6
Vendredi 30 septembre, 18 h 45
Le Dr Marshall était restée silencieuse pendant presque toute la durée du trajet entre le commissariat et son appartement. Elle n'avait ouvert la bouche que pour indiquer le chemin à Steven. Il trouva une place où se garer juste devant son immeuble et quand ce fut fait, il se tourna vers elle pour étudier son visage. Elle avait fait sa déposition, puis elle n’avait plus dit un seul mot, comme si la gravité de la menace lui était enfin apparue. Il avait déjà vu de telles réactions. A chaud, les gens ont tendance à réagir avec une bravoure et un optimisme exagérés — jusqu'à ce que l'adrénaline cesse de faire son effet et que la conscience de la réalité les atteigne de plein fouet. Il soupçonnait la jeune femme d'en être précisément à ce stade et de retourner dans sa tête toutes les hypothèses quant à l'auteur de ce message, de se demander s’il allait mettre ses menaces à exécution.
Elle se tenait immobile sur son siège, la tête baissée et les yeux rivés sur ses mains jointes. Ses cheveux masquaient son visage à l'exception du bout de son nez. Sur sa main gauche, il n’y avait pas de bague, comme il l'avait déjà constaté, mais il avait remarqué depuis qu'elle portait au pouce droit un gros anneau en argent assez épais au motif d'inspiration celtique. Une bague d'homme, avait-il songé aussitôt.
Et cette idée ne lui avait pas plu. Il n'aimait pas savoir qu’elle portait une bague d'homme — ou plutôt qu'elle portait la bague d'un homme particulier, selon toute probabilité — ni la sentir inquiète. Mais, bien sûr, tout cela n'avait guère d'importance, au fond, puisqu'il la connaissait à peine et que c'était la première fois qu'il la voyait.
Comme la dernière, sans doute.
Cette idée ne lui plaisait pas non plus. Il n'avait aucune envie de la laisser partir et redoutait que le moment qu'ils venaient de passer ensemble puisse toucher à sa fin. Il se trouva stupide. Comme s'ils avaient passé un vrai moment ensemble ! Ils s'étaient rencontrés pour parler de Brad, et ne se reverraient probablement plus jamais. Et pourtant, il hésitait à prendre congé. Son silence l'inquiétait, ainsi que l'anxiété avec laquelle elle fixait ses mains, crispées sur ses cuisses. Elle semblait à des années-lumière de lui. Il n'osait parler de peur d'interrompre le fil de ses pensées.
Il se pencha pourtant vers elle, sentant une fois encore le parfum de lait de coco qui imprégnait sa chevelure.
— Docteur Marshall ? dit-il à voix basse.
Elle releva brusquement la tête ; ses yeux écarquillés rencontrèrent ceux de Steven et ses joues se colorèrent du plus charmant rosé.
— Excusez-moi, dit-elle. Je ne m'étais pas rendu compte que nous étions déjà arrivés.
Elle baissa de nouveau les yeux et se mit à tripoter nerveusement la bague en argent.
— Je crois que je viens seulement de prendre conscience que quelqu'un me déteste assez pour crever les pneus de ma voiture et pour m'adresser une lettre de menace...
Elle esquissa un sourire avant d'ajouter :
— Avec une faute d'orthographe, en plus !
Il lui rendit son sourire.
— Vous êtes prête à rentrer chez vous ?
Elle prit son sac à main.
— Oui. Donnez-moi juste une seconde pour retrouver mes clés...
Elle fouilla quelques instants dans ses affaires avant de s’arrêter et de le regarder. Dans la pénombre de l'habitacle, ses yeux semblaient presque noirs. Elle fronçait les sourcils.
— Je crois que c'est vous qui les avez, dit-elle après un moment de réflexion.
— Ah, oui...
Sans la quitter des yeux, il plongea la main dans la poche de son veston et en sortit le trousseau.
— Tenez…
Elle prit ses clés avec précaution, en évitant soigneusement de lui effleurer la main. A la grande déception de Steven, que cette déception agaça.
— Les coordonnées de la société de remorquage sont dans votre sac, lui indiqua-t-il en se calant sur son siège. Votre voiture sera prête demain à midi. Et n'oubliez pas d'appeler le commissariat de Raleigh pour qu'ils vous transmettent le rapport de police destiné à votre compagnie d'assurances.
Elle parut déconcertée un instant et cligna des yeux.
— Excusez-moi, dit-elle. Mon cerveau ne fonctionne pas très bien, ce soir. J'ai oublié le nom du policier qui a enregistré ma plainte...
— C’est normal... Vous êtes en train de subir le contre-coup d’une montée d'adrénaline.
Il sortit sa carte de visite et un stylo de son veston. Il y griffonna le nom du policier en question.
— Il s'appelle Al Pullman et il travaille au Service des enquêtes.
Il hésita avant d'ajouter :
— Il y a mon numéro au bureau de l'autre côté. N'hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Elle empocha la carte en se mordillant la lèvre.
— Vous avez une autre carte ? demanda-t-elle.
Sans dire un mot, il lui en tendit une et la regarda écrire au verso en lettres capitales bien nettes. Elle leva les yeux, toujours en se mordillant la lèvre, et il sentit le désir monter en lui, l’envie de lui mordiller les lèvres, lui aussi. C'était primitif et complètement déplacé, d'autant que, dans quelques minutes, ils seraient séparés et qu'il ne la reverrait probablement pas.
Elle lui rendit la carte.
— Je ne cherche pas à vous... faire des avances, monsieur Thatcher, murmura-t-elle. Je veux juste que vous sachiez que je me soucie énormément de Brad. Si vous avez besoin que nous parlions encore de lui, voici mon numéro de téléphone, mon courriel et mon adresse.
Steven glissa la carte dans sa poche.
— Merci.
— Je vous laisse rejoindre votre famille, maintenant. Merci pour tout...
