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L’ours nommé State O’Maine
L’été où mon père fit l’acquisition de l’ours, aucun de nous n’était né — nous n’étions pas même conçus : ni Frank, l’aîné ; ni Franny, la plus turbulente ; ni moi, le troisième ; ni bien sûr les deux benjamins, Lilly et Egg. Nés dans la même ville, mon père et ma mère se connaissaient depuis toujours, mais leur « union », comme disait Frank, n’avait pas encore eu lieu quand mon père fit l’acquisition de l’ours.
— Leur « union », Frank ? le taquinait Franny.
Bien que Frank fût l’aîné, il paraissait plus jeune que Franny, à mes yeux du moins, et, à la façon dont le traitait Franny, on eût pu croire qu’il était encore un bébé.
« En fait, Frank, tu veux dire qu’ils n’avaient pas commencé à baiser, disait Franny.
— Ils n’avaient pas consommé leur union, dit un jour Lilly.
Bien que notre cadette à tous, à l’exception de Egg, Lilly se comportait comme l’aînée de la famille — une habitude que Franny trouvait exaspérante.
— « Consommé » ? dit Franny.
Je ne sais plus trop quel âge avait Franny à l’époque, mais Egg était trop jeune pour écouter ce genre de propos :
« En fait, avant que papa achète l’ours, ni lui ni maman ne savaient ce que c’était que faire l’amour, expliquait Franny. C’est l’ours qui leur a mis cette idée en tête — un animal tellement grossier, tellement lubrique, toujours à se frotter aux arbres, à se masturber et à essayer de violer les chiens.
— Il lui est arrivé de brutaliser des chiens, faisait Frank avec répugnance. Il ne violait pas les chiens.
— Il a essayé, disait Franny. Tu connais l’histoire.
— Oui, mais c’est l’histoire de papa, disait alors Lilly, avec une répugnance quelque peu différente.
Frank trouvait Franny répugnante, mais c’était notre père qui inspirait de la répugnance à Lilly.
Aussi est-ce à moi qu’il incombe — moi, le troisième et le moins dogmatique — de remettre les choses au point, ou, plutôt, presque au point.
Notre histoire favorite concernait l’idylle entre mon père et ma mère : comment notre père avait fait l’acquisition de l’ours, comment notre père et notre mère s’étaient retrouvés amoureux et, coup sur coup, avaient engendré Frank, Franny et moi-même (« Pan, Pan, Pan ! », disait Franny) ; puis, après un bref intermède, Lilly et Egg (« Paff et Pschitt ! », disait Franny).
L’histoire que l’on nous racontait quand nous étions enfants, et que par la suite nous nous racontâmes souvent entre nous, tend à être centrée sur ces années que, bien sûr, nous n’avions pu connaître et ne pouvons nous représenter maintenant que filtrées par les multiples versions de la légende transmise par nos parents. J’ai tendance à voir mes parents à cette époque plus clairement que je ne les revois au cours des années dont je me souviens, dans la mesure où les années que j’ai vécues sont, bien sûr, colorées par le fait qu’elles furent des périodes de bonheur mitigé — dont je garde des sentiments mitigés. À l’égard du célèbre été de l’ours et de la magie de l’idylle entre mon père et ma mère, je puis me permettre une optique plus rationnelle.
Quand il arrivait à notre père de se tromper en nous contant l’histoire — quand il contredisait une de ses versions antérieures, ou sautait les épisodes que nous aimions le plus —, nous nous mettions à piailler comme des oiseaux en furie.
— De deux choses l’une, ou tu mens, ou tu as menti la dernière fois, lui disait Franny (toujours la plus virulente).
Mais papa se contentait de secouer la tête d’un air innocent.
— Vous ne comprenez donc pas ? faisait-il. Vous imaginez l’histoire mieux que je ne me la rappelle.
— Va chercher maman, me commandait Franny, en me faisant choir du divan.
Parfois, c’était Frank qui soulevait Lilly assise sur ses genoux et lui chuchotait :
— Va chercher maman.
Et notre mère se voyait convoquée pour écouter le récit de l’histoire que nous soupçonnions notre père d’inventer.
— À moins que tu ne fasses exprès de passer sous silence les morceaux épicés, l’accusait Franny, sous prétexte que tu juges Lilly et Egg trop jeunes pour écouter vos histoires de baisage.
— Il n’était pas question de baiser, protestait maman. Les mœurs étaient bien moins libres et relâchées que de nos jours. Si une fille découchait ou disparaissait pendant un week-end, même ses camarades la prenaient pour une traînée ou pire encore ; et après, personne ne s’intéressait plus à elle. « Qui se ressemble s’assemble », disions-nous. Ou bien : « Comme on fait son lit on se couche. »
Et Franny, qu’elle eût alors huit ou dix ou quinze ou vingt-cinq ans, ne manquait jamais de lever les yeux au ciel et de me pousser du coude ou de me chatouiller, et chaque fois que je la chatouillais en retour, elle se mettait à hurler : « Le pervers ! Il pelote sa propre sœur ! » Et qu’il eût alors neuf ou onze ou vingt et un ou quarante et un ans, Frank avait horreur des conversations et des gestes équivoques de Franny ; il se hâtait de dire à papa :
— Ne fais pas attention. Si tu nous parlais plutôt de la moto ?
— Non, parle-nous encore de ces histoires de sexe, disait Lilly à maman, sans le moindre humour, tandis que Franny me fourrait sa langue dans l’oreille ou lâchait un bruit de pet contre mon cou.
— Eh bien, disait maman, entre garçons et filles, on ne parlait pas très librement des choses du sexe. On se bécotait et on se pelotait, gentiment ou de façon plus poussée ; le plus souvent au fond des voitures. Il ne manquait pas de coins tranquilles pour se garer. Il y avait davantage de petites routes, bien sûr, et moins de gens et moins de voitures — en plus, ce n’était pas la mode des petits modèles.
— Ce qui fait que vous pouviez vous allonger, disait Franny.
Notre mère faisait les gros yeux et s’accrochait à sa version du bon vieux temps. C’était une narratrice fidèle mais plutôt ennuyeuse — rien à voir avec mon père —, et chaque fois que nous faisions appel à notre mère pour vérifier une des versions de l’histoire, nous le regrettions.
— Mieux vaut laisser le paternel blablater, disait Franny. Maman est trop sérieuse.
Frank se renfrognait.
« Oh, si tu allais te branloter, Frank, tu te sentirais mieux, lui envoyait Franny.
Du coup, Frank se renfrognait davantage. Puis il disait :
— Si tu commençais, par demander à papa de parler de la moto, ou de trucs concrets, ses réponses seraient plus satisfaisantes que quand tu soulèves des sujets aussi vagues : les vêtements, les habitudes, les mœurs sexuelles.
— Frank, dis-nous un peu ce que c’est que faire l’amour, disait Franny.
Mais notre père venait à notre secours en disant, de sa voix rêveuse :
— Croyez-moi : tout ça aurait été impossible de nos jours. Vous pensez peut-être avoir davantage de liberté, mais vous avez aussi davantage de lois. Cet ours, il n’aurait pas pu exister de nos jours. Il n’aurait pas été toléré.
Et, sur-le-champ, nous demeurions cois, nos chamailleries tournaient court. Lorsque notre père parlait, même si par hasard Frank et Franny se trouvaient assis côte à côte et suffisamment près pour se toucher, ils ne se querellaient pas ; même si j’étais assis tout contre Franny au point de sentir ses cheveux me chatouiller la figure ou sa jambe frôler la mienne, quand notre père parlait, j’en oubliais Franny. Assise sur les genoux de Frank, Lilly demeurait pétrifiée (personne ne pouvait se pétrifier comme Lilly). Egg était en général trop jeune pour écouter, à plus forte raison pour comprendre, mais c’était un enfant sage. Même Franny parvenait à le garder sur ses genoux, et il restait tranquille ; et quand, moi, je le prenais sur mes genoux, il s’endormait aussitôt.
« Il était noir, cet ours, disait papa, il pesait deux cents kilos et était plutôt bourru.
— Ursus americanus, murmurait alors Frank. En plus, il était imprévisible.
— Oui, disait papa, mais assez facile à vivre, la plupart du temps.
— Et il avait passé l’âge d’être un ours, disait Franny, d’un ton docte.
C’était ainsi que mon père commençait d’habitude — et ainsi qu’il avait commencé le jour où je me souviens d’avoir, pour la première fois, entendu le récit de cette histoire : « il avait passé l’âge d’être un ours ». J’avais écouté le récit assis sur les genoux de ma mère, et, je m’en souviens, m’étais senti figé là à jamais, en ce point du temps et de l’espace : moi sur les genoux de maman, Franny à côté de moi sur les genoux de papa, Frank assis très raide à l’écart — en tailleur sur le tapis d’Orient tout élimé en compagnie de notre premier chien, Sorrow (que nous devions un jour faire piquer tant il pétait horriblement).
— Il avait passé l’âge d’être un ours, commençait papa.
Je contemplais Sorrow, un labrador stupide et affectueux, et là, sur le plancher, il se transformait en gros ours, puis soudain vieillissait et, masse hirsute et puante, s’effondrait à côté de Frank, pour bientôt redevenir un simple chien (mais jamais Sorrow ne serait « un simple chien »).
Cette première fois, je ne me souviens ni de Lilly ni de Egg — sans doute étaient-ils si petits que leur présence était passée inaperçue.
« Il avait passé l’âge d’être un ours, dit papa. Il ne tenait plus sur ses pattes.
— Mais il n’avait pas d’autres pattes ! entonnions-nous alors, notre répons rituel — appris par cœur — Frank, Franny et moi, de concert.
Et, du jour où ils surent l’histoire, Lilly et même Egg faisaient eux aussi chorus à l’occasion.
— L’ours ne prenait plus aucun plaisir à jouer son rôle d’artiste, disait notre père. Il se bornait à faire les gestes. Il n’était plus capable d’aimer, ni les gens, ni les animaux, ni les choses, il n’aimait plus rien, sauf la moto. Voilà pourquoi j’ai été obligé d’acheter la moto en même temps que l’ours. Voilà pourquoi l’ours a trouvé relativement facile de quitter son dompteur pour me suivre ; cet ours, il était plus attaché encore à la moto qu’à son maître.
Et, un peu plus tard, Frank aiguillonnait Lilly, qui, dûment dressée, demandait :
— Comment est-ce qu’il s’appelait l’ours, déjà ?
Frank, Franny, papa et moi nous exclamions alors, à l’unisson : « State O’Maine 1 ! » Cet imbécile d’ours avait été baptisé State O’Maine, et mon père l’avait acheté au cours de l’été de 1939 — en même temps qu’une motocyclette, une Indian modèle 1937, flanquée d’un side-car de fabrication artisanale — pour deux cents dollars en espèces et une partie des vêtements de sa garde-robe d’été, les meilleurs.
Cet été-là, mon père et ma mère avaient dix-neuf ans ; tous deux étaient nés en 1920, à Dairy, dans le New Hampshire, et, tout au long des années de leur adolescence, ils s’étaient plus ou moins évités. Par l’une de ces coïncidences logiques sur lesquelles se fondent souvent les bonnes histoires, le hasard fit que tous deux — à leur mutuelle surprise — décrochèrent un emploi pour l’été à l’Arbuthnot-by-the-Sea, un hôtel de station balnéaire qui, pour eux, se trouvait au bout du monde, le Maine était tort éloigné du New Hampshire (à cette époque, et à leurs yeux).
Ma mère était femme de chambre, mais elle avait été autorisée à porter ses propres vêtements pour servir au dîner ; en outre, elle aidait à servir les cocktails sous les tentes lors des réceptions en plein air (auxquelles étaient conviés les golfeurs, les joueurs de tennis et de croquet, et les marins au retour des régates). Mon père aidait aux cuisines, portait les bagages, soignait les terrains de golf, veillait à ce que, sur les courts, les lignes blanches soient toujours droites et tracées de frais, et à ce que, sur la jetée, les marins d’eau douce, qui jamais n’auraient dû être autorisés à mettre le pied sur un bateau, embarquent et débarquent sans tomber à l’eau ni se faire trop de mal.
Ni les parents de ma mère, ni ceux de mon père n’avaient vu d’objection à ce que leurs enfants se fassent embaucher pour l’été, mais mon père et ma mère s’étaient sentis humiliés d’être condamnés à faire plus ample connaissance en de pareilles circonstances. C’était le premier été qu’ils passaient loin de Dairy, New Hampshire, et sans doute s’étaient-ils imaginé l’élégante station balnéaire comme un lieu où il leur serait possible — ne connaissant personne — d’éblouir leur entourage. Mon père venait de sortir dûment diplômé de Dairy School, l’institution privée pour garçons ; il avait été admis à s’inscrire à Harvard à l’automne. Mais, il le savait, il lui faudrait attendre l’automne 1941 pour y entrer, dans la mesure où il s’était assigné pour tâche de gagner l’argent nécessaire à ses études ; mais à l’Arbuthnot-by-the-Sea, en cet été de 1939, mon père n’aurait pas demandé mieux que de laisser croire aux clients et aux autres employés qu’il était à la veille de partir pour Harvard. La présence de ma mère qui, venant de la même ville, savait à quoi s’en tenir sur son compte, contraignit mon père à dire la vérité. Il ne pourrait pas partir pour Harvard avant d’avoir économisé l’argent de ses études ; bien sûr, il était déjà tout à son honneur que sa candidature eût été retenue, et à Dairy, New Hampshire, la simple nouvelle de son succès avait été accueillie avec surprise par la plupart des gens.
Fils de l’entraîneur de football de Dairy School, mon père, Winslow Berry, n’était pas tout à fait ce qu’il est convenu d’appeler un enfant de professeur. C’était le fils unique d’un professionnel du sport, et son père, que tout le monde appelait Coach Bob, n’était pas passé par Harvard — à dire vrai, personne ne le croyait capable d’avoir engendré de la graine de Harvard.
La femme de Robert Berry étant morte en couches, il avait alors quitté l’Iowa pour s’installer dans l’Est. Bob Berry avait passé l’âge de se retrouver célibataire et père pour la première fois — il avait trente-deux ans. Il s’était mis en quête d’un moyen d’assurer des études à son fils, en échange de quoi il avait proposé ses services. Il vendit ses talents de moniteur d’éducation physique à la meilleure des écoles préparatoires disposées à lui promettre d’accueillir son fils quand il serait en âge de commencer ses études. Mais Dairy School n’était pas précisément un bastion des études secondaires.
Peut-être Dairy School avait-elle jadis ambitionné d’égaler Exeter ou Andover, mais elle s’était résignée, dans les années 1900, à un avenir moins glorieux. Situé près de Boston, l’établissement accueillait quelques centaines d’élèves refusés par Exeter ou Andover, et une centaine d’autres qui jamais n’auraient dû être admis nulle part, et leur offrait un programme d’études conventionnel et raisonnable — plus rigoureux en fait que la plupart des professeurs chargés de l’enseigner ; la plupart avaient été eux aussi refusés ailleurs. Mais, malgré sa médiocrité par comparaison avec les autres écoles préparatoires de Nouvelle-Angleterre, Dairy était de beaucoup supérieure aux écoles privées de la région et, en particulier, à l’unique école de la ville.
Dairy School était tout à fait le genre d’établissement à conclure des marchés, comme celui conclu avec Coach Bob — en échange d’un salaire de misère et de la promesse que le fils de Coach Bob, Win, quand il serait en âge, pourrait y faire ses études (gratuitement). Ni Coach Bob ni Dairy School n’auraient pu se douter que mon père, Win Berry, se révélerait brillant à ce point. Harvard le plaça dans la première liste des candidats retenus, mais son rang ne lui permit pas de prétendre à une bourse. Sorti d’une meilleure école, sans doute aurait-il décroché une bourse en latin ou en grec ; il était doué pour les langues, et songea d’abord à se spécialiser en russe.
