VICTOIRE PAR INADVERTANCE
Le vaisseau spatial fuyait comme une passoire.
Il était prévu pour cela. En fait, c’est sur ce principe que reposait toute l’idée.
Résultat, durant le voyage de Ganymède à Jupiter, le vaisseau était bourré à craquer du vide spatial le plus rigoureux. Et puisque le navire ne comportait aucun dispositif de chauffage, ce vide spatial se trouvait à température normale, c’est-à-dire une fraction de degré au-dessus du zéro absolu.
Ce fait était également conforme au plan. De petits détails comme l’absence de chaleur et d’air n’étaient la cause d’aucune incommodité pour les occupants de ce vaisseau spatial particulier.
Les premières vapeurs de l’atmosphère jovienne, fort proches encore du vide, commencèrent à s’immiscer dans le vaisseau à plusieurs centaines de kilomètres au-dessus de la surface de la planète. Elle était composée d’hydrogène dans sa presque totalité, bien qu’une analyse minutieuse eût peut-être révélé quelques traces d’hélium dans sa composition. Les manomètres commencèrent à monter.
Cette progression se poursuivit à un rythme accéléré, à mesure que le vaisseau perdait de la hauteur en décrivant une spirale autour de Jupiter. Les aiguilles des manomètres successifs, dont chacun était destiné à des pressions de plus en plus fortes, s’élevèrent jusqu’aux environs d’un million d’atmosphères, point où les chiffres perdaient toute signification. La température enregistrée par les thermocouples s’éleva lentement et de façon erratique, pour se stabiliser finalement aux alentours de soixante-dix degrés centigrades au-dessous de zéro.
Le vaisseau se déplaçait lentement vers son but, se frayant lourdement un chemin dans un brouillard de molécules gazeuses tellement rapprochées les unes des autres que l’hydrogène lui-même était comprimé à la densité d’un liquide. Des vapeurs d’ammoniaque, issues d’océans d’une immensité incroyable de ce même élément, saturaient cette horrible atmosphère. Le vent, qui avait commencé à quelque quinze cents kilomètres plus haut, avait atteint une violence telle que pour le désigner le mot d’ouragan constituerait encore un euphémisme.
Il devint tout à fait clair, longtemps avant que le vaisseau se fût posé sur l’île jovienne de belles dimensions, sept fois plus grande que l’Asie au bas mot, que Jupiter n’était pas un monde très agréable.
Et pourtant les trois membres de l’équipage étaient convaincus du contraire. Mais aussi il convient de dire que les trois membres de l’équipage n’étaient pas exactement humains. Ils n’étaient pas davantage joviens.
Ils étaient simplement des robots, conçus sur Terre pour être utilisés sur Jupiter.
– L’endroit me paraît plutôt désert, dit ZZ-Trois. ZZ-Deux vint le rejoindre et considéra d’un air sombre le paysage fouetté par le vent.
– J’aperçois dans le lointain des structures, dit-il, qui sont évidemment artificielles. A mon avis, il conviendrait d’attendre que les habitants se portent à notre rencontre.
A l’autre bout de la pièce, ZZ-Un avait écouté la remarque mais il s’abstint de répondre. Des trois, il était le premier construit et avait servi en quelque sorte de prototype. C’est pourquoi il prenait la parole moins fréquemment que ses compagnons.
L’attente ne se prolongea guère. Un vaisseau aérien d’un dessin bizarre apparut au-dessus de leurs têtes. D’autres suivirent. Puis une ligne de véhicules tous terrains s’approcha, prit position et dégorgea des organismes. En même temps que ces organismes, débarquèrent des accessoires inanimés qui étaient peut-être des armes. Quelques-uns de ces derniers étaient portés par un simple Jovien, d’autres par plusieurs, et enfin une troisième catégorie progressait par ses propres moyens, avec peut-être des Joviens à l’intérieur.
Les robots étaient incapables de le deviner.
– Ils nous entourent maintenant, dit ZZ-Trois. Le geste de paix le plus logique serait de sortir à découvert. D’accord ?
Les autres en convinrent et ZZ-Un ouvrit la lourde porte, qui n’était pas double ni d’ailleurs particulièrement étanche.
Leur apparition sur le seuil fut le signal de mouvements divers parmi les Joviens. On s’affaira autour d’un certain nombre des accessoires inanimés les plus importants et ZZ-Trois devint conscient d’une hausse de température dans l’enveloppe extérieure de son corps en bronze-béryllium-iridium.
Il jeta un regard à ZZ-Deux.
– Avez-vous senti ? Ils dirigent sur nous un faisceau d’énergie calorifique, je crois.
ZZ-Deux manifesta quelque surprise.
– Je me demande pourquoi.
– Il s’agit sans aucun doute d’un rayon calorifique. Regardez !
L’un des rayons avait été sorti de l’alignement pour une cause indiscernable, et sa trajectoire vint en contact avec un ruisseau d’ammoniaque pure qui entra promptement en ébullition violente.
Trois se tourna vers ZZ-Un.
– Prenez-en bonne note, Un, voulez-vous ?
– Certainement.
C’était à ZZ-Un qu’incombait le secrétariat, et sa méthode pour prendre des notes consistait à effectuer une addition mentale qui venait s’inscrire avec précision dans sa mémoire. Il avait déjà enregistré heure par heure toutes les indications des instruments les plus importants durant le voyage du vaisseau jusqu’à Jupiter.
– Quelle raison donnerai-je à la réaction ? Les maîtres humains seraient probablement heureux de la connaître, ajouta-t-il aimablement.
– Aucune raison. Ou mieux, corrigea Trois, aucune raison apparente. Vous pourriez dire que la température maximale du rayon était d’environ plus trente degrés centigrades.
– Essaierons-nous d’entrer en communication ?
Ce serait une perte de temps, dit Trois. Seuls quelques rares Joviens peuvent connaître le code radio qui a été mis au point entre Jupiter et Ganymède. Ils feront quérir l’un d’eux, et lorsqu’il sera sur place, il établira le contact assez tôt. Dans l’intervalle, observons-les. Je ne comprends rien à leurs actes, je vous l’avoue franchement.
Cet état de choses ne s’améliora guère durant les instants qui suivirent. Les radiations calorifiques prirent fin et d’autres instruments entrèrent en action. Plusieurs capsules vinrent tomber aux pieds des robots, après une chute rapide sous l’action gravifique de Jupiter. Elles s’écrasèrent en laissant échapper un liquide bleu, formant des flaques qui se résorbèrent rapidement par évaporation.
Le vent de cauchemar emportait les vapeurs et les Joviens s’écartaient sur leur passage. L’un d’eux fut trop lent, se débattit follement et demeura étendu, complètement flasque et immobile.
