42.
Voici exactement ce qui s’est passé, chers lectrices et lecteurs. Voici comment s’est déroulé ce troisième « meurtre » autour duquel ont circulé tant de rumeurs atroces à la télévision et dans la presse. Ceci est ma déposition et je peux vous assurer que tout ce que vous allez lire est inédit.
Patrick aimait son métier, aimait les grands hôtels qu’il avait bâtis. J’avais la conviction qu’il aimait Allie et Jennie comme il m’aimait moi. Et il aimait la mer, il aimait la voile.
Un seul point noir subsistait dans sa vie : son fils Peter, qui lui disputait continuellement le contrôle de la société, et notamment l’hôtel Cornelia. Peter avait également clairement fait savoir qu’il me méprisait royalement. Nous nous étions donc résolus à vivre avec ses attaques.
Jamais je n’oublierai cette journée, début mai. C’était notre première sortie en mer du printemps et nous étions heureux de passer un peu de temps en tête à tête.
Nous nous étions levés et habillés avant l’aube pour boire un chocolat chaud à 5 heures. Ma nouvelle employée de maison, la merveilleuse Mme Leigh, vint nous souhaiter une bonne journée : « Ne vous inquiétez pas, madame Bradford, je m’occuperai de tout. » Je lui faisais totalement confiance. Elle avait élevé ses deux beaux enfants et faisait déjà partie de notre famille.
On avait pris la voiture pour aller jusqu’à Port Washington, sur Long Island. Une journée entière en amoureux. Quel bonheur !
À 6 h 30, nous étions sur le ponton tacheté de soleil du très sélect Victorian Manhasset Bay Yacht Club. L’air vif nous piquait le visage, mais de longues heures de plaisir et de détente nous attendaient. Au beau milieu du débarcadère, je ne pus résister, j’enlaçai Patrick, l’embrassai longuement et lui chuchotai à l’oreille :
— Je t’aime. C’est tout bête, mais je t’aime.
— Tout bête, mais pas si courant, et tellement génial quand ça arrive. Moi aussi, je t’aime, Maggie.
Un instant plus tard, nous posions le pied sur le Rebellion. Nous allions mettre le cap à l’est, m’expliqua Patrick, « vers le soleil, pour nous éloigner de la planète Terre ».
Il entama une rapide inspection du bateau.
— La tempête de la semaine dernière a causé de sacrés dégâts. Il y a encore de l’eau dans la cale. La batterie doit être morte, et l’antenne radio est fichue. Et merde… Rappelle-moi de ne jamais faire construire un paquebot de luxe, ce serait le prochain Titanic.
Le Rebellion a pris la mer vers 6 h 45. Une belle journée s’annonçait. Je pouvais passer tout mon temps avec Allie, qui me manquait déjà, mais j’avais réellement besoin de quelques heures de vacances. J’étais en manque de Patrick.
C’était une matinée radieuse et, sous un ciel aussi bleu, je ne pouvais être qu’en forme. Patrick se prélassait à la proue. À l’horizon, un ketch de quarante-huit pieds glissait lentement vers les Caraïbes.
À midi, une petite houle s’était levée et nous étions déjà à des milles de New York l’abrutissante. Oubliés, l’hôtel, Peter O’Malley, et même Jennie et Allie. Nous étions ensemble, avec l’océan pour seul témoin. Patrick allait-il en profiter pour renouveler sa demande en mariage ?
Soudain, de gros nuages pelucheux, d’un noir de suie, surgirent au nord-ouest. Une tempête se rapprochait à une vitesse étourdissante. En l’espace de cinq minutes, la température dégringola de plus de cinq degrés.
— Merde, dis-je. Tu m’avais réservé une petite aubade, c’est ça ? C’est malin ! Je déteste ça !
Patrick scrutait le ciel avec anxiété.
— Je vais appeler les gardes-côtes et leur réclamer un point météo. Avec un peu de chance, on pourra peut-être attendre que ça se passe.
Il fit mine d’aller vers la cabine, mais s’interrompit.
— Mais non, je ne peux pas, la radio est HS. Je crois qu’on va devoir rentrer au port. Prends la barre, Maggie, et surtout ne lâche pas.
