Elle n’était pas abandonnée pour autant, puisqu’un des autres Zeïs veillait sur elle, et qu’elle était en compagnie du Dr Sulbazghi.

— Cet homme vous regarde, dit le médecin en désignant discrètement un humain légèrement voûté et remarquablement chauve qui se tenait à quelques mètres d’eux.

Il y avait quelque chose d’anormal chez cet homme : il était trop maigre et trop grand, même voûté. Son visage semblait vaguement cadavérique. Même ses vêtements étaient bizarres : trop serrés et trop simples.

— Tout le monde me regarde, Dr Sulbazghi, lui fit-elle remarquer.

Le Dr Sulbazghi était un homme massif au teint jaune foncé et au visage ridé, avec des cheveux bruns clairsemés, des caractéristiques indiquant que lui ou ses ancêtres étaient originaires de Keratiy, le plus important des sous-continents de Sichult. Il aurait facilement pu se faire altérer pour être un peu plus beau, ou du moins acceptable, mais il avait choisi de rester tel qu’il était. Lededje trouvait cela vraiment étrange, presque pervers. Le Zeï imposant qui se tenait non loin d’elle – sobrement vêtu, les yeux sans cesse en mouvement, balayant la salle du regard comme s’il observait un jeu de ballon invisible pour tous les autres – était presque beau en comparaison, et pourtant il était un peu effrayant avec ses muscles hypertrophiés qui semblaient menacer à tout instant de faire éclater sa peau et ses vêtements.

— Certes, mais lui, il vous regarde d’une façon différente. (Le médecin fit signe à un serveur et prit un autre verre.) Et voyez : à présent, il s’approche de nous.

— Madame ? fit le Zeï d’une profonde voix de basse en baissant les yeux vers elle.

Il la dominait de cinquante bons centimètres, ce qui lui donnait l’impression d’être une enfant. Elle hocha la tête en soupirant, et le Zeï laissa le drôle de bonhomme s’approcher d’elle. Veppers ne voulait certainement pas qu’elle snobe qui que ce soit dans une réception aussi exclusive.

— Bonjour. Je crois que vous êtes Lededje Y’breq, dit le vieil homme en lui souriant et en saluant brièvement le Dr Sulbazghi.

Sa voix était réelle et non synthétisée par un appareil traducteur. Il était encore plus surprenant qu’elle soit aussi grave. Au fil des années, Veppers s’était fait améliorer la voix pour la rendre plus profonde, plus riche, plus mélodieuse, en une série de petites opérations chirurgicales et autres traitements, mais la voix de cet homme surpassait même celle de Veppers. C’était assez étonnant chez un vieux bonhomme qui semblait sur le point de rendre son dernier soupir. Mais l’âge avait peut-être des effets différents sur les aliens.

— Oui, c’est bien moi, répondit-elle avec le sourire approprié et en plaçant soigneusement sa voix au milieu de la Zone d’Élégance dont son professeur d’élocution ne cessait de lui rebattre les oreilles. Enchantée. Et vous êtes ?

— Enchanté. Je m’appelle Himerance. (Il sourit et pivota au niveau de la taille d’une façon assez peu naturelle pour jeter un coup d’œil vers Veppers qui discutait toujours avec les deux crabes.) Je fais partie de la délégation jhlupienne – je suis un interprète culturel panhumain. Je veille à ce que personne ne commette de faux pas impardonnable.

— Comme c’est intéressant, dit-elle en se félicitant de ne pas en commettre elle-même en bâillant sous le nez de cette momie.