ZZ-Deux se baissa, plongea un doigt dans l’une des flaques et considéra le liquide qui ruisselait sur sa phalange métallique.
– Je crois qu’il s’agit d’oxygène, dit-il.
– C’est bien de l’oxygène, approuva Trois. Cela devient de plus en plus étrange. Ce doit certainement être une opération dangereuse, car j’ai l’impression que l’oxygène est un poison pour ces créatures. L’une d’elles en est morte !
Il y eut un instant de silence ; alors ZZ-Un, que sa plus grande simplicité de construction conduisait parfois à exprimer sa pensée plus directement, dit avec une certaine lourdeur :
– On dirait que ces créatures étranges cherchent à nous détruire d’une manière plutôt puérile.
Et Deux, frappé par cette suggestion, de répondre :
– Je crois que vous avez raison, Un !
Un bref arrêt s’était produit dans l’activité jovienne et l’on apporta bientôt une nouvelle structure. Elle était munie d’une tige mince qui pointait en direction du ciel, à travers l’impénétrable crasse jovienne. Elle résistait au vent incroyable avec une fermeté indiquant une remarquable résistance. De son extrémité sortit un craquement puis un éclair qui illumina les profondeurs de l’atmosphère, la faisant apparaître comme un brouillard gris.
Durant un moment, les robots furent baignés dans une iridescence éclatante.
– De l’électricité à haute tension ! dit pensivement Trois. Et d’une puissance respectable, d’ailleurs ! Je crois que vous avez raison, Un. Après tout, les maîtres humains nous ont dit que ces créatures cherchent à détruire toute l’humanité, et des organismes qui possèdent suffisamment de méchanceté pour vouloir du mal à un être humain… (cette seule pensée faisait trembler sa voix) n’éprouveraient aucun scrupule à tenter de nous détruire.
– C’est une honte que de posséder des cerveaux aussi malfaisants, s’écria ZZ-Un. Les pauvres diables !
– Oui, c’est en effet assez triste, avoua Deux. Rentrons au vaisseau. Nous en avons vu assez pour l’instant.
Ainsi firent-ils et ils s’installèrent pour attendre. Comme le disait ZZ-Trois, Jupiter était une planète vaste, et il faudrait peut-être du temps au service des transports joviens pour amener un expert en code radio jusqu’au vaisseau. Cependant la patience ne coûte guère aux robots.
En fait, Jupiter accomplit trois révolutions sur son axe, suivant le chronomètre, avant l’arrivée de l’expert en question. Le lever et le coucher du soleil passaient inaperçus, bien entendu, au fond de cet abîme de gaz aussi dense qu’un liquide, profond de cinq mille kilomètres. Mais ni les robots ni les Joviens n’avaient besoin, pour voir, des radiations visibles et ils ne s’en souciaient guère, par conséquent.
Durant cet intervalle de trente-quatre heures, les Joviens qui entouraient le vaisseau poursuivirent leurs attaques avec une patience et une ténacité au sujet desquelles ZZ-Un prit un bon nombre de notes mentales. Le navire fut assailli par autant de forces différentes qu’il y avait d’heures, et les robots observaient attentivement chaque attaque, analysant les armes qu’ils reconnaissaient. Il s’avéra qu’ils les reconnurent toutes.
Mais les maîtres humains avaient fait du bon travail. Il avait fallu quinze ans pour construire le vaisseau et les robots, et l’on pouvait résumer en peu de mots leur qualité essentielle : une résistance à toute épreuve. Les attaques se déployaient en pure perte et ni le navire ni les robots ne s’en trouvaient plus mal.
– Cette atmosphère les met en état d’infériorité, dit Trois. Ils ne peuvent avoir recours à des explosifs atomiques sous peine de creuser dans cette purée de pois un trou par où ils seraient aspirés.
– Ils n’ont pas utilisé davantage des explosifs à grande puissance, dit Deux, ce qui est heureux. Ils ne nous auraient pas fait grand mal, naturellement, mais nous aurions été quelque peu bousculés.
– Les explosifs à grande puissance sont hors de question. On ne peut concevoir un explosif sans expansion de gaz, et les gaz ne peuvent absolument pas se répandre dans cette atmosphère.
– C’est une atmosphère excellente, murmura Un. Elle me plaît beaucoup !
Ce qui était naturel, puisqu’il était construit en conséquence. Les robots ZZ étaient les premiers construits par l’United States Robots dont l’apparence ne rappelât en rien l’être humain. Ils étaient bas et ramassés, et leur centre de gravité se trouvait à moins de trente centimètres au-dessus du sol. Ils étaient pourvus chacun de six jambes épaisses et courtes, conçues pour soulever des tonnes dans une pesanteur qui atteignait deux fois et demie la pesanteur terrestre. Leurs réflexes étaient beaucoup plus rapides que ceux que l’on adoptait normalement pour la Terre, afin de compenser la gravité accrue. Et ils étaient faits d’un alliage de bronze-béryllium-iridium à l’épreuve de tous les agents corrosifs connus, de même que de tous agents destructeurs inférieurs à une désintégration atomique de mille mégatonnes, et cela en toutes circonstances.
Pour résumer, ils étaient indestructibles, et leur puissance était à ce point impressionnante qu’ils étaient les seuls robots jamais construits que les roboticiens de la compagnie n’eussent pas eu le cran d’affubler d’un surnom correspondant plus ou moins au numéro de série. Un brillant jeune homme avait suggéré Sissy-Un, Deux et Trois[3]… mais assez timidement, et sa suggestion ne fut jamais renouvelée.
Les dernières heures de l’attente furent consacrées à une discussion embarrassée, dont l’objet était de trouver des termes pour décrire un Jovien. ZZ-Un avait remarqué qu’ils possédaient des tentacules et avait noté leur symétrie radiale… puis il était resté coi. Deux et Trois avaient fait de leur mieux, mais sans grand résultat.
– Il est pratiquement impossible de décrire quoi que ce soit, déclara Trois finalement, si l’on ne dispose pas d’un objet de référence. Ces créatures ne ressemblent à rien que je connaisse… elles sont complètement étrangères aux réseaux positroniques de mon cerveau. C’est comme si on tentait de décrire la lumière gamma à un robot non équipé pour la capter.
C’est à cet instant précis que le tir des armes à l’extérieur s’interrompit une nouvelle fois. Les robots tournèrent leur attention vers ce qui se passait hors du vaisseau.
