Prologue
Seattle, trois ans auparavant
— Des types pareils, ça devrait frire sur la chaise électrique !
Un murmure de vive approbation parcourut la petite foule qui s'était assemblée pour assister au chargement du camion de déménagement, rompant le silence dont l'intensité était devenue explosive. Dieu seul savait ce qui la retenait sur les lieux. Il n'y avait pas grand-chose à voir, en fait. Des canapés, des fauteuils, des antiquités de toute forme et de toute taille... Des vases qui auraient sans doute coûté chacun plus d'un an de salaire à un travailleur ordinaire... Un grand piano... Les meubles luxueux d'une riche famille, contrainte de fuir la rage de la population locale.
Et les vigiles que cette famille avait engagés pour tenir à distance la foule en colère.
Vêtu d'un vieux jean et d'un T-shirt des Seahawks[1], Neil, qui n'était pas de service ce jour-là, ne savait pas trop lui-même ce qu'il faisait là, sous le crachin glacial. Peut-être était-il venu pour voir de ses propres yeux ce salaud d'assassin décamper, pour bien s'assurer qu'il quittait effectivement la ville.
Peut-être.
Mais il était plus probable qu'il s'infligeait ce tourment pour se punir d'avoir laissé cette brute cruelle, sadique et démoniaque échapper aux poursuites judiciaires et à la prison. A cause d'une maudite erreur de procédure.
Les habitants de la ville étaient encore sous le choc, comme en témoignaient les paroles de colère et d'indignation qui fusaient autour de lui.
Une femme d'un certain âge, coiffée d'une capuche en plastique, secouait la tête d'un air révolté tandis que les déménageurs chargeaient des cartons dans le camion.
— Non, la chaise électrique, ce serait une mort trop douce après ce qu'il a fait !
Un vieil homme jeta un regard plein de haine à la demeure plongée dans l'obscurité.
— On aurait dû lui faire subir ce qu'il a fait subir à ces pauvres filles ! dit-il.
Sous le parapluie qui les abritait tous les deux, son épouse émit un petit gloussement rageur.
— Aucune personne normale n'accepterait de se charger d'une telle atrocité !
— Et si on le livrait pieds et poings liés aux pères des victimes ? suggéra son mari d'une voix tremblante de fureur.
De nouveaux murmures approbatifs montèrent de la foule.
— Je n'arrive pas à croire qu'ils le laissent s'en tirer comme ça ! dit un homme plus jeune qui portait une casquette de base-ball des Mariners [2].
— C'est à cause d'un vice de forme, précisa l'homme qui avait le premier rompu le silence.
Vous avez raison... C'est bien à cause d'une erreur. D'une bévue. D'une simple bévue...
— Les flics arrêtent les meurtriers, et les avocats se débrouillent pour les faire sortir aussitôt de prison ! s'emporta l'homme qui partageait un parapluie avec sa femme.
— Mais non, objecta l'homme à la casquette de base-ball. Ce vice de forme a été commis par la police elle-même... Ils en ont parlé dans tous les journaux, en première page ! Les flics ont merdé, et ce monstre a été libéré...
C'était vrai. A cette différence que ce n'étaient pas « les flics » qui étaient responsables de cette bévue, mais un seul d'entre eux.
— Richard ! Ce n'est pas une raison pour dire des gros mots, lui reprocha sa compagne.
Le dénommé Richard repoussa la main de la femme qui tentait de refréner son ardeur vindicative.
— Ce type a violé et massacré quatre filles, et c'est moi qui suis grossier ?
Il laissa errer sur la maison un regard plein de rage.
— Ça me dégoûte de voir ces mecs pleins aux as engager des avocats aussi riches qu'eux et s'en sortir comme ça, après une série de meurtres aussi atroces ! Où est la justice ?
Une rumeur approbative parcourut de nouveau la foule, et la conversation roula sur les iniquités du système judiciaire, jusqu'à ce que les déménageurs aient chargé le dernier carton et refermé les portes arrière du camion. Le véhicule s'éloigna bientôt sous une pluie de huées et d'insultes qui ne changeaient rien à la situation mais soulageaient de toute évidence les personnes attroupées, en mal de défoulement. Soulagement bien dérisoire.
Puis le silence se fit lorsque les portes du garage s'ouvrirent, laissant le passage à une grosse Mercedes noire. Les badauds ne prononcèrent pas un mot avant que la luxueuse limousine ne s'engage sur la chaussée.
C'est alors que Richard se mit à hurler :
— Assassin !
Et le cri fut repris en chœur.
Seul Neil, à présent complètement trempé, demeura silencieux — même quand la Mercedes s'arrêta un instant à sa hauteur.
Le silence se fit une fois encore tandis que les vitres teintées coulissaient, exposant aux regards le visage qui hantait ses rêves et l'obsédait nuit et jour. L'homme plissa ses yeux noirs en lui jetant un regard haineux. C'était un spectacle insupportable pour Neil : cet air de défi triomphant et ce rictus suffisant qu'il aurait voulu effacer à coups de poing. Les lèvres de l'homme remuèrent, sans qu'il cesse de sourire.
— Va au diable, Davies, lança-t-il.
C'est ce que je mérite, en effet.
— On se retrouvera en enfer, répliqua-t-il entre ses dents serrées.
La femme assise à l'avant de la voiture, sur le siège du passager, murmura quelques mots, et le monstre referma sa vitre. Le moteur vrombit, les pneus crissèrent sur l'asphalte mouillé, puis la Mercedes repartit, laissant derrière elle un nuage de gaz d'échappement comme une ultime provocation.
Les voilà partis, se dit Neil. Vers une nouvelle existence sous d'autres cieux. C'était injuste. Parfaitement inique et révoltant. Un meurtrier sadique avait assassiné quatre jeunes filles, et il s'en allait tranquillement refaire sa vie ailleurs.
Pour l'instant, Neil... Seulement pour l'instant...
Car, bientôt, son goût du sang et ses pulsions meurtrières allaient le reprendre et d'autres jeunes filles seraient ses victimes. D'autres filles allaient mourir, car ce salaud ignorait toute pitié.
Oui, d'autres filles allaient mourir, Neil en était certain.
Mais alors je serai prêt. La prochaine fois, il n'y aura pas de vice déforme. La prochaine fois, ce monstre sadique paiera pour ses crimes.
Il vit la Mercedes tourner au coin de la rue et disparaître de son champ de vision.
La prochaine fois, je l'aurai.
Il en fit le serment silencieux aux quatre jeunes victimes. Je l'aurai, et il paiera pour ses crimes, tous ses crimes.