Elle sortit de la voiture et le salua de la main.
Il la regarda boiter sur le trottoir jusqu'à la porte de son immeuble. Le bâtiment, haut de deux étages, était pourvu d'une grande baie vitrée qui occupait toute la façade et au travers de laquelle on pouvait voir l'escalier qui desservait les étages. Ce qui signifiait sans doute qu'il n'y avait pas d'ascenseur. Elle avait inscrit « Appartement 2-D » sur la carte, ce qui voulait dire qu'elle habitait au deuxième étage. Il continua de la regarder tandis qu'elle franchissait la porte d'entrée, puis qu'elle gravissait péniblement, une à une, les marches menant au premier. Elle fit une pause sur le palier et en profita pour ôter ses chaussures.
Steven laissa échapper un soupir. C'était bien lui qui, par sa maladresse, avait provoqué cette blessure, même si ses chaussures étaient tout à fait inconfortables et périlleuses pour l'équilibre. Et rester assis dans sa voiture tandis qu'elle montait chez elle avec tant de difficultés, voilà qui était contraire à tous les principes que sa mère lui avait inculqués : tenir la porte aux dames, leur offrir son parapluie et réconforter les gens que l'on avait blessés. En fait, sa mère n'avait jamais mentionné une telle situation, mais elle n'aurait pas manqué de le faire si l'occasion s'en était présentée. Offrir son aide était ce qu'un gentleman se devait de faire. Ce qui lui donnerait une dernière occasion de la sentir tout près de lui et de humer ce parfum délicieux qui lui donnait envie de savoir s'il l'était toujours autant sur sa peau nue. Il inspira profondément. Sa peau nue...Mais qu'est-ce qui lui arrivait, bon sang ? Il la connaissait à peine et elle était le professeur de chimie de son fils !
Il dut admettre cependant qu'il avait très envie de la raccompagner jusqu'à la porte de son appartement, quelles que soient ses motivations.
Alors, vas-y, couillon... Qu'est-ce que tu attends ?
Il sortit en hâte de la Volvo et la rejoignit en quelques bonds sur le palier intermédiaire où elle faisait une pause.
Elle eut une petite grimace en le voyant apparaître.
— Là, je vais vraiment me sentir coupable de retarder votre retour auprès de vos enfants, dit-elle. Je vais très bien. Ne vous inquiétez pas pour moi et rentrez chez vous, monsieur Thatcher.
Il lui prit les chaussures des mains et lui offrit son bras.
— Appelez-moi Steven, dit-il, regrettant aussitôt cette familiarité qui lui parut aussi incongrue que prématurée.
A présent que le mur des formalités était détruit, rien ne pourrait le rebâtir. Même s'il le voulait. Mais à en juger par les images torrides qui défilaient dans son esprit, il ne le voulait pas…
Elle prit bras en le regardant avec une gratitude teintée d’embarras.
— Moi c'est Jenna, répondit-elle. Merci. Mais, vous savez ce n'est vraiment pas la peine...
Elle grimpa une marche en s'appuyant sur lui.
— Mais merci quand même.
Le temps qu'ils parviennent à la porte de son appartement, elle était toute rouge, et lui encore plus. Il se félicita de porter une veste qui couvrait son entrejambe et se dit que le fait qu'il ne la reverrait plus était une bonne chose, tant il se sentait incapable de maîtriser son désir.
— Je vous remercie encore une fois, dit-elle en souriant et en lui tendant la main. J'ai été ravie de faire votre connaissance. Merci pour votre aide.
Il lui serra la main.
— Et moi je vous remercie pour tout ce que vous faites pour mon fils.
Elle prononça ensuite un ou deux mots qui furent couverts par un brusque concert d'aboiements.
— Je suis très attendue...
Elle désigna la porte et précisa :
— Il faut que j'aille le promener.
— Ce sont quoi, vos chiens ?
Jenna regarda vivement à droite puis à gauche avant de répondre, avec une feinte jovialité :
— Oh ! je n'en ai qu'un. Un seul chien !
Elle jeta ensuite un coup d'œil vers la porte de l'appartement voisin et roula de gros yeux.
— Tout va bien, madame Kasselbaum, dit-elle à voix haute. Pas la peine de vous inquiéter...
Steven regarda à sa gauche, juste à temps pour voir une porte se refermer.
— Une voisine curieuse ?
Jenna haussa les yeux au ciel.
— Sa curiosité dépasse tout ce que vous pouvez imaginer !
Les aboiements reprirent et Jenna enfonça sa clé dans la serrure.
— Eh bien, merci encore, Steven, et au revoir, dit-elle précipitamment.
Il haussa les sourcils. Elle essayait de se débarrasser de lui ? Un rapide coup d'œil dans l'entrebâillement de la porte lui fit comprendre pourquoi.
— Votre chien est passé à la télé, Jenna ?
Elle le regarda d'un air ébahi.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
Il haussa les épaules.
— Un chien à deux têtes ferait un malheur dans un talk-show.
Il se pencha vers elle.
— Surtout si, en plus, il aboie en stéréo.
Il vit ses joues s'empourprer.
— Oh ! et puis zut, lâcha-t-elle en ouvrant la porte. Entrez et refermez bien derrière vous...
Il la suivit dans son appartement et ne fut guère surpris de découvrir deux bergers allemands identiques, accroupis sur le parquet de l'entrée et montrant les crocs. Leurs aboiements s’étaient transformés en grondements menaçants.
— Tout va bien, leur dit Jenna. Taisez-vous ! Couchés !
Les deux chiens se couchèrent d'un même mouvement et cessèrent de gronder aussitôt. Mais ils continuaient de fixer Steven d'un œil méfiant.
— Impressionnant, dit-il.
— Ils sont bien dressés ; ils ne feraient pas de mal à une mouche…
Steven secoua la tête.
— Je n'en jurerais pas.