Il lui sourit de nouveau, puis il la toisa des pieds à la tête. C’est ça, songea-t-elle, rince-toi l’œil, espèce de vieux vicelard. C’était sans doute à cause de sa robe, dont on avait dit qu’elle n’avait pas beaucoup de tissu. Lededje était vouée à passer sa vie dans des tenues qui ne cachaient pas grand-chose. Elle avait décidé depuis longtemps d’être fière de ce qu’elle était – elle aurait été une beauté même sans l’intaillement, et puisqu’elle devait porter la marque de la honte familiale, autant le faire avec toute la dignité possible –, mais elle en était encore à apprendre son rôle, et il arrivait que des hommes la regardent d’une façon qu’elle n’appréciait guère. Même Veppers commençait à la regarder comme si c’était la première fois qu’il la voyait, et d’une façon qui la mettait très mal à l’aise.

— Je dois vous avouer, dit Himerance, que les Intaillés me fascinent. Et vous êtes, si je peux me permettre, remarquable même au sein de cette catégorie exceptionnelle.

— C’est très gentil à vous, dit-elle.

— Oh, je ne suis pas gentil, répliqua Himerance.

C’est alors que le Zeï qui les surveillait sembla se raidir et marmonna quelque chose qui aurait pu être « Excusez-moi » avant de s’éloigner dans la foule avec une grâce et une souplesse étonnantes. Au même moment, le Dr Sulbazghi vacilla légèrement et contempla le contenu de son verre d’un air perplexe. Son regard était un peu bizarre.

— Je ne sais pas ce qu’ils ont mis là-dedans. Je crois que je vais aller m’asseoir, si vous… pardonnez-moi.

Il s’éloigna rapidement à son tour, à la recherche d’un fauteuil.

— Et voilà, dit Himerance d’une voix douce.

Il ne l’avait pas quittée des yeux tandis que le Zeï et le Dr S. s’éclipsaient. Elle était maintenant seule avec lui. Elle comprit tout à coup.

— C’est vous qui avez fait ça ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil vers le large dos du Zeï, puis dans la direction où le Dr S. avait disparu.

Elle ne se donnait plus la peine de moduler poliment sa voix. Elle se rendait compte qu’elle ouvrait de grands yeux.

— Bien vu, dit Himerance avec un sourire approbateur. Un message semi-urgent concocté sur le canal de communication du garde du corps, et une sensation de vertige affectant provisoirement le bon docteur. Cela ne les tiendra pas éloignés bien longtemps, mais c’est suffisant pour me donner l’occasion de vous demander un service. (Himerance sourit de nouveau.) J’aimerais vous parler en privé, mademoiselle Y’breq. Me le permettez-vous ?

— Maintenant ? dit-elle en regardant autour d’elle.

Ce serait une brève conversation. On ne pouvait jamais rester seul – enfin, elle, en tout cas – plus d’une minute ou deux dans des réceptions de ce genre.

— Plus tard, dit Himerance. Ce soir. Dans votre chambre, dans la résidence de Mr Veppers à Ubruater.

Elle faillit éclater de rire.

— Vous croyez qu’on va vous inviter ?

Elle savait qu’il n’y avait rien de prévu ce soir à part un dîner à l’extérieur avec tout l’entourage, et ensuite – pour elle – une leçon de musique et une de comportement. Et ensuite, au lit, après avoir été autorisée à regarder une demi-heure d’écran, si elle avait de la chance. Elle n’avait pas le droit de sortir sans une escorte et des gardes du corps, et l’idée de pouvoir recevoir un homme dans sa chambre, vieil alien ou pas, était tout simplement à hurler de rire.

— Non, dit Himerance avec son sourire aimable. J’ai mes propres moyens d’y accéder, mais je ne voudrais pas vous alarmer, et c’est pourquoi j’ai préféré vous demander d’abord la permission.

Elle parvint à se ressaisir.

— De quoi s’agit-il exactement, Mr Himerance ? demanda-t-elle d’une voix de nouveau polie et posée.

— J’ai une petite proposition à vous faire, qui ne vous gênera en rien et qui ne vous fera aucun mal. Elle ne vous prendra rien qui pourrait vous manquer.

Elle changea de tactique pour essayer de déstabiliser ce drôle de vieux bonhomme, et abandonnant le ton trop poli, c’est d’une voix sèche qu’elle demanda :

— Et qu’est-ce que j’ai à y gagner ?

