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« Rhapsody, le clair d’Étoiles pénètre sous les flots. Tout se passera bien. »
Elle regarda Ashe sans y croire. Elle tenait l’épée près de la surface du lac d’Elysian et s’intéressait aux lueurs qui y papillotaient en projetant des ombres dans les profondeurs.
« Et si elle s’éteignait ? Oelendra me pourchassera jusqu’au jour où l’occasion de me tuer se présentera. »
Ashe rit et déposa un baiser sur sa tête.
« Si tu t’inquiètes à ce point, mieux vaut y renoncer. »
Rhapsody scruta les flots. Elle entrevoyait à proximité de la berge des stalagmites miroitantes qui reflétaient l’éclat de Clarion l’Étoile du Jour, en se parant de douces nuances de turquoise et de jade. Rhapsody était certaine qu’il y avait un véritable champ de telles excroissances immergées, apparues bien avant que l’eau n’envahisse la caverne. L’image hantait ses rêves nocturnes, ce qui l’avait incitée à parcourir chaque matin les berges du lac à la recherche d’un moyen d’explorer ses profondeurs.
Se munir de leurs épées pour aller nager était une idée d’Ashe. Il avait éclaté d’un rire joyeux face à sa réaction horrifiée lorsqu’elle avait pensé que l’ancienne arme des champions risquait de grésiller puis de s’éteindre au contact de l’eau. Il avait tenté de lui expliquer en quoi consistait la trempe d’une épée, la lumière inextinguible qui avait été enchâssée dans cette arme, mais il était évident qu’elle connaissait toujours le doute. Il la prit dans ses bras.
« Aria, je puis te jurer que les risques sont inexistants. Mais si cela t’inquiète, allons faire autre chose. Il existe un grand nombre de sites intéressants à découvrir, ici. »
Elle sourit. Elle avait beaucoup apprécié le temps consacré à répertorier les trésors d’Elysian. Ils avaient nagé dans des grottes emplies de formations cristallines purpurines, tandis que la lueur de Clarion nimbait les parois de son incandescence ; et ils avaient alors eu l’impression d’être gardés captifs à l’intérieur d’une gemme facettée.
Ils avaient remonté le torrent qui alimentait la cascade, pour trouver le point où l’eau jaillissait de la roche. Ils s’étaient avancés jusqu’à l’à-pic d’où les flots se déversaient dans le lac situé en contrebas. Et ils avaient découvert une petite prairie encaissée entre les parois qui les séparaient du ciel visible trois cents aunes plus haut, la version souterraine du pré que cernaient les murailles gardiennes de Kraldurge. C’était le site idéal pour pique-niquer au soleil, contempler les étoiles une fois la nuit tombée et faire l’amour.
« Non, déclara-t-elle d’une voix résolue. Je veux voir ces choses et, si tu es certain que cela ne peut endommager l’épée, je ne mets pas ta parole en doute. »
Elle plongea la pointe de l’arme dans l’eau. Les flammes qui en jaillissaient habituellement se transformèrent en halo lumineux, mais Ashe avait dit vrai, le feu n’en fut pas étouffé.
Rhapsody fut saisie d’excitation.
« Viens, dit-elle avec impatience. Déshabille-toi. »
Ils se dépouillèrent de leurs effets et pénétrèrent dans le lac, au demeurant glacial. Puis Rhapsody utilisa sa science du feu pour dégager de la chaleur, comme l’eût fait le soleil d’été si ses rayons avaient pu arriver jusque-là, et la température s’éleva autour d’eux.
« Ici, dit Ashe. Échangeons nos armes. Kirsdarke te permettra de respirer sous l’eau, car c’est l’épée de cet élément. Je n’en aurai pour ma part pas besoin. Si ça ne t’ennuie pas, bien sûr. »
Il n’eût confié son arme à personne sans un petit pincement de cœur, mais cela ne s’appliquait pas à Rhapsody.
Ce qui devait être réciproque, car ce fut en souriant qu’elle troqua Clarion l’Étoile du Jour contre l’épée aux incrustations bleues qu’il lui tendait. La lame changea de nature à l’instant où elle referma la main sur sa poignée ; les ondes miroitantes qui parcouraient sa surface s’éloignèrent de la garde pour aller disparaître à sa pointe, comme drainées à l’extérieur. La légère clarté diffusée par les volutes damasquinées disparut également, et l’arme parut acquérir de la matérialité. Elle était très belle, avec sa lame d’argent sertie de motifs compliqués de turquoise, mais elle n’avait plus le même aspect que dans la main d’Ashe… où elle paraissait composée d’eau en suspension dans le néant.