— Ils sont dressés pour me défendre, en fait. S'ils sentent que je suis en danger...
Elle haussa les épaules, sans terminer sa phrase.
Steven détourna son regard des chiens pour examiner le salon. La pièce était décorée dans des tons bruns chaleureux. Un large canapé qui semblait très confortable était adossé à l'un des murs. Le mur du fond était couvert de photos encadrées. Il aurait voulu les examiner une à une, afin d'en apprendre davantage sur cette femme qui se faisait du souci pour Brad. Mais le pas qu'il esquissa pour ce faire provoqua de nouveaux grondements de la part des deux bergers allemands.
— Pourquoi avez-vous deux chiens pour vous défendre ? Et pourquoi est-ce un secret ? demanda-t-il.
Elle marcha en boitant jusqu'à un vieux bureau à cylindre. Elle l’ouvrit et se mit à farfouiller dans les tiroirs.
— Je suis une femme et je vis seule. Je trouve que c'est plus sûr d'avoir des chiens qu'une arme à feu. Mais où est-ce que j'ai mis cette bande Velpeau ?
Il hocha la tête.
— Vous êtes prudente et vous avez raison de l'être. Mais pourquoi m'avoir menti, sur le palier ? Pourquoi avez-vous dit qu’il n'y avait qu'un seul chien ?
— Ah, la voilà !
Sans répondre, Jenna sortit la bande et s'assit sur la chaise qui faisait face au bureau.
— Tournez-vous, s'il vous plaît.
— Pardon ?
Jenna rougit de nouveau.
— Je voudrais bander ma cheville mais mon bas m'en empêche... Et vous en avez déjà vu davantage que ce que je montre à la plage. Tournez-vous...
Steven s'exécuta docilement, la respiration soudain courte. Le souvenir des longues jambes de Jenna dans leurs bas de soie suffisait à lui couper le souffle. Il serra les dents en entendant le froissement de l'étoffe dans son dos, regrettant de n'être pas celui qui faisait ainsi glisser les bas. Il se força à inspirer profondément. A relâcher son souffle lentement. A chasser de son esprit le souvenir des deux longues jambes qu'il avait eu tout le loisir d'admirer. Mais il n'y parvint pas et à l'issue de ce petit exercice respiratoire, son cœur battait toujours aussi fort.
Il n'aurait pas dû se trouver là, chez cette femme. Il fallait qu'il s'en aille mais n'en trouvait pas la force.
Il se racla la gorge et répéta sa question :
— Pourquoi avoir menti au sujet des chiens ?
— Parce que mon bail stipule que je n'ai pas le droit d'en avoir plus d'un, répondit-elle. Vous pouvez vous retourner, maintenant. Je suis de nouveau décente.
Elle l'était en effet, à la grande déception de Steven. Elle avait remis sa jupe en place et était en train d'ajuster son bandage à la cheville.
— Pourquoi en avez-vous deux, alors ?
Elle acheva de fixer le bandage avant de lever les yeux vers lui.
— Parce que je ne sais pas dire non à une bête qui me regarde avec des yeux tristes, répondit-elle. J'ai travaillé bénévolement dans le refuge local de la SPA et, un jour, quelqu'un a ramené un berger allemand, une femelle enceinte qui avait été abandonnée... Elle a eu une portée de huit chiots et j'en ai pris un.
Elle désigna le chien qui se trouvait à sa gauche.
— Jim, mes chaussures !
Le chien se leva et se rendit en trottant dans la chambre à coucher.
— Quant à Jean-Luc, poursuivit-elle, il ne trouvait pas de maître pour l'adopter, parce qu'il voyait mal d'un œil, et il allait être piqué.
Elle soupira avant d'ajouter :
— Je ne pouvais pas le laisser mourir... Je m'occupais de lui depuis sa naissance. Alors je l'ai ramené chez moi.
Elle claqua des doigts.
— Jean-Luc, mes pantoufles !
Le second chien se leva à son tour et suivit l'autre dans la chambre.
— L'œil de Jean-Luc a été bien soigné, en fin de compte, et je suis censée n'avoir qu'un chien ici, mais je me suis inscrite sur une liste d'attente pour obtenir un logement où on autorise deux chiens par appartement.
L’air un peu coupable, elle précisa :
— Je suis donc obligée de les promener un par un, en espérant que les voisins pensent qu'il s'agit du même chien, jusqu'à ce qu'on m'attribue un de ces appartements. Mme Kasselbaum me soupçonne. Elle est tout à fait du genre à me dénoncer à la gérance de l'immeuble pour que je me fasse expulser.
Steven secoua la tête, incapable de contenir son sourire.
— On commence par de petites tricheries et on finit par dévaliser des banques, lança-t-il. Vous êtes sur la pente du crime et de l'immoralité, docteur Marshall !
— Jenna, le corrigea-t-elle en plissant des yeux d'un air las. Vous ne le répéterez pas, hein ? Je vous préviens que si vous me trahissez, je me verrai dans l'obligation de vous tuer et de vous donner en pâture à mes deux molosses !
Steven fit mine de frémir à cette perspective.
— Je vous promets que je ne préviendrai pas votre propriétaire !
Elle hocha la tête.
— Bon, tant mieux. Tiens, les revoilà ! Vous en avez mis du temps !
Steven vit avec stupéfaction les deux chiens revenir dans le salon. L'un tenait une paire de chaussures de sport dans la gueule, l'autre une paire de pantoufles pelucheuses ornées de Titi le canari.
— C'est incroyable ! s'exclama-t-il. Ils ont dû suivre un long dressage pour être capables de ça !
Jenna sourit et le cœur de Steven bondit dans sa poitrine.
— J'essaie de leur apprendre aussi à aller chercher de la bière et de la pizza dans le frigo, mais ils ne peuvent pas s'empêcher de manger la pizza en route.
Elle leur gratta la tête à tour de rôle.