— Une certaine satisfaction, peut-être, quand je vous aurai expliqué ce que je cherche. Mais une autre forme de compensation peut certainement s’envisager. (Sans la quitter des yeux, il poursuivit :) J’ai bien peur que vous ne deviez vous dépêcher de me répondre. L’un des gardes du corps de Mr Veppers s’approche en ce moment même d’un pas plutôt vif, ayant réalisé que nous avons été laissés seuls.

Elle se sentit soudain excitée, avec un petit frisson de peur. Sa vie était trop contrôlée.

— Quelle heure vous conviendrait ? demanda-t-elle.

 

Elle s’était endormie. Elle ne l’avait pas voulu, et elle n’aurait jamais cru qu’elle y arriverait tant elle était excitée par tout le côté vaguement clandestin de cette affaire. Quand elle se réveilla, elle sut qu’il était là.

Sa chambre était au deuxième étage de la résidence, qui était encore mieux gardée qu’une base militaire. Elle avait une grande chambre avec un dressing-room et une salle de bains attenante. Deux larges fenêtres donnaient sur les parterres de fleurs et les sculptures du jardin. Devant les fenêtres, en partie éclairé par les lumières de la ville, il y avait une sorte de coin salon avec une table basse, un canapé et deux fauteuils.

Elle se redressa sur ses coudes. Il était assis dans un des fauteuils. Elle le vit tourner la tête.

— Mademoiselle Y’breq, dit-il à voix basse. Ravi de vous revoir.

Elle secoua la tête et se posa un doigt sur les lèvres, en faisant un geste pour montrer la pièce autour d’elle.

Il y avait juste assez de lumière pour qu’elle puisse voir son sourire.

— Non, dit-il doucement. Les appareils de surveillance ne nous poseront pas de problèmes.

D’accord, songea-t-elle. L’alarme ne marche sans doute pas non plus. Elle avait plus ou moins compté dessus comme ultime système de défense au cas où les choses deviendraient délicates. Bien sûr, elle pouvait toujours crier, quoique, si ce type était capable d’interférer avec les communications des Zeïs, donner le vertige au Dr S. et pénétrer dans la maison de Veppers sans se faire remarquer, il devait aussi avoir une parade contre ça. Elle recommença à avoir un petit peu peur.

Une lumière s’alluma progressivement près du fauteuil où il était assis, permettant de voir qu’il portait la même tenue que lors de la réception.

— Je vous en prie, dit-il en désignant l’autre fauteuil, joignez-vous à moi.

Elle enfila une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit, en lui tournant le dos pour qu’il ne voie pas que ses mains tremblaient, et elle alla s’asseoir à côté de lui. Il avait l’air différent. Toujours le même homme, mais moins vieux, le visage moins émacié et le dos moins voûté.

— Je vous remercie de me donner cette occasion de parler avec vous en privé, dit-il très poliment.

— Pas de problème, répondit-elle en pliant les jambes et en se passant les bras autour des genoux. Alors, dites-moi, de quoi s’agit-il ?

— J’aimerais prendre une image de vous.

— Une image ?

Elle se sentit vaguement déçue. C’était tout ? Cela étant, il voulait sans doute parler d’une photo d’elle entièrement nue. Finalement, c’était bien un vieux pervers. C’était drôle, cette façon qu’avaient les choses d’être excitantes, ou même romantiques, au tout début, et de dégénérer ensuite dans le sordide.

— Ce serait une image de votre corps entier, pas seulement l’intérieur et l’extérieur, mais au niveau de chaque cellule, et même de chaque atome. En fait, elle serait prise au-delà des trois dimensions habituelles.

Lededje le regarda d’un air perplexe.

— Vous voulez dire comme dans l’hyperespace ?

Elle avait assez bien suivi ses cours de science.

— Précisément, répondit Himerance avec un large sourire.