« Je l’ai tuée, murmura-t-elle avec nervosité.
— Oh, non ! » hoqueta Ashe en feignant la frayeur avant de voir Rhapsody écarquiller les yeux et de rire. « Je plaisante, Aria… Tout va bien. C’est l’aspect qu’elle a toujours quand ce n’est pas le Kirsdarkenvar qui la tient. »
Rhapsody fit glisser ses doigts sur la lame. « Tu es certain que je ne l’ai pas endommagée ?
— Absolument. Ton épée ne réagit pas dans mes mains comme dans les tiennes, elle non plus. »
Il disait vrai. Clarion l’Étoile du Jour avait tout d’une arme ordinaire. Si elle diffusait toujours la clarté du bout d’étoile qui y avait été enchâssé, aucune flamme ne léchait la lame. Rhapsody grimaça.
« Comme c’est étrange, murmura-t-elle. Tant Achmed que Grunthor l’ont tenue sans que le feu s’éteigne pour autant. »
De la mélancolie voila les yeux d’Ashe.
« La partie de mon âme que le F’dor a volée était justement celle liée à l’élément du feu, Rhapsody. Elle m’a cruellement manqué jusqu’au jour où tu es apparue dans ma vie. » Il sourit et la prit dans ses bras, pour l’attirer vers lui. « L’épée le perçoit, et c’est pour cela qu’elle réagit différemment à mon contact. Le seul feu qui anime mon cœur se trouve dans mes bras. »
Rhapsody l’embrassa. « Plus pour longtemps. »
Ashe tressaillit. Elle se référait à son projet de découvrir le Rakshas et le détruire, pour lui reprendre ce qu’il avait subtilisé. Cette pensée mettait Ashe mal à l’aise, aussi la chassa-t-il de son esprit pour n’y laisser que sa maîtresse aux cheveux d’or et le monde qu’ils comptaient explorer ensemble.
« Allons-y, si tu es prête. Mais n’oublie pas que, quoi qu’il advienne, tu ne devras pas remonter trop rapidement à la surface sous peine d’avoir de sérieux problèmes.
— C’est noté. »
Elle lui donna un dernier baiser puis abaissa avec méfiance Kirsdarke dans le lac. La lame disparut sitôt dans l’eau, et seule sa poignée resta visible. Ashe sourit, car cet échange démontrait à quel point ils se faisaient confiance. Puis il plongea sous la surface. Rhapsody put constater que Clarion diffusait toujours autant de clarté sous les flots.
Elle prit une inspiration puis se concentra avant de suivre Ashe. Elle eut conscience d’un paradoxe sitôt sous l’eau, car un son presque assourdissant s’élevait au cœur d’un profond silence. Ce milieu était saturé de bruits subtils que couvrait un fracas d’ouragan aquatique à la fois déconcertant et beau. Elle ferma les paupières et chercha son point d’origine. Il provenait de la base de la grande cascade.
Rhapsody se laissait flotter en restant à la verticale, les yeux toujours clos, ouverte à la musique de cet univers immergé, lorsqu’elle entendit un son encore plus bizarre dans un registre de baryton qui lui fit penser aux tintements d’une cloche enveloppée d’une bâche. Elle ouvrit les yeux sur un monde d’étrange clarté et de beauté, un milieu dans lequel certaines couleurs avaient été effacées et où ne subsistaient que des nuances atténuées par rapport à ce qu’on pouvait voir de la surface.
Il s’agissait en fait des rires d’Ashe, dont l’aspect la sidéra lorsqu’elle se tourna vers lui. Il était porté par les flots, un peu plus haut qu’elle, illuminé par l’éclat cristallin de Clarion. Ses cheveux blond-roux ceignaient sa tête d’une auréole métallique qui reflétait la lumière de l’épée au rythme langoureux de leurs mouvements aquatiques. Il avait une peau aussi claire que celle de Rhapsody, et son sourire radieux avait une blancheur de nacre. Ses yeux paraissaient encore plus étranges, à présent qu’il évoluait dans son élément. Brillants comme deux saphirs, ils se fondaient dans le milieu ambiant. En suspension comme s’il volait, le poing refermé sur la lame stellaire embrasée, il évoquait bien plus une apparition angélique qu’un homme. En proie à ce qui s’emparait d’elle chaque fois qu’elle songeait à son amour pour lui, Rhapsody sentit sa gorge se serrer et retint sa respiration.