Un groupe de Joviens s’avançait d’une façon curieusement cahotante, mais l’observation la plus pénétrante ne permettait pas de déterminer la méthode exacte qu’ils utilisaient pour leur locomotion. Comment ils se servaient de leurs tentacules ? Mystère. Par instants, les organismes exécutaient une sorte de glissement et se déplaçaient alors à grande vitesse, en profitant peut-être de la poussée du vent, qui soufflait dans le sens de leur progression.
Les robots sortirent pour se porter à la rencontre des Joviens, qui firent halte à trois mètres de distance. Des deux côtés, on garda l’immobilité et le silence.
– Ils doivent nous observer, dit ZZ-Deux, mais comment ? L’un de vous deux aperçoit-il des organes photo-sensibles ?
– Je ne pourrais le dire, grommela Trois. Je ne vois en eux rien de particulièrement sensé.
Un cliquetis métallique se fit soudain entendre dans le groupe jovien.
– C’est le code radio, dit ZZ-Un, l’air ravi. L’expert en communication se trouve parmi eux.
C’était exact. Le complexe système morse laborieusement mis au point durant une période de vingt-cinq années par les êtres de Jupiter et les Terriens de Ganymède, et transformé en un moyen de communication d’une remarquable souplesse, allait enfin être mis en pratique à courte distance.
L’un des Joviens était demeuré sur place, les autres ayant battu en retraite. C’était lui qui parlait.
– D’où venez-vous ? demanda le cliquetis.
ZZ-Trois, qui était le plus évolué du point de vue mental, assuma naturellement la fonction de porte-parole du groupe.
– Nous venons de Ganymède, le satellite de Jupiter.
– Que désirez-vous ? poursuivit le Jovien.
– Des renseignements. Nous sommes venus pour étudier votre monde et rapporter nos observations à notre point de départ. Si nous pouvions obtenir votre bienveillante collaboration…
Le cliquetis jovien l’interrompit :
– Vous devez être détruits !
ZZ-Trois prit un temps.
– C’est exactement l’attitude qu’avaient prévue les maîtres humains, dit-il en aparté à ses compagnons. Ils ne sont vraiment pas ordinaires.
Reprenant son cliquetis, il demanda simplement :
– Pourquoi ?
Le Jovien estimait évidemment que certaines questions étaient trop odieuses pour qu’il fût nécessaire d’y répondre :
– Si vous partez d’ici une période de rotation, vous serez épargnés… du moins jusqu’au moment où nous sortirons de notre monde pour détruire la vermine qui infeste Ganymède.
– Je voudrais vous faire remarquer, dit Trois, que nous autres de Ganymède et des planètes intérieures…
– Notre astronomie ne connaît que le Soleil et nos quatre satellites. Il n’existe aucune planète intérieure, interrompit le Jovien.
– Alors, nous autres de Ganymède, concéda ZZ-Trois, nous ne nourrissons aucun dessein sur Jupiter. Nous sommes prêts à vous offrir notre amitié. Depuis vingt-cinq ans, votre peuple a communiqué librement avec les êtres humains résidant sur Ganymède. Existe-t-il une raison pour déclarer subitement la guerre aux hommes ?
– Pendant vingt-cinq ans, nous avons pris les habitants de Ganymède pour des Joviens, répondit l’autre froidement. Lorsque nous avons découvert qu’il n’en était rien et que nous avions traité des animaux inférieurs sur le même plan que l’intelligence jovienne, nous ne pouvions faire autrement que de prendre des mesures pour effacer ce déshonneur. (Et il conclut :) Nous autres de Jupiter ne souffrirons l’existence d’aucune vermine sur Ganymède !
Le Jovien se retirait, luttant contre le vent, et l’entrevue était évidemment terminée.
Les robots se concertèrent à l’intérieur du vaisseau.
– La situation paraît bien mauvaise, n’est-ce pas ? dit ZZ-Deux. C’est bien comme le disaient les maîtres humains, continua-t-il d’un ton pensif. Ils possèdent un complexe de supériorité anormalement développé, en même temps qu’une intolérance extrême à l’égard de quiconque prétend mettre en doute cette prétendue supériorité.
– L’intolérance, observa Trois, est la conséquence naturelle du complexe. Le malheur est que leur intolérance a des dents. Ils possèdent des armes et leur science est fort étendue.
– Je ne suis pas surpris à présent, éclata ZZ-Un, qu’on nous ait donné des instructions formelles pour ne pas obéir aux ordres des Joviens. Ce sont des êtres horribles, intolérants et imbus de leur pseudo-supériorité ! (Il ajouta avec emphase, avec une loyauté et une fidélité typiquement robotiques :) Aucun maître humain ne pourrait leur ressembler.
– C’est vrai, mais en dehors du sujet, dit Trois. Le fait demeure que les maîtres humains courent un terrible danger. Jupiter est un monde gigantesque ; ses ressources naturelles sont cent fois plus importantes et ses habitants cent fois plus nombreux que ceux que recèle l’empire terrestre tout entier. S’ils peuvent réaliser un champ de force au point de l’utiliser comme une coque de navire spatial, comme l’ont déjà fait les maîtres humains, ils s’empareront du système entier dès qu’ils le voudront. Reste à savoir à quel point ils sont parvenus dans ce domaine particulier, quelles sont les autres armes dont ils disposent, les préparatifs auxquels ils se livrent et ainsi de suite. Notre devoir est de rapporter de telles informations à notre base, et il serait temps de décider quelle action il convient d’envisager à présent.
– Notre tâche sera peut-être difficile, dit Deux. Les Joviens ne nous aideront pas.
C’était le moins qu’on pût dire, pour le moment.
Trois réfléchit un instant.
– Apparemment, il nous suffira d’attendre, remarqua-t-il. Voilà trente heures qu’ils s’efforcent de nous détruire et ils n’y sont pas encore parvenus. Ils ont pourtant fait de leur mieux. Or, un complexe de supériorité implique la nécessité éternelle de sauver la face, et l’ultimatum que nous venons de recevoir en donne la preuve dans le cas présent. Jamais ils ne nous permettraient de partir s’ils étaient capables de nous anéantir. Mais si nous ne quittons pas les lieux, plutôt que d’avouer qu’ils sont impuissants à nous expulser, ils feindront de trouver des avantages à notre présence.
Et l’attente reprit. Le jour s’écoula. Le tir de rayons et projectiles divers se poursuivit sans désemparer. Les robots tinrent bon. Et, une fois de plus, ils se trouvèrent en présence de l’expert jovien en code radio.
Si les modèles ZZ avaient été pourvus d’un sens de l’humour par les ingénieurs qui avaient présidé à leur construction, ils se seraient amusés comme des petits fous. Mais ils étaient simplement pénétrés d’un sentiment de satisfaction solennelle.
