« Monsieur,
« Je quitte aujourd’hui la maison de Daria Michaëlowna, et je pars pour toujours : cela vous étonnera probablement, surtout après notre entrevue d’hier. Je ne puis vous expliquer ce qui m’a forcé à agir ainsi, mais il me semble que je dois vous prévenir de mon départ. Vous ne m’aimez pas, et me tenez même pour un méchant homme. Je n’ai pas l’intention de me justifier. Le temps le fera pour moi. Il est inutile, et indigne d’un homme, de chercher à convaincre de l’injustice de sa prévention une personne prévenue contre lui. Celui qui voudra me comprendre m’excusera ; quant à celui qui ne veut ni ne peut me comprendre, son accusation ne me touche pas. Je me suis trompé sur votre compte. À mes yeux, vous serez toujours, comme autrefois, un homme noble et honorable. Mon tort est d’avoir supposé que vous sauriez vous dégager du milieu dans lequel vous avez vécu. Je me suis trompé : qu’y faire ? Ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela m’arrivera. Je vous le répète, je m’en vais ; je vous souhaite tout le bonheur possible. Avouez que ce souhait est complètement désintéressé. J’espère que vous serez heureux désormais. Peut-être le temps changera-t-il votre opinion sur mon compte. Je ne sais si nous nous reverrons jamais ; mais, dans tous les cas, croyez à la sincérité de mon estime.
« D. Roudine. »
« P.-S. Je vous enverrai les deux cents roubles que je vous dois aussitôt que je serai arrivé chez moi dans le gouvernement de T***. Je vous prie de ne pas parler de cette lettre à Daria.
« P.-S. Encore une dernière et importante prière. Puisque je pars immédiatement, j’espère que vous ne ferez pas allusion à ma visite chez vous en présence de Natalie. »
– Eh bien, qu’en dis-tu ? demanda Volinzoff aussitôt que Lejnieff eut fini la lettre.
– Qu’est-ce qu’on peut dire ? répondit Lejnieff. Tout ce qui reste à faire, c’est de crier, à la façon d’un musulman : « Allah ! Allah ! » et de mettre son doigt dans sa bouche en signe d’étonnement. Il s’en va... Soit ! Que le chemin se déroule comme une nappe sous ses pieds ! Mais le plus curieux, c’est que le devoir seul l’a poussé à t’écrire cette lettre ; c’est aussi par sentiment du devoir qu’il a apparu chez toi... Ces messieurs trouvent un devoir à remplir à chaque pas, tout est devoir pour eux... Ou dette[13], continua Lejnieff avec un sourire en montrant le post-scriptum.
– Quel faiseur de phrases ! s’écria Volinzoff. Il s’est trompé sur mon compte : il s’attendait à me voir supérieur au milieu... Quelles absurdités, bon Dieu !
Lejnieff ne répondit pas. Ses yeux seuls souriaient. Volinzoff s’était levé.
– J’ai envie d’aller cher Daria, dit-il, je veux savoir ce que signifie tout cela.
– Ne te presse pas, frère, laisse-lui le temps de partir. À quoi bon aller de nouveau te heurter contre lui ? Tu vois qu’il s’en va.
– Que peux-tu désirer de plus ? Il vaudrait mieux aller te coucher et dormir ; tu as passé toute la nuit à te retourner dans ton lit. Maintenant tes affaires s’arrangent...
– D’où tires-tu cette conviction ?
– C’est mon idée ; allons, va te coucher, moi j’irai chez ta sœur, je veux lui tenir compagnie.
– Je n’ai nulle envie de dormir. À quel propos veux-tu que j’aille me coucher ?.. J’aime mieux m’en aller voir les champs, ajouta Volinzoff en secouant les pans de son paletot.
– C’est bon ! va voir les champs, ami, va.
Et Lejnieff se dirigea vers la chambre d’Alexandra Pawlowna.
Il la trouva au salon ; elle l’accueillit d’un air aimable, car la vue de Michaël lui faisait toujours plaisir, mais ses traits restèrent empreints de tristesse. Elle était demeurée soucieuse depuis la visite que Roudine avait faite la veille à son frère.
– Venez-vous de chez mon frère ? demanda-t-elle à Lejnieff ; comment se trouve-t-il aujourd’hui ?
– Mais il est fort bien ; il est allé visiter les champs.
Alexandra se tut.
– Dites-moi, de grâce, reprit-elle en examinant avec attention la bordure de son mouchoir de poche, ne savez-vous pas pourquoi...
– Pourquoi Roudine est venu ? interrompit Lejnieff. Je le sais : il est venu dire adieu.
– Comment ! dire adieu !
– Oui, ne le saviez-vous point ? Il quitte la maison de Daria.
– Il s’en va ?
– Pour toujours, c’est au moins ce qu’il dit.
– Mais comment comprendre cela après...
– Ah ! c’est une autre question. Il ne s’agit pas de comprendre, mais les choses sont ainsi. Il faut qu’un événement soit survenu là-bas ; il a sans doute trop tendu la corde, et elle s’est rompue.
– Michaël ! répliqua Alexandra, je m’y perds absolument, il me semble que vous vous moquez de moi ?
– Je vous jure que non... je vous l’ai dit, il s’en va, il en a même informé ses amis par écrit. Si vous voulez, à un certain point de vue, c’est un grand bien, mais ce départ va mettre obstacle à la réalisation d’un projet des plus surprenants que nous débattions justement, votre frère et moi.
– Quel projet ?
– J’avais proposé à votre frère de voyager pour se distraire et de vous emmener avec nous. Je prenais sur moi d’avoir soin de vous.
– Voilà qui est charmant ! s’écria Alexandra. Je prévois de quelle façon vous auriez soin de moi. Vous me laisseriez mourir de faim.
– Vous parlez ainsi, Alexandra, parce que vous ne me connaissez point. Vous me prenez pour un lourdaud, un parfait lourdaud, une espèce d’homme des bois ; mais si vous saviez que je suis en état de fondre comme du sucre et de passer des journées à genoux !
– J’avoue que je voudrais voir cela !
Lejnieff se leva subitement.
– Eh bien ! Alexandra, épousez-moi, et vous en verrez bien d’autres.
Alexandra rougit jusqu’au blanc des yeux.
– Comment avez-vous dit cela, Michaël ? reprit-elle toute troublée.
– Je dis, continua Lejnieff, ce qui m’est venu depuis longtemps dans l’esprit, ce qui est venu plus de mille fois sur le bout de ma langue. J’ai parlé enfin, et vous n’avez qu’à agir comme bon vous semblera. Je m’éloigne à présent pour ne pas vous gêner. Oui, je m’en vais... si vous consentez à être ma femme... si cela ne vous est pas désagréable, vous n’avez qu’à me faire rappeler, je saurai comprendre.
Alexandra avait voulu retenir Lejnieff, mais il était rapidement sorti et s’était dirigé tête nue vers le jardin, où il s’appuya contre une petite porte en laissant errer ses regards dans le vague.
– Monsieur, dit derrière lui la voix de la femme de chambre, rentrez auprès de Madame, s’il vous plaît. Elle m’a ordonné de vous appeler.
Lejnieff se retourna, saisit entre ses mains la tête de la femme de chambre, l’embrassa avec effusion sur le front, au grand étonnement de l’innocente messagère, et retourna chez Alexandra.