Ma mère, qui parce qu’elle était une fille n’aurait jamais pu entrer à Dairy School, avait, elle aussi, fait ses études dans la même ville, à l’institution privée pour jeunes filles. Il s’agissait là encore d’un établissement médiocre, mais, néanmoins, supérieur à l’école secondaire publique, et l’unique solution offerte aux parents qui ne voulaient pas que leurs filles fréquentent un établissement mixte. À l’inverse de Dairy School, qui était un internat — où 95 % de l’effectif se composait de pensionnaires —, le Thompson Female Seminary était un externat. Les parents de ma mère, qui bizarrement étaient plus âgés encore que Coach Bob, tenaient à ce que leur fille ne fréquente que les élèves de Dairy School, et non les garçons de la ville — mon grand-père maternel était un professeur en retraite de Dairy School (tout le monde l’appelait « Latin Emeritus ») et la mère de ma mère, la fille d’un médecin de Brooklyn, Massachusetts, qui avait épousé un ancien de Harvard ; sa fille, espérait-elle, aspirerait à un semblable destin. Bien que ma grand-mère maternelle ne s’en plaignît jamais, son ancien de Harvard l’avait escamotée au fin fond de la cambrousse, loin de la bonne société de Boston, et elle espérait bien que — à condition de rencontrer quelqu’un de convenable parmi les élèves de Dairy — ma mère pourrait un jour réintégrer Boston.
Ma mère, Mary Bates, savait fort bien que mon père, Win Berry, n’avait rien de l’élève idéal dont rêvait sa propre mère. Harvard ou non, c’était le fils de Coach Bob — de plus, la perspective d’intégrer un jour Harvard n’était pas la même chose que d’y entrer, ou d’avoir les moyens d’y entrer.
Quant aux projets de ma mère, en cet été 39, ils ne lui paraissaient guère séduisants. Son père, le vieux Latin Emeritus, avait été victime d’une attaque ; la bave aux lèvres et l’esprit embrouillé, il passait son temps à tituber dans leur maison de Dairy, tandis que sa femme gaspillait son énergie à se ronger les sangs quand la jeune Mary ne se trouvait pas là pour prendre soin d’eux. Mary Bates, à dix-neuf ans, avait des parents plus âgés que ne le sont la plupart des grands-parents, et par sens du devoir, sinon par désir, elle était résignée à sacrifier d’éventuelles études supérieures pour rester chez elle et s’occuper des siens. Après tout, se disait-elle, elle apprendrait à taper à la machine et trouverait du travail en ville. Cet emploi à l’Arbuthnot, le temps d’un été, représentait en réalité à ses yeux des vacances exotiques — après quoi elle se laisserait glisser dans la morne routine que lui promettait l’automne. D’année en année, songeait-elle en pensant à l’avenir, les garçons de Dairy School se feraient de plus en plus jeunes — jusqu’au jour où aucun d’eux ne songerait plus à l’enlever pour la ramener à Boston.
Mary Bates et Winslow Berry avaient grandi côte à côte ; pourtant, tout au plus s’étaient-ils gratifiés à l’occasion d’une grimace ou d’un hochement de tête.
« Quand on se regardait, on aurait dit que c’était sans se voir, je ne sais pas pourquoi », nous dit un jour papa — jusqu’au jour, peut-être, où, pour la première fois, ils se virent hors du cadre familier de leur commune enfance : la minable petite ville de Dairy et le campus à peine moins minable de Dairy School.
Lorsqu’en juin 1939, le Thompson Female Seminary accorda à ma mère son diplôme, elle constata à son grand dépit que Dairy School, ses diplômes décernés, avait déjà fermé ses portes ; les garçons les plus huppés, ceux qui n’appartenaient pas à la ville, étaient repartis, et ses deux ou trois « chevaliers servants » (comme elle disait) — qui, avait-elle peut-être espéré, lui demanderaient de l’accompagner au bal traditionnel de fin d’année — étaient partis. Parmi les garçons de l’école secondaire, elle ne connaissait personne, et quand sa mère lui proposa Win Berry, ma mère s’enfuit de la salle à manger.
— Bien sûr, pourquoi pas aussi demander à Coach Bob ! hurla-t-elle.
Son père, Latin Emeritus, qui somnolait les coudes appuyés sur la table, releva la tête.
— Coach Bob ? fit-il. Est-ce que ce crétin serait revenu emprunter le traîneau.
Coach Bob, également surnommé Iowa Bob, n’avait rien d’un crétin, mais, pour Latin Emeritus, dont l’attaque semblait avoir brouillé le sens du temps, l’entraîneur venu du Midwest n’était pas du même monde que les autres professeurs. Et des années auparavant, alors que Mary Bates et Win Berry étaient encore enfants, Coach Bob était venu emprunter un vieux traîneau — jadis célèbre pour être resté trois ans remisé à la même place dans la cour des Bates.
— Est-ce que cet idiot a un cheval pour le remorquer ? avait demandé Latin Emeritus.
— Non, il a l’intention de le traîner lui-même ! avait dit la mère de ma mère.
Et la famille Bates s’était plantée à la fenêtre pour regarder Coach Bob qui installait le petit Win sur le siège, empoignait à deux mains le timon derrière son dos et halait de toutes ses forces pour ébranler le traîneau ; dévalant la cour enneigée, l’énorme luge s’engagea dans la rue glissante et à l’époque encore bordée d’ormes — « Un cheval ne l’aurait pas remorquée plus vite ! » disait toujours maman.
Iowa Bob avait été le plus petit de tous les avant-centres jamais recrutés par l’une des grandes équipes. Il avoua un jour s’être laissé emporter au point de mordre un arrière qu’il venait de plaquer au sol. À Dairy, outre sa charge d’entraîneur de football, il enseignait le lancement du poids et conseillait les haltérophiles. Mais pour la famille Bates, Iowa Bob était un homme trop simple pour mériter d’être pris au sérieux : un personnage cocasse, costaud et trapu, aux cheveux si courts qu’il paraissait chauve, et qui sillonnait la ville au petit trot — « avec un horrible bandeau taché de sueur autour du crâne », disait Latin Emeritus.
Le sort ayant accordé à Coach Bob une longue vie, c’est le seul de nos grands-parents dont nous gardâmes jamais le souvenir.
— Qu’est-ce que c’est, ce bruit ? demandait Frank, inquiet, au beau milieu de la nuit, quand Bob fut venu s’installer chez nous.
Ce qu’entendait Frank, et que nous entendîmes souvent du jour où Coach Bob eut emménagé chez nous, c’étaient les craquements et les grognements provoqués par les pompes et les équerres qu’au-dessus de nos têtes exécutait le vieux sur le plancher de sa chambre. Notre plafond !
— C’est Iowa Bob, chuchota un jour Lilly. Il essaie de garder la forme.
Bref, ce ne fut pas Win Berry qui emmena Mary Bates au bal de sa promotion. Le pasteur de la famille Bates, d’ailleurs considérablement plus vieux que ma mère, mais libre de toute attache, eut la gentillesse de se proposer.
— Ce fut une longue nuit, nous dit ma mère. Je me sentais déprimée. J’étais comme une étrangère dans ma propre ville. Penser que si peu de temps après, ce même pasteur devait nous marier, votre père et moi !
Comment auraient-ils pu imaginer une chose pareille, même le jour où ils furent présentés l’un à l’autre, en même temps que les autres employés, sur le vert irréel de la pelouse bien léchée de l’Arbuthnot-by-the-Sea ? À l’Arbuthnot, même les présentations des employés étaient protocolaires. Placées sur un rang, les jeunes filles et les femmes s’avançaient tour à tour à l’appel de leur nom ; chacune se retrouvait face à un garçon qui, à l’appel de son nom, sortait lui aussi d’une longue rangée, et on les présentait l’un à l’autre — comme s’ils étaient destinés à danser ensemble.
— Voici Mary Bates, qui vient d’obtenir son diplôme du Thompson Female Seminary ! Elle aidera au service et aussi à la réception. Elle adore la voile, n’est-ce pas, Mary ?
Serveurs et serveuses, jardiniers et caddies, le moniteur de voile et les employés de la cuisine, les factotums, les hôtesses, les femmes de chambre, les blanchisseuses, le plombier et les musiciens de l’orchestre. C’était la grande mode des bals ; les stations balnéaires situées plus au sud sur la côte — par exemple les Weirs, à Laconia, et Hampton Beach — attiraient l’été certains orchestres parmi les plus réputés. Mais l’Arbuthnot-by-the-Sea avait son propre orchestre qui, dans un style guindé et typique du Maine, imitait les grandes formations.
— Et voici Winslow Berry, qui adore qu’on l’appelle Win ! N’est-ce pas, Win ? Et à l’automne, il entrera à Harvard !
Mais mon père regardait bien en face ma mère, qui, avec un petit sourire, détourna la tête — aussi gênée pour lui qu’elle l’était pour elle-même. Elle n’avait jamais remarqué combien il était beau garçon ; il avait un corps aussi dur que celui de Coach Bob, mais Dairy School lui avait inculqué les bonnes manières, appris à se tenir, à s’habiller et à se coiffer selon les goûts des Bostoniens (pas des Iowiens). Il avait déjà l’air d’un ancien de Harvard, quel que fût le sens qu’eût alors l’expression pour ma mère.
— Oh, je ne sais pas, disait-elle. Le genre cultivé, je suppose. Il avait l’air d’un jeune homme capable de boire sans vomir. Il avait des yeux noirs, très brillants, et chaque fois qu’on le regardait, on sentait que lui aussi venait de vous regarder — mais jamais on ne pouvait croiser son regard.
C’était là un talent que mon père conserva toute sa vie ; en sa compagnie, toujours, on avait l’impression d’être observé, avec affection et attention — même si, quand nous le regardions, il semblait regarder ailleurs, rêver ou ruminer des projets, agiter des pensées austères et lointaines. Même quand il fut devenu tout à fait aveugle, incapable de suivre nos faits et nos gestes, on aurait dit qu’il nous « observait », avec un étrange mélange de détachement et de chaleur — et ce fut sur cette longue pelouse d’un vert éclatant encadrée par la mer grise du Maine que, pour la première fois, ma mère éprouva cette impression.
PRÉSENTATION DU PERSONNEL : 16 heures.
Ce fut à ce moment-là qu’elle apprit sa présence.
Une fois les présentations terminées, et le personnel prié d’aller se mettre en tenue pour les premiers cocktails, le premier dîner et les réjouissances de la première soirée, les yeux de ma mère croisèrent ceux de mon père, et il s’approcha.
— Je n’aurai pas assez d’argent pour rentrer à Harvard avant deux ans, fit-il sur-le-champ.
— C’est bien ce que je pensais : mais je trouve formidable que tu aies été retenu, se hâta-t-elle d’ajouter.
— Et pourquoi n’aurais-je pas été retenu ?
Mary Bates eut un haussement d’épaules, tic qu’elle avait contracté à force de ne pas comprendre ce que disait son père (son attaque le handicapait pour parler). Elle portait des gants blancs et un chapeau blanc à voilette ; elle s’était mise en tenue pour « servir » à la première garden-party, et mon père admira la façon dont ses cheveux lui enserraient le crâne — plus longs dans le dos, ils lui dégageaient le visage et faisaient bloc avec le chapeau et la voilette, d’une manière à la fois si simple et mystérieuse que mon père se mit, d’emblée, à lui poser des questions.
« Qu’est-ce que tu comptes faire à l’automne ? demanda-t-il.
De nouveau elle haussa les épaules, mais peut-être mon père vit-il dans ses yeux, à travers la voilette blanche, que ma mère espérait une quelconque aide pour échapper au scénario que, dans son esprit, lui réservait l’avenir.
— Nous avons été très gentils l’un avec l’autre, cette première fois, je me souviens, disait maman. Nous nous trouvions tous les deux seuls dans un endroit inconnu, et savions l’un de l’autre des choses que personne ne savait.
J’imagine que, pour l’époque, c’était là quelque chose de passablement intime.
— Il n’y avait aucune intimité, dans ce temps-là, dit un jour Franny. Même des amants ne se seraient pas laissés aller à péter en présence l’un de l’autre.
Franny était impérieuse — aussi la croyais-je souvent.
Même le langage de Franny était précoce — à croire qu’elle savait toujours où elle allait ; et jamais je ne parvins tout à fait à la rattraper.
Ce premier soir à l’Arbuthnot, l’orchestre joua en imitant comme toujours le style des grandes formations, mais il n’y avait que très peu de clients, et encore moins de danseurs ; la saison ne faisait que commencer, et, dans le Maine, elle commence lentement — il y fait si froid, même en été. La salle de bal avait un parquet de bois briqué qui donnait l’impression de se prolonger au-delà des vérandas ouvertes surplombant l’océan. Par temps de pluie, il fallait abaisser les auvents devant les vérandas, la salle de bal étant tellement ouverte — et de tous les côtés — que la pluie balayait et inondait le parquet.
Ce premier soir, par courtoisie pour le personnel — et en raison du petit nombre de clients, dont d’ailleurs la plupart étaient partis se coucher, histoire de se réchauffer —, l’orchestre joua jusqu’à une heure avancée. Mon père et ma mère, et les autres employés, furent invités à danser pendant au moins une heure. Ma mère se rappelait encore que le lustre de la salle de bal était cassé — il clignotait faiblement ; des spots de couleur répartis çà et là pommelaient le parquet, à l’éclat si doux dans la lumière déclinante, que le bois semblait avoir la texture de la cire.
— Je suis heureuse d’avoir retrouvé quelqu’un de connaissance, chuchota ma mère à mon père qui, non sans cérémonie, l’avait invitée et dansait avec une grande raideur.
— Mais tu ne me connais pas, dit mon père.
« J’avais dit ça, expliquait-il, pour que votre mère hausse encore une fois les épaules. »
Et quand elle haussa les épaules, jugeant sa conversation épouvantablement difficile — et peut-être snob —, mon père eut la conviction que l’intérêt qu’elle lui inspirait n’était pas le simple fait du hasard.
« Mais je veux que tu me connaisses, lui dit-il, et je veux te connaître.
(« Berk », faisait toujours Franny, à ce point de l’histoire.)
Un bruit de moteur noyait la musique, et de nombreux danseurs quittèrent le parquet pour voir d’où venait le vacarme. Ma mère se réjouit de l’interruption : elle ne savait plus quoi dire à mon père. Ils se dirigèrent, sans se tenir par la main, vers la véranda qui surplombait l’embarcadère ; à la lueur des lampes qui se balançaient très haut au-dessus du quai, ils virent un homardier qui sortait du port. Le bateau venait de débarquer une motocyclette noire, qui maintenant rugissait — le moteur s’emballait, peut-être pour expulser l’humidité qui engorgeait ses tuyaux et ses conduits. Le motocycliste tenait visiblement à réduire le volume du bruit avant d’embrayer. La moto était flanquée d’un side-car et, tassée à l’intérieur, nous aperçûmes une silhouette sombre, immobile, pareille à celle d’un homme engoncé dans une masse de vêtements.
— C’est Freud, dit un des employés.
D’autres, les plus vieux, renchérirent :
— Oui ! C’est Freud ! C’est Freud et State O’Maine !
Mon père et ma mère s’imaginèrent tous deux que « State O’Maine » était le nom de la motocyclette. Ce fut alors que, faute de public, l’orchestre se tut et certains des musiciens rejoignirent à leur tour les danseurs sur la véranda.
— Freud ! hurlèrent des voix.