— Mais ce n'est pas vous qui les avez dressés pour la défense, quand même ?
Elle secoua la tête en glissant son pied blessé dans l'une des pantoufles.
— Non. Il y a eu une vague de cambriolages dans le quartier, l'année où j'ai emménagé ici. Alors j'ai trouvé un centre de dressage du côté de Pineville.
Elle mit l'autre pied, son pied valide, dans la chaussure de sport qu'elle entreprit de lacer, puis elle releva la tête.
— Je déteste les armes à feu, poursuivit-elle. Je préfère faire travailler mes chiens comme gardes du corps en échange de leur pâtée.
Pineville... Steven consulta furtivement sa montre et fit la moue, tandis que Jenna se relevait pour aller chercher son manteau dans la penderie de l'entrée. Il avait encore des heures de travail de paperasse à accomplir avant de se coucher, et il n'avait toujours pas parlé avec Brad.
— Bon, alors vous allez bientôt arrêter de tergiverser ? lui demanda soudain Jenna, le nez dans la penderie.
Steven fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
Elle réapparut en tenant un club de golf à la main.
— Vous ne cessez de retarder le moment de parler avec Brad.
Elle atténua son reproche d'un sourire gracieux, avant de continuer :
— ça ne me dérange pas, remarquez. Moi-même, j'ai longtemps tergiversé, aujourd'hui, à son sujet : avant de noter ce test et avant de me décider à vous appeler. Un peu d’appréhension, c'est tout à fait normal. Ça ne me dérange pas d’être le prétexte que vous vous donnez pour reculer l’échéance. Mais je crois vraiment qu'il est temps pour vous de rentrer chez vous, Steven...
Elle prit une laisse et fit claquer sa langue. L'un des deux chiens se leva d'un bond. Elle fixa la laisse à son collier.
— Brave bête..., dit-elle.
Elle ouvrit la porte et attendit que Steven lui emboîte le pas.
— Je ne tergiverse pas.
Elle haussa les épaules.
— Ah bon ?
Puis, regardant par-dessus son épaule, elle ajouta :
— Refermez bien la porte derrière vous.
Il s’exécuta et la suivit dans l'escalier. Une fois sortie de l’immeuble, elle s'arrêta sur le trottoir, à côté de la Volvo.
— Je ne tergiverse pas, répéta-t-il avec de moins en moins de conviction. Enfin, je ne crois pas.
Elle sourit de nouveau.
— Eh bien, si vous ne tergiversez pas, je pourrais imaginer que c’est mon charme fascinant et ma conversation brillante qui vous retiennent ainsi, et j'en serais très flattée, mais franchement, Steven, je ne le crois pas...
Elle hésita avant de poser une main sur son bras et de le serrer légèrement.
— Soyez courageux, Steven...
Elle était assez près de lui pour qu'il puisse sentir son léger parfum de lait de coco. Sans ses ridicules chaussures à talons hauts, le haut de sa tête lui arrivait au menton. La taille idéale pour qu'elle puisse se blottir contre lui. Il le savait d'instinct. Tout comme il savait qu'elle se trompait sur un point au moins : il lui trouvait bel et bien un charme fascinant. Son front était à quelques centimètres de sa bouche et grande la tentation d'y poser un baiser. Il se fit violence et la regarda dans les yeux.
Mais le désir de l'embrasser n'en disparut pas pour autant. On ne fait pas toujours ce qu'on veut, dans la vie, mon vieux Steve...
— Merci, parvint-il à prononcer d'une voix rauque. Pour Brad...
Elle recula de quelques pas en s'appuyant sur le club de golf, le chien sur ses talons.
— Rentrez bien, Steven, dit-elle.
Vendredi 30 septembre, 19 h 30
Steven se gara dans l'allée de sa maison et resta assis un moment dans sa voiture, s'efforçant de mettre de l'ordre dans ses idées. Il avait le plus grand mal à se concentrer sur quoi que ce soit. Son esprit passait sans transition des problèmes de Brad à la disparition de Samantha Eggleston pour revenir encore et toujours aux yeux améthyste de Jenna Marshall, à la douceur de sa voix lorsqu'elle l'avait exhorté à être courageux. Puis il repensait à Brad, et les soucis recommençaient à se bousculer dans sa tête, engendrant une véritable migraine. Il posa le menton sur le volant et ferma les yeux.
Son fils, qui avait changé du tout au tout du jour au lendemain. Son fils, qui était à ses yeux la personne la plus importante au monde en cet instant. Son fils, qui avait besoin de lui, qui, à chacune des tentatives de conciliation qu'il avait essayé de mener à bien, avait réagi avec une hostilité et un mépris qui l'avaient profondément affecté.
Il entendit tapoter à sa portière et sursauta. Mais il ne put que sourire en découvrant le visage parsemé de taches de rousseur de Nicky, le nez écrasé contre la vitre et la bouche déformée par une affreuse grimace.
Il plissa les yeux et répliqua par une grimace non moins atroce : il découvrit ses dents au grand complet en écarquillant les yeux et lui tira la langue.
Ils se dévisagèrent ainsi, chacun attendant que l'autre se lasse le premier. Ce fut Nicky : il se décolla de la vitre et fit un pas en arrière. Pendant une longue période, le petit garçon n’avait pu jouer et s'amuser comme les autres. Il riait encore rarement et avait le plus grand mal à dormir la nuit. Steven espérait de tout son cœur qu'ils arriveraient bientôt au bout de cette épreuve et qu'elle serait oubliée à jamais.
Il sortit de la voiture et prit son fils dans ses bras pour l’embrasser. Nicky se débattit, cherchant à esquiver le baiser paternel, et Steven desserra aussitôt son étreinte. Il en allait ainsi depuis l'« incident », six mois auparavant. Physiquement indemne, l'enfant avait subi un grave traumatisme psychique. Et ses rires et sa gaieté manquaient depuis terriblement à Steven.
