Don Juan avait été depuis
toujours à la recherche d’un auditeur. En moi, un beau jour, il a
trouvé. Son histoire, il ne me l’a pas racontée à la première
personne, mais à la troisième. C’est ainsi qu’elle me vient
maintenant à l’esprit.
En ce temps-là, de manière
passagère, près des vestiges de Port-Royal des Champs, au
dix-septième siècle le plus célèbre mais aussi le plus discuté des
établissements conventuels de France, je cuisinais pour moi seul,
dans mon auberge. Les quelques chambres étaient devenues une partie
de mon habitat privé. Tous les mois d’hiver et de printemps, je les
passais à ne faire la cuisine que pour mon propre usage, à
travailler dans la maison et le jardin, mais principalement à lire
et, de temps à autre, à regarder par l’une ou l’autre des vieilles
petites fenêtres de mon auberge, un ancien pavillon de garde à
l’entrée de Port-Royal des Champs.
Depuis longtemps, je vivais
sans voisins. Et cela ne tenait pas à moi. Rien de mieux que des
voisins et d’être soi-même voisin. Mais l’idée de voisinage avait
échoué ou bien n’était-elle plus de ce temps ? Toutefois, dans
le jeu de l’offre et de la demande, c’était moi qui avais failli.
Mon offre, hôte ou cuisinier, n’avait plus cours. Je n’avais pas
été à la hauteur en tant qu’homme d’affaires. Or, l’une des rares
choses en quoi je crois, c’est que les affaires rapprochent les
gens ; que le jeu de l’achat et de la vente anime la vie
sociale.
En mai, dans l’ensemble je
laissai le jardinage de côté et ne fis plus que regarder pousser ou
dépérir les légumes plantés ou semés par moi. J’adoptai la même
attitude à l’égard des arbres fruitiers, plantés aussi par moi une
décennie plus tôt, lors de l’acquisition du pavillon de garde et de
sa transformation en auberge. Rondes sur rondes du matin au soir, à
travers le jardin, de la vallée du ruisseau profondément entaillée
dans le plateau d’Île-de-France, vers les pommes, les poires et les
noix, un livre à la main, sans même remuer un doigt. Et cuisiner et
mijoter pour moi-même, en ces semaines de printemps, je le fis
presque seulement par habitude. Le jardin à l’abandon semblait se
rétablir. Du nouveau, du fertile, vint s’y ajouter.
Même lire me disait de moins
en moins. Le matin du jour où Don Juan vint se réfugier chez moi,
je pris la résolution que, pour un temps, c’en était fini des
livres. Quoique je fusse au milieu dans la lecture de deux
témoignages prémonitoires non seulement de la littérature française
et non seulement du dix-septième siècle, la défense par Jean Racine
des religieuses de Port-Royal et la polémique de Blaise Pascal
contre leurs contempteurs jésuites, je décidai, d’un instant sur
l’autre, que j’avais assez lu pour un certain temps. Assez
lu ? Plus sauvage encore était ma pensée matinale :
« Assez de la lecture ! » Or, tous les jours de ma
vie, j’avais été un lecteur. Cuisinier et lecteur. Et quel
cuisinier. Et quel lecteur. Et je compris aussi pourquoi, depuis
quelque temps, les corbeaux hurlaient de par les airs,
furieux : L’état du monde provoquait leur ire ou était-ce le
mien ?
L’arrivée de Don Juan cet
après-midi de mai remplaça la lecture. Et fit plus que simplement
remplacer. Le seul fait qu’il s’agissait de « Don Juan »,
au lieu de tous ces astucieux pères jésuites disparus du
dix-septième siècle, au lieu aussi disons de Lucien Leuwen, de
Raskolnikov, ou d’un Mijnherr Pepperkorn, d’un Señor Buendia ou
d’un commissaire Maigret, je ressentis cela comme un coup d’air
libérateur. En même temps la venue de Don Juan m’apporta,
littéralement, l’expansion et le déploiement intérieurs que seule
la lecture aussi excitée (et effarée) que béate procurait. Cela
aurait tout aussi bien pu être Gauvain, Lancelot ou Feirefiz, à la
peau pie, le demi-frère de Perceval — non, ce dernier —
sûrement pas ! Ou alors peut-être aussi le prince Mychkine. Ce
fut pourtant Don Juan qui arriva. Et celui-ci d’ailleurs n’était
pas sans ressembler aux dits héros ou vagabonds du Moyen Âge.
Vint-il ?
apparut-il ? Il tomba, roula plutôt, dans mon jardin,
par-dessus le mur dont la façade de l’auberge qui donnait sur la
route n’était qu’une partie. Et c’était vraiment une belle journée.
Après un matin d’un gris terne, comme si souvent au-dessus de
l’Île-de-France, le ciel s’était éclairci et semblait continuer à
s’éclaircir avec insistance, à s’éclairer et s’éclairer encore. Le
silence d’après-midi était certes trompeur comme toujours. Mais
pour l’instant c’était lui qui dominait et agissait. Longtemps déjà
avant que Don Juan eût fait son entrée dans mon champ de vision, on
avait pu l’entendre haleter. Enfant, un jour à la campagne, j’avais
vu un jeune valet de ferme s’enfuir devant les gendarmes. Dans sa
fuite, il passa près de moi, sur un sentier en pente et dans un
premier temps on n’entendait que ses poursuivants crier
« halte ! ». Aujourd’hui encore je vois le visage de
celui qu’on pourchassait ainsi, rouge, gonflé, son corps comme
ratatiné et les bras qui se balançaient, d’autant plus longs. Mais
ce qui me poursuit plus fortement encore, ce que j’ai gardé de lui
à l’oreille, c’était plus et moins qu’un halètement, c’était aussi
plus et moins qu’un sifflement qui lui éclatait dans les lobes des
poumons. On ne pouvait même pas parler de poumons ni même de lobes.