Mon père nous disait toujours qu’il avait alors trouvé cocasse l’idée que le grand Freud allait d’un instant à l’autre s’engouffrer avec la moto sous la véranda et, dans la lumière des lampes accrochées très haut de part et d’autre de l’impeccable allée de gravier, se présenter aux employés de l’hôtel. Voici donc Sigmund Freud, se dit mon père : il était en train de tomber amoureux, rien n’était donc impossible.
Mais il ne s’agissait nullement du grand Freud bien sûr ; cela se passait l’année où le grand Freud mourut. Leur Freud était un Juif viennois grisonnant affligé d’une patte folle et d’un nom impossible, et qui, à force de travailler chaque été à l’Arbuthnot (depuis 1933, date à laquelle il avait quitté son Autriche natale), s’était acquis le surnom de « Freud » par son talent à consoler les angoisses des employés et des clients ; en fait, c’était un saltimbanque et, comme il venait de Vienne et était juif, « Freud » avait paru s’imposer tout naturellement à certains des beaux esprits de l’Arbuthnot-by-the-Sea. Le nom avait paru particulièrement approprié quand, en 1937, Freud était arrivé au début de l’été monté sur une nouvelle Indian, une motocyclette munie d’un side-car qu’il avait fabriqué de ses mains.
— Qui est invité à grimper en croupe et qui grimpe dans le side-car, Freud, le taquinaient les jeunes filles.
Car, avec son visage couturé d’affreuses cicatrices et criblé de marques de petite vérole (« des trous de furoncles ! » disait-il), aucune femme n’aurait eu envie de l’aimer.
— Personne ne grimpe avec moi, sauf State O’Maine, disait Freud.
Et il dégrafait la capote de toile qui protégeait le side-car. Dans le side-car était assis un ours, noir comme du charbon, plus bardé de muscles que Iowa Bob, plus circonspect qu’un chien perdu. Freud avait arraché l’ours à un chantier forestier du nord de l’État et avait réussi à persuader la direction de l’Arbuthnot qu’il se faisait fort de le dresser pour distraire les clients. Freud, quand il avait quitté l’Autriche, était arrivé à Boothbay, par mer, venant de New York, avec, sur ses permis de travail, deux mentions de ses capacités, en majuscules : BONNE EXPÉRIENCE DE DOMPTEUR ET DE GARDIEN D’ANIMAUX ; BONNES APTITUDES DE MÉCANICIEN. Faute d’animaux dont il eût pu s’occuper, il réparait les véhicules et les remisait dans les règles en prévision de la saison creuse, avant de regagner les chantiers forestiers et les papeteries pour y travailler comme mécanicien.
Pendant toutes ces années, confia-t-il par la suite à mon père, il n’avait cessé de chercher un ours. Les ours, disait Freud, c’est la fortune assurée.
Quand mon père vit l’homme mettre pied à terre, il s’étonna des acclamations dont le gratifiaient les vétérans de l’hôtel ; quand Freud aida la silhouette indistincte à descendre du side-car, ma mère crut d’abord qu’il s’agissait d’une vieille, d’une très vieille femme, la mère du motocycliste peut-être (une forte femme enveloppée d’une couverture sombre).
— State O’Maine ! hurla l’un des musiciens.
Sur quoi, il souffla dans sa trompette.
Mon père et ma mère virent alors l’ours se mettre à danser. Se dandinant sur ses pattes postérieures, il s’écarta de Freud, puis, se laissant choir sur ses quatre pattes, il exécuta une ou deux petites cabrioles autour de la moto. Freud était resté en selle et applaudissait. L’ours nommé State O Maine se mit à applaudir à son tour. Quand ma mère sentit mon père lui prendre la main — eux n’applaudissaient pas —, elle ne se rétracta pas ; elle lui serra la main en retour, sans quitter un instant des yeux le gros ours qui exécutait son numéro en contrebas, et ma mère songeait : J’ai dix-neuf ans et ma vie ne fait que commencer.
— C’est l’impression que tu avais, vraiment ? ne manquait jamais alors de demander Franny.
— Tout est relatif, disait maman. Mais oui, j’avais cette impression. L’impression que ma vie commençait.
— Merde alors, disait Frank.
— C’était moi ou c’était l’ours, que tu aimais ? demandait papa.
— Ne sois pas ridicule, disait maman. C’était le tout. C’était le début de ma vie.
Et cette réplique, tout comme la réplique de mon père au sujet de l’ours (« il avait passé l’âge d’être un ours »), avait le pouvoir de nous laisser pantois. Quand ma mère affirmait que c’était là le début de sa vie, je me sentais fasciné ; il me semblait voir la vie de ma mère, pareille à la moto, lasse de faire gronder son moteur, embrayer brusquement et démarrer avec une secousse.
Et qu’avait pu s’imaginer mon père, en lui prenant la main uniquement parce qu’un homardier venait de débarquer un ours dans sa vie ?
— Je le savais, cet ours serait à moi, nous disait papa. Mais je ne sais ni pourquoi ni comment.
Et peut-être fut-ce aussi cette intuition — que cette chose, là, sous ses yeux, serait un jour sienne — qui le poussa à prendre la main de ma mère.
Vous voyez maintenant pourquoi nous, les enfants, nous posions tant de questions. Il s’agit d’une histoire floue, le genre d’histoires qu’affectionnent les parents.
Cette première nuit, la nuit où ils virent Freud et son ours, mon père et ma mère ne s’embrassèrent même pas. Lorsque l’orchestre se dispersa, et que les employés et employées regagnèrent leurs dortoirs respectifs — les bâtiments un peu moins élégants situés à l’écart —, mon père et ma mère descendirent sur le quai pour contempler l’eau. S’ils parlèrent, jamais nous ne sûmes ce qu’ils se dirent. Il y avait sans doute en rade quelques voiliers de luxe et, comme toujours dans le Maine, un ou deux homardiers amarrés aux pontons privés. Il y avait probablement aussi un canot, et mon père proposa de l’emprunter pour faire un petit tour ; sans doute ma mère refusa-t-elle. Fort Popham était en ruine à l’époque, et non le piège à touristes qu’il est devenu de nos jours ; mais s’il y avait eu des lumières sur la côte de Fort Popham, elles auraient été visibles de l’Arbuthnot-by-the-Sea. En outre, la large embouchure de la Kennebec, à Baypoint, était balisée par une bouée à cloche et un fanal, sans compter que, en 1939 déjà, il y avait probablement un phare sur Stage Island — mon père ne s’en souvenait pas.
De toute façon, en ce temps-là, il est certain que la côte était sombre ; aussi, quand le sloop blanc surgit toutes voiles dehors — venu de Boston, ou de New York, en tout cas du sud-ouest et de la civilisation —, mon père et ma mère purent-ils le voir très distinctement et le contempler à leur aise tandis qu’il se rangeait le long du quai. Mon père empoigna le filin ; il l’avouait volontiers, il frisa la panique en se demandant ce qu’il devait faire du filin — l’attacher ou tirer dessus — quand, soudain, l’homme en smoking blanc, pantalon de toile noire et souliers vernis noirs, descendit avec agilité du pont et, escaladant l’échelle qui menait au quai, débarrassa mon père du filin. Sans effort, l’homme guida le sloop jusqu’au bout du quai avant de rejeter le filin sur le pont.
— Vous pouvez y aller ! hurla-t-il alors.
Mon père et ma mère affirmaient n’avoir vu aucun marin à bord, mais déjà le sloop s’éloignait, regagnait le large — ses fanaux jaunes striant l’eau comme une coulée de verre — et l’homme en smoking se tourna vers mon père :
« Merci pour le coup de main, dit-il. Vous êtes nouveaux ici ?
— Oui, tous les deux.
L’homme était vêtu de façon impeccable, et ses vêtements n’avaient pas souffert du voyage. Il était très bronzé pour un début d’été, et, tirant un superbe étui à cigarettes plat et noir de sa poche, il le présenta à mon père et à ma mère. Aucun d’eux ne fumait.
— J’espérais arriver à temps pour la dernière danse, dit-il, mais l’orchestre est déjà couché.
— Oui, dit ma mère.
À dix-neuf ans, ni mon père ni ma mère n’avaient jamais vu personne qui, même de loin, ressemblât à cet homme.
« Son aplomb avait quelque chose d’obscène, disait maman.
— Il avait de l’argent, disait papa.
— Savez-vous si Freud et l’ours sont arrivés ? demanda l’homme.
— Oui, dit mon père. Et aussi la moto.
L’homme en smoking blanc fumait avec avidité, mais avec élégance, tout en contemplant l’hôtel plongé dans l’obscurité ; rares étaient les chambres encore éclairées, mais les lampes suspendues de façon à illuminer les allées, les haies et les quais, éclairaient le visage bronzé de l’homme, lui rétrécissant les yeux, et se reflétaient sur la houle noire.
— Freud est juif, vous savez, dit l’homme. Il a eu de la chance de quitter l’Europe à temps. L’air va devenir malsain en Europe pour les Juifs. C’est mon agent de change qui le dit.
Sans doute cette annonce solennelle fit-elle grande impression sur mon père, qui brûlait d’impatience d’entrer à Harvard — et dans le monde — et qui pourtant ne se doutait pas encore qu’une guerre allait un certain temps interrompre ses projets. Ce fut l’homme en smoking blanc qui poussa mon père à prendre la main de ma mère, pour la deuxième fois de la soirée, et, de nouveau, elle la serra en retour tandis que, poliment, ils attendaient que l’homme finisse sa cigarette, ou leur dise bonsoir, ou poursuive.
Mais il se borna à dire :
« Et dans le monde entier l’air va devenir malsain pour les ours !
Ses dents luirent aussi blanches que son smoking quand il s’esclaffa, et le vent empêcha mon père et ma mère d’entendre le grésillement de sa cigarette quand elle toucha l’eau — et le sloop qui pour la deuxième fois se rangeait le long du quai. Brusquement, l’homme se porta vers l’échelle, et ce ne fut qu’en le voyant glisser prestement le long des barreaux, que Mary Bates et Win Berry se rendirent compte que le sloop blanc se faufilait sous l’échelle et que l’homme, d’un mouvement parfaitement synchronisé, atterrissait sur le pont. Aucune corde ne changea de main. Le sloop, voiles carguées mais propulsé par un moteur au ralenti, mit le cap au sud-ouest (de nouveau vers Boston ou New York) — apparemment sans crainte du voyage nocturne —, et les derniers mots que lança l’homme en smoking blanc se perdirent dans le crachotement du moteur, le clapotis des vagues contre la coque et le vent qui éparpillait les mouettes (pareilles à des chapeaux emplumés, jetés à l’eau par des ivrognes et ballottés par la houle). Toute sa vie, mon père regretta de ne pas avoir entendu ce que l’homme avait à dire.
Ce fut Freud qui apprit à mon père que l’homme était le propriétaire de l’Arbuthnot-by-the-Sea.
— Ja, c’était lui, en personne, dit Freud. Il arrive toujours ainsi, une ou deux fois par été, pas plus. Une fois, il a invité une des employées à danser — la dernière danse ; on ne l’a jamais revue. Une semaine plus tard, un autre type est venu chercher ses affaires.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda mon père.
— Peut-être qu’Arbuthnot, c’est lui, vous savez ? dit Freud. On prétend qu’il est hollandais, mais je n’ai jamais entendu son nom. Il connaît tout de l’Europe, en tout cas — et je m’y connais !
Mon père mourait d’envie de poser des questions à propos des Juifs, il sentit ma mère lui donner un petit coup de coude dans les côtes. Ils étaient assis au milieu d’un des terrains de golf, des heures plus tard — à l’heure où, à la clarté de la lune, le vert virait au bleu et où le fanion rouge claquait dans le divot. Débarrassé de sa muselière, l’ours nommé State O’Maine essayait de se gratter contre la hampe mince du fanion.
« Viens ici, imbécile ! dit Freud.
Mais l’ours ne lui prêta aucune attention.
— Votre famille est-elle toujours à Vienne ? demanda ma mère.
— Je n’ai plus que ma sœur, dit Freud. Et depuis mars de l’année dernière, je n’ai plus de ses nouvelles.
— En mars de l’année dernière, fit mon père, les nazis ont occupé l’Autriche.
— Ja, et c’est à moi que vous dites ça ? fit Freud.
State O’Maine, frustré par la flexibilité de la hampe — il n’arrivait pas à se gratter — l’éjecta du divot et l’envoya valser au loin.
« Seigneur Dieu, dit Freud. Si nous ne partons pas, il va se mettre à creuser des trous.
Mon père récupéra le fichu fanion, le 18, et le remit dans son divot. Ce soir-là, ma mère avait été dispensée de « service à table » et portait encore son uniforme de femme de chambre ; elle se mit à courir et appela l’ours.
L’ours courait rarement. Il marchait en traînant les pattes — sans jamais trop s’écarter de la moto. Il adorait se frotter contre la moto, au point que la peinture rouge du pare-chocs avait pris le poli argenté du chrome, et que le nez conique du side-car était tout cabossé. Avec sa manie de se frotter contre l’engin à peine le moteur coupé, il s’était souvent brûlé contre les tuyaux, et d’inquiétantes plaques de poils à demi calcinés collaient encore au métal — comme si la moto elle-même avait été (jadis) un animal à fourrure. Le corollaire était qu’aux endroits où le poil avait été arraché, ou encore aplati et roussi — le roux terne des algues desséchées —, la fourrure de State O’Maine était en lambeaux.
Ce que l’on avait appris à l’ours, au cours de son dressage, demeurait un mystère pour tout le monde — même dans une certaine mesure pour Freud.
Le « numéro » que, de concert, ils exécutaient en fin d’après-midi aux garden-parties exigeait davantage de travail de la moto et de Freud que de l’ours. Agrippé au guidon, Freud tournait inlassablement en rond, l’ours assis dans le side-car, capote rabattue — l’ours pareil à un pilote dans un cockpit ouvert et dépourvu de tableau de bord. En public, State O’Maine gardait d’habitude sa muselière, un assemblage de cuir rouge qui rappelait à mon père les masques que portent parfois les joueurs de hockey. La muselière faisait paraître l’ours plus petit ; elle rabougrissait son visage déjà passablement ridé et lui allongeait le nez au point que, plus que jamais, il ressemblait à un chien obèse.
Inlassablement donc, ils tournaient en rond, et juste avant que, morts d’ennui, les clients reprennent leurs conversations et se désintéressent de ces extravagances, Freud arrêtait la moto, mettait pied à terre — sans couper le moteur — et, s’approchant du side-car, commençait à engueuler l’ours en allemand. Les gens trouvaient la chose drôle, tout particulièrement le fait d’entendre quelqu’un parler allemand, mais Freud s’obstinait jusqu’au moment où l’ours, lentement, descendait du side-car pour enfourcher la moto, s’installant sur la selle, ses grosses pattes posées sur le guidon, ses pattes postérieures trop courtes pour atteindre les appuis-pieds ou le levier du frein arrière. Freud grimpait dans le side-car et commandait à l’ours de démarrer.
Il ne se passait rien. Freud restait assis dans le side-car, en protestant contre leur immobilité ; l’ours se cramponnait d’un air sinistre au guidon, se dandinait sur la selle, tricotait des pattes, comme s’il nageait en chien.
— State O’Maine ! hurlaient les gens.
L’ours hochait la tête, avec une sorte de dignité honteuse, et restait figé sur place.
Freud, vitupérant alors dans ce jargon allemand dont raffolent les gens, s’extirpait du side-car et s’approchait de l’ours rivé aux commandes. Il entreprenait de démontrer à la bête comment fonctionnait la moto.
— Embrayage ! disait Freud, en plaquant l’énorme patte sur la poignée d’embrayage.