Pour redouter sitôt après d’avoir inhalé de l’eau et connaître un début de panique. Elle désirait remonter à la surface, regagner le monde de l’air, mais elle surmonta sa frayeur. Elle recouvra son calme en découvrant que respirer ne lui posait aucun problème. L’ivresse que lui procurait ce nouvel univers se substitua à son angoisse. Ashe avait toutefois perdu son sourire en la voyant se débattre, et il se retrouva sitôt après à ses côtés. Elle hocha la tête pour le rassurer et il lui désigna les profondeurs.
Ils nagèrent vers le centre du lac, guidés par le faisceau lumineux que l’épée projetait devant eux. À six ou sept aunes de la berge les formations de stalagmites que Rhapsody avait entr’aperçues saillaient du fond pentu du lac pour renvoyer des reflets de cette clarté. Lisses et cristallines, contrairement aux colonnes dentelées qui dépassaient à la surface, elles avaient de douces nuances roses, vertes et bleues, avec des touches de violet de plus en plus nombreuses à mesure qu’ils descendaient.
Rhapsody découvrait à l’orée de cette forêt minérale des stalagmites de toutes tailles ; certaines lui arrivaient aux genoux et d’autres aux épaules. Elles étaient plus grandes tout en bas, et quelques-unes auraient surplombé sa maison si celle-ci avait été bâtie en cet endroit. Dès que la lueur de Clarion les atteignait, ces formations se paraient de magie, une douce beauté miroitante mise en relief par les ténèbres cernant la poche de lumière. Elles scintillaient aussi longtemps que l’épée restait à leur aplomb, puis la noirceur d’encre des profondeurs se les réappropriait.
Ashe avait dit vrai, le simple fait de tenir Kirsdarke permettait à Rhapsody de respirer. En détendant ses jambes, elle s’abaissa encore pour le suivre. Les concrétions de ce secteur ressemblaient bien plus à des lacis de dentelle qu’aux piliers massifs de sa périphérie. Comme laminée en plaques de plus en plus fines, la roche multicolore se prolongeait en extensions fragiles qui évoquaient des bras spectraux tendus dans les ténèbres. Par endroits, ces voiles arachnéens ployaient sous le poids du fluide qui les écrasait et les métamorphosait en dômes et en voûtes. Ce champ de concrétions avait tout d’une cité en sucre candi et filé, un royaume féerique dont les sujets étaient des poissons qui se faufilaient entre les roches pour fuir la lumière en frétillant.
Ils passaient devant une grande résille de roche verte et bleue, quand un éclat argenté retint le regard de Rhapsody. Elle fit un signe à Ashe, qui hocha la tête et plongea pour aller ramasser l’objet au fond du lac. Elle le suivit vers le bas de l’immense basilique sous-marine constituée de calcaire accumulé au fil du temps, puis elle regarda autour d’elle, émerveillée. La nef s’élevait au-dessus d’elle comme dans une véritable église, à une hauteur qui lui eût coupé le souffle si sa respiration n’avait été artificielle. Les dimensions étaient vertigineuses. Penser que cette contrée immergée et son immense dôme étaient dissimulés sous les prairies de Kraldurge la peinait. Il était regrettable que tant de beauté demeure invisible, inaccessible au commun des mortels.
Une contemplation interrompue par un bras musclé qui se referma autour de ses épaules. Elle se tourna pour voir Ashe flotter à ses côtés, sa chevelure changée en auréole lumineuse. Il leva les yeux vers les formations qui les surplombaient, sourit en même temps qu’elle et se pencha pour l’embrasser en écartant l’épée de leurs flancs. Après quoi il désigna la surface.
Rhapsody hocha la tête, à contrecœur, avant de remonter derrière lui vers l’air libre. Ils ne s’étaient pas aventurés dans le secteur le plus profond du lac, et elle devait laisser à son imagination le soin de se représenter les trésors engloutis dans la nuit éternelle.
Ils ramassaient leurs effets abandonnés sur le rivage lorsqu’elle regarda Ashe. « Qu’as-tu trouvé, là en bas ? » lui demanda-t-elle en tendant le doigt vers l’objet métallique qu’il serrait dans son poing.