C’est de cet homme tout entier que retentissait, surgissait le
bruit que j’ai à l’oreille, pas de son intérieur, mais de sa
surface ; de son dehors ; du moindre morceau de peau, du
moindre pore. Et il ne provenait pas non plus d’un seul être humain
déterminé, mais d’une multitude — d’un surnombre et non
seulement par rapport à ses poursuivants qui hurlaient et se
rapprochaient sensiblement de lui, mais aussi par rapport aux
choses naturelles de la campagne, tout alentour. Cette rumeur,
cette vibration, si nettement qu’elle fût issue du dernier orifice
du pourchassé, a gardé pour moi quelque chose de gigantesque, comme
une sorte de violence fondamentale.
Dès que j’entendis la
respiration de Don Juan, loin à l’horizon, et déjà tout près à
l’oreille, j’eus devant moi le fugitif de jadis. Les cris des
gendarmes d’alors remplacés par le bruit d’une motocyclette. Elle
vrombissait aux coups d’accélérateur et par creux et bosses
semblait se rapprocher constamment du jardin, autrement que cette
respiration qui l’avait aussitôt rempli et le remplissait
encore.
En un endroit, la vieille
muraille s’était un peu effondrée et il y avait une sorte de brèche
que j’avais laissée exprès. C’est à travers elle que Don Juan se
jeta tête la première dans ma propriété. Une sorte de javelot ou de
lance, il est vrai, l’avait précédé. Ce projectile arriva en
traçant une courbe dans les airs et se planta dans la terre, à mes
pieds. Le chat, dans l’herbe, eut un bref regard et se rendormit
aussitôt et déjà un moineau — quel autre oiseau en aurait été
sinon capable ? — se posa sur la lance qui vibrait encore
et se mit à vibrer avec elle. La lance n’était en réalité qu’une
branche de coudrier, légèrement taillée en pointe, comme on pouvait
en couper partout dans les forêts autour de Port-Royal.
Celui qui en son temps avait
été pourchassé par la gendarmerie de campagne n’avait pas eu d’yeux
pour moi. Sans regard, dans un visage rouge feu, les pupilles
délavées comme celles d’un poisson, il était passé à côté de moi,
l’enfant, le pas lourd (un pas lourd et de la dernière force). Mais
en revanche, je fus vu par ce Don Juan en fuite. Déjà lorsque son
corps, tête et épaules d’abord, arriva au vol par la brèche, un peu
comme la branche, il m’avait pris dans son regard, net et en grand.
Et bien que ce fût notre première rencontre, cet intrus me parut à
l’instant familier. Je le sus sans même qu’il ait eu besoin de se
présenter — ce que sur le moment il était hors d’état de
faire, sa respiration, un étrange chant uniforme : j’avais Don
Juan devant moi, non pas « un » Don Juan, non, lui, Don
Juan.
Pas souvent, mais tout de même
de temps à autre au cours de ma vie, des gens totalement étrangers,
eux justement, me semblèrent familiers au premier regard, et cette
familiarité, sans entraîner une connaissance plus approfondie,
avait mené plus loin. On pouvait en faire quelque chose. Alors que
les fois précédentes (trop rares) cet autre était devenu un
familier, à l’apparition de Don Juan, ce fut l’inverse : ce
fut de lui que vint le premier regard et il rendit les choses
claires, d’emblée, le rôle de confident de l’histoire dont il avait
à se débarrasser, c’était à moi qu’il était dévolu.
Et pourtant il y avait quelque
chose de commun entre le pourchassé d’il y a bien, bien longtemps
et le Don Juan de maintenant. Tous deux prodiguaient une image de
solennité. En effet, le garçon haletant avait déboulé, trébuchant
en habits de fête que la population des campagnes revêtait pour se
rendre à l’église. Et le Don Juan d’aujourd’hui avait lui aussi
pris la fuite en habit de fête, bien qu’il fût spécial, il est
vrai, comme fait pour l’air bleu de mai. En outre, la fuite de
jadis comme celle de maintenant dégageait une manière de festivité.
À ceci près que c’était de Don Juan lui-même que provenait ce
rayonnement qui l’entourait, mais celui autour du jeune gars en
revanche provenait — oui, de quoi donc ? De sa personne
en tout cas, rien n’avait rayonné, mais alors rien du tout.
La moto des poursuivants
s’était-elle embourbée dans le fond de vallée du Rhodon,
aujourd’hui encore marécageux par endroits ? Le bruit de
moteur venait toujours du même endroit. Puis, plus de bruit
d’accélération. Le véhicule vrombissait à distance de façon
régulière, presque pacifique. Don Juan et moi, nous nous mîmes au
creux du mur et regardâmes la contrée ensemble. À demi caché par la
verdure claire des bois de prairie, un couple était assis sur la
moto qui virait et partait à grands tournants entre les bouleaux et
les aulnes. Le droit d’asile des emprises de l’ancienne abbaye de
Port-Royal des Champs valait encore. Personne ne pouvait être
poursuivi en