– Nous avons décidé de vous permettre de prolonger votre séjour pour une période très brève, dit le Jovien, afin que vous puissiez constater par vous-mêmes notre puissance. Vous retournerez ensuite sur Ganymède, afin d’informer cette vermine dont vous êtes un échantillon de la catastrophe qui fondra sur elle en moins d’une révolution solaire.
ZZ-Un nota mentalement qu’une révolution jovienne correspondait à douze années terrestres.
– Merci, répondit Trois sans s’émouvoir. Nous permettrez-vous de vous accompagner jusqu’à la ville la plus proche ? Il y a des choses que nous aimerions bien connaître. Bien entendu, il ne faudra pas toucher à notre vaisseau, ajouta-t-il.
Cette dernière recommandation était présentée sous forme de requête sans aucune arrière-pensée de menace, car les modèles ZZ étaient dépourvus de toute agressivité. De par leur construction, ils étaient totalement incapables d’éprouver de l’humeur. Quand il s’agissait de robots d’une puissance aussi prodigieuse que les ZZ, il était indispensable de les pourvoir d’une inaltérable bienveillance durant la période des essais terrestres.
– Nous ne nous intéressons nullement à votre pouilleux vaisseau. Pas un Jovien ne consentirait à se souiller en l’approchant, dit le Jovien. Vous pouvez nous accompagner, mais n’espérez pas vous approcher à moins de trois mètres de l’un d’entre nous, sinon vous serez instantanément détruits.
– Butés comme des mules, hein ? remarqua Deux dans un murmure tandis qu’ils luttaient contre le vent.
La ville était en réalité un port construit sur les rives d’un incroyable lac d’ammoniaque. Le vent furieux soulevait des vagues écumantes qui couraient sur la surface liquide avec une vitesse dont la pesanteur accrue augmentait encore le caractère sporadique. Le port lui-même n’était ni vaste ni impressionnant, et il semblait évident que la plupart des constructions étaient souterraines.
– Quelle est la population de cette ville ? s’enquit Trois.
– C’est une petite ville de dix millions d’habitants, répondit le Jovien.
– Je vois. Prenez note, ZZ-Un.
ZZ-Un obéit mécaniquement puis se tourna une fois de plus vers le lac qu’il contemplait d’un regard fasciné. Il toucha le coude de Trois :
– A votre avis, ce lac contient-il du poisson ?
– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
– Nous devrions le savoir, il me semble. Les maîtres humains nous ont donné l’ordre de rassembler le plus d’informations possible.
Des trois robots, Un était le plus simple, et par conséquent, c’était lui qui prenait le plus les ordres au pied de la lettre.
– Qu’il aille s’en assurer par lui-même, s’il le désire, dit Deux. Laissons l’enfant s’amuser ; cela ne peut faire de mal à personne.
– Très bien. Je n’y vois pas d’objection à condition qu’il ne nous fasse pas perdre notre temps. Nous ne sommes pas venus sur Jupiter pour nous occuper des poissons… Mais puisque vous en mourez d’envie, ne vous gênez pas !
ZZ-Un partit tout excité et se dirigea rapidement vers la berge ; il plongea dans l’ammoniaque dans un rejaillissement d’écume. Les Joviens l’observaient attentivement. Naturellement ils n’avaient rien compris à la conversation précédente.
L’expert en code radio cliqueta :
– Apparemment, votre compagnon, désespéré par le spectacle de notre grandeur, a décidé de renoncer à la vie.
– Vous vous trompez, répondit Trois avec surprise, il désire simplement observer les organismes vivants qui pourraient éventuellement se trouver dans le lac. (Il ajouta en manière d’excuse :) Notre ami manifeste parfois un comportement curieux, car il est beaucoup moins intelligent que nous, malheureusement pour lui. Mais nous savons le comprendre et nous nous efforçons de satisfaire ses fantaisies chaque fois que nous le pouvons.
Suivit un long silence.
– Il va se noyer, remarqua enfin le Jovien.
– Pas de danger, répliqua Trois d’un ton égal. Ce mot n’a pas de sens pour nous. Pourrons-nous pénétrer dans la ville dès son retour ?
A ce moment, un geyser surgit à quelques centaines de mètres du rivage. Il s’éleva à une certaine hauteur pour retomber bientôt en brouillard rapidement emporté par le vent. Le premier geyser fut suivi d’un second, puis d’un troisième, et enfin d’un furieux bouillonnement d’écume qui forma un sillage en direction de la berge et allait en s’apaisant à mesure qu’il s’en approchait.
Les deux robots observaient la scène avec surprise, et l’absence de tout mouvement de la part des Joviens montrait qu’ils étaient également absorbés par le spectacle.
Puis la tête de ZZ-Un émergea du liquide et on le vit progresser lentement vers la terre ferme. Mais quelque chose le suivait ! Un organisme d’une taille gigantesque qui semblait entièrement fait de crocs, de griffes, de pinces, d’épines. Puis ils s’aperçurent qu’il ne suivait pas le robot de son propre gré, mais qu’il était traîné sur la berge par ZZ-Un. Sa masse avait une flaccidité significative.
ZZ-Un s’approcha avec une certaine timidité et se chargea personnellement de la communication. Il transmit au Jovien un message qui trahissait une agitation manifeste :
– Je regrette sincèrement ce qui vient d’arriver, mais cet organisme m’a attaqué. Je voulais simplement l’observer en prenant des notes. J’ose espérer que la créature n’offre pas une trop grande valeur.
On ne lui répondit pas immédiatement car, à la première apparition de la créature, de larges vides s’étaient produits dans les rangs des Joviens. Ils se comblèrent avec lenteur, et une observation prudente ayant démontré que la créature était bien morte, l’ordre se trouva bientôt restauré. Quelques-uns parmi les plus téméraires palpaient déjà le corps inerte.
– J’espère que vous voudrez bien pardonner à notre ami, dit humblement ZZ-Trois. Il se montre parfois maladroit. Nous n’avions absolument aucune intention de faire du mal à un animal jovien.
– C’est lui qui m’a attaqué, expliqua Un. Il m’a mordu sans aucune provocation de ma part. Voyez ! (Il exhiba un croc long de soixante centimètres dont la pointe était ébréchée.) Il l’a cassé sur mon épaule, qu’il a bien failli érafler. Je lui ai donné une petite tape pour l’inviter à s’écarter… mais il en est mort. Je suis désolé !
Le Jovien finit par reprendre la parole et son cliquetis était quelque peu désordonné.
– C’est une créature très sauvage que l’on trouve rarement aussi près de la berge. Mais il est vrai que le lac est profond à cet endroit.
– Si vous pouviez vous en servir pour la consommation, nous ne serions que trop heureux… dit Trois anxieusement.