Mais ce qui lui manquait le plus, c'étaient ses baisers.
Il le hissa dans les airs à bout de bras en disant :
— Excuse-moi, mon bébé.
Nicky fit la moue.
— Je ne suis pas un bébé !
Steven soupira.
— Excuse-moi, j'avais oublié. C'est parce que tu grognes tout le temps...
Nicky haussa les sourcils.
— Le coup du livre, ça ne marche pas non plus, tu sais.
Steven ne put réprimer un petit rire. C'était leur sujet de négociation favori, ces derniers temps. Steven avait menacé de retarder sa croissance en lui posant un livre sur la tête, et Nicky choisissait le plus lourd qu'il pouvait trouver. Ses petits bras se développaient et leur force augmentait : la semaine précédente, il avait pris le plus gros dictionnaire dans la bibliothèque de son père.
— Il faudra que je déniche un livre encore plus gros, avait dit Steven.
— Impossible, avait rétorqué Nicky. C'est le plus gros de toute la maison, papa !
— Alors, il faudra en trouver un à la bibliothèque.
Il hissa son fils sur ses épaules et trotta jusqu'à la porte d'entrée, le faisant tressauter à chaque foulée.
— Baisse la tête, dit-il juste avant de franchir la porte.
Une fois à l'intérieur de la maison, Steven inspira profondément.
— Ça sent bon ! Qu'est-ce qu'on mange ?
— Un rôti à la cocotte, avec de la purée, dit Nicky.
Puis il se tortilla jusqu'à ce que son père le dépose à terre.
— Tante Helen t'en a gardé une assiette. Elle dit que tu vas finir par grossir, à force de manger tous ces sandwichs.
— Sympa !
Nicky lui frappa le ventre avec sa main. Un ventre encore très plat.
— Elle a dit que tu n'arriveras jamais à séduire une jolie femme si tu deviens gros.
Steven leva les yeux au ciel. Encore ! C'était le refrain favori de sa tante, à croire qu'elle s'était fixé comme unique objectif dans la vie de lui trouver à tout prix une autre compagne.
Il s'accroupit et fit signe à Nicky de s'approcher.
— Nous, les hommes, il faut qu'on se serre les coudes dans cette maison, tu sais. Dis-moi la vérité : est-ce que tante Helen a déniché une nouvelle candidate au mariage ?
Nicky se couvrit la bouche des deux mains et lui adressa un clin d'œil éloquent.
Steven ne put s'empêcher de s'esclaffer, alors même qu'il redoutait les initiatives de sa tante, qui l'avaient plus d'une fois mis dans l'embarras. Cette incorrigible entremetteuse ne se tenait jamais pour battue.
Il caressa les cheveux roux de son fils.
— Toi, tu es pire que Benedict Arnold[4], dit-il.
— C'est qui, ça ?
— Un traître.
Steven se redressa et regarda autour de lui, mais ne vit aucun de ses deux autres fils.
— Où sont tes frères, mon chéri ?
— Matt est en train de jouer à un jeu vidéo...
Son visage se décomposa lorsqu'il ajouta :
— Et Brad est dans sa chambre.
Steven jeta un coup d'œil vers le haut de l'escalier en espérant qu'il saurait trouver les mots justes, lorsqu'il en aurait gravi les marches.
— Tu peux me rendre un service, Nicky ? Tu peux dire à tante Helen qu'il faut que je prenne une douche et que je dois repartir juste après ?
— Mais…
Il lâcha un soupir puis se ravisa.
— D'accord, papa.
Ce consentement involontaire vexa davantage Steven qu’une protestation colérique ne l'aurait fait. Il passait de plus en plus de temps loin de ses enfants, et ça n'était pas bon.
— ça te plairait d'aller à la pêche avec moi le week-end prochain ?
Le visage poupin de Nicky s'illumina légèrement.
— C'est promis ?
En raison de l'affaire Eggleston, une telle promesse serait peut-être difficile à tenir.
— Je te promets d'essayer, en tout cas...
Nicky détourna les yeux.
— Je vais dire à tante Helen que tu ressors...
Regrettant du fond du cœur de ne pouvoir faire une vraie promesse à son fils, une promesse qu'il serait sûr de pouvoir tenir, Steven regarda son benjamin traîner des pieds vers la cuisine. Regrettant en outre d'être aussi fatigué, il monta l’escalier et frappa à la porte de son aîné.
— Brad ?
— Quoi ?
Au ton agressif, Steven ferma les yeux et dit doucement :
— Il faut que je te parle.
— Moi, je n'ai rien à te dire.
— Dommage..., fit Steven d'un ton patient, en dépit de la colère qui montait en lui. Mais il va quand même falloir que tu m'écoutes.
Il entra dans la chambre, referma la porte derrière lui et s'y adossa pour inspecter la pièce d'un regard circulaire, sans trop savoir comment il réagirait s'il trouvait quelque chose qui n'aurait pas dû y être. Mais tout semblait normal, sauf le lit défait et l'allure négligée de son fils, assis sur l'oreiller, ses baskets posées sur les draps froissés. Ses cheveux noirs étaient sales et décoiffés. Il était mal rasé et ses yeux injectés de sang semblaient pleins de méfiance. Il ressemblait à un figurant dans un film de Hell's Angels.
Steven tira la chaise du bureau, s'y installa à califourchon et posa le menton sur le dossier. Le regard de Brad était passé de la méfiance à la franche hostilité.
— Il faut qu'on parle, Brad.
Brad haussa les épaules et dit d'un ton sarcastique :
— On peut pas remettre ça à plus tard ?
— Non.
Steven le regarda dans les yeux et soutint son regard jusqu'à ce que son fils détourne la tête.
— Qu'est-ce qui t'arrive, Brad ? demanda-t-il à voix basse.
Nouveau haussement d'épaules.
— Rien. Rien du tout.
