Une fois encore, ils se cachèrent pour observer.
Tandis que le jeune garçon approchait de la maison, un homme en sortit ; ils échangèrent des paroles de courtoisie qu’aucun des trois voyageurs ne comprit. Les deux fermiers conversèrent avec bonne humeur tout en parquant les animaux, puis rentrèrent dans la maison. Une fois qu’ils furent à l’intérieur, les trois compagnons se détendirent.
« Avez-vous reconnu la langue ? demanda Rhapsody.
— Non. Mais certains mots avaient une consonance familière », dit Achmed.
Grunthor haussa les épaules. « Et vous ?
— Non. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais j’ai reconnu la cadence de notre langue, avec des rythmes et des structures de mots légèrement différents, cependant. »
Grunthor gloussa. « Peut-être que vous autres humains, vous parlez tous pareil.
— Peut-être. Que fait-on, maintenant ? On va frapper et demander le gîte et le couvert ? »
Les deux Firbolgs éclatèrent de rire à l’unisson. « Je crois pas, non, Votre Altesse. »
Rhapsody prit un air indigné. « Et en quoi est-elle si stupide, cette idée ? »
Achmed soupira. « Eh bien, d’après notre expérience, les Firbolgs ne reçoivent pas toujours le meilleur accueil, quand ils viennent frapper à la porte. Vous, vous serez peut-être la bienvenue. Je suis même certain que vous obtiendriez un lit pour la nuit, mais je doute qu’il serait vide, si vous voyez ce que je veux dire. » Rhapsody frissonna. Achmed ajouta en ricanant : « Bien sûr, c’est comme vous préférez. Je ne sais pas le prix que vous êtes prête à payer pour une nuit au chaud.
— Pas si cher. Que suggérez-vous ?
— Eh bien, commença Grunthor, plus au nord, il y a un certain nombre de fermes comme celles-là. Au sud la route débouche sur un petit village. Pas vraiment riche, mais bien arrangé. Au-delà, la route continue encore un peu.
» Mais j’vais vous dire : dans les bois, à un peu moins d’un kilomètre, juste au sud-est, il y a un joli vallon, avec un arbre tombé en travers. Si on jetait encore quelques branches sur cet arbre, on pourrait se faire un bon feu, et un petit repaire bien coquet, que personne verrait. »
Achmed et Rhapsody le considérèrent pendant un moment, puis se regardèrent. Leurs yeux se posèrent de nouveau sur le sergent.
« Tu peux me dire comment tu sais ça, au juste ? demanda Achmed.
— Aucune idée. Je le sais, c’est tout. J’en ai le pressentiment.
— Ah. Eh bien, voyons si on peut donner raison à ton pressentiment. »