– Non, nous pouvons nous procurer de la nourriture sans le secours de verm… sans le secours de qui que ce soit. Mangez-le vous-mêmes.
Sur quoi ZZ-Un souleva la créature et la rejeta à la mer d’un geste nonchalant du bras.
– Merci de votre offre bienveillante, dit ZZ-Trois sans s’émouvoir, mais nous n’avons que faire de cette créature, puisque nous ne mangeons pas, bien entendu.
Escortés par quelque deux cents Joviens armés, les robots suivirent une série de rampes menant à la cité souterraine. Si, à la surface, celle-ci avait paru insignifiante, vue de l’intérieur elle prenait l’aspect d’une vaste métropole.
On les fit monter dans des véhicules dirigés à distance – car nul Jovien respectable n’aurait voulu compromettre sa supériorité en prenant place dans la même voiture qu’une vermine – et ils furent conduits à une vitesse terrifiante jusqu’au centre de la ville. Ils en virent suffisamment pour estimer qu’elle avait au moins quatre-vingts kilomètres de large et qu’elle s’enfonçait de près de douze kilomètres dans l’intérieur de la planète.
– Si ce n’est qu’un simple spécimen de la civilisation jovienne, dit ZZ-Deux d’un air sombre, nous ne pourrons présenter un rapport très prometteur à nos maîtres humains. Surtout que nous nous sommes posés au hasard sur la vaste surface de Jupiter, et que nous n’avions guère plus d’une chance sur mille d’atterrir à proximité d’un grand centre de population. Comme le dit l’expert en code, c’est là une « simple » ville.
– Dix millions de Joviens, dit Trois pensivement. La population totale doit se monter à des centaines de milliards d’habitants, ce qui est considérable, même pour Jupiter. Ils possèdent probablement une civilisation urbaine complète, ce qui signifie que leur développement scientifique doit être prodigieux. S’ils disposent de champs de force…
Trois n’avait pas de cou, car, pour obtenir plus de résistance, les têtes des modèles ZZ étaient solidement rivées au torse, cependant que le délicat cerveau positronique était protégé par trois couches superposées en alliage d’iridium de deux centimètres et demi d’épaisseur. En eût-il possédé un qu’il aurait secoué la tête tristement.
Ils s’étaient à présent arrêtés dans un espace dégagé. Partout autour d’eux, ils apercevaient des avenues et des structures grouillantes de Joviens faisant preuve d’une curiosité qui ne le cédait en rien à celle qu’aurait manifestée une foule terrestre en pareille circonstance.
L’expert en radio s’approcha d’eux :
– Il est maintenant temps de me retirer jusqu’à la prochaine période d’activité. Nous avons pris la peine de vous préparer des quartiers d’habitation à notre grand détriment, et comme de juste, les structures devront être abattues et reconstruites après votre départ. Néanmoins il vous sera permis de dormir quelque temps.
ZZ-Trois agita l’un de ses bras en signe de dénégation et répondit en code :
– Mille grâces, mais ne vous dérangez pas pour nous. Nous pouvons très bien demeurer où nous sommes. Si vous voulez dormir et vous reposer, ne vous gênez pas. Nous vous attendrons. Quant à nous, nous ignorons le sommeil !
Le Jovien ne répondit pas, mais il eût été intéressant d’observer son expression, s’il avait possédé un visage. Il s’en fut et les robots demeurèrent dans la voiture, avec des escouades de Joviens bien armés et fréquemment relevés montant la garde autour d’eux.
Des heures s’écoulèrent avant que les rangs de ces sentinelles s’écartent pour laisser passage à l’expert radio. Il était accompagné d’autres Joviens qu’il présenta aux robots.
– Voici deux fonctionnaires du gouvernement central qui ont gracieusement consenti à vous parler.
L’un des personnages officiels connaissait évidemment le code, car son cliquetis interrompit brusquement celui de l’expert.
– Vermines, sortez de ce véhicule, que nous puissions vous examiner, dit-il en s’adressant aux robots.
Les robots n’étaient que trop heureux de le satisfaire, aussi, tandis que Trois et Deux sortaient par le côté droit de la voiture, ZZ-Un mettait pied à terre par le côté gauche. Malheureusement, il avait négligé d’actionner le mécanisme qui permettait d’ouvrir ce qui servait de portière, si bien qu’il emporta dans son élan le panneau entier en même temps que deux roues et un axe. La voiture s’effondra sur place et ZZ-Un demeura figé sur place à contempler le désastre dans un silence plein d’embarras.
Il finit enfin par cliqueter doucement :
– Je suis vraiment désolé. J’ose espérer qu’il ne s’agit pas d’une voiture de grand prix.
– Notre compagnon est souvent maladroit, ajouta ZZ-Deux pour l’excuser. Nous vous prions de lui pardonner.
Et ZZ-Trois fit une tentative peu convaincante pour remettre l’engin dans son état primitif.
– Le matériau dont la voiture est faite est assez fragile, reprit ZZ-Un dans un nouvel effort pour amoindrir sa faute. Tenez…
Il saisit un panneau en plastique d’un mètre carré sur huit centimètres d’épaisseur entre ses deux mains, exerça une légère pression. Aussitôt le panneau se rompit en deux parties.
– J’aurais dû me méfier, avoua-t-il.
L’officiel jovien répondit d’un ton légèrement moins acerbe :
– Il aurait fallu détruire le véhicule de toute façon, puisqu’il avait été pollué par votre présence. (Il prit un temps, puis :) Créatures ! Nous autres, Joviens, n’éprouvons aucune curiosité vulgaire envers les espèces animales inférieures, mais nos savants ont besoin de documentation.
– Parfaitement d’accord avec vous sur ce point, répliqua joyeusement Trois. Nous aussi nous cherchons à nous documenter !
Le Jovien l’ignora :
– Il vous manque l’organe sensoriel de masse, du moins apparemment. Comment se fait-il que vous détectiez la présence d’objets éloignés ?
Trois sentit son intérêt s’éveiller :
– Vous voulez dire que vous êtes directement sensibles aux masses ?
– Je ne suis pas ici pour répondre à vos questions impudentes sur notre anatomie.
– J’en déduis que des objets possédant une faible masse spécifique vous feraient l’effet d’être transparents, même en l’absence de toute radiation. (Il se tourna vers ZZ-Deux :) C’est de cette façon qu’ils voient. Leur atmosphère leur semble aussi transparente que l’espace.
Le Jovien reprit une fois de plus son cliquetis :
– Répondez immédiatement à ma première question si vous ne voulez pas que je perde patience et que je vous fasse détruire sans plus attendre.