— Pour quoi faire ?

Il haussa les épaules.

— Pour ma collection personnelle d’images, que j’ai plaisir à regarder.

— Hmm…

— Vous n’êtes pas obligée de me croire, mademoiselle Y’breq, mais je vous assure que ma motivation n’a rien de sexuel.

— Oui, c’est ça…

Himerance poussa un soupir.

— Vous êtes une œuvre remarquable, mademoiselle Y’breq, si vous me permettez l’expression. Je sais que vous êtes une personne, et qui plus est, une personne très intelligente, très agréable, et très attirante – pour les gens de votre propre espèce, naturellement – mais je mentirais en vous disant que mon intérêt n’est pas purement pour l’intaillement qu’on vous a infligé.

— Infligé ?

— Appliqué ? Je pensais avoir utilisé le terme exact.

— Non, vous avez raison, on me l’a effectivement infligé. Je n’ai guère eu mon mot à dire en la matière.

— C’est vrai.

— Qu’est-ce que vous faites de ces images ?

— Je les admire. Pour moi, ce sont des œuvres d’art.

— En avez-vous d’autres que vous pourriez me montrer ?

Himerance se redressa sur son fauteuil et se pencha vers elle.

— Vous aimeriez vraiment en voir quelques-unes ?

Il avait l’air sincèrement ravi.

— Est-ce qu’on a le temps ?

— Mais oui, bien sûr !

— Alors, faites-moi voir.

Une image 3D apparut dans l’air devant elle. Elle montrait… ma foi, elle ne savait pas très bien quoi. C’était un tourbillon insensé de courbes noires sur un fond orangé, d’une complexité étourdissante, avec des niveaux de détail qui s’imbriquaient et disparaissaient dans des espaces repliés qu’on n’arrivait pas tout à fait à distinguer.

— Il s’agit simplement de la vue en trois dimensions qu’on aurait d’une entité vectorielle de champ stellaire, dit Himerance, mais avec l’échelle horizontale réduite pour lui donner un aspect vaguement sphérique. En fait, elles ressemblent plutôt à ça.

L’image s’étira et l’assemblage de courbes foncées devint une simple ligne de un millimètre à peine et d’à peu près un mètre de long. Il y avait aussi un minuscule symbole, une sorte de boîte à chaussures microscopique avec les bords arrondis, qui indiquait sans doute l’échelle, mais comme elle ne savait pas comment l’interpréter, ça ne l’aidait pas beaucoup. La ligne apparaissait en silhouette sur ce qui semblait être un détail de la surface d’une étoile. Elle se contracta de nouveau pour redevenir un fabuleux écheveau de courbes.

— Il est assez difficile de donner une idée de l’effet en 4D avec tous les détails internes, poursuivit Himerance avec l’air de s’excuser, mais c’est quelque chose comme ça.

L’image sembla se décomposer en un million de tranches, des sections qui englobèrent Lededje comme des flocons dans une tempête de neige. Elle cligna des yeux et détourna la tête, soudain prise de vertige. Elle fut contente d’être restée assise.

— Vous sentez-vous bien ? demanda Himerance plein de sollicitude. C’est une expérience qui peut être assez intense.

— Ça va, répondit-elle. Mais qu’est-ce que c’était que ça, exactement ?

— Un très beau spécimen de vecteur de champ stellaire. Ce sont des créatures qui vivent dans les lignes de force des champs magnétiques, essentiellement dans la photosphère des étoiles.

— Cette chose était vivante ?

— Oui, et elle l’est encore, j’imagine. Elles vivent vraiment très longtemps.

Elle regarda le vieil homme dont le visage était éclairé par l’image d’une créature principalement constituée de lignes noires et qui vivait à la surface des soleils.

— Et vous, vous arrivez à la voir correctement en 4D ?

— Oui, dit-il en se tournant vers elle.

Il avait l’air à la fois embarrassé et fier. Avec son visage rayonnant d’enthousiasme, on aurait dit un gamin de six ans.

