XI
Dans son rêve, il voyait Zreyn Tramow se lever d’un lit de pétales roses. Certains adhéraient encore à elle, comme de petites taches incarnates répandues sur sa nudité brun-rose. Elle enfilait son uniforme gris clair et gagnait le pont, s’arrêtant ici et là pour saluer de la tête ou adresser une plaisanterie aux autres membres de son équipage ou à ceux dont ils prenaient la relève. Elle posait sur sa tête la coquille sculptée du casque à induction, et, en un demi-clin d’œil, se retrouvait à flotter dans l’espace.
Elle flottait au sein de vastes ténèbres enveloppantes, de la pure vacuité astringente d’espaces colossaux profondément gravés en travers du royaume sensoriel tout entier, présage interminable à la fois de grâce consommée et d’absence de sens. Elle regardait le vide autour d’elle, et les étoiles lointaines, et les galaxies se mirent à tournoyer dans son champ de vision. Puis tout se stabilisait, et elle voyait :
L’étrange étoile. L’énigme.
En de pareils moments, elle ressentait la solitude, non seulement de cette insondable étendue déserte, de cette vacuité presque totale, mais aussi de sa propre position, de sa vie tout entière.
Les noms des vaisseaux ; elle avait entendu parler d’un bâtiment nommé C’est la Faute à Ma Mère, et d’un autre appelé C’est la Faute à Ta Mère. Peut-être était-ce finalement un grief plus répandu qu’elle ne voulait l’admettre. (Et comment expliquer qu’elle se soit retrouvée ici, à bord d’un vaisseau doté d’un tel nom, en train de se demander continuellement si c’était un petit caprice de ses supérieurs, de les avoir réunis ainsi ?) En voulait-elle vraiment à sa mère ? Elle supposait que oui. Elle ne pensait pas pouvoir lui reprocher quelque déficience technique dans l’amour qui avait accompagné son éducation, et pourtant elle avait eu l’impression – à l’époque – de manquer de quelque chose ; aujourd’hui encore, elle aurait pu affirmer que les aspects techniques d’une éducation d’enfant ne satisfaisaient pas forcément les besoins de certains enfants ; en bref ses tantes ne lui avaient jamais suffi. Elle connaissait beaucoup d’individus élevés par des personnes autres que leurs parents naturels, et qui ne semblaient pas plus malheureuses que les autres, mais cela n’avait pas été son cas. Depuis longtemps, elle avait accepté de se dire que, chaque fois que quelque chose n’allait pas, c’était, en un sens, de sa faute, même si cette faute provenait de causes qu’elle ne pouvait en rien modifier.
Sa mère avait choisi de rester à Contact après la naissance de son enfant et elle était partie rejoindre son vaisseau peu après le premier anniversaire de sa fille.
Ses tantes avaient été affectueuses et attentionnées, et elle n’avait jamais eu le cœur – ou la méchanceté – de leur dire, ni d’exprimer à quiconque, quel vide douloureux elle ressentait en elle, bien qu’elle ait passé de longues heures à sangloter dans son lit en se répétant les mots qu’elle aurait pu utiliser pour le faire.
Elle supposait qu’elle avait dû transférer une partie de son besoin d’une mère sur son père, mais elle n’avait jamais eu véritablement l’impression qu’il faisait partie de sa vie ; c’était simplement un homme comme les autres qui venait à la maison, restait parfois quelques heures, jouait avec elle et lui manifestait de l’intérêt et même de l’amour, mais (elle l’avait su instinctivement dès le départ et l’avait admis rationnellement, plus tard, après quelques années d’illusions) qui jouait et lui manifestait de la gentillesse et même de l’amour de façon encore plus abstraite et lointaine que certains de ses oncles ; elle croyait aujourd’hui qu’il l’avait aimée à sa manière, qu’il aimait se trouver en sa compagnie, et assurément elle en avait ressenti à l’époque une certaine chaleur, mais depuis longtemps, dès sa plus tendre enfance, avant même de prendre conscience des raisons, désirs et motivations impliqués, elle avait deviné que la fréquence et la durée des visites qu’il leur rendait étaient plus liées à l’intérêt qu’il portait à une ou deux de ses tantes qu’à aucune tendresse persistante qu’il aurait éprouvée pour sa fille.