– Nous sommes sensibles à l’énergie, Jovien, répondit Trois du tac au tac. Nous pouvons nous ajuster à volonté à l’échelle électromagnétique tout entière. A présent, notre vue à longue distance est obtenue grâce à des ondes radio que nous émettons nous-mêmes, et à courte distance nous voyons par… (Il s’interrompit pour s’adresser à Deux :) Il n’existe en code aucun mot pour désigner les rayons gamma, n’est-ce pas ?
– Pas que je sache, répondit Deux.
Trois se tourna derechef vers le Jovien :
– A courte distance, nous voyons par le truchement de radiations pour lesquelles il n’existe pas de mot code.
– De quoi est composé votre corps ? demanda le Jovien.
– Il pose probablement cette question, chuchota Deux, parce que son organe sensoriel de masse ne peut franchir notre peau. Question de haute densité, vous savez bien. Faut-il lui dire ?
– Nos maîtres humains ne nous ont pas recommandé de garder le secret sur quoi que ce soit, répondit Trois d’un ton incertain. (Puis s’adressant au Jovien en code radio :) Nous sommes en grande partie composés d’iridium et pour le reste de cuivre, d’étain, d’un peu de béryllium, et quelques autres substances en faibles quantités.
Les Joviens se retirèrent un peu à l’écart, et par un tortillement obscur de diverses parties de leurs corps, d’ailleurs totalement indescriptible, donnèrent l’impression de se livrer à une conversation animée quoique silencieuse.
Puis le personnage officiel revint :
– Etres de Ganymède ! Nous avons décidé de vous montrer quelques-unes de nos usines afin que vous puissiez juger de notre haut degré d’évolution technologique. Nous vous permettrons ensuite de rentrer chez vous pour jeter le désespoir parmi les autres verm… les autres êtres du monde extérieur.
– Prenez note de cette particularité de leur psychologie, dit Trois en s’adressant à Deux. Il leur faut à tout prix nous convaincre de leur supériorité. C’est une façon comme une autre de sauver la face. (Et en code radio :) Nous vous remercions infiniment de votre complaisance.
Mais pour sauver ladite face, on prit les grands moyens comme les robots s’en aperçurent bientôt. La démonstration devint une visite et la visite une exhibition à grande échelle. Les Joviens étalèrent tout, expliquèrent tout, répondirent avec empressement à toutes les questions, et ZZ-Un prit des notes par centaines.
Le potentiel de guerre de cette prétendue ville sans importance était plusieurs fois supérieur à celui de Ganymède tout entier. Dix villes de même grandeur auraient dépassé en production l’Empire Terrestre. Et pourtant dix villes semblables ne constituaient encore qu’une infime partie de la puissance dont Jupiter pouvait disposer.
ZZ-Un donna un coup de coude à ZZ-Trois.
– Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci.
– S’ils disposent de champs de force, les maîtres humains sont perdus ? dit ZZ-Un avec le plus grand sérieux.
– Je le crains. Pourquoi cette question ?
– Parce que les Joviens s’abstiennent de nous montrer l’aile droite de cette usine. C’est peut-être qu’on y met au point les champs de force. Dans ce cas, ils ne manqueraient pas de garder le secret. Il faut que nous sachions la vérité. C’est le point essentiel.
– Vous avez peut-être raison, dit Trois d’un air sombre. Il vaut mieux tout savoir.
Ils venaient de pénétrer dans un gigantesque laminoir d’acier, où des poutres longues de trente mètres en alliage d’acier-silicone, inattaquable par l’ammoniaque, étaient produites au rythme de vingt unités à la seconde.
– Que contient cette aile ? demanda Trois sans avoir l’air d’y toucher.
Le personnage officiel posa la question aux cadres de l’usine et expliqua :
– C’est la section des hautes températures. Divers processus exigent des températures que la vie ne peut supporter, et ils doivent être opérés à distance.
Il conduisit les robots jusqu’à une cloison qui irradiait de la chaleur et indiqua une petite surface d’un matériau transparent. Elle faisait partie d’une rangée de fenêtres semblables, à travers lesquelles on distinguait dans l’atmosphère épaisse les lumières rouges de séries de creusets flamboyants.
ZZ-Un posa un regard soupçonneux sur le Jovien et lui demanda en morse :
– Me permettez-vous d’aller voir cela de plus près ? Je m’intéresse énormément à ce genre de travaux.
– Vous faites l’enfant, ZZ-Un, dit Trois. Ils ne mentent pas. Oh ! et puis, après tout, faites comme vous l’entendrez. Mais ne soyez pas trop long ; la visite continue.
– Vous n’avez aucune idée des températures qui règnent en cet endroit. Vous allez périr carbonisé, dit le Jovien.
– Pas de danger, répondit Un d’un ton indifférent. La chaleur ne nous incommode pas.
Une conférence jovienne se tint aussitôt, puis une scène de précipitation confuse tandis qu’on modifiait la vie de l’usine pour la préparer à cette opération insolite. Des écrans en matériaux imperméables à la chaleur furent dressés, puis une porte s’abaissa, qui n’avait jamais fonctionné depuis l’inauguration de l’usine. ZZ-Un la franchit et la porte se referma derrière lui. Les officiels joviens s’assemblèrent devant les fenêtres pour suivre ses mouvements.
ZZ-Un se dirigea vers le plus proche creuset et le tapota de l’extérieur. Puisque sa taille était trop réduite pour lui permettre d’y jeter commodément un regard, il inclina le creuset de manière que le métal en fusion affleurât le bord du récipient. Il l’examina curieusement, y trempa la main et agita le liquide pour éprouver sa consistance. Cela fait, il retira sa main, secoua les quelques gouttes brûlantes de métal fondu et s’essuya sur l’une de ses six cuisses. Il parcourut lentement la rangée de creusets, puis signifia son désir de quitter les lieux.
Les Joviens se retirèrent à une grande distance à sa sortie et l’arrosèrent d’un jet d’ammoniaque qui siffla, bouillonna et fuma jusqu’au moment où il eut retrouvé une température normale.
ZZ-Un se souciait comme d’une guigne de la douche d’ammoniaque.
– Ils ne mentaient pas, dit-il. Pas le moindre champ de force.
– Voyez-vous… commença Trois.
Mais Un l’interrompit avec impatience :
– Inutile d’atermoyer. Les maîtres humains nous ont donné l’ordre de tout découvrir. Il n’y a donc rien d’autre à faire.
Il se tourna vers le Jovien et lui demanda en morse, sans la moindre hésitation :
– Ecoutez-moi, la science jovienne a-t-elle découvert les champs de force ?