— Comment est-ce possible ?

— C’est parce que je ne suis pas vraiment un homme, ni même une variante d’humain, répondit-il en continuant de sourire. Je suis un avatar de vaisseau. En fait, c’est au vaisseau que vous parlez, et c’est lui qui est capable de prendre des images en 4D et de les apprécier. Le nom de ce vaisseau, mon véritable nom, est Moi, Je Compte. Il faisait autrefois partie de la Culture, mais c’est à présent un vaisseau indépendant qui évolue dans ce qu’on appelle parfois l’Ultérieur. Je suis un vagabond, une sorte d’explorateur, et il m’arrive d’offrir mes services en tant qu’interprète culturel – un facilitateur de relations entre des espèces et des civilisations profondément différentes – à ceux qui pourraient avoir besoin d’aide dans ce domaine. Et comme je vous l’ai dit, je collectionne aussi des images de ce que je considère comme des créatures d’une parfaite beauté, partout où mes pérégrinations me mènent.

— Est-ce que vous ne pourriez pas prendre une de ces images sans que je le sache ?

— Sur un plan pratique, oui. Il n’y aurait rien de plus facile.

— Mais vous vouliez d’abord me demander la permission…

— Ce serait vraiment très impoli de ma part, et même déshonorant, de ne pas le faire, vous ne trouvez pas ?

Elle le regarda un long moment avant de répondre :

— Oui, sans doute. Mais dites-moi : est-ce que vous partageriez cette image avec quelqu’un d’autre ?

— Non. Jusqu’à aujourd’hui, quand je vous ai montré l’image de cette créature des champs stellaires, je n’en avais jamais partagé une avec qui que ce soit. J’en ai beaucoup d’autres. Aimeriez-vous que… ?

— Non, dit-elle en levant la main avec un sourire. C’est très bien comme ça.

L’image disparut et la chambre replongea dans la pénombre.

— Je vous donne ma parole que, au cas très improbable où je déciderais de partager votre image, je ne le ferais pas sans votre autorisation expresse.

— À chaque fois ?

— À chaque fois. Et avec une condition préalable similaire s’appliquant à…

— Et si vous prenez cette image, est-ce que je sentirai quelque chose ?

— Rien du tout.

— Hmm…

Les bras toujours serrés autour des genoux, elle se pencha pour lécher le tissu de sa robe de nuit du bout de la langue, puis elle le mordilla.

Himerance l’observa un moment avant de lui demander :

— Lededje, ai-je votre permission de prendre l’image ?

Elle recracha le bout d’étoffe et releva la tête.

— Je vous ai déjà posé la question tout à l’heure : qu’est-ce que j’ai à y gagner ?

— Que puis-je vous offrir ?

— Sortez-moi d’ici. Emmenez-moi avec vous. Aidez-moi à m’échapper. Sauvez-moi de cette vie.

— Je ne peux pas, Lededje, je suis vraiment désolé.

Himerance avait l’air sincère.

— Pourquoi pas ?

— Il y aurait des conséquences.

Elle baissa de nouveau la tête et contempla le tapis.

— Parce que Veppers est l’homme le plus riche du monde ?

— De tout l’Habilitement Sichultien. Et le plus puissant. (Himerance soupira.) De toute façon, il y a des limites à ce que je peux faire. Vous avez votre propre façon de vivre, ici, sur cette planète et dans l’hégémonie que vous appelez l’Habilitement. Vous avez vos règles, vos mœurs, vos coutumes et vos lois. On considère qu’il est de mauvais goût d’interférer avec d’autres sociétés si l’on n’a pas une excellente raison de le faire, sans compter une stratégie préalablement approuvée. Malgré notre profond désir d’intervenir parfois, nous ne pouvons pas nous permettre de céder à nos pulsions sentimentales. Je suis sincèrement désolé, mais malheureusement, je ne peux vous offrir ce que vous demandez.