Sa mère revenait de temps en temps pour des séjours qui, aussi bien pour l’une que pour l’autre, balançaient furieusement entre de douloureux sentiments d’amour et des ressentiments rageurs. Plus tard, épuisées et décontenancées par ces épisodes par trop rugueux, épuisants et usants, elles en étaient venues à observer une sorte de trêve ; c’était au détriment de toute intimité.
Lorsque sa mère revint pour de bon, elle ne fut qu’une sorte de copine ; chacune de son côté avait de meilleures amies.
Ainsi, elle avait toujours été seule. Et elle se doutait, elle savait, presque, qu’elle finirait ses jours seule. C’était une source de tristesse – bien qu’elle eût toujours évité de sombrer dans l’apitoiement sur elle-même – et même, secondairement, de honte, car elle savait au fond d’elle-même qu’elle ne pouvait échapper au désir insistant de trouver quelqu’un – un homme, pour être honnête avec elle-même – qui viendrait la sauver, l’arracher au vide de son existence et combler sa solitude. C’était une chose qu’elle n’avait jamais pu se résoudre à confier à quiconque, et elle avait pourtant l’intuition qu’elle était sue des personnes et des machines qui lui avaient permis d’occuper le poste élevé mais exigeant qui était le sien.
Elle espérait que le secret était enfoui en elle, mais elle connaissait trop bien l’ampleur de la base d’informations et l’expérience dont disposaient ceux qui exerçaient un pouvoir sur elle et sur ses pareils. Un individu ne pouvait prétendre battre ces intelligences sur leur terrain ; il ou elle ne pouvait que passer un compromis avec elles, une entente ; pas question d’essayer d’être plus malin ; il fallait accepter l’éventualité qu’ils partagent tous vos secrets et espérer qu’ils n’en feraient pas mauvais usage mais les exploiteraient sans malveillance. Ses craintes, ses besoins, ses insécurités, ses pulsions et ses ambitions compensatrices pouvaient être sondés, mesurés et utilisés. C’était une sorte de pacte, supposait-elle, et elle n’avait pas à s’en offusquer, car l’accord profitait aux deux parties. Chacune obtenait ce qu’elle voulait ; elle était pour eux un agent rusé et dévoué, décidé à prouver sa valeur dans l’intérêt de leur cause, et cela lui donnait une occasion de se réaliser, d’être appréciée, de se rassurer à l’idée qu’elle valait quelque chose.
Une telle confiance ainsi que les occasions répétées qu’elle avait de fournir la preuve de sa diligence et de son discernement auraient dû lui suffire, mais ce n’était toujours pas le cas ; elle aspirait à quelque chose qu’aucune fusion d’elle-même avec un groupe d’aucune sorte ne pourrait lui apporter ; elle avait besoin d’être assurée de sa valeur personnelle, d’être appréciée pour ses qualités personnelles, et une telle appréciation ne pouvait venir que d’un autre individu.
Elle passait par des cycles où elle admettait ces choses intérieurement et où elle espérait qu’un jour elle rencontrerait quelqu’un avec qui elle serait enfin à l’aise, qu’elle respecterait, qu’elle jugerait digne de sa considération selon ses critères stricts… pour ensuite tout rejeter, armée d’une détermination farouche de faire ses preuves à ses propres yeux et à ceux du grand service dont elle faisait partie, forgeant sa résolution de retourner ses frustrations à l’avantage de ce dernier et au sien propre, en recentrant les énergies résultant de sa solitude sur ses ambitions concrètes et méthodiquement réalisables : une qualification supplémentaire, une autre orientation de recherches, une promotion, un commandement, encore plus d’avancement…
L’énigme l’attirait, tout autant que l’étoile incroyablement vieille. Dans cette découverte résidait peut-être le genre de renommée capable d’étancher sa soif de reconnaissance. C’était ce qu’elle se disait parfois. Il y avait déjà là, après tout, une étrange parenté, une sorte de jumellité, même si c’était celle d’un mystère et d’une impossibilité.
Elle concentrait son attention sur l’énigme, vers laquelle elle avait l’impression de se ruer dans le noir, sa présence remplissant progressivement tout son champ de vision.