Ces manières sans artifice étaient bien entendu la conséquence des pouvoirs mentaux moins développés de ZZ-Un. Deux et Trois connaissaient cette particularité, aussi s’abstinrent-ils d’exprimer leur désapprobation.
L’officiel jovien perdit lentement la curieuse raideur d’attitude qui avait donné l’impression qu’il fixait stupidement la main de ZZ-Un – celle qu’il avait plongée dans le métal en fusion.
– Des champs de force ? répéta lentement le Jovien. Serait-ce donc là l’objet principal de votre curiosité ?
– Oui ! répondit ZZ-Un avec emphase.
Le Jovien parut retrouver soudain un nouveau regain de confiance, car son cliquetis se fit plus dynamique.
– Dans ce cas, suivez-moi, vermine !
– Nous voilà redevenus de la vermine, confia Trois à Deux, ce qui signifie que nous allons apprendre de mauvaises nouvelles.
Et Deux acquiesça lugubrement.
C’est aux confins mêmes de la ville qu’on les conduisait à présent – ce que sur Terre on aurait appelé la banlieue – pour les faire pénétrer dans une série de structures étroitement intégrées, qui auraient pu vaguement correspondre à une université terrestre.
On ne leur proposa cependant aucune explication, et ils s’abstinrent de poser des questions. L’officiel jovien avançait rapidement en tête du cortège et les robots suivaient, persuadés qu’ils allaient affronter le pire.
Ce fut ZZ-Un qui s’arrêta devant une ouverture percée dans un mur lorsque tous les autres furent passés.
– Qu’est-ce là ? s’enquit-il.
La pièce était garnie de bancs longs et étroits, sur lesquels des Joviens manipulaient des rangées de dispositifs étranges, dont des électro-aimants longs de trois centimètres formaient la partie principale.
– Qu’est-ce là ? demanda une seconde fois ZZ-Un.
Le Jovien se retourna en manifestant une certaine impatience :
– C’est un laboratoire de biologie à l’usage des étudiants. Rien qui puisse vous intéresser.
– Mais que font-ils ?
– Ils étudient la vie microscopique. N’avez-vous donc jamais vu un microscope ?
– Si, intervint ZZ-Trois, mais pas de ce modèle. Nos microscopes sont conçus pour des organes sensibles à l’énergie et fonctionnent par réfraction de l’énergie radiée. Vos microscopes fonctionnent évidemment sur la base de l’expansion massique. Très ingénieux.
– Pourrais-je examiner l’un de vos spécimens ? demanda ZZ-Un.
– A quoi bon ? Vous ne pouvez vous servir de nos microscopes en raison de vos limitations sensorielles, et nous serions obligés de rejeter les spécimens que vous auriez approchés sans raison valable.
– Mais je n’ai nullement besoin d’un microscope, s’exclama Un tout surpris. Rien ne m’est plus facile que de régler mes organes à la vision microscopique.
Il se dirigea vers le banc le plus proche tandis que les étudiants se rassemblaient dans un coin pour éviter d’être contaminés. ZZ-Un écarta un microscope et examina attentivement le spécimen. Il recula perplexe, tenta une seconde expérience… une troisième… une quatrième.
Il se retourna à l’entrée et s’adressant au Jovien :
– Ils sont censés être vivants, n’est-ce pas ? Je veux parler de ces organismes vermiculaires ?
– Certainement, dit le Jovien.
– C’est curieux… Dès que je les regarde, ils meurent !
Trois poussa une brusque exclamation et dit à ses compagnons :
– Nous avions oublié nos rayons gamma. Sortons d’ici, ZZ-Un, sinon il ne restera plus un seul organisme vivant dans la pièce.
Il se tourna vers le Jovien :
– Je crains que notre présence ne soit fatale aux formes les plus fragiles de la vie. Nous allons quitter ce lieu. J’espère qu’il ne vous sera pas trop difficile de remplacer ces spécimens. Et pendant que j’y pense, ne vous approchez pas trop de nous, sinon les radiations émises par notre organisme pourraient également vous nuire. Votre santé ne vous paraît pas avoir souffert jusqu’à présent, j’espère ? s’enquit-il.
Le Jovien reprit la tête du cortège dans un silence plein de dignité, mais désormais, il maintint entre les robots et lui-même une distance double de ce qu’elle était précédemment.
La visite se poursuivit en silence jusqu’au moment où les robots eurent pénétré dans une vaste salle. Au centre de celle-ci, d’énormes lingots de métal demeuraient suspendus dans l’espace – du moins n’apercevait-on aucun support visible – en dépit de la considérable pesanteur jovienne.
– Voici, dit le Jovien, notre champ de force sous sa forme ultime et tel qu’il résulte des tout derniers perfectionnements. A l’intérieur de cette bulle se trouve un espace vide qui supporte le poids entier de notre atmosphère en même temps qu’une quantité de métal suffisante pour construire deux grands vaisseaux de l’espace. Qu’en dites-vous ?
– Que les voyages dans l’espace sont, dès à présent, à votre portée, répondit ZZ-Trois.
– Parfaitement exact. Nul métal, nul plastique ne possède la résistance suffisante pour contenir notre atmosphère dans le vide, mais un champ de force permet d’atteindre ce résultat – et une bulle réalisée par un champ de force constituera notre vaisseau. Dans le courant de l’année, nous en produirons déjà par centaines de milliers. A ce moment, nous fondrons sur Ganymède en essaims innombrables pour détruire ces misérables vermines soi-disant douées d’intelligence qui voudraient nous disputer la maîtrise de l’univers.
– Les êtres humains de Ganymède n’ont jamais eu la moindre intention… commença ZZ-Trois.
– Silence ! coupa le Jovien. Retournez à présent d’où vous êtes venus et racontez à vos pareils ce que vous avez vu. Leurs dérisoires champs de force – tels que ceux dont votre navire est équipé – n’existeront pas devant les nôtres, car le plus petit de nos vaisseaux possédera cent fois la taille et la puissance des vôtres.
– Dans ce cas, en effet, répondit Trois, nous n’avons plus rien à faire ici et nous allons rentrer, comme vous le dites, en rapportant cette nouvelle. Si vous voulez bien nous reconduire à notre vaisseau, nous vous ferons nos adieux. Mais, en guise d’échange de bons procédés, je dois vous avertir que vous faites erreur. Les humains de Ganymède disposent, bien entendu, de champs de force, mais notre vaisseau n’en possède pas. Nous n’en avons nul besoin.
Le robot fit volte-face et fit signe à ses compagnons de le suivre. Ils demeurèrent silencieux un moment, puis ZZ-Un murmura avec découragement :
– Ne pourrions-nous tenter de détruire cette usine ?