— Je n’ai donc rien à y gagner, dit-elle sur un ton qu’elle savait amer.

— Je pourrais vous ouvrir un compte en banque avec une somme qui vous serait utile…

— Comme si Veppers allait me laisser vivre un jour une existence indépendante, dit-elle en secouant la tête.

— Eh bien, peut-être…

— Oh, c’est bon, allez-y, prenez-la, votre image. (Elle serra ses genoux encore plus fort et leva les yeux vers lui.) Est-ce qu’il faut que je me lève ?

— Non. Vous êtes bien sûre ?

— Allez-y, c’est tout, répéta-t-elle avec impatience.

— Je pourrais quand même suggérer une forme de compensation…

— Oui, oui, comme vous voudrez. Faites-moi une surprise.

— Vous faire une surprise ?

— Vous m’avez entendue.

— Vous en êtes sûre ?

— Oui, j’en suis sûre. Alors, ça y est, c’est fait ?

 

— Ah-ha, fit Sensia en hochant doucement la tête. Ça m’a tout l’air d’être ça.

— Ce vaisseau m’a mis ce truc de lacis neural dans la tête ?

— Oui. Enfin, disons qu’il en aura planté une graine. Ce sont des choses qui poussent.

— Je n’ai rien senti sur le moment.

— C’est normal, le processus est indolore. (Sensia contempla un instant le désert.) Oui, le Moi, Je Compte, dit-elle enfin (et Lededje eut vraiment l’impression qu’elle se parlait à elle-même). Une UOL de classe Hooligan, qui s’est déclarée Excentrique et Ultériorée il y a plus de mille ans. Ce vaisseau a complètement disparu de la circulation il y a deux ans. Il s’est probablement retiré quelque part.

Lededje poussa un profond soupir.

— J’imagine que c’est ma faute. Je n’aurais pas dû lui dire de me faire une surprise.

Mais au fond d’elle-même, elle était très contente. Le mystère était presque certainement résolu, et en fin de compte, elle avait fait une bonne affaire : elle avait été sauvée de la mort, du moins en un certain sens.

Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Elle regarda Sensia qui contemplait toujours l’horizon miroitant où de petits tourbillons de poussière dansaient au milieu d’un mirage de lac ou d’océan. Oui, qu’est-ce que je vais devenir… Dépendait-elle de la charité de cette femme virtuelle ? Était-elle l’objet d’une sorte d’accord contractuel entre la Culture et l’Habilitement ? Appartenait-elle maintenant à quelqu’un d’autre, était-elle le jouet d’un nouveau maître ? Elle ferait aussi bien de poser la question.

Elle se prépara aussitôt à utiliser ce qu’elle appelait sa petite voix : un ton doux, humble et enfantin, auquel elle avait recours quand elle voulait afficher sa vulnérabilité et son impuissance, quand elle essayait de faire appel à la sympathie de quelqu’un, pour qu’on la prenne en pitié et qu’il y ait moins de chances qu’on lui fasse du mal ou qu’on l’humilie, et peut-être même qu’on lui donne quelque chose dont elle avait envie. C’était une technique qu’elle avait utilisée avec tout le monde, aussi bien sa mère que Veppers, et le plus souvent avec succès. Mais elle hésita. C’était une ruse dont elle ne s’était jamais sentie très fière, et ici, les règles avaient changé. Tout était différent. Pour préserver son amour-propre, et pour prendre ce qu’on pourrait appeler un nouveau départ, elle allait poser la question directement, sans aucune inflexion.

— Alors, dit-elle sans regarder Sensia, que vais-je devenir ?

La femme se tourna vers elle.

— Qu’allez-vous devenir ? Vous voulez dire, que va-t-il se passer maintenant, où irez-vous ensuite ?

Toujours sans oser croiser son regard, Lededje acquiesça.

— Oui, c’est ça.