« Accélérateur ! hurlait-il, en emballant le moteur avec l’autre patte de l’ours.
Sur l’Indian 1937 de Freud, le levier des vitesses se trouvait contre le réservoir à essence, si bien que, pendant quelques instants terrifiants, le conducteur devait lâcher d’une main le guidon pour passer ou changer ses vitesses.
« Vitesses ! lançait Freud, en enclenchant brutalement le levier.
Sur quoi, juché sur la moto, l’ours se mettait à rouler sur la pelouse, le moteur maintenu à bas régime, sans accélérer ni ralentir, mais le cap droit sur la foule des invités condescendants et superbement vêtus — les hommes, même à peine rentrés de leurs sports, portaient un chapeau ; à l’Arbuth-not-by-the-Sea, même les hommes portaient encore des maillots d’une pièce pour nager, alors que, dans les années trente, la mode du slip de bain se répandait partout. Pas dans le Maine. Les vestes, pour les hommes comme pour les femmes, avaient les épaules rembourrées. Les hommes arboraient des pantalons de flanelle blanche, larges et avachis ; les sportives affectionnaient les chaussures, deux tons et les socquettes ; les robes « habillées » avaient des tailles naturelles, des manches souvent bouffantes. Un pittoresque émoi s’emparait de la foule, tandis qu’implacablement l’ours se rapprochait, Freud dans son sillage.
« Nein, Nein ! Quel idiot, cet ours !
Et State O’Maine, affichant sous sa muselière une expression mystérieuse, piquait droit sur eux, infléchissant à peine sa course, tassé sur le guidon.
« Espèce de crétin ! lançait Freud.
L’ours s’éloignait — toujours en coupant à travers une des tentes dressées sur la pelouse, sans jamais heurter un piquet ni accrocher les nappes blanches qui recouvraient les tables chargées de victuailles et de bouteilles. Les serveurs se lançaient à ses trousses sur la belle pelouse. Des acclamations montaient des courts où, pourtant, à mesure que l’ours se rapprochait, les joueurs abandonnaient leurs parties.
Qu’il eût conscience ou non de ce qu’il faisait, jamais l’ours n’accrochait une haie, et jamais il n’allait trop vite ; jamais il ne descendait sur l’embarcadère ni ne tentait de monter à bord d’un yacht ou d’un homardier. Et Freud finissait toujours par le rattraper, quand il lui semblait que les invités se lassaient. Freud grimpait alors derrière l’ours ; plaqué contre le large dos, il aidait l’ours à ramener l’indian modèle 1937 jusqu’à la pelouse.
« Voilà, encore quelques petits trucs à mettre au point ! lançait-il à la foule. Encore quelques mouches dans la pommade, mais kein Problem ! D’ici peu, il saura se débrouiller !
Tel était le numéro. Il était immuable. Freud n’avait jamais rien appris d’autre à State O’Maine ; à l’en croire, l’ours n’était pas capable d’assimiler autre chose.
« Il n’est pas tellement futé, cet ours, disait Freud à mon père. Quand je l’ai trouvé, il était déjà trop vieux. Moi, je croyais qu’il serait formidable. Il était aussi docile qu’un ourson. Mais les bûcherons ne lui ont rien appris. D’ailleurs, ces gens-là n’ont pas de manières. De vrais animaux eux aussi. Ils gardaient l’ours comme mascotte, ils lui donnaient assez à manger pour l’empêcher de devenir méchant, mais, à part ça, ils le laissaient traîner partout et se la couler douce. Comme eux. Je crois que cet ours, s’il est devenu ivrogne, c’est la faute des bûcherons. Il ne boit plus maintenant — je le tiens à l’œil — , mais à le voir, on dirait bien que ce n’est pas l’envie qui lui manque, non ? Ce n’est pas votre avis ?
Mon père n’avait pas d’avis. Il trouvait Freud fantastique, et, à ses yeux, l’Indian modèle 1937 était l’engin le plus merveilleux du monde. Les jours de congé, mon père emmenait ma mère en balade sur les petites routes de corniche, tous deux serrés l’un contre l’autre et fouettés par l’air marin, mais jamais ils n’étaient seuls : jamais la moto n’aurait pu s’éloigner de l’Arbuthnot sans que State O’Maine ne grimpe dans le side-car. Si quelqu’un tentait de filer sans lui avec la moto, l’ours piquait une vraie crise ; c’était l’unique circonstance capable de pousser le vieil ours à courir. Et un ours peut courir étonnamment vite.
« Allez-y, essayez donc de filer, disait Freud à mon père. Mais, mieux vaut la pousser dans l’allée, jusqu’à la route, avant de lancer le moteur. Et, la première fois, évitez d’emmener cette pauvre Mary. Et mettez un tas de gros vêtements, parce que, si jamais il vous rattrape, vous sentirez ses pattes partout. C’est pas qu’il sera en colère — simplement un peu excité. Allez-y, essayez. Mais si, au bout de quelques kilomètres, vous jetez un coup d’œil en arrière, et s’il vous suit toujours, vaudrait mieux vous arrêter pour le ramener. Il piquerait une crise cardiaque ou il se perdrait — il est tellement stupide.
« Il ne sait ni chasser ni rien. Quand on ne lui donne pas à manger, il n’est bon à rien. C’est une mascotte, pas un vrai animal, plus maintenant. Peut-être qu’il est deux fois plus futé qu’un berger allemand, mais tout juste. Et ça, aux yeux du monde, ça suffit pas, vous savez.
— Du monde ? ne manquait jamais de demander Lilly, les yeux écarquillés.
Mais, en cet été de 1939, grâce aux timides caresses de ma mère, au rugissement de l’Indian 1937, au fumet puissant de State O’Maine, aux nuits froides du Maine et à la sagesse de Freud, le monde n’était que nouveauté et tendresse.
Freud devait sa claudication, bien sûr, à un accident de moto, la fracture avait été mal réduite.
— Discrimination, clamait Freud.
Freud était petit, robuste, aussi alerte qu’un animal, et il avait un teint bizarre (le vert d’une olive cuite lentement, à en devenir presque brune). Il avait des cheveux noirs et luisants dont, chose étrange, une petite plaque lui poussait sur la joue, juste sous l’un de ses yeux : une petite touffe de poils soyeux, plus grosse que ne le sont d’ordinaire les grains de beauté, à peu près de la taille d’une banale pièce de monnaie, plus originale qu’une tache de vin et qui paraissait tout aussi à sa place sur le visage de Freud qu’une bernicle sur un rocher de la côte du Maine.
— C’est parce que mon cerveau est tellement énorme, avait dit Freud à mes parents. À cause de mon cerveau, il n’y a plus de place sur ma tête pour mes cheveux, c’est pourquoi les cheveux finissent par être jaloux et se mettent à pousser là où il faudrait pas.
— Peut-être que c’était du poil d’ours, suggéra un jour Frank, sans rire.
Et Franny poussa un hurlement et me serra le cou, si fort que je m’en mordis la langue.
— Frank est tellement bizarre ! s’écria-t-elle. Montre-nous ton poil d’ours, Frank.
À cette époque, le pauvre Frank approchait de la puberté ; il était précoce, et il en avait honte. Mais Franny elle-même ne parvenait pas à nous faire oublier le charme fascinant de Freud et de son ours ; aux enfants que nous étions, ils paraissaient aussi fascinants qu’ils avaient dû le paraître à mon père et à ma mère en cet été de 1939.
Certaines nuits, nous raconta notre père, il reconduisait ma mère jusqu’à la porte de son dortoir et l’embrassait pour lui dire au revoir. Si Freud était endormi, mon père détachait State O’Maine entravé à la moto par une chaîne, et débarrassait l’ours de sa muselière pour lui permettre de manger. Puis mon père l’emmenait à la pêche. Un morceau de toile goudronnée coiffait le side-car, comme une tente ouverte, pour protéger State O’Maine de la pluie et, en prévision d’occasions de ce genre, mon père laissait son attirail de pêche enveloppé dans le rabat de la toile.
Tous deux se rendaient alors à la jetée de Baypoint ; le quai s’avançait bien au-delà des embarcadères des hôtels ; des homardiers et des petites barques dansaient sur la houle contre les pilotis. Mon père et State O’Maine s’installaient au bout de la jetée, et mon père lançait alors ce qu’il appelait ses cuillers — pour attraper des merlans. Il les donnait à manger tout vivants à State O’Maine. En une seule occasion, un soir, ils eurent une petite altercation. D’ordinaire, mon père attrapait trois ou quatre merlans, ce qui suffisait amplement — pour mon père comme pour State O’Maine — , après quoi ils rentraient. Mais un soir, les merlans ne vinrent pas au rendez-vous, et, au bout d’une heure sans la moindre touche, mon père se leva pour ramener l’ours à sa muselière et sa chaîne.
— Viens, dit-il. Ce soir, pas de poissons dans la mer.
State O’Maine refusa de bouger.
« Allez, viens ! répéta mon père.
Mais cette fois State O’Maine refusa, en plus, de laisser mon père quitter la jetée.
— Earl ! gronda l’ours.
Mon père se rassit et se remit à pêcher.
« Earl ! gémit State O’Maine.
Mon père s’obstina à jeter sa ligne, il changea de cuiller, il essaya tout. S’il avait pu creuser dans les bancs de vase pour dénicher des vers, il aurait pu pêcher au ras du fond et attraper des flets, mais chaque fois que mon père faisait mine de s’éloigner, State O’Maine devenait menaçant. Mon père songea à sauter à l’eau pour regagner la côte à la nage ; il aurait pu se glisser dans le dortoir pour alerter Freud, et tous deux seraient revenus pour tenter de capturer State O’Maine en l’amadouant avec de la nourriture empruntée à l’hôtel. Mais, au bout d’un moment, mon père se résigna à jouer le jeu jusqu’au bout :
— D’accord, d’accord, bon, tu veux du poisson ? Eh bien, bon Dieu, on va t’en attraper, du poisson.
Un peu avant l’aube, un pêcheur de homards descendit sur la jetée pour prendre la mer. Il allait relever ses casiers et en emportait d’autres pour les poser, et — par malheur — il s’était aussi muni de menu fretin en guise d’appât. State O’Maine renifla l’odeur des appâts.
« Feriez mieux de les lui donner, dit mon père.
— Earl ! fit State O’Maine.
Sur quoi le homardier abandonna tous ses poissons à l’ours.
— Nous vous paierons, assura mon père. Sans tarder.
— Je sais ce que j’aurais envie de faire, moi, dit le homardier, et sans tarder. Cet ours, c’est lui que je voudrais fourrer dans mes casiers en guise d’appât. Je serais ravi de le voir se faire bouffer par les homards !
— Earl ! fit State O’Maine.
— Vaut mieux pas le taquiner, dit mon père au homardier, qui acquiesça, sans insister.
— Ja, il n’est pas des plus futés, cet ours, dit Freud à mon père. J’aurais dû vous avertir. Il peut se montrer bizarre, quand il s’agit de manger. On le nourrissait trop bien sur les chantiers ; il arrêtait pas de manger — rien que des saloperies. Et des fois, vous savez, il lui arrive de se dire qu’il ne mange pas assez — ou qu’il a envie de boire, ou n’importe. N’oubliez pas : ne vous mettez jamais à manger sans lui donner sa part. Il aime pas ça.
Aussi State O’Maine était-il toujours généreusement gavé avant de se produire sur la pelouse : les nappes blanches disparaissaient sous les hors-d’œuvre, les plats compliqués de poisson cru, les viandes grillées, et si State O’Maine avait eu faim, des ennuis eussent été à redouter. Mais Freud gavait State O’Maine avant leur numéro et, la panse pleine, l’ours pilotait calmement sa moto. Il avait l’air placide, un peu ennuyé même, cramponné à son guidon, comme si l’impérieux besoin qui couvait en lui pouvait au pire le pousser à lâcher un affreux rot, ou à soulager ses entrailles de gros ours.
« C’est un numéro débile, et je perds de l’argent, disait Freud. C’est trop chichiteux ici. Y a que des snobs. Je devrais choisir un autre coin, un public un peu moins raffiné, un coin où les gens viennent pour jouer au loto — pas seulement pour danser. Je devrais choisir des endroits un peu plus démocratiques — des endroits où les gens parient sur les combats de chiens, vous savez ?
Mon père ne savait pas, mais je parierais qu’il imaginait avec ravissement des lieux de ce genre — moins raffinés que les Weirs, à Laconia ou même Hampton Beach. Des lieux surtout fréquentés par des poivrots et des types qui ne demandaient qu’à payer pour voir un numéro d’ours savant. Pour un homme comme Freud et un ours comme State O’Maine, l’Arbuthnot avait en fait une clientèle trop raffinée. Trop raffinée même, pour apprécier à sa juste valeur leur moto : l’Indian 1937.
Mais mon père se rendait compte que Freud n’avait aucune ambition. L’été, à l’Arbuthnot, Freud avait la vie facile ; mais l’ours ne s’était pas révélé la mine d’or dont avait rêvé Freud. Ce dont Freud rêvait, c’était d’un ours d’un autre genre.
« Avec un ours à ce point idiot, expliqua-t-il à mon père et à ma mère, inutile que j’essaie de faire ma pelote. Et quand on fait ces petites plages populaires, y a d’autres problèmes.
Ma mère saisit la main de mon père et la serra fermement, pour le mettre en garde — peut-être sentait-elle que, déjà, il pensait à ces « autres problèmes », ces « plages populaires ». Mais mon père pensait à Harvard et à ses frais de scolarité ; il les aimait, l’Indian modèle 1937 et l’ours appelé State O’Maine. Il n’avait jamais vu Freud investir le moindre effort dans le dressage de l’ours, et Win Berry était un jeune homme qui avait la foi ; le fils de Coach Bob se croyait capable de faire tout ce qu’il était capable d’imaginer.
Entre autres projets, il s’était promis, sitôt terminé son été à l’Arbuthnot, de se rendre à Cambridge pour y louer une chambre et chercher du travail — peut-être à Boston. Il aurait la possibilité de se familiariser avec les environs de Harvard et de se faire embaucher dans la région, puis, sitôt ramassé l’argent de ses études, il pourrait se faire inscrire. De cette façon, peut-être même parviendrait-il à conserver un emploi à mi-temps tout en étudiant à Harvard. Ma mère, bien sûr, avait trouvé le projet à son goût, car, par le train, le voyage aller-retour entre Boston et Dairy ne prenait guère longtemps — et, à l’époque, les services étaient réguliers. Elle imaginait déjà les visites de mon père — les longs week-ends — et peut-être, de temps à autre, mais en tout bien tout honneur, les visites qu’elle lui rendrait elle-même à Boston ou Cambridge.
— Comme si tu t’y connaissais en ours ? fit-elle. Ou en motos ?
Ce qui lui plaisait moins, c’était l’idée que — à supposer que Freud refusât de se défaire de son Indian ou de son ours — mon père partirait avec Freud faire la tournée des camps forestiers. Win Berry était un jeune homme résolu, mais il n’avait rien de vulgaire. Et, dans l’esprit de ma mère, les camps étaient des endroits vulgaires, d’où mon père reviendrait changé — à moins qu’il n’en revînt pas du tout.
Elle avait tort de se faire du souci. Cet été-là et la façon dont il se terminerait, tout cela dépendait d’une conjoncture inévitable qui dépassait de beaucoup les banals petits projets que pouvaient nourrir mon père et ma mère. Cet été de 1939 était tout aussi inévitable que la guerre en Europe, comme on devait dire bientôt, et tous — Freud, Mary Bates et Winslow Berry —, tous dérivaient au fil de l’été comme les mouettes ballottées par les courants à l’embouchure de la Kennebec.