— Ouille, ouille, ouille…
Pendant que je me bagarrais avec la roue du gouvernail, Patrick serrait la grand-voile. Ça tirait trop à l’avant, et il avait décidé de la remplacer par un petit foc. Et si cela ne suffisait pas, nous retournerions à Manhasset au moteur.
Puis la tempête se déclara. Un brouillard glacé enveloppa subitement le voilier et des trombes d’eau s’abattirent sur nous. Le vent hurlait dans la voilure. Des paquets d’eau de mer balayaient le pont. Les éléments se déchaînaient avec une violence inouïe.
Mes mains glissaient sur la barre et j’avais du mal à maintenir le cap. La frénésie avec laquelle il nous fallait réagir avait quelque chose de grisant, mais la peur guettait, tel un serpent lové sous nos pieds, prêt à frapper. Notre petite croisière avait cessé d’être drôle.
Patrick émit un juron, puis un autre, bien plus poussé celui-ci. Glissant et dérapant à chaque pas, il se précipita vers une voile qui claquait au vent comme un drap humide.
En arrivant sur la toile, il eut comme un instant d’hésitation. Sa jambe gauche le trahissait, semblait-il. Telle était mon impression : il traînait la jambe.
Il marqua un temps d’arrêt, comme s’il avait oublié quelque chose, et tomba à genoux. On aurait dit que quelqu’un venait de lui assener un coup sur le crâne.
— Patrick ! ai-je hurlé.
Il tenta de se relever et là, je le vis porter la main à sa poitrine. Puis il s’effondra comme une masse.
— Patrick !
Je courus le rejoindre sur le pont détrempé. Livide, il respirait par à-coups, gisant sur un flanc. Il grimaça lorsque je voulus le placer sur le dos. Soudain, c’est moi qui manquai d’air. J’avais comme un poing serré au creux de l’estomac.
Je trouvai des couvertures de laine et un morceau de bâche verte, le recouvris aussi bien que possible, pris sa main. Je ne voyais plus très bien ce que je faisais.
— Tu es partie, me souffla-t-il à l’oreille. S’il te plaît, ne recommence jamais ça. Je veux te regarder, Maggie.
J’essayais de l’empêcher de bouger pendant que les vagues nous submergeaient sans relâche.
— Je suis là et pas question que tu partes, toi non plus.
Tout va s’arranger, tu vas t’en sortir sans problème.
Je croyais ce que je disais, du moins y croyais-je un petit peu, mais le serpent de peur qui était tapi en moi s’était déroulé et je dus me détourner pour que Patrick ne le lise pas sur mon visage.
Quand je le regardai, son visage était blême, gris cendre.
Malgré le vent glacé, des gouttelettes de transpiration perlaient sur son front et sa lèvre supérieure. Je me dis : « Oh, mon Dieu, je l’aime trop, faites que ça n’arrive pas… »
— Si jamais je ne réponds pas à l’appel, je veux que tu sois heureuse, et que tu fasses tout pour qu’Allie le soit aussi, mais je te fais confiance. Et s’il te plaît, arrange-toi pour que Jennie n’épouse pas un Irlandais. (De cette voix feutrée que j’aimais tant, il ajouta :) Promets-le-moi.
Je refoulais mes larmes. Je lui chuchotai :
— Oui, je te le promets.
— Je t’aime, ma chérie. Maggie, je t’aime. Tu es la meilleure.
Il y avait dans ses yeux cette lueur espiègle que je connaissais bien. Et puis, brusquement, son regard bascula dans le vide.
J’entendis un bruit bizarre monter du tréfonds de sa poitrine, et il me lâcha la main. Il m’a laissée, comme ça. Tout bêtement, sans complications, comme à notre habitude.
Alors, les yeux fixés sur lui, je me mis à hurler : — Mon Dieu, non, ne le laissez pas mourir !
Et je le serrai contre moi en sanglotant, la tête collée contre sa poitrine silencieuse et inanimée.
— Oh, s’il vous plaît, faites que ça n’arrive pas. Je ne sais pas qui est là-haut, mais ayez pitié…
Patrick ne m’entendait pas. Il s’en était allé, aussi vite qu’avait surgi la tempête.