Quelle situation étrange, presque absurde, se dit-elle. Me voici dans cette simulation parfaite, mais qui ne prétend pas être autre chose, en train de parler avec un hyperordinateur de mon destin, de ce que va être ma vie à partir d’aujourd’hui. Qu’allait-il se passer maintenant ? Serait-elle libre d’explorer ce monde virtuel et en quelque sorte de s’y créer une nouvelle existence ? Ou la renverrait-on d’une façon ou d’une autre sur Sichult, ou même chez Veppers ? Pouvait-on l’arrêter comme un simple programme, comme quelque chose qui n’est pas vraiment vivant ? Dans les quelques prochaines secondes, les mots que Sensia allait prononcer avec sa bouche virtuellement modelée décideraient de sa vie : le désespoir, le triomphe ou l’annihilation pure et simple. En fait – à moins qu’elle ne se trompe lourdement sur l’endroit où elle se trouvait et à qui elle parlait – tout allait dépendre de ce qui allait être dit maintenant.

Sensia prit un air pensif.

— Cela dépend beaucoup de vous, Lededje. Vous êtes dans une situation presque unique, et il n’y a donc pas de précédent, mais documentation ou pas, vous êtes un état mental parfaitement viable, fonctionnel et autonome, et indiscutablement doté d’intelligence, avec tout ce que cela implique au point de vue des droits et ce genre de choses.

— Qu’est-ce que cela implique ? demanda Lededje qui commençait à se sentir soulagée, mais qui voulait être absolument sûre.

Sensia sourit.

— Rien que des bonnes choses, en fait. La première que vous voudrez sans doute, ce sera d’être reventée.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est un terme technique, pour dire qu’on est ramené à la vie dans un corps physique faisant partie du Réel.

C’était une simulation, et elle n’avait donc ni cœur ni bouche, mais elle sentit le premier cesser de battre un instant et l’autre devenir sèche.

— Est-ce faisable ?

— C’est faisable, et c’est même recommandé. C’est une sorte de procédure standard dans ce genre de situation.

Sensia eut un petit rire étouffé et fit un large geste vers le désert. À mesure que son bras balayait l’horizon, Lededje eut un bref aperçu de ce qui devait être d’autres mondes virtuels, à l’intérieur ou à côté de celui où elle se trouvait : d’immenses villes scintillantes, une chaîne de montagnes traversée d’un réseau de tubes et de lumières, un grand navire ou peut-être une ville flottante naviguant sur une mer aux vagues blanches sous un ciel d’azur, une vue apparemment sans limites sur rien d’autre que de grands arbres bleu-vert enroulés sur eux-mêmes et flottant dans l’air, et d’autres paysages et structures qu’elle n’aurait pu décrire, qui devaient être possibles dans une réalité virtuelle, mais totalement impraticables dans ce que Sensia appelait simplement le Réel.

Le désert revint.

— Bien sûr, vous pourriez rester ici, reprit Sensia, dans l’environnement que vous trouvez agréable, ou même en en combinant plusieurs. Mais je crois que vous aimeriez plutôt avoir un vrai corps physique.

Lededje hocha la tête. Elle avait encore la bouche sèche. Est-ce que ça pouvait vraiment être aussi facile ?

— Oui, fit-elle, je pense que je préférerais ça.

— C’est un choix raisonnable. Croyez-moi, on peut se faire reventer dans un nombre incroyable de choses, mais à votre place, je m’en tiendrais à la forme dont vous avez l’habitude, du moins au début. Le contexte est tout, et le premier contexte dans lequel nous nous trouvons, c’est notre propre corps. (Elle regarda Lededje des pieds à la tête.) Êtes-vous satisfaite de votre aspect actuel ?

Lededje ouvrit la robe de chambre bleue qu’elle portait encore et s’examina un instant, puis elle la referma et les pans flottèrent dans la brise tiède.

— Oui. (Elle hésita.) Je n’arrive pas à décider si je veux un tatouage.