Une nuit de la fin août, alors que ma mère, son service terminé, n’avait eu que le temps d’enfiler ses chaussures deux tons et la jupe longue qu’elle mettait pour jouer au croquet, on appela mon père pour aider à soigner un blessé. Mon père longea en courant le terrain de croquet où ma mère l’attendait, un maillet sur l’épaule. Les ampoules accrochées aux arbres comme des guirlandes de Noël inondaient la pelouse d’une lueur fantomatique et, en apercevant ma mère, mon père crut voir « un ange armé d’une massue ».
— Je te rejoins tout de suite, fit mon père. Il y a un blessé.
Elle lui emboîta le pas, d’autres hommes suivirent, et tous se précipitèrent vers l’embarcadère. Un gros bateau était amarré à la jetée, moteur au ralenti, rutilant de lumière. À bord, jouait un orchestre de cuivres, trop de cuivres, et une puanteur de gas-oil et de gaz d’échappement se mêlait dans l’air salin à des relents de fruits écrasés. À bord, les invités puisaient dans une énorme bassine remplie de punch aux fruits, et, apparemment, ils s’étaient mis à s’asperger ou à laver le pont avec. Au bout du quai, un homme gisait sur le flanc, la joue entaillée par une plaie d’où le sang coulait en abondance : il avait trébuché en escaladant l’échelle et s’était lacéré le visage sur un taquet.
L’homme était grand et, dans la clarté bleuâtre de la lune, son visage paraissait rubicond ; quelqu’un le toucha et il se redressa aussitôt.
— Scheiss ! fit-il.
Mon père et ma mère reconnurent le mot allemand pour « merde », qu’utilisait souvent Freud dans ses numéros. Plusieurs robustes jeunes hommes conjuguèrent leurs efforts pour remettre l’Allemand sur pied. De somptueuses taches de sang maculaient son smoking blanc, qui paraissait deux fois trop grand pour lui ; sa large ceinture bleu-noir ressemblait à un rideau et son nœud papillon assorti semblait planté dans sa gorge, comme une hélice tordue. Il avait la mâchoire plutôt lourde, et dégageait une forte odeur de punch. Il poussa un beuglement. Un concert de mots allemands s’éleva du pont, et une femme, grande et bronzée, vêtue d’une robe du soir ornée de dentelle jaune, ou d’un ruché, escalada l’échelle comme une panthère vêtue de soie. L’homme couvert de sang l’étreignit et s’appuya sur elle si lourdement que la femme — malgré son agilité et sa force évidentes — fut propulsée contre mon père, qui dut l’aider à garder l’équilibre. Elle était beaucoup plus jeune que l’homme, constata ma mère, et elle aussi allemande — elle parlait de façon gutturale et détendue, tandis qu’il continuait à bêler et gesticuler, avec hargne, à l’adresse des braillards demeurés à bord. D’une démarche titubante, les deux robustes silhouettes remontèrent le quai, puis s’engagèrent dans l’allée.
À l’entrée de l’Arbuthnot, la femme se retourna vers mon père et lui dit, en s’efforçant de maîtriser son accent :
— Va valloir lui boser tes akrafes, ja ? Pien sûr, fous afez un tocteur ?
Le chef-réceptionniste murmura à l’oreille de mon père :
— Allez chercher Freud.
— Des agrafes ? dit Freud. Faut aller jusqu’à Bath pour trouver un docteur, et c’est un ivrogne. Mais moi, les agrafes, ça me connaît.
Le chef-réceptionniste se précipita au dortoir et appela Freud à grands cris :
— Saute sur ton Indian et va chercher le vieux Doc Todd ! Dès qu’il sera arrivé, on se débrouillera pour lui éclaircir les idées. Mais, pour l’amour de Dieu, remue-toi.
— Ça prendra une bonne heure, à condition que je le trouve, dit Freud. Vous le savez que les agrafes, ça me connaît. Suffit qu’on me donne de quoi m’habiller comme il faut.
— Ce n’est pas là le problème, dit le chef-réceptionniste. À mon avis, ce n’est pas le problème, Freud ; tu comprends, ce type, c’est un Allemand, Freud. Et c’est son visage qui est entaillé.
Freud se débarrassa de ses vêtements de travail, révélant son corps olivâtre et grêlé ; il entreprit de peigner ses cheveux trempés.
— Les vêtements, dit-il. Apportez-les, c’est tout. Trop compliqué d’aller chercher le vieux Doc Todd.
— C’est au visage qu’il est blessé, Freud, insista mon père.
— Et alors, c’est quoi un visage ? fit Freud. Jamais rien que de la peau, ja ? Comme sur les mains et les pieds. Des pieds, j’en ai déjà recousu des tas. Des coups de hache et de scie — crétins de bûcherons.
Dehors, les Allemands descendus du bateau trimballaient des malles et autres gros bagages en coupant à travers le 18e green — le plus court chemin pour gagner l’hôtel.
« Regardez-moi ces porcs, dit Freud. Ils saccagent le terrain ; la petite balle blanche se coincera dans les trous.
Le maître d’hôtel fit irruption dans la chambre de Freud. La meilleure chambre du dortoir — nul ne savait comment Freud avait réussi à se l’approprier. Le maître d’hôtel commença de se dévêtir.
« Tout sauf ta veste, crétin, lui dit Freud. Les docteurs ne portent pas des vestes de larbins.
Mon père possédait une veste de smoking noire qui ne jurait pas trop avec le pantalon noir du maître d’hôtel, et il la prêta à Freud.
— Je l’ai souvent dit, au moins un million de fois, fit le maître d’hôtel (c’était bizarre de le voir, planté là nu comme un ver, s’exprimer avec tant d’autorité), il devrait y avoir un médecin en résidence à l’hôtel.
— Le voici ! dit Freud, sitôt qu’il fut habillé de pied en cap.
Le chef-réceptionniste repartit en courant pour regagner l’hôtel le premier. Mon père regardait le maître d’hôtel qui, d’un œil navré, contemplait les vêtements abandonnés par Freud ; ils n’étaient pas très propres et, de plus, imprégnés par l’odeur puissante de State O’Maine ; le maître d’hôtel, de toute évidence, n’avait pas envie de les endosser. Mon père partit en courant pour rattraper Freud.
Les Allemands, regroupés dans l’allée, traînaient une grosse malle sur le gravier ; le lendemain matin, il faudrait enlever les pierres au râteau.
— Y a tonc pas assez te bersonnel tans cet hôtel bour nous aiter ? hurla un des Allemands.
Sur le comptoir immaculé, dans le petit office coincé entre la grande salle à manger et la cuisine, le gros Allemand à la joue entaillée gisait blême comme un cadavre, la tête posée sur sa veste de smoking soigneusement pliée, qui jamais plus ne redeviendrait blanche ; l’hélice de son nœud papillon noir pendait mollement sur sa gorge, sa ceinture se soulevait.
— Est-ce que c’est un pon tocteur ? demanda-t-il au chef-réceptionniste.
La jeune géante à la robe ornée d’un ruché jaune tenait la main de l’Allemand.
— Un excellent docteur, affirma le chef-réceptionniste.
— Un spécialiste des points de suture, renchérit mon père, sa main dans celle de ma mère.
— Bas drès zifilisé cet hôtel, à mon avis, dit l’Allemand.
— On est en blein tésert, fit la femme athlétique et bronzée, en s’excusant avec un éclat de rire. Mais cette plessure, c’est nicht trop grave, je crois. Pas pesoin d’avoir un trop pon tocteur pour arrancher ça, je crois.
— Bourvu qu’il zoit bas juif, dit l’Allemand.
Il toussota. Freud, que personne n’avait vu, avait fait son entrée dans la petite pièce ; non sans mal, il enfilait une aiguille.
— Imbossible qu’il zoit juif, j’en zuis zûre, s’esclaffa la princesse bronzée. Y a bas de Juifs tans le Maine !
Quand elle vit Freud, elle n’en eut pas l’air aussi sûre.
— Guten Abend, meine Dame und Herr, dit Freud. Was ist los ?
Mon père affirmait que Freud, avec son smoking noir, avait l’air tellement rabougri et défiguré par les cicatrices de ses furoncles, qu’on le soupçonnait d’emblée de porter des vêtements volés ; et, en outre, volés à deux personnes différentes au moins. Même son instrument le plus visible était noir — une bobine de fil noir, que serrait Freud dans ses mains gainées de gants en caoutchouc gris, des gants empruntés à la plonge. Serrée dans la petite main de Freud, la meilleure aiguille qu’il eût été possible de dénicher dans la lingerie de l’Arbuthnot paraissait trop grande, comme s’il avait choisi l’aiguille à recoudre les voiles. Et qui sait ?
— Herr Doktor ? fit l’Allemand, le visage soudain blême.
On eût dit que, d’un coup, sa blessure avait cessé de saigner.
— Herr Doktor Professor Freud, se présenta Freud en s’avançant pour lorgner la plaie.
— Freud ? demanda la femme.
— Ja, dit Freud.
Quand il vida le premier godet de whisky dans la plaie, l’alcool inonda les yeux de l’Allemand.
— Ouille ! s’exclama Freud.
— Je zuis afeugle ! Je zuis afeugle ! psalmodiait l’Allemand.
— Nein, nicht tellement aveugle, assura Freud. Mais vous auriez dû fermer les yeux.
Il flanqua le contenu d’un deuxième godet dans la plaie ; puis il se mit à l’ouvrage.
Le lendemain matin, le gérant pria Freud de ne pas se produire avec State O’Maine avant le départ des Allemands — ils partiraient dès que leur grand bateau aurait fait le plein de vivres. Freud refusa de garder son accoutrement de médecin ; il s’obstina à remettre sa salopette pour bricoler son Indian 1937 ; aussi fut-ce dans cette tenue que l’Allemand le découvrit, sur les courts de tennis, du côté de la mer, pas tout à fait invisible des jardins et des terrains de sport, mais discrètement à l’écart. Sous le pansement, l’énorme visage de l’Allemand était vilainement enflé, et il s’approcha de Freud avec circonspection, comme s’il soupçonnait le petit mécanicien d’être le frère jumeau de l’ « Herr Doktor Professor » de la veille.
— Nein, c’est lui, dit la femme bronzée, pendue au bras de l’Allemand.
— Qu’est-ce que le tocteur juif est en drain de rébarer ce matin ? demanda l’Allemand.
— Mon violon d’Ingres, dit Freud, sans lever les yeux.
Mon père, chargé de passer à Freud ses outils — comme un aide-chirurgien — , resserra sa prise sur la grosse clef anglaise.
Les deux Allemands ne remarquèrent pas l’ours. State O’Maine était occupé à se gratter contre la clôture — son dos raclant avec énergie le treillis, gémissant et oscillant en cadence comme s’il se masturbait. Ma mère, soucieuse de son confort, le débarrassa de sa muselière.
— Jamais j’ai ententu barler d’une modo bareille, dit l’Allemand à Freud, d’un ton critique. À mon avis, c’est de la gamelote, ça ? Une Indian ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Jamais entendu barler.
— Vous devriez l’essayer, dit Freud. Ça vous tente ?
L’Allemande paraissait avoir quelques doutes quant à la sagesse de l’idée — aucun doute en revanche quant à son propre désir d’essayer — , mais il était clair que l’Allemand trouvait l’idée séduisante. Planté près de la moto, il effleura des doigts le réservoir à essence, palpa sur toute sa longueur le câble de l’embrayage et caressa le levier du changement de vitesse. Empoignant l’accélérateur fixé au guidon, il lui imprima une brusque torsion. Il tâta le tuyau de caoutchouc souple — pareil à un organe vulnérable dans le fouillis de métal — qui servait à alimenter le carburateur. Sans même demander la permission de Freud, il ouvrit la valve du carburateur, la tripota et essuya sur la selle ses doigts trempés d’essence.
— Pas d’objection, Herr Doktor ? demanda l’Allemand.
— Non, allez-y, dit Freud. Allez donc faire un tour.
C’était l’été de 1939 : mon père comprit comment tout allait finir, mais ne put faire un geste pour intervenir.
— Je n’aurais rien pu faire, disait-il toujours. C’était inévitable, comme la guerre.
Ma mère, près de la clôture, vit l’Allemand enfourcher la moto ; elle songea à remettre la muselière à l’ours. Mais l’ours était rétif ; il secoua la tête et se gratta de plus belle.
— Le témarreur, une zimple bédale, ja ? demanda l’Allemand.
— Un bon coup de talon, et ça démarre, dit Freud.
Quelque chose, dans la façon dont mon père et lui s’écartèrent, incita la jeune Allemande à en faire autant ; elle aussi recula.
— Allons-y ! fit l’Allemand, en appuyant sur la pédale du starter.
Au premier toussotement du moteur, avant même qu’il s’emballe, l’ours nommé State O’Maine se redressa de toute sa taille contre la clôture, et, sur son poitrail épais, le poil rugueux se hérissa ; par-dessus le court central, il contemplait l’Indian 1937 qui essayait de lui fausser compagnie. Quand l’Allemand embraya sèchement et commença, non sans circonspection, à rouler sur l’herbe en direction d’une allée voisine, State O’Maine se laissa choir sur ses pattes et fonça. Ce fut en pleine foulée qu’il traversa le court du milieu, semant la pagaille dans un double, les raquettes s’envolèrent, les balles s’éparpillèrent. Le joueur placé au filet jugea plus sage de se blottir contre ledit filet et ferma les yeux tandis que l’ours le frôlait dans sa course.
— Earl ! gronda State O’Maine.
Mais le grondement rauque de l’Indian 1937 étouffa sa voix et l’Allemand n’entendit pas.
Mais l’Allemande, elle, entendit, et se retournant — en même temps que mon père et Freud —, elle aperçut l’ours.
— Mein Gott ! Quel bays zaufage ! s’écria-t-elle.
Sur quoi, elle s’affala évanouie contre mon père, qui se débattit et la déposa doucement sur l’herbe.
Quand l’Allemand aperçut l’ours lancé à ses trousses, il n’avait pas encore réussi à s’orienter ; il ne savait trop de quel côté se trouvait la grand-route. S’il avait trouvé la grand-route, bien sûr, il aurait pu semer l’ours, mais, coincé sur les sentiers et les allées des jardins, et sur les terrains de sport au sol meuble, il n’avait pas la vitesse nécessaire.
— Earl ! gronda l’ours.
L’Allemand fit plusieurs embardées en traversant la pelouse et mit le cap sur les tentes où l’on dressait les tables pour le déjeuner. En moins de vingt-cinq mètres, l’ours eut rattrapé la moto et, gauchement, tenta de monter en croupe derrière l’Allemand — à croire que State O’Maine avait fini par assimiler les leçons de conduite de Freud et se préparait à exiger que le numéro se déroulât dans les règles.
Cette fois, l’Allemand refusa de laisser Freud le recoudre, et Freud lui-même reconnut ne pas être à la hauteur de la tâche.
— Quel gâchis, s’émerveilla tout haut Freud. Tellement de points à coudre — trop pour moi. Il aurait fallu trop de temps et je n’aurais pas supporté de l’entendre gueuler.
Aussi l’Allemand fut-il transporté, par la vedette des gardes-côtes, à l’hôpital de Bath. Quant à State O’Maine, il resta caché dans la lingerie, de manière à confirmer son statut mythique d’animal « sauvage ».
— Tes pois, il est sorti tes pois, dit l’Allemande, une fois rendue à la vie. Le pruit te la modo l’aura zans toute rentu furieux.
— Une ourse, avec des oursons, expliqua Freud. Sehr perfide en cette période de l’année.
Mais la direction de l’Arbuthnot-by-the-Sea refusa de classer l’affaire aussi facilement ; Freud l’aurait parié.