Steven déglutit. Il laissa son regard vagabonder dans la chambre, vit les posters des films d'horreur préférés de son fils. Il ne comprenait guère pourquoi ce dernier avait choisi de pouvoir contempler la tête de pervers d'Anthony Hopkins, la bouche couverte d'une muselière en barbelé, lorsqu'il s'éveillait pendant la nuit. Mais bon, chacun ses goûts. Apercevant le ballon de football américain dans un coin de la pièce, Steven fut tenté de lui proposer d'aller échanger quelques passes dans le jardin. Non, il avait déjà eu recours à tous ces stratagèmes, en vain. A présent, il lui fallait prendre le problème à bras-le-corps en espérant qu'il parlerait avec sagesse. Et courage.
Le visage de Jenna Marshall lui apparut et il s'y accrocha.
Soyez courageux, Steven.
— Le Dr Marshall m'a appelé aujourd'hui, finit-il par dire.
La tête de Brad pivota et Steven vit dans son regard une lueur de rage.
— Elle n'en avait pas le droit !
— Elle en avait parfaitement le droit. Elle se fait du souci pour toi.
Il éprouva subitement une indicible lassitude et ajouta en fermant les yeux :
— Et moi aussi.
— C’est ça, bien sûr, marmonna Brad.
Steven rouvrit les yeux, comme s'il venait de recevoir une gifle, et constata que son fils fixait le vide, les bras croisés. Il lui fallut un effort surhumain pour s'empêcher de pleurer.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il.
Brad émit un petit gloussement sinistre.
— Ça veut dire : c'est ça, bien sûr, répéta-t-il d'une voix maussade.
— Mais qu'est-ce qui t'arrive, Brad ? Je ne comprends pas… Il y a encore un mois, tu avais l'air heureux de vivre, tes notes étaient excellentes et tu ne te négligeais pas comme ça. Et maintenant, voilà que tu rates même tes tests de chimie ! Combien de professeurs n'ont pas pris la peine de m’appeler après des notes non moins catastrophiques, parce qu’ils trouvent inutile de perdre leur temps avec les parents d’un cancre ?
Brad resta silencieux et Steven sentit son mécontentement s’accroître.
— Dis-moi la vérité, Brad. Est-ce que tu te drogues ?
Brad se raidit, puis il tourna la tête vers son père pour le fixer posément.
— Non, répondit-il.
— Et puis-je te croire quand tu dis ça ?
Brad esquissa un sourire amer.
— Visiblement non.
Steven se leva d'un bond et dévisagea son fils. L'incrédulité le privait de toute réaction intelligente. Il tourna le dos et fixa le mur, incapable de soutenir le regard de l'adolescent — un regard plein de ressentiment, peut-être même de haine. C'était comme si Brad avait toutes les raisons de lui en vouloir, comme si lui-même avait à porter tout le blâme.
— Pourquoi, Brad ? murmura-t-il.
— Pourquoi quoi ? rétorqua Brad d'un ton sarcastique.
— Pourquoi te comportes-tu comme ça avec moi, avec tes frères ? Pourquoi te laisses-tu aller ? Pourquoi t'enfermes-tu dans ta coquille ?
Il croisa les bras, comme pour soulager son cœur des peines qui l'accablaient. Il parvint à grand-peine à ravaler la boule de chagrin qui menaçait de le suffoquer. Mon fils... Une sorte de peur panique lui nouait l'estomac.
— Pourquoi ? répéta-t-il, si bas qu'il s'entendit à peine prononcer cette angoissante question.
Brad se contenta de le dévisager d'un œil glacial.
— Parce que, répondit-il.
Parce que ! Quelle étrange réponse ! Il attendit plus de précisions, le cœur battant. Puis, comprenant qu'il n'en apprendrait pas davantage, il recula vers la porte.
— Il faut que je reparte, Brad. Une autre jeune fille a disparu à Pineville.
Avait-il aperçu une lueur brillant dans les yeux de son fils ? Un signe de compassion ?
— Je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer, ajouta-t-il. Tante Helen doit aller jouer à la canasta demain soir. Je voudrais que tu restes ici avec tes frères, si je suis obligé d'aller travailler... Brad, tu m'écoutes ?
Brad hocha vaguement la tête avant de se caler contre son oreiller et de fermer les yeux. Steven resta un instant le dos à la porte, regardant son fils adoré l'ignorer si ostensiblement. Il se sentit congédié et ouvrit la porte, attendit de l'avoir franchie et refermée pour s'affaisser contre le mur du couloir.
— Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? murmura-t-il en fermant les yeux. Je vous en prie, mon Dieu, dites-moi ce qu'il faut faire.
Mais la seule voix qu'il entendit chuchoter dans sa tête fut celle de Jenna Marshall : « Soyez courageux, Steven. »
Comme si c'était aussi simple !
Vendredi 30 septembre, 19 h 30
Jenna détacha la laisse du collier de Jim et se redressa en soupirant. Sa cheville l'élançait cruellement mais, au moins, elle avait promené les deux chiens. Pour rien au monde elle n’aurait demandé à Steven Thatcher d'accomplir cette petite corvée à sa place, même si elle avait bien senti qu'il aurait volontiers saisi cette occasion de retarder encore son retour chez lui d'une quinzaine de minutes.
Elle se demanda s'il avait déjà parlé avec Brad et ce qu'elle pourrait faire de plus pour lui venir en aide. Il l'avait émue dans son désarroi de père. Mais que pouvait-elle réellement faire de plus ?
Elle n'était pas de la famille, pas même une amie, juste un des professeurs de l'adolescent. Casey avait raison. Dans ce genre de situation, il n'y avait en vérité rien de plus à faire que d'informer les parents. Cela fait, il convenait d'en rester là — même quand le parent en question avait de larges épaules, de beaux yeux et des bras musclés, et qu'il sentait bon.
Elle se railla elle-même.
— Ah, les hormones !