— Ce sera très facile à ajouter plus tard, mais ça ne sera pas au niveau génétique que vous connaissiez. Je ne peux pas vraiment vous aider pour ça. Cette information ne vous a pas accompagnée. (Sensia haussa les épaules.) Je vais vous laisser une image que vous pourrez manipuler jusqu’à ce que vous soyez satisfaite, et qui me servira de spécification.

— Vous allez faire pousser un corps pour moi ?

— Non, je vais en compléter un qui est actuellement en suspension.

— Combien de temps cela prendra-t-il ?

— Ici, autant de temps que vous voudrez, ou aussi peu. Dans le Réel, une huitaine de jours. (Un autre haussement d’épaules.) Mon stock de corps sans esprit n’en contient aucun qui soit de la forme sichultienne – je suis désolée.

— Y a-t-il un corps que je pourrais occuper maintenant, sans attendre ?

Sensia sourit.

— Ah, vous êtes impatiente, c’est ça ?

Lededje secoua la tête et se sentit rougir. En réalité, si c’était une blague cruelle qu’on lui faisait, elle préférait le savoir le plus tôt possible. Et si tout cela était vrai, elle ne voulait pas trop attendre avant de pouvoir retourner sur Sichult.

— Cela va quand même prendre un jour ou deux, dit Sensia.

Une forme humaine apparut soudain dans l’air devant elles : une femme nue, les yeux fermés, qui semblait vaguement sichultienne. Sa peau était grisâtre, puis elle devint noire et ensuite presque parfaitement blanche avant de passer par différentes couleurs. En même temps, la taille et la corpulence de la silhouette se modifiaient. La forme de la tête et les traits du visage changèrent un peu.

— Voilà les paramètres sur lesquels vous pouvez jouer, dans le temps disponible, dit Sensia.

Lededje réfléchissait en repensant au teint de Veppers.

— Combien de temps faudrait-il pour que le corps ait vraiment l’air sichultien, avec une peau un peu cuivrée au lieu d’être noire ?

Sensia plissa légèrement les yeux.

— Quelques heures de plus. Disons une journée au total. Vous auriez l’air d’une Sichultienne, mais vous n’en seriez pas vraiment une, du moins pas à l’intérieur. Un test sanguin, un prélèvement de tissu ou toute autre procédure médicale invasive aurait vite fait de le révéler.

— Ce n’est pas un problème. Je crois que c’est ça que j’aimerais, dit Lededje. (En regardant Sensia droit dans les yeux, elle ajouta :) Je n’ai pas d’argent pour vous payer.

Elle avait entendu dire que la Culture survivait sans argent, mais elle n’en avait pas cru un mot.

— Ça tombe bien, répondit posément Sensia, parce que je n’ai pas de facture à vous présenter.

— Vous faites ça par bonté pour moi, ou pour m’imposer une obligation ?

— Disons que c’est par bonté, mais ça me fait aussi très plaisir.

— Alors, je vous remercie, dit Lededje qui la salua très poliment. (Cela fit sourire Sensia.) Il me faudrait aussi pouvoir travailler à mon retour sur Sichult.

— Cela peut très certainement s’arranger, même si le terme « travailler » n’a pas tout à fait le même sens dans la Culture que dans l’Habilitement. (Sensia hésita un instant.) Puis-je vous demander ce que vous avez l’intention de faire une fois rentrée chez vous ?

Tuer ce putain de salopard de Joiler Veppers, et… Mais il y avait certaines choses, certaines pensées tellement secrètes, d’un tel danger potentiel, qu’elle avait appris à se les cacher à elle-même.

Elle sourit en se demandant si cette créature virtuelle si amicale était capable de lire ses pensées dans cette simulation.

— J’ai quelques affaires à conclure là-bas, dit-elle simplement.

Sensia hocha la tête, avec une expression indéchiffrable.

Elles retournèrent toutes les deux à leur contemplation du désert.

La Culture -09- Les Enfers Virtuels
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