— Je pars, avant d’être obligé d’avoir un autre entretien avec lui, dit Freud à mes parents.
Ils le savaient, Freud voulait parler du propriétaire de l’Arbuthnot, l’homme en smoking blanc qui parfois faisait son apparition pour clore le bal.
« Il me semble que je l’entends, le gros bonnet . " Écoutez, Freud, vous étiez au courant des risques, on en avait discuté. Le jour où, moi, j’ai accepté la présence de cet animal, nous sommes tombés d’accord, vous et moi, que vous en seriez responsable ! " Et si jamais il me dit que je suis un veinard de Juif — que, pour commencer, j’ai de la veine d’être ici dans ce foutu pays d’Amérique — , je vous garantis que je laisse State O’Maine le bouffer tout cru, dit Freud. Ce type et ses cigarettes à la manque, j’en ai rien à faire. D’ailleurs, ce n’est pas mon genre d’hôtel.
L’ours, furieux de se trouver enfermé dans la lingerie et inquiet de voir Freud emballer ses vêtements à mesure qu’ils sortaient du bassin — encore tout trempés —, se mit à grommeler.
— Earl ! murmura-t-il.
— Oh, ta gueule ! glapit Freud. C’est comme toi, tu n’es pas mon genre d’ours.
— C’était ma faute, fit ma mère. Jamais je n’aurais dû lui ôter sa muselière.
— Il n’a fait que l’embrasser avec un peu trop d’insistance, dit Freud. Ce sont les griffes de cette brute qui ont tailladé c’te espèce de connard !
— S’il n’avait pas tenté de tirer sur les poils de State O’Maine, dit mon père, je ne pense pas que les choses auraient aussi mal tourné.
— Bien sûr que non ! renchérit Freud. Dites-moi qui aime se faire tirer les cheveux ?
— Earl ! se plaignit State O’Maine.
— Voilà comment on devrait t’appeler : « Earl ! » dit Freud à l’ours. Tu es tellement idiot, tu ne sais rien dire d’autre.
— Mais qu’est-ce que vous allez faire ? demanda mon père. Où pouvez-vous aller ?
— Retourner en Europe. Là-bas, on trouve encore des ours futés.
— Là-bas, on trouve aussi des nazis.
— Un ours futé, c’est tout ce que je demande, les nazis je m’en fous.
— Je me charge de prendre soin de State O’Maine, proposa mon père.
— Vous pouvez faire mieux, dit Freud. Vous pouvez l’acheter. Deux cents dollars, et tout le contenu de votre placard à fringues. Celles-ci sont trempées ! hurla-t-il, en jetant les siennes.
— Earl ! fit l’ours, malheureux.
— Attention à ce que tu dis, Earl, le sermonna Freud.
— Deux cents dollars ? demanda ma mère.
— Tout l’argent que j’ai gagné jusqu’ici, dit mon père.
— Je sais ce que vous gagnez, dit Freud. Voilà pourquoi je demande seulement deux cents dollars. Bien sûr, ça paie aussi la moto. Vous avez compris pourquoi il faut que vous gardiez l’Indian, Ja ? State O’Maine refuse de monter en voiture ; ça lui donne envie de vomir. De plus, un jour, un bûcheron l’a enchaîné dans un camion — je l’ai vu. Ce crétin d’ours a arraché le hayon, il a enfoncé la lunette arrière et il a mis le type en pièces. Alors, vous, ne faites pas l’idiot. Achetez l’Indian.
— Deux cents dollars, répéta mon père.
— Plus vos frusques, affaire conclue, dit Freud.
Il abandonna ses vêtements trempés en tas sur le parquet de la lingerie. L’ours tenta de les suivre jusque dans la chambre de mon père, mais Freud demanda à ma mère d’emmener State O’Maine et de l’enchaîner à la moto.
— Il sait que vous allez partir, ça le rend inquiet, le pauvre, dit ma mère.
— C’est la moto qui lui manque, un point c’est tout, dit Freud.
Mais il laissa l’ours les suivre à l’étage, bien que la direction de l’hôtel lui eût recommandé de l’en empêcher.
« Je me fiche pas mal de ce qu’ils permettent ou non maintenant, pas vrai ? dit Freud, en essayant les vêtements de mon père.
Ma mère faisait le guet dans le couloir, ni les ours ni les femmes n’avaient le droit de pénétrer dans le dortoir des hommes.
— Tous mes vêtements sont trop grands pour vous, dit mon père à Freud quand il fut habillé de pied en cap.
— Je n’ai pas fini de grandir, dit Freud, qui, à l’époque, devait avoir quarante ans passés. Si j’avais eu des habits à ma taille, je serais devenu plus grand.
Il avait passé trois des pantalons de mon père, les uns pardessus les autres ; il avait mis deux vestons, les poches bourrées de sous-vêtements et de chaussettes, et il avait jeté une troisième veste sur son épaule.
« Pourquoi s’embarrasser de valises ? fit-il.
— Mais comment ferez-vous pour arriver en Europe ? chuchota ma mère du seuil.
— Je traverserai l’Atlantique, dit Freud. Approchez un peu, dit-il à ma mère.
Prenant la main de mon père et celle de ma mère, il les entrelaça.
« Vous n’êtes que des gosses, leur dit-il. Aussi, écoutez-moi : vous vous aimez. On part de cette hypothèse, ja ?
Ni mon père et ma mère ne s’étaient jamais avoué la chose, pourtant tous deux hochèrent la tête tandis que Freud les tenait par la main.
« D’accord, dit Freud. Eh bien, il en découle trois choses. Vous me promettez d’être d’accord sur ces trois choses ?
— Je promets, dit ma mère.
— D’accord, dit Freud. Voici la première : vous allez vous marier, et tout de suite, avant qu’un maudit crétin ou qu’une maudite putain vienne vous faire changer d’avis. Pigé ? Vous vous mariez, même s’il doit vous en coûter.
— D’accord, acquiescèrent mes parents.
— Voici la deuxième, dit Freud, en ne regardant cette fois que mon père. Vous allez entrer à Harvard — promis ? —, même s’il doit vous en coûter.
— Mais, je serai déjà marié, objecta mon père.
— J’ai dit qu’il vous en coûterait, non ? fit Freud. Promis : vous irez à Harvard. Et vous saisirez toutes les chances que vous offrira la vie, même si vous avez trop de chances. La chance s’arrête un jour, vous savez ?
— De toute façon, je veux que tu ailles à Harvad dit ma mère.
— Même s’il doit m’en coûter, fit mon père.
Mais il promit
— Et voici la troisième, dit Freud. Vous êtes prêts ?
Il se tourna alors vers ma mère ; il lâcha la main de mon père, et même la repoussa, si bien qu’il ne tenait plus que la main de ma mère.
« Pardonnez-lui, lui dit Freud, même s’il doit vous en coûter.
— Me pardonner quoi ? fit mon père.
— Pardonnez-lui, un point c’est tout, dit Freud, qui ne regardait que ma mère.
Elle eut un haussement d’épaules.
« Et toi aussi ! dit Freud à l’ours, qui reniflait sous le lit de mon père.
State O’Maine, qui venait de trouver une balle de tennis sous le lit et l’avait prise dans sa gueule, sursauta, effrayé par la voix.
— Urp ! fit l’ours.
La balle ressortit.
— Toi, dit Freud à l’ours. Qui sait, un jour, peut-être seras-tu reconnaissant d’avoir été arraché au monde répugnant de la nature !
Ce fut tout. Un mariage et une bénédiction, disait toujours ma mère. Un petit office juif à la mode d’autrefois, disait mon père ; pour lui, les Juifs sont un mystère — du même genre que la Chine, l’Inde et l’Afrique, et tous les pays exotiques où il n’avait jamais mis les pieds.
Mon père enchaîna l’ours à la moto. Quand ma mère et lui embrassèrent Freud pour lui dire au revoir, l’ours tenta de fourrer sa tête entre eux.
— Attention ! s’écria Freud.
Et ils s’écartèrent précipitamment.
« Il s’imagine que nous mangeons quelque chose, expliqua Freud. Attention quand vous vous embrassez en sa présence ; il ne comprend rien aux baisers. Il croit que les gens mangent.
— Earl ! fit l’ours.
— Et, je vous en prie, faites ça pour moi, dit Freud, appelez-le "Earl" — il ne sait rien dire d’autre et en fait de nom State O’Maine est tellement idiot.
— Earl ? fit ma mère.
— Earl ! fit l’ours.
— Entendu, fit mon père. D’accord pour "Earl"
— Au revoir, Earl, fit Freud. Auf Wiedersehen !
Longtemps ils restèrent là à regarder Freud qui, sur la jetée de Baypoint, attendait de trouver un bateau pour remmener à Boothbay, et quand enfin un homardier le prit à son bord, mes parents eurent l’impression — ils savaient pourtant qu’à Boothbay Freud prendrait un plus gros bateau — que le homardier était sur le point d’emmener Freud en Europe, là-bas, de l’autre côté de l’océan sombre. Ils suivirent des yeux le bateau qui, ballotté par les vagues, s’éloignait en ahanant, jusqu’au moment où il ne fut pas plus gros qu’une hirondelle de mer ou un bécasseau ; déjà il n’était plus à portée de voix.
— Est-ce ce soir-là que vous l’avez fait pour la première fois ? demandait toujours Franny.
— Franny ! disait maman.
— Ma foi, à ce que vous dites, vous vous sentiez mariés, non ? insistait Franny.
— Ça ne vous regarde pas, disait papa.
— Mais vous l’avez fait, pas vrai ? insistait Franny.
— Ça te regarde ? disait Frank.
— En fait, ce n’est pas quand le plus important, disait Lilly, à sa façon bizarre.
Et c’était vrai — quand n’avait en fait aucune importance. Le jour où ils prirent congé de l’été 1939 et de l’Arbuthnot-by-the-Sea, mon père et ma mère étaient amoureux l’un de l’autre — et, dans leur esprit, déjà mariés. Après tout, ils en avaient fait la promesse à Freud. Ils avaient son Indian 1937 et son ours, rebaptisé Earl, et sitôt arrivés chez eux, à Dairy, New Hampshire, ils se rendirent tout droit chez les Bates.
— Mary est de retour ! lança la mère de ma mère.
— Qu’est-ce que c’est que cet engin sur lequel elle est perchée ? fit le vieux Latin Emeritus. Et qui est-ce qui est avec elle ?
— C’est une motocyclette, et lui, c’est Win Berry ! fit la mère de ma mère.
— Non, non ! fit Latin Emeritus. Qui est l’autre ?
Le vieux regardait fixement la silhouette tassée dans le side-car.
— Sans doute Coach Bob, fit la mère de ma mère.
— Ce crétin ! dit Latin Emeritus. Mais, bon sang, avec un temps pareil, je me demande bien ce qu’il porte ? Ils ne savent donc pas s’habiller dans l’Iowa ?
— Je vais épouser Win Berry ! annonça ma mère en se précipitant vers ses parents. Ça, c’est sa moto. Il entre à Harvard. Et ça… c’est Earl
.
Coach Bob se montra plus compréhensif. Earl lui plut aussitôt.
— J’aimerais savoir ce qu’il peut soulever comme poids, dit l’ex-vedette des Big Ten. Mais on ne pourrait pas lui couper les ongles ?
Il paraissait stupide d’avoir un autre mariage ; mon père était d’avis qu’en fait de cérémonie, celle de Freud suffisait. Mais les parents de ma mère exigèrent qu’ils soient officiellement mariés par le pasteur congrégationaliste qui avait escorté ma mère au bal de sa promotion, et il en fut ainsi.
Ce fut un petit mariage sans cérémonie ; Coach Bob tint le rôle de garçon d’honneur, et Latin Emeritus accorda la main de sa fille, en se contentant de marmonner quelques bizarres expressions latines ; la mère de ma mère pleura, pénétrée de cette conviction que Win Berry n’était pas l’étudiant de Harvard destiné à ramener Mary Bates à Boston — du moins pas sur-le-champ. Durant toute la cérémonie, Earl resta assis dans le side-car de l’Indian 1937, où des harengs et des biscuits l’aidèrent à se tenir tranquille.
Mon père et ma mère passèrent en tête à tête une brève lune de miel.
— Sûr qu’alors vous avez dû le faire ! lançait toujours Franny.
Pourtant je parierais que non ; ils ne s’arrêtèrent nulle part pour la nuit. Tôt le matin, ils prirent le train pour Boston et déambulèrent dans Cambridge, s’imaginant installés là, un jour, quand mon père ferait ses études à Harvard ; le lendemain, ils prirent le premier omnibus pour regagner le New Hampshire où ils arrivèrent à l’aube. Leur premier lit nuptial avait forcément été le lit à une place qui meublait la chambre de jeune fille de ma mère, sous le toit du vieux Latin Emeritus — où ma mère allait continuer à habiter, tandis que mon père s’efforcerait de rassembler l’argent pour entreprendre ses études.
Coach Bob fut désolé de voir partir Earl. Bob était certain que l’on aurait pu apprendre à l’ours à jouer en défense, mais mon père annonça à Iowa Bob qu’il comptait sur l’ours pour assurer la subsistance de sa famille et lui payer ses études. Aussi un soir (après l’invasion de la Pologne par les nazis), avec dans l’air la première morsure de l’automne, mon père et ma mère échangèrent un baiser d’adieu sur le stade de Dairy School, dont la pelouse s’étendait jusqu’à l’arrière-cour de Iowa Bob.
— Prends bien soin de tes parents, dit mon père ; moi, je te promets de revenir pour prendre soin de toi.
— Pouah ! grognait toujours Franny.
Chose bizarre, ce détail la perturbait. Elle n’y croyait jamais. Lilly, elle aussi, frissonnait et faisait la moue.
— Fermez-la et écoutez la suite, disait Frank.
Du moins, n’ai-je pas l’entêtement de mes frères et de mes sœurs. Tout simplement, j’imaginais comment mes parents s’étaient sans doute embrassés : avec précaution — pendant que Coach Bob essayait de faire diversion en jouant avec l’ours, pour que Earl n’aille pas s’imaginer que ma mère et mon père mangeaient sans partager avec lui. S’embrasser en présence de Earl était toujours risqué.
Ma mère ne douta jamais que mon père lui serait fidèle, nous assura-t-elle un jour, l’ours l’aurait mis en pièces s’il s’était avisé d’embrasser quelqu’un.
— Et tu as été fidèle ? demandait, implacable, Franny à mon père.
— Mais, bien sûr, faisait papa.
— Tu parles, faisait Franny.
Lilly prenait l’air soucieux, Frank regardait ailleurs.
C’était l’automne de 1939. Ma mère ne s’en doutait pas, mais elle était déjà enceinte — de Frank. Mon père descendait la côte est à moto, tentant sa chance dans les hôtels de bord de mer — les grands orchestres, les tournois de loto, les casinos —, poussant de plus en plus loin vers le sud au fil des saisons. Lorsque Frank naquit au printemps de 1940, il se trouvait au Texas ; mon père et Earl étaient alors en tournée avec une troupe appelée l’Orchestre de l’Étoile solitaire. Les ours étaient à la mode au Texas — mais, à Fort Worth, un poivrot tenta de voler l’Indian 1937, ignorant que Earl dormait enchaîné au véhicule. La justice du Texas condamna mon père à payer les frais d’hospitalisation de la victime, et il dut sérieusement écorner son magot pour remonter dans l’est à temps pour fêter l’arrivée au monde de son premier enfant.
Quand mon père rentra à Dairy, ma mère se trouvait encore à l’hôpital. Ils baptisèrent Frank, « Frank », parce que, déclara mon père, c’était précisément ce qu’ils s’étaient jurés de toujours être l’un avec l’autre, et avec le reste de la famille : « francs ».