Il le lui présenta et Rhapsody hoqueta puis éclata de rire. Il s’agissait du plantoir dont elle s’était servie quand elle et Achmed avaient découvert Elysian, même si une gangue de filaments rocheux nacrés rendait l’outil presque méconnaissable.
« Tu connais cet objet ?
— Oui, dit-elle en époussetant le sable qui adhérait à ses vêtements. C’est ce qui nous a permis de découvrir ce refuge. Je plantais tout là-haut quelques pensées sauvages, afin d’égayer la prairie, quand le sol a englouti mon plantoir. Il a dû tomber dans ce lac par une des trois cheminées qui laissent entrer la lumière.
— Il a sa place dans un musée », commenta Ashe.
Il la regarda se couvrir d’une des serviettes qu’ils avaient déposées sur la berge. Ses cheveux humides brillaient sous la faible clarté filtrant des hauteurs, et elle avait tout d’une naïade. Il la prit dans ses bras.
« Devrai-je me replonger dans l’étude des cartes que nous avons consultées tout à l’heure ?
— Non, répondit Rhapsody. Il est temps de dîner. Je compte regagner le Chaudron et passer la soirée avec Jo. J’ai un cadeau que je souhaite lui remettre. Elle est mélancolique et il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de rester seule avec elle. Qu’en dis-tu »
Non. Attends. Tu m’appartiens, soupira le dragon. Mon trésor. Je refuse de te partager.
« Voilà qui est parfait, dit-il pour faire taire la voix intérieure. Je vais t’accompagner. Comptes-tu passer la nuit là-bas ?
— Tout dépendra de ses sentiments. Si tout se déroule comme je l’espère, alors oui. Nous pourrons peut-être renouer les liens qui nous unissaient autrefois, elle et moi.
— Avant que je m’immisce dans vos existences. »
Elle le foudroya du regard.
« Évite de terminer mes phrases à ma place quand tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai l’intention de dire. J’allais déclarer : avant que la situation n’évolue. Jo est une grande fille. Je lui ai rapporté ce que tu m’as raconté en cours de route sur votre différence d’âges et ce que tu espères de la vie, avant de te faire venir ici. Elle a paru l’accepter. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai joué au trouble-fête en étant égoïste et ne lui accordant pas plus d’attention. M’éloigner d’Elysian, et de toi, pour regagner le Chaudron m’était bien trop pénible. »
Elle frissonna à son corps défendant.
« Rechercher le bonheur n’est pas de l’égoïsme, Rhapsody. Tu as vécu des choses horribles. Il serait temps que ta vie soit plus douce. »
Elle sourit et se pencha vers lui pour l’embrasser.
« C’est drôle, il me semble t’avoir tenu exactement les mêmes propos voici quelques jours.
— Sache que je n’ai aucun scrupule à faire du plagiat, si cela me permet de traduire fidèlement ce que je souhaite exprimer. » Il répondit à ses baisers et tenta de contenir le désir qui transparaissait dans ses yeux quand elle pivota pour pénétrer dans la maison. « Je te rejoins dans une minute.
— Je t’attendrai au premier, fit-elle en lui jetant un regard par-dessus son épaule. C’est l’été. Rien n’empêche de repousser un peu l’heure du repas. »
Elle retira sa serviette de façon mutine et entra, sans fermer la porte derrière elle.
Ashe soupira, assailli par la chaleur qui l’envahissait chaque fois qu’elle lui souriait. Il inspira à fond et tenta de se remémorer les souffrances qui avaient accompagné un tel geste pendant tant d’années, sans y réussir. Elle avait chassé la douleur et empli son âme d’une douceur presque tangible. Il aurait tant aimé que cela puisse durer !
Le dragon remarqua à l’orée de son champ de perception un objet argenté qui miroitait sous la clarté brumeuse de l’après-midi et Ashe gagna le bord de l’eau pour l’étudier de plus près. Là, sur la grève de rocher et de sable, il voyait le petit bouton d’argent jeté dans le lac le matin où il avait finalement renoncé à Emily. Il se pencha pour le ramasser.
Il n’avait pas perdu sa brillance, il n’avait pas été altéré par ce séjour dans l’eau. Il lui adressait ses scintillements et, pour la première fois, le voir ne s’accompagna d’aucune mélancolie. Emily avait acquis un statut de joyeux souvenir, c’était une perte qu’il acceptait enfin. Il pouvait la garder tout au fond de son cœur, avec le reste de son Passé. Il était heureux, comme elle l’aurait très certainement souhaité.