PRÉSENTATION
La mère de l’auteur s’est tuée le 21 novembre 1971 à l’âge de cinquante et un ans. Lorsqu’il se décide, quelques semaines plus tard, à écrire sur elle, sur sa vie et son suicide, Peter Handke le fait dans le sentiment, et il le note au moment même, d’entreprendre « un travail littéraire comme d’habitude ». À la lecture de ces pages, écrites en janvier et février 1972, nous le verrons découvrir qu’il ne s’agit justement pas d’un travail habituel. Précisément parce qu’il n’a plus cette fois « lui-même et ses problèmes » pour point de départ, il ne parvient pas à prendre la distance nécessaire à l’égard de ce qu’il veut dire. Qu’on puisse dire qu’il existe « quelque chose d’indicible » cesse de lui apparaître comme un « mauvais faux-fuyant ». Ainsi, se trouve inscrite en filigrane dans les pages de cette simple histoire la question de ce que pourrait être « l’écriture véritable ».
Simple histoire en effet, histoire d’une vie déserte où il n’a jamais été question de « devenir » qui que ce soit, mais seulement d’en rester à la timidité première. Vie à propos de quoi il n’est même pas possible de parler de résignation, puisque les exigences ou désirs auxquels il serait question de renoncer n’y ont pas même été imaginés, et que les besoins eux-mêmes n’osent s’avouer, se soupçonnent d’être « du luxe ». À trente ans, cette vie est finie. On est devenu un être neutre.
Aussi bien, jusqu’aux deux tiers du livre, l’auteur emploiera-t-il le plus souvent, pour parler de sa mère, le pronom indéfini « on ». Le « sujet » décrit reste, semblerait-il, privé d’identité. Il n’y a « personne, tel serait le constat. Rien de pathétique, rien que banale horreur. Et cependant l’inverse aussi est vrai. Par deux fois au moins le sujet manque se constituer. L’une dans l’adolescence, aux jours où le triomphe hitlérien fut vécu comme fête, rituel (apolitique) et pratique communautaire. L’autre, lorsque la mère, sur la fin de sa vie, se met à lire des livres, trop tard, les lisant « comme des histoires du passé, non comme des rêves d’avenir ». Et c’est alors que l’auteur commence à substituer le « elle » au « on » — et que le lecteur se souvient que, petite fille, elle avait, une fois, avant l’extinction, voulu apprendre — « supplié qu’on lui permette d’apprendre quelque chose ».