« Pouah ! disait toujours Franny.
Quant à Frank, il était très fier des origines de son nom.
Mon père ne s’attarda auprès de ma mère à Dairy que le temps de la remettre enceinte. Sur quoi, Earl et lui mirent le cap sur Virginia Beach et les Carolines. Le 4 juillet, ils furent expulsés de Falmouth, au Cape Cod et rejoignirent maman à Dairy — pour récupérer — peu après leur catastrophe. À Falmouth, l’Indian 1937 avait foncé dans le défilé officiel, et Earl avait piqué une crise quand un pompier de Buzzards Bay avait tenté d’aider mon père à réparer la moto endommagée. Par malheur, le pompier était accompagné de deux dalmatiens, une race de chiens qui ne brille pas par son intelligence ; fidèles à leur réputation, les dalmatiens attaquèrent Earl assis dans le side-car. Earl décapita proprement l’un d’eux, puis se lança aux trousses de l’autre, semant la panique dans le défilé de l’équipe de football d’Osterville, où l’imbécile de chien avait tenté de se dissimuler. Le défilé se dispersa dans la pagaille, ce que voyant, les pompiers furieux refusèrent de continuer à aider mon père à réparer l’Indian, et le shérif de Falmouth escorta mon père et Earl jusqu’à la sortie de la ville. Earl refusant de monter en voiture, le convoi avait été des plus mornes — Earl trônant dans le side-car de la moto, que l’on avait été contraint de prendre en remorque. Il leur fallut cinq jours pour trouver des pièces de rechange et réparer le moteur.
Pire encore, Earl s’était découvert le goût des chiens. Coach Bob essaya de lui faire perdre cette habitude sadique en lui enseignant d’autres sports. Rattraper le ballon, perfectionner son saut périlleux avant — et même les équerres —, mais Earl prenait de l’âge, et ne possédait pas cette foi dans l’effort physique qui animait Iowa Bob. Massacrer les chiens ne nécessitait pas de grandes dépenses d’énergie à la course, découvrit Earl. À condition d’être rusé — et pour être rusé, Earl l’était —, les chiens s’approchaient tout près de lui.
— Et du coup, fini, commentait Coach Bob. Ce sacré ours, il aurait été formidable en défense !
Aussi mon père laissait-il Earl enchaîné la plupart du temps, et il essayait de le contraindre à porter sa muselière. Ma mère prétendait que Earl était déprimé — elle trouvait le vieil ours de plus en plus triste —, mais, selon mon père, Earl n’était pas le moins du monde déprimé.
— Il pense aux chiens, voilà tout, disait-il. Et il est parfaitement heureux d’être attaché à la moto.
Tout l’été de 1940, mon père habita chez les Bates, et chaque soir, il offrait son spectacle aux estivants de Hampton Beach. Il parvint à enseigner à Earl un nouveau numéro qu’il appela « le Candidat » et qui lui permit d’épargner la vieille Indian de plus en plus fatiguée.
Earl et mon père se produisaient dans le kiosque à musique de Hampton Beach. Quand les lumières s’allumaient, Earl était installé sur une chaise, affublé d’un complet-veston ; le complet, retouché de fond en comble, avait été exhumé de la garde-robe de Coach Bob. Sitôt les rires calmés, mon père faisait son entrée dans le kiosque, un papier à la main.
— Votre nom ? demandait mon père.
— Earl ! faisait Earl.
— Oui, Earl, c’est bien ça. Et vous cherchez du travail, Earl ?
— Earl ! grognait Earl.
— Oui, je sais, je sais, vous vous appelez Earl, mais vous cherchez du travail, d’accord ? Seulement, je vois ici que vous ne savez pas taper à la machine, que vous ne savez même pas lire — d’accord — et puis que vous êtes un peu porté sur la bouteille.
— Earl, acquiesçait Earl.
Les spectateurs lançaient parfois des fruits, mais mon père avait pris soin de gaver Earl ; il ne s’agissait pas du même genre de public qu’avait connu mon père à l’Arbuthnot.
— Ma foi, si vous êtes incapable de dire autre chose que votre nom, disait mon père, j’ai dans l’idée que vous avez passé la soirée à picoler, ou alors vous êtes trop stupide pour savoir vous déshabiller tout seul.
Earl se tenait coi.
« Alors ? insistait mon père. Voyons un peu. Déshabillez-vous. Allez !
À ce point, mon père retirait la chaise sur laquelle était assis Earl, qui exécutait une des pirouettes que lui avait enseignées Coach Bob.
« Tiens, mais vous savez faire le saut périlleux, constatait mon père. Magnifique. Vos vêtements, Earl. Allons, enlevez-nous ces vêtements.
Allez savoir pourquoi, les gens trouvent toujours drôle de regarder un ours se déshabiller : ma mère avait horreur de ce numéro — elle trouvait injuste de livrer Earl aux lazzis de ces rustres. Quand Earl se déshabillait, mon père devait en général l’aider à ôter sa cravate — sinon Earl s’énervait et l’arrachait de son cou.
« Y a pas à dire, vous avez une dent contre les cravates, Earl, disait alors mon père, au grand ravissement du public.
Une fois Earl dévêtu, mon père revenait à la charge : « Bon, allons-y — ce n’est pas le moment de s’arrêter. Ôtez-moi cette peau d’ours.
— Earl ? faisait Earl.
— Ôtez-moi cette peau d’ours, insistait mon père en tirant sur la fourrure de Earl — sans trop exagérer.
— Earl ! rugissait Earl.
Un hurlement d’angoisse montait du public.
— Seigneur Dieu, mais c’est un vrai ours ! s’écriait mon père.
— Earl ! beuglait Earl, en se ruant sur mon père qui tournait autour de la chaise.
La moitié des gens s’enfuyaient dans la nuit, certains s’élançaient en trébuchant sur le sable et ne s’arrêtaient qu’à la lisière des vagues ; d’autres continuaient à lancer des fruits et des gobelets remplis de bière tiède.
Un autre numéro, moins brutal pour Earl, se déroulait une fois par semaine, au casino de Hampton Beach. Ma mère avait appris à Earl à danser de façon plus raffinée, et quand le grand orchestre attaquait son premier morceau, elle ouvrait le bal avec Earl sur le parquet encore désert, tandis que les couples formaient le cercle et les contemplaient médusés — le gros ours, trapu et à demi courbé, vêtu du complet-veston de Iowa Bob, et qui, étonnamment gracieux sur ses pattes de derrière, se dandinait en cadence, guidé par ma mère.
Ces soirs-là, Coach Bob se chargeait de garder les enfants en compagnie de Frank. Mes parents et Earl rentraient en voiture par la route de la côte, s’arrêtant pour contempler le surf à Rye, où se trouvaient les demeures des riches ; à Rye, on appelait le surf « les brisants ». La côte du New Hampshire était moins sauvage, mais aussi moins chic que celle du Maine, mais à Rye, la phosphorescence de l’eau au large des brisants rappelait sans doute à mes parents les soirées de l’Arbuthnot. Ils ne manquaient jamais de s’arrêter là, disaient-ils, avant de regagner Dairy.
Une nuit, Earl refusa de s’éloigner des brisants.
— Il s’imagine que je vais l’emmener à la pêche, dit mon père. Écoute, Earl, je n’ai rien pour pêcher — pas d’appâts, pas de cuillers, pas de canne—, crétin, lança mon père, en lui montrant ses mains vides.
Earl avait l’air parfaitement ahuri ; ils comprirent que l’ours était presque aveugle. Ils expliquèrent à Earl qu’il n’était pas question d’aller à la pêche et le ramenèrent à la maison.
— Comment est-il devenu si vieux ? demanda ma mère.
— Il y a déjà quelque temps qu’il pisse dans le side-car, dit mon père.
Ma mère se trouvait de nouveau enceinte de plusieurs mois, cette fois de Franny, quand, à la fin de l’automne de 1940, mon père partit pour la saison d’hiver. Il avait choisi de se rendre en Floride, et la première lettre que reçut ma mère venait de Clearwater, la seconde de Tarpon Springs. Earl avait attrapé une bizarre maladie de peau — une infection de l’oreille, une espèce de champignon qu’attrapent facilement les ours —, et les affaires ne marchaient pas fort.
Cela se passait peu de temps avant la naissance de Franny, au début de l’hiver de 1941. Mon père n’était pas rentré au moment de l’accouchement, et Franny ne le lui pardonna jamais.
— Je parie qu’il avait deviné que ce serait une fille, ne cessait de répéter Franny.
Mon père ne rentra pas à Dairy avant le début du printemps ; sans perdre de temps, il remit ma mère enceinte, de moi.
Il lui promit de s’arranger pour ne plus repartir ; après une tournée réussie avec un cirque de Miami, il avait assez d’argent pour entrer à Harvard à l’automne. Ils pourraient se laisser vivre tout l’été et se produire à Hampton Beach uniquement lorsqu’ils en auraient envie. Il ferait la navette par le train pour aller suivre ses cours à Boston, à moins qu’il ne trouve un logement bon marché à Cambridge.
Earl vieillissait à vue d’œil. Chaque jour, il fallait lui soigner les yeux avec une pommade couleur bleu pâle, dont la texture rappelait la gelée de méduse ; Earl se frottait contre les meubles pour s’en débarrasser. Ma mère constata avec inquiétude qu’un peu partout son poil tombait par plaques, et son corps de plus en plus flasque semblait se ratatiner.
— Il a perdu son tonus musculaire, s’inquiétait Coach Bob. Il devrait faire des poids et haltères, ou courir.
— Essaie donc de lui fausser compagnie avec l’Indian, disait mon père à son père. Je te parie qu’il courra.
Mais quand Coach Bob tenta l’expérience, il s’en sortit indemne. Earl ne courut pas ; il s’en fichait.
« Avec Earl, dit mon père, la familiarité ne sert qu’à engendrer le mépris.
À force de travailler, et dur, avec Earl, il avait fini par comprendre pourquoi l’ours exaspérait Freud.
Mon père et ma mère ne parlaient que rarement de Freud ; « la guerre en Europe » continuait, et il n’était que trop facile d’imaginer ce qui avait pu lui arriver.
À Harvard Square, les boutiques d’alcool vendaient un whisky de seigle bon marché, du Wilson’s « That’s All », mais mon père n’était pas buveur. À Cambridge, l’Oxford Grill servait de la bière pression dans de grands verres ventrus comme des ballons à cognac, d’une contenance de deux litres. Il suffisait de vider son verre sans trop tarder pour, derechef, s’en voir offrir un autre, gratis. Mais mon père se contentait d’un banal demi, une fois terminé ses cours de la semaine, et aussitôt, il se précipitait à la gare pour attraper le train de Dairy.
Il mettait les bouchées doubles dans ses études, afin de décrocher au plus vite son diplôme ; et il tenait le coup, non pas tellement qu’il fût d’une intelligence exceptionnelle — il était plus vieux, certes, mais non plus intelligent que la plupart des autres —, mais parce qu’il ne consacrait que peu de temps aux autres. Sa femme était enceinte et il avait deux enfants ; il ne disposait guère de temps pour fréquenter ses amis. Sa seule distraction, disait-il, était de suivre à la radio les matchs de base-ball professionnels. Puis, un jour, quelques mois après la Coupe du monde, mon père entendit à la radio le récit de l’attaque sur Pearl Harbor.
Je naquis en mars 1942, et fut baptisé John — d’après John Harvard. (On avait appelé Franny, « Franny », parce que, d’une certaine façon, le nom était assorti à Frank.) Ma mère avait fort à faire ; non seulement elle devait s’occuper de nous, mais aussi du vieux Latin Emeritus, et aider Coach Bob à prendre soin de Earl qui vieillissait à vue d’œil ; elle non plus n’avait pas le temps d’avoir des amis.
Lorsque arriva la fin de l’été 1942, plus personne n’échappait aux conséquences de la guerre ; ce n’était plus seulement « la guerre en Europe ». Bien qu’elle ne consommât que très peu d’essence, l’Indian 1937 fut mise à la retraite pour servir de domicile permanent à Earl — elle ne servit plus jamais comme moyen de transport. La fièvre patriotique déferla sur tous les campus. Les étudiants touchaient des bons de sucre, dont ils faisaient en général cadeau à leurs familles. En moins de trois mois, tous les gens que mon père connaissait à Harvard avaient été mobilisés ou s’étaient portés volontaires. Quand Latin Emeritus mourut — et, peu après, sa femme trépassa à son tour dans son sommeil —, ma mère entra en possession d’un modeste héritage. Mon père décida alors de devancer l’appel et, au printemps de 1943, partit faire ses classes ; il avait vingt-trois ans.
Derrière lui, et à la garde de ma mère, sous le toit familial des Bates, il laissait Frank, Franny et moi. II laissait aussi son père, lowa Bob, auquel il confia la corvée fastidieuse de s’occuper de Earl.
Mon père nous écrivit un jour d’Atlantic City, que les recrues à l’entraînement étaient passées maîtres dans l’art de saccager les hôtels. Chaque jour, les soldats lavaient à grande eau les parquets et défilaient sur la promenade de planches pour aller s’exercer au tir dans les dunes. Sur la promenade, les bars faisaient des affaires d’or avec les recrues, exception faite de mon père. On ne demandait jamais l’âge de personne ; les recrues, pour la plupart plus jeunes que mon père, arboraient leurs médailles de tireurs d’élite et buvaient sec. Les bars grouillaient d’employées de bureau accourues de Washington, et tout le monde fumait des cigarettes sans filtre — à l’exception de mon père.
À en croire mon père, tout le monde ne rêvait que de « s’en payer une dernière tranche », avant d’être expédié outre-mer, mais, pour beaucoup, il y avait loin de la coupe aux lèvres ; mon père, du moins, se paya la sienne — en compagnie de ma mère, dans un hôtel du New Jersey. Cette fois, par bonheur, il ne la mit pas enceinte ; aussi devait-il se passer un certain temps avant que ma mère ajoutât un rejeton à Frank, Franny et moi.
En quittant Atlantic City, mon père fut envoyé parachever son entraînement dans une ex-école préparatoire située au nord de New York, au service du chiffre. De là, il fut transféré à Chanute Field — Kearn, Utah — et ensuite à Savannah, Georgie, où il s’était autrefois produit avec Earl, dans le vieil Hôtel DeSoto. Puis, ce fut Hampton Roads, le port d’embarquement, et mon père partit pour « la guerre en Europe », avec le vague espoir de retrouver Freud. Il avait la conviction que, laissant trois rejetons auprès de ma mère, il avait l’assurance de revenir indemne.
Versé dans l’aviation, il fut affecté à une base de bombardiers en Italie ; là, le risque le plus redoutable était, en état d’ivresse, d’abattre quelqu’un, ou d’être abattu par quelqu’un qui se trouvait en état d’ivresse, ou de tomber dans les latrines en état d’ivresse — ce qui, de fait, arriva à un colonel que connaissait mon père ; le colonel fut abondamment conchié avant d’être secouru. Par ailleurs, le seul autre risque était d’attraper une maladie vénérienne en couchant avec une putain italienne. Et comme mon père ne baisait pas plus qu’il ne buvait, il émergea indemne de la Seconde Guerre mondiale.
Il quitta l’Italie à bord d’un transport de troupes qui, après une brève escale à Trinidad, le débarqua au Brésil — « l’Italie en portugais », écrivit-il à ma mère. Il regagna les États-Unis à bord d’un avion confié à un pilote encore en état de choc, qui, aux commandes d’un C-47, s’amusa à survoler en rase-mottes la plus grande artère de Miami. De là-haut, mon père reconnut un parking où jadis Earl avait vomi à la fin d’une représentation.