– A quoi cela nous avancerait-il ? répondit Trois. Ils nous écraseraient sous le nombre. Inutile de résister. Dans une dizaine d’années, les maîtres humains seront anéantis. Il est impossible de lutter contre Jupiter. C’est un monde trop gigantesque. Tant que les Joviens ne pouvaient quitter sa surface, les humains se trouvaient en sécurité. Mais à présent qu’ils disposent de champs de force… nous ne pouvons rien faire d’autre que d’annoncer la nouvelle. En préparant des cachettes, quelques humains réussiront à survivre durant une courte période.
La ville se trouvait à présent derrière eux. Ils avançaient en terrain découvert près du lac, leur vaisseau se profilant à l’horizon sous la forme d’un point noir.
– Créatures, dit soudain le Jovien, vous dites que vous ne possédez pas de champ de force ?
– Nous n’en avons pas besoin, répondit Trois sans manifester d’intérêt.
– Comment se fait-il alors que votre vaisseau puisse supporter le vide régnant dans l’espace sans exploser du fait de la pression atmosphérique régnant à l’intérieur de la coque ?
Et, d’un geste de l’un de ses tentacules, il désigna l’atmosphère jovienne qui pesait sur eux de quelque seize cents tonnes au centimètre carré.
– C’est très simple, expliqua Trois. Notre vaisseau n’est pas étanche. La pression s’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur.
– Même dans l’espace ? Le vide dans votre vaisseau ? Vous mentez !
– Nous vous invitons volontiers à visiter notre navire. Il ne possède pas de champ de force et il n’est pas étanche. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Nous ne respirons pas. Nous tirons directement notre énergie de l’atome. La présence ou l’absence de pression atmosphérique nous importe peu et nous nous trouvons parfaitement à l’aise dans le vide.
– Mais le zéro absolu !
– Il ne nous concerne pas. Nous réglons nous-mêmes notre température interne. Celles qui règnent à l’extérieur ne nous intéressent pas le moins du monde. (Il prit un temps :) A présent, nous pouvons regagner notre vaisseau par nos propres moyens. Adieu. Nous transmettrons votre message aux humains… Guerre jusqu’au bout !
Mais le Jovien s’écria :
– Attendez, je vais revenir !
Il se retourna et prit de nouveau le chemin de la ville.
Les robots ouvrirent des yeux ronds, puis attendirent en silence.
Trois heures s’étaient écoulées lorsque le Jovien reparut, progressant avec précipitation. Il s’arrêta à la limite des trois mètres réglementaires, puis il se remit en marche, et toute son attitude exprimait une curieuse humilité. Il ne prit la parole que lorsque sa peau grise et caoutchouteuse fut proche des robots à les toucher, et à ce moment le cliquetis de son morse se fit soumis, respectueux.
– Très honorés émissaires, je me suis mis en relation avec le chef du gouvernement central, qui se trouve à présent en possession de tous les faits, et je puis vous assurer que Jupiter ne désire que la paix.
– Je vous demande pardon ? dit ZZ-Trois interloqué.
– Nous sommes prêts à reprendre les communications avec Ganymède, poursuivit rapidement le Jovien, et nous vous donnerons volontiers l’assurance que nous ne procéderons à aucune tentative pour nous lancer dans l’espace. Notre champ de force sera uniquement utilisé sur la surface de Jupiter.
– Mais… commença Trois.
– Notre gouvernement ne sera que trop heureux de recevoir tous représentants que nos honorables frères humains de Ganymède seront disposés à envoyer près de nous. Si Vos Honneurs veulent bien condescendre à faire le serment de maintenir la paix…
Un tentacule écailleux se tendit vers eux et ZZ-Trois, éberlué, le saisit. Deux et Trois firent de même et leurs mains furent étreintes par deux nouveaux tentacules.
– Je déclare une paix éternelle entre Jupiter et Ganymède, dit solennellement le Jovien.
Le vaisseau spatial qui fuyait comme une passoire avait de nouveau repris l’espace. La pression et la température se trouvaient une fois de plus à zéro, et les robots regardaient s’éloigner l’énorme globe qui était Jupiter.
– Leur sincérité ne fait aucun doute, dit ZZ-Deux, et cette volte-face complète est des plus réjouissantes, mais quant à la comprendre, c’est une autre affaire.
– A mon avis, observa ZZ-Un, les Joviens ont retrouvé la raison juste à temps et se sont rendu compte de l’action abominable qu’ils s’apprêtaient à commettre en faisant du mal aux maîtres humains. C’est d’ailleurs bien naturel !
ZZ-Trois soupira :
– Tout cela n’est qu’une affaire de psychologie. Ces Joviens souffraient d’un complexe de supériorité épais d’un kilomètre, et puisqu’ils n’étaient pas parvenus à nous détruire, il leur fallait bien sauver la face. Toutes leurs exhibitions, toutes leurs explications n’étaient qu’une sorte de forfanterie destinée à nous donner le sentiment de notre insignifiance devant leur pouvoir et leur supériorité.
– Je comprends tout cela, intervint Deux, mais…
– Mais leurs manœuvres ont eu le résultat contraire, continua ZZ-Trois. Ils n’ont réussi qu’à établir eux-mêmes la preuve que nous étions plus résistants, plus forts qu’eux, que nous ne pouvions nous noyer, que nous ne mangions ni ne dormions, que le métal en fusion n’entamait pas notre carcasse. Notre seule présence même était fatale à la vie jovienne. Leur dernière carte était le champ de force. Mais lorsqu’ils se sont aperçus que nous n’en avions pas besoin le moins du monde, que nous pouvions vivre dans le vide intégral et à la température du zéro absolu, ils se sont effondrés. (Il prit un temps et ajouta philosophiquement :) Lorsqu’un tel complexe de supériorité s’effondre, c’est l’écroulement total.
Les deux autres considérèrent un instant cette remarque.
– Pourtant je ne vois toujours pas la logique de leur attitude, dit ZZ-Deux. Que leur importe après tout que nous puissions faire ceci ou cela ? Nous ne sommes que des robots. Ce n’est pas nous qu’ils devaient combattre.
– C’est justement là toute la question, dit Trois doucement. C’est seulement après avoir quitté Jupiter que je me suis avisé de ce détail. Savez-vous que, par inadvertance, nous avons complètement négligé de les avertir que nous n’étions que des robots ?
– Ils ne nous ont jamais posé la question, dit Un.
– Exactement, et c’est pourquoi ils nous ont pris pour des êtres humains et se sont imaginés que tous les êtres humains étaient pareils à nous !
Il jeta un nouveau regard pensif du côté de Jupiter.
– Pas étonnant qu’ils aient décidé de s’avouer vaincus !