Un éclair de lumière attira son attention vers le centre. La lueur, à elle seule, avait une sorte de caractère familier, reconnaissable, comme une porte qui s’entrouvre, comme lorsqu’on entrevoit par hasard l’intérieur d’une chambre brillamment illuminée. Intriguée, elle essaya d’en voir plus.
Elle fut aussitôt happée à l’intérieur de la lumière, qui fit éruption en l’aveuglant, explosant autour d’elle comme une protubérance solaire absurdement rapide. Elle se sentit engloutie, prise au piège.
Zreyn Enhoff Tramow, commandante du Vaisseau de Contact Général Enfant à Problèmes, eut à peine le temps de réagir. Elle fut aspirée et disparut dans les profondeurs coruscantes du feu en chute libre, se débattant désespérément, prise au piège, hurlant au secours. Hurlant pour qu’il la sauve.
Il se réveilla d’un bond dans son lit-champ, les yeux soudain ouverts, le souffle court, le cœur battant. Les lumières de la cabine s’allumèrent, d’abord faibles, puis plus fortes, obéissant à ses mouvements.
Genar-Hofoen s’essuya le visage avec ses mains et regarda autour de lui dans la cabine. Il déglutit et prit une longue inspiration. Il ne se doutait pas qu’il allait rêver aussi intensément. Son rêve ressemblait à un scénario implanté ou à l’un de ces jeux partagés durant le sommeil. Son intention avait été de faire l’un de ses rêves érotiques habituels et non de retourner deux mille ans en arrière, à l’époque où Enfant à Problèmes avait découvert le premier ce soleil vieux d’un trillion d’années et le corps noir en orbite autour de lui. Tout ce qu’il avait désiré, c’était une simulation sexuelle, et non l’exploration en profondeur de l’âme aride d’une femme aux ambitions démesurément moroses.
Sans doute l’expérience avait-elle été intéressante, et il avait été fasciné d’avoir été cette femme, d’une certaine manière, tout en n’étant pas elle. Il l’avait pénétrée (mais pas sexuellement), au plus profond de son cerveau, d’aussi près que pouvait l’être un lacis neural de ses pensées, de ses espoirs, de ses émotions et de ses craintes inspirés par la vue de l’étoile et de l’objet qu’elle considérait comme une énigme. Mais rien n’avait correspondu à ce qu’il attendait.
Encore un rêve étrange et dérangeant.
— Vaisseau ? demanda-t-il.
— Oui ? fit Substance Grise par l’intermédiaire du circuit de sonorisation de la cabine.
— Je… je viens de faire un drôle de rêve.
— Mmm, j’ai quelque expérience dans ce domaine, je suppose, répliqua le vaisseau avec un bruit qui ressemblait à un profond soupir. Et j’imagine que vous voulez en parler ?
— Non. Euh… non, je me demandais seulement si vous n’avez pas…
— Ah ! Vous aimeriez savoir si j’ai quelque chose à voir avec ce que vous avez rêvé, c’est cela ?
— C’est juste une idée, vous comprenez, qui m’a effleuré.
— Voyons voir… Si c’était le cas, croyez-vous que je vous répondrais sincèrement ?
Il réfléchit quelques instants.
— Cela veut dire oui ou non ?
— Non. Vous êtes satisfait, à présent ?
— Non, je ne suis pas satisfait à présent. Je ne sais toujours pas si la réponse est oui ou non. (Il secoua la tête avec un rictus.) Dans les deux cas, vous vous amusez à me baiser la tête, hein ?
— Comme si j’étais capable de faire une chose pareille, répliqua le vaisseau d’une voix douce. (Il émit une sorte de gloussement, qui était, se dit Genar-Hofoen, le bruit le plus déroutant qu’il l’eût entendu produire jusqu’à présent.) Je suppose que c’est juste un effet de votre lacis neural, vous savez. Il n’y a là rien d’inquiétant. Si vous ne voulez plus rêver, endocrinez un peu de sommetotal.
— Mmm, fit Genar-Hofoen. Lumières éteintes, ajouta-t-il. Bonne nuit.
Il se laissa aller en arrière dans l’obscurité. – Faites de beaux rêves, Genar-Hofoen, lui dit Substance Grise.
Le circuit fut coupé avec un bruit ostensible. Il demeura éveillé quelque temps avant de retomber dans un sommeil profond.