Quant à ma mère — qui par ailleurs travaillait comme secrétaire pour son alma mater, le Thompson Female Seminary —, elle contribua à l’effort de guerre en suivant des cours d’infirmière ; elle fit partie de la deuxième promotion d’aides-infirmières que forma l’hôpital de Dairy. Elle assurait huit heures de permanence par semaine, et devait se tenir disponible pour effectuer les remplacements — qui étaient fréquents (la pénurie d’infirmières était grande). Ses deux affectations favorites étaient la pouponnière et la salle d’accouchements ; elle savait ce que signifiait mettre un enfant au monde dans cet hôpital en l’absence d’un mari.
Peu de temps après la guerre, mon père emmena un jour Coach Bob voir un match de football professionnel qui se jouait à Boston, à Fenway Park. Comme ils se dirigeaient vers la gare pour prendre le train qui devait les ramener à Dairy, mon père rencontra un de ses anciens camarades de Harvard ; pour six cents dollars, il leur vendit un coupé Chevy 1940 — un prix légèrement supérieur en fait au prix d’un coupé neuf, mais le véhicule était relativement en bon état, et l’essence était ridiculement bon marché, cinq cents le litre environ ; Coach Bob et mon père partagèrent les frais de l’assurance, et, enfin, notre famille disposa d’une voiture. Tandis que mon père terminait ses études à Harvard, ma mère eut désormais le moyen de nous emmener en balade, Frank, Franny et moi, sur les plages du New Hampshire, et un jour, Iowa Bob nous conduisit même jusque dans les White Mountains, où Franny fit choir Frank dans un nid de frelons, d’où il ressortit couvert de piqûres.
La vie avait changé à Harvard ; les chambres étaient surpeuplées ; les « Rouges » avaient rajeuni leur équipe. Les étudiants du Département d’études slaves revendiquaient l’honneur d’avoir révélé la vodka aux Américains ; personne ne la mélangeait jamais à autre chose — on la buvait à la russe, pure et frappée, dans des petits verres à pied —, mais mon père s’en tenait à la bière ; par ailleurs, il changea de spécialité, pour se consacrer à la littérature anglaise. Ce fut ainsi qu’il essaya, une nouvelle fois, de mettre les bouchées doubles dans ses études.
La plupart des grands orchestres avaient disparu. En tant que sport et passe-temps, les bals étaient passés de mode. Et ; Earl était trop décrépit pour continuer à se produire en public ; le premier Noël qui suivit sa démobilisation, mon père se fit embaucher au rayon des jouets de Jordan Marsh, et, une fois de plus, il mit ma mère enceinte. Cette fois, il devait s’agir de Lilly. Alors que Frank, Franny et moi-même avions été baptisés Frank, Franny et John pour des raisons parfaitement concrètes, ce fut sans raison particulière que Lilly fut appelée « Lilly » — ce qui devait perturber Lilly, plus encore peut-être que nous le soupçonnions ; et, qui sait, toute sa vie.
Mon père sortit diplômé de Harvard avec la promotion de 1946. Dairy School venait de recruter un nouveau proviseur, qui interviewa mon père au Faculty Club de Harvard et lui offrit un poste — professeur d’anglais et entraîneur, pour deux sports différents — au salaire de début de deux mille cent dollars. Sans doute Coach Bob s’était-il chargé de souffler l’idée au proviseur. Mon père avait vingt-six ans ; il accepta le poste, quand bien même il n’avait guère le sentiment qu’il correspondît à sa vocation. Simplement, enfin, il pourrait vivre avec nous, ses enfants et ma mère, dans la maison de famille des Bates, à Dairy, près de son père et près de Earl, son ours vénérable. En cette période de sa vie, il était clair que, pour mon père, les rêves avaient plus d’importance que les études, plus d’importance encore peut-être que nous, ses enfants, et incontestablement plus d’importance à ses yeux que la Seconde Guerre mondiale. (Comme à toutes les périodes de sa vie, disait Franny.)
Lilly naquit en 1946, alors que Frank avait six ans, Franny cinq, et moi quatre. Tout à coup, nous avions un père — en fait, pour la première fois ; toute notre vie durant, il avait été absent : à la guerre, à l’université et sur les routes en compagnie de Earl. Pour nous, c’était un inconnu.
La première chose qu’il fit avec nous, à l’automne de 1946, fut de nous emmener dans le Maine, où nous n’étions jamais encore allés, pour visiter l’Arbuthnot-by-the-Sea. Bien entendu, pour mes parents, il s’agissait d’un pèlerinage romantique — une expédition motivée par l’amour du passé. Lilly était trop petite pour voyager et Earl était trop vieux, mais mon père exigea que Earl soit du voyage.
— Il est chez lui, à l’Arbuthnot, lui aussi, bonté divine, dit mon père à ma mère. Ce ne serait pas pareil de se retrouver à l’Arbuthnot sans le vieux State O’Maine.
Aussi Lilly fut-elle confiée aux bons soins de Coach Bob, et ma mère se mit au volant du coupé Chevy 1940, avec Frank, Franny et moi, un gros panier rempli de victuailles pour les pique-niques et un monceau de couvertures. Mon père parvint à lancer le moteur de l’Indian 1937 ; Earl grimpa dans le side-car et mon père démarra. Ce fut ainsi que nous fîmes le voyage, à une allure incroyablement lente, le long de la route sinueuse qui suivait la côte, bien des années avant la mise en service de l’autoroute du Maine. Il fallait des heures pour gagner Brunswick, une heure de plus pour atteindre Bath. Enfin nous aperçûmes les eaux agitées, d’un vilain bleu grisâtre, qui signalent l’embouchure de la Kennebec, puis Fort Popham et les cabanes de pêcheurs de Baypoint — et aussi la chaîne ;qui barrait l’allée menant à l’Arbuthnot. La pancarte annonçait :
FERMÉ POUR LÀ SAISON !
Il y avait plus d’une saison que l’Arbuthnot était fermé. Sans doute mon père s’en était-il rendu compte sitôt que, la chaîne enlevée, notre caravane remonta l’allée pour s’arrêter devant le vieil hôtel. Décolorés par les intempéries et blancs comme de l’os, les bâtiments étaient abandonnés, les ouvertures condamnées ; toutes les fenêtres non protégées avaient été brisées ou criblées de balles. Sur la terrasse surplombant la mer, qui jadis servait de salle de bal, le fanion délavé du 18e green avait été planté dans une des crevasses du parquet ; le fanion pendait, comme pour signaler que l’Arbuthnot-by-the-Sea avait jadis été un château, pris d’assaut au terme d’un long siège.
« Seigneur Dieu, dit mon père.
Nous nous blottîmes tous les trois contre ma mère et commençâmes à gémir. Il faisait froid ; il y avait du brouillard ; l’endroit nous paraissait terrifiant. On nous avait annoncé un séjour dans un hôtel de station balnéaire, et, si c’était ça, un hôtel, nous étions déjà sûrs de ne pas nous y plaire. Sur les courts, d’énormes touffes d’herbe avaient jailli dans les crevasses de l’argile, et sur la pelouse de croquet, envahie par une plante aux feuilles en dents de scie qui foisonne dans les marécages saumâtres, mon père s’enfonçait jusqu’aux genoux. Frank s’entailla la main sur un vieux guichet et se mit à geindre. Franny exigea que mon père la prenne à son cou. Je me cramponnais aux jupes de ma mère. Earl, que son arthrite rendait hargneux, refusa de s’éloigner de la moto et vomit dans sa muselière. Sitôt débarrassé de sa muselière, Earl trouva quelque chose dans la poussière et s’empressa de vouloir le manger ; il s’agissait d’une vieille balle de tennis, que mon père lui arracha pour la jeter au loin, en direction de la mer. Par jeu, Earl fit mine de s’élancer pour récupérer la balle ; puis le vieil ours parut oublier ce qu’il était en train de faire et resta assis là, ses yeux bigles fixés sur l’embarcadère. Sans doute le distinguait-il à peine.
Les jetées de l’hôtel s’effondraient. Pendant la guerre, le hangar à bateaux avait été emporté par un ouragan. Les pêcheurs avaient tenté d’utiliser les vieux pontons pour renforcer leurs barrages, qui s’étendaient jusqu’au quai des homardiers de Baypoint, où, semblait-il, un homme, ou un jeune garçon, armé d’un fusil, était posté en sentinelle. Il était posté là pour tirer sur les phoques, nous expliqua mon père — ma mère s’était alarmée à la vue de la lointaine silhouette armée d’un fusil. Les phoques étaient responsables du piètre succès des barrages dans le Maine : ils forçaient les barrages, se gorgeaient des poissons pris au piège, et déchiraient de nouveau les filets pour s’enfuir. Non contents de dévorer les poissons, ils saccageaient les filets, et les pêcheurs ne négligeaient aucune occasion de les abattre.
« Comme dirait Freud, c’est une des "rudes lois de la nature", dit mon père.
Il tint à nous montrer les dortoirs où ma mère et lui avaient logé. Sans doute tous deux trouvèrent-ils la chose déprimante — quant à nous, nous nous sentions mal à l’aise et dépaysés —, mais ce qui bouleversa plus que tout ma mère, plus encore que les ravages subis par le grand hôtel déchu, fut la façon dont mon père réagit à la décadence de l’Arbuthnot.
— La guerre a changé beaucoup de choses, dit ma mère, en nous gratifiant de son célèbre haussement d’épaules.
— Seigneur Dieu, répétait mon père. Imaginez un peu ce que cela aurait pu être ! Pourquoi être allé tout saccager ainsi ? Ils n’étaient pas assez démocratiques, nous confia-t-il tandis que nous l’écoutions, médusés. Il aurait fallu établir des critères, faire preuve de bon goût, sans pour autant rester snob au point de sombrer. Il aurait fallu trouver un compromis viable entre l’Arbuthnot et des trous perdus comme Hampton Beach. Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu !
Nous lui emboîtâmes le pas à travers les bâtiments saccagés, les pelouses mutilées et envahies d’herbes folles. Nous découvrîmes le vieil autocar qui jadis transportait les musiciens et le camion qu’utilisaient les jardiniers — encore plein de cannes de golf rouillées. Il y avait d’autres véhicules, ceux que Freud avait été chargé de réparer et de maintenir en état ; jamais plus ils ne marcheraient.
« Seigneur Dieu, se lamentait mon père.
De très loin, nous parvint la voix de Earl.
— Earl ! lança-t-il.
Deux coups de fusil retentirent dans le lointain, du côté de la jetée de Baypoint. Je crois que nous comprîmes tous que ce n’était pas sur un phoque que l’on venait de tirer. Mais sur Earl.
— Oh non, Win, fit ma mère.
Elle me prit dans ses bras et se mit à courir ; affolé, Frank courait tout autour d’elle. Mon père courait, portant Franny dans ses bras.
— State O’Maine ! lança-t-il.
— Je viens d’abattre un ours ! hurlait le garçon planté sur la jetée. Un vrai ours !
Le garçon portait une salopette de grosse toile et une chemise de flanelle ; la salopette était déchirée aux genoux, ses cheveux carotte luisaient, raidis par les embruns ; une bizarre éruption marquait son visage blême ; il avait de mauvaises dents ; il n’avait pas plus de treize ou quatorze ans.
« Je viens de tuer un ours !
Il était au comble de l’excitation et, au large, les pêcheurs se demandèrent sans doute pourquoi il hurlait ainsi. Le grondement de leurs moteurs et le vent de mer les empêchant de distinguer ses paroles, ils mirent lentement le cap sur la jetée et, malgré la houle, entreprirent d’accoster— pour voir ce qui se passait.
Earl gisait sur le quai, sa grosse tête posée sur un rouleau de cordage goudronné, ses pattes postérieures recroquevillées sous lui et l’une de ses lourdes pattes antérieures à quelques centimètres à peine d’un seau rempli d’appâts. Il y avait si longtemps que l’ours avait la vue basse, qu’il avait sans doute pris le gosse armé d’un fusil pour mon père muni de sa canne à pêche. Peut-être même, vaguement, s’était-il rappelé avoir souvent mangé des merlans sur cette même jetée. Et quand il s’était retrouvé là, et qu’il s’était approché, il lui restait assez de nez pour flairer l’odeur des appâts. Le garçon, qui surveillait la mer — pour guetter les phoques —, avait probablement été terrorisé par les grognements dont l’ours l’avait salué. Il était bon tireur, mais à cette distance, même un mauvais tireur aurait fait mouche ; le garçon avait tiré deux balles, qui touchèrent l’ours en plein cœur.
« Ça alors, comment savoir qu’il appartenait à quelqu’un, dit le garçon au fusil. Comment j’aurais su que c’était un animal domestique.
— Bien sûr que tu ne pouvais pas savoir, le consola ma mère.
— Je suis désolé, monsieur, dit le garçon en s’adressant à mon père qui ne l’entendit pas.
Assis près de Earl, il souleva la tête de l’ours mort et la posa sur ses genoux ; il pressa contre sa poitrine le mufle du vieil Earl, et fondit en larmes. Bien sûr, il ne pleurait pas seulement sur Earl. Il pleurait sur l’Arbuthnot, et sur Freud, et sur l’été de 1939 ; mais nous, les enfants, étions pétrifiés d’angoisse — car, en ce temps-là, tout compte fait, nous connaissions mieux Earl, et depuis plus longtemps, que nous ne connaissions notre père. Tout cela nous paraissait très perturbant —cet homme, à peine revenu de Harvard, à peine revenu de la guerre, pourquoi pleurait-il ainsi à chaudes larmes, et pourquoi serrait-il ainsi notre vieil ours contre son cœur ? En réalité, nous étions tous trop jeunes pour avoir connu Earl, mais la présence de l’ours — le contact de son pelage raide, la chaleur de son haleine lourde et vaguement putride, l’odeur de géranium fané et d’urine qui émanait de lui —, tout cela était plus vivant dans notre mémoire que, par exemple, les fantômes de Latin Emeritus et de notre grand-mère maternelle.
Je garde un souvenir fidèle de cette journée sur la jetée, au pied de l’Arbuthnot en ruine. J’avais quatre ans, et je crois sincèrement qu’il s’agit là pour moi de mon premier véritable souvenir de la vie — la vie par contraste avec ce que l’on m’en avait raconté, par contraste avec les tableaux que d’autres en avaient brossés à mon intention. Cet homme au corps vigoureux et au visage distingué était mon père, et il était venu vivre parmi nous ; il était assis là, en larmes, il serrait Earl dans ses bras — sur un ponton délabré, au-dessus d’une eau perfide. Des barques ahanaient, de plus en plus proches. Ma mère nous serrait contre elle, aussi fort que mon père se cramponnait à Earl.
— Je crois bien que ce petit crétin est allé descendre un chien, dit un homme au fond d’un des bateaux.
Un vieux pêcheur surgit alors au sommet de l’échelle, engoncé dans un ciré jaune sale, son visage pareil à un masque cuivré et marbré de taches, mangé par une barbe d’un blanc sale. Ses bottes trempées chuintaient sur les planches, et il puait le poisson, une puanteur plus forte encore que celle qui montait du seau rempli d’appâts posé près de la patte recroquevillée de Earl. Il était bien assez vieux pour s’être trouvé dans les parages à l’époque où l’Arbuthnot-by-the-Sea vivait son heure de gloire. Le pêcheur, lui aussi, avait connu des jours meilleurs.
Quand le vieil homme aperçut l’ours mort, il retira son large suroît, et le garda dans une de ses mains, énorme et dure comme une gaffe.
— Sacré nom de Dieu, dit-il, d’un ton respectueux, en passant un bras sur les épaules de l’enfant au fusil, encore tout secoué. Sacré nom de Dieu, v’là que t’as tué State O’Maine.