Il valait mieux qu'elle ne revoie plus Steven Thatcher. Il lui faisait bien trop d'effet et elle n'avait pas besoin de ce genre d'agitation, dans sa vie bien ordonnée. Elle avait juste besoin que ces maudites hormones se calment, cessent de faire des leurs.
— Il ne s'agirait pas de faire une bêtise, dit-elle à Jean-Luc qui la considérait d'un œil plein d'espoir.
Mais Jenna Marshall ne faisait que très rarement des bêtises.
— Je ne fais d'ailleurs pas grand-chose ! dut-elle admettre, s’adressant toujours à Jean-Luc qui lui lécha affectueusement la main.
Et ce soir n'allait pas faire exception. Ce soir, elle se blottirait sur son canapé, toute seule. Elle regarderait un vieux film, toute seule. Et, avec un peu de chance, elle trouverait dans le réfrigérateur quelque reste qu'elle pourrait réchauffer en guise de dîner. Toute seule.
Mais qu'est-ce qui te prend, Jenna ? Cela ne te ressemble pas de t'apitoyer ainsi sur ton sort. Alors, arrête... Arrête tout de suite !
Mais, une fois déclenché, le flot de l'apitoiement était difficile à endiguer. Il emportait tout sur son passage, tout ce qu'elle essayait tant bien que mal de contenir depuis deux ans, Adam, leur histoire, les jours heureux qu'ils avaient passés ensemble.
— Super, marmonna-t-elle. Comme ça, je me sens encore plus déprimée !
Elle jeta un coup d'œil à ses chiens et ajouta :
— Vous deux, au moins, vous ne pouvez pas me dire que mon deuil a assez duré et qu'il faut que je commence une nouvelle vie...
On frappa à la porte et les deux bergers allemands se mirent à grogner.
— Couchés ! ordonna-t-elle.
Elle marcha en boitant jusqu'à la porte et colla un œil au judas. Elle soupira. Le père d'Adam était sur le palier, tapotant du pied. Elle lui ouvrit.
— Bonsoir, Seth...
Ayant perdu ses parents plusieurs années auparavant, elle avait été immédiatement adoptée par la famille d'Adam. Elle hocha la tête en direction de la paire d'yeux qui pointait à la porte d'en face.
— Bonsoir, madame Kasselbaum, lâcha-t-elle sèchement.
Sa voisine sortit de sa tanière. Ses cheveux argentés étaient parfaitement permanentes, sa robe d'intérieur impeccablement amidonnée — comme toujours. La vieille dame se passa une main dans les cheveux et tritura un instant le rang de perles qui ornait son cou. Aux yeux de Jenna, elle était la caricature de la ménagère américaine typique des années 1950.
— Bonsoir, Jenna... Votre chevalier servant n'est pas resté très longtemps, fit-elle observer d'un ton insidieux.
— Quel chevalier servant ? demanda le père d'Adam en haussant un sourcil. Où est ta voiture, Jen ? Je ne l'ai pas vue devant l'immeuble.
— Il n'y a pas de chevalier servant. Entre...
Seth Llewellyn se tourna vers Mme Kasselbaum, l'air contrarié.
— C'est quoi, cette histoire de chevalier servant ? Et où est la voiture ? demanda-t-il à la voisine.
Mme Kasselbaum se pencha vers lui avec un air de conspiratrice et s'empressa de répondre :
— Elle est revenue avec un homme. Un grand costaud, tiré à quatre épingles... Un très beau garçon. Un blond aux yeux noisette. Quant à la voiture, je ne suis pas au courant... Je ne peux rien vous dire...
Jenna leva les yeux au ciel.
— Entre, Seth, répéta-t-elle. Bonne nuit, madame Kasselbaum...
Mais son beau-père ne lui jeta pas même un coup d'œil et demanda à la voisine indiscrète :
— Un grand costaud ? Et beau garçon, vous dites ?
Mme Kasselbaum leva la tête en battant des cils. Elle avait un faible pour Seth, qui était veuf.
— Oui, presque aussi grand et costaud que vous, susurra-t-elle.
Jenna retint à grand-peine un gloussement aussi amusé qu'exaspéré. Steven Thatcher, même s'il n'était pas son chevalier servant, mesurait près de dix centimètres de plus que Seth.
Mme Kasselbaum battit de nouveau des paupières — avec une telle frénésie, cette fois, que Jenna crut qu'elle allait s'envoler.
— Mais il était loin d'être aussi beau garçon que vous !
Seth éclata de rire.
— Vous me flattez, chère madame, dit-il.
Il se pencha vers elle afin de l'encourager à poursuivre ses confidences.
— Et il est resté combien de temps, ce beau garçon ?
Jenna heurta la porte de la tête pour se rappeler au bon souvenir de Seth. Mais les deux autres ne lui accordèrent aucune attention.
— Seize minutes, répondit Mme Kasselbaum en hochant la tête énergiquement.
Seth afficha une moue déçue.
— Seize minutes seulement ?
Mme Kasselbaum haussa les épaules et laissa échapper un soupir théâtral.
— Moi, je ne peux vous raconter que ce que j'ai vu, dit-elle avec emphase.
Elle haussa un sourcil hautain en dévisageant Jenna et ajouta :
— C'est à elle de vous raconter le reste.
Jenna en avait assez de ces supputations déplacées.
— Ecoute, Seth, je me suis foulé la cheville et je ne devrais pas rester debout. Alors si tu veux bien entrer...
Seth la regarda aussitôt d'un air penaud.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit tout de suite, jeune fille ?
Il salua d'un geste Mme Kasselbaum, déçue de voir la conversation s'interrompre, et entra précipitamment dans l'appartement.
Une fois à l'intérieur, il posa ses mains sur ses hanches et demanda :
— Que t'est-il arrivé ? Qui était cet homme ? Et où est ta voiture ?
Jenna le dévisagea d'un air consterné. Elle aimait beaucoup tous les membres de la famille d'Adam mais, parfois, ils lui tapaient sur les nerfs. Elle s'assit sur le canapé.
— C'est le père d'un de mes élèves de terminale...
Seth fit la moue.
— Il a un nom ?
— Il s'appelle Steven Thatcher. Nous avions rendez-vous, à la fin des cours, afin de parler des problèmes scolaires de son fils. Je l'attendais dans le hall du lycée et juste au moment où nous nous sommes rencontrés, il m'a malencontreusement bousculée... Je suis tombée et je me suis foulé la cheville. Il se sentait coupable et m'a raccompagnée chez moi après notre entretien.
Seth eut l'air alarmé.
— Ta voiture est encore sur le parking du lycée ? Il ne faut pas la laisser là pendant le week-end ! Je vais aller la chercher...
Il se tournait déjà vers la porte d'entrée, prêt à partir, mais Jenna l'arrêta.
— Ce n'est pas la peine !
Seth s'immobilisa et Jenna lut dans son regard qu'il attendait une explication. Elle avait espéré pouvoir éviter de lui dire que sa voiture — ou plutôt celle d'Adam — avait dû être remorquée. Adam avait retapé cette vieille Jaguar XK 150 — millésime 1960 — quand il était étudiant. Cette voiture de collection avait fait sa joie et sa fierté, même quand il était devenu trop malade pour la conduire.
Dans son testament, il la lui avait léguée mais, même si aucun des membres de la famille d'Adam n'avait contesté cet héritage, la voiture demeurait sous la surveillance permanente de tout le clan Llewellyn.
— La voiture en elle-même est en bon état, dit-elle.
Seth laissa échapper un soupir de soulagement.
— Mais, reprit Jenna, ses pneus ont été crevés aujourd'hui.
Le corps du vieil homme se raidit.
— Comment ça, crevés ?
Jenna haussa les épaules.
— J'ai fait suspendre de l'équipe de football un de mes élèves qui manque la plupart de mes cours et me rend copie blanche à chacun de ses devoirs. Ce n'est qu'une vengeance puérile...
Elle décida de ne pas parler du mot de menace que Steven avait trouvé sur le pare-brise.
— Ne t'inquiète pas, ajouta-t-elle. J'ai demandé aux gens du garage de remettre exactement les mêmes pneus que ceux qu'Adam avait choisis.
Cela allait lui coûter une fortune mais... c'était la voiture d’Adam et elle souhaitait la conserver telle qu'il avait choisi de la rénover. Sans compter que la compagnie d'assurances était censée couvrir le gros des frais de réparation. Du moins normalement...
Seth vint s'asseoir à côté d'elle sur le canapé.
— Ce n'est pas la voiture qui m'inquiète, dit-il.
Jenna eut un petit haussement d'épaules incrédule.
— A d'autres ! Tu as une passion pour cette Jaguar !
— Bon, d'accord, admit-il. Je m'inquiétais un peu pour la voiture, c'est vrai...
Jenna hocha la tête.
— C'est bien ce que je pensais.
Seth eut un petit sourire contrit et secoua la tête.
— Tu n'as pas ta langue dans ta poche, jeune fille, dit-il.
Puis son sourire s'évanouit et il ajouta :
— Quels enfants vous auriez eus !
Jenna sentit son estomac se nouer. Elle ferma les yeux et se souvint qu'elle était censée avoir surmonté la mort d'Adam.
— Il me manque beaucoup, ce soir, chuchota-t-elle.
— A moi aussi, Jenna. C'est pour ça que je suis venu. Je me sens toujours plus proche de lui quand je suis en ta compagnie.
Elle lui tapota le bras et, pour la deuxième fois ce jour-là, tenta de se souvenir d'Adam tel qu'il était lorsqu'il jouissait encore d'une bonne santé. Pour la deuxième fois, elle n'y parvint pas.
Elle se leva, se sentant subitement coupable de s'être laissée aller complaisamment à l'attirance que Steven Thatcher avait fait naître en elle, à l'émotion devant ce père désarmé qui lui demandait conseil, alors qu'elle ne parvenait même plus à se souvenir nettement du visage d'Adam. Ce sentiment de culpabilité était irrationnel, elle le savait bien, dans sa tête. Mais, dans son cœur, cela ne changeait rien. Heureusement qu'il existait une solution miracle au sentiment de culpabilité.
— J'allais manger une crème glacée en guise de dîner. Tu en veux un peu ? proposa-t-elle.
— Tu devrais t'alimenter plus sainement, Jenna !
Puis, prenant un air gourmand :
— Mon parfum préféré, c'est noix de pécan, chocolat, et guimauve... Ça s'appelle une Rocky Road.
Il prit entre ses doigts une mèche de cheveux de la jeune femme et l'ajusta derrière son oreille — un geste typique d'Adam —, et elle parvint enfin à reconstituer le visage de ce dernier dans son esprit. Quelque part, cela lui fit du bien d'être capable de se souvenir encore du visage du seul homme qu'elle avait jamais aimé.
Seth se racla la gorge.
— Je disais donc que Rocky Road était mon parfum préféré.
Jenna déglutit et posa le front contre son épaule.
— Je t'aime, Seth.
Il la prit dans ses bras rassurants.
— Moi aussi, Jenna.
Il la lâcha et lui redressa le menton du bout des doigts.
— Alors, vas-y, dis-moi tout sur cet homme presque aussi beau garçon que moi ! Que je ne sois pas obligé de requérir la compagnie de Mme Kasselbaum pour avoir tous les détails !
Il se pencha vers elle et murmura :
— Tu ne voudrais quand même pas m'infliger ça ? C'est terrible à dire, mais cette femme est une infernale commère.
Jenna ne put retenir un petit rire.
— Le dernier arrivé dans la cuisine devra manger la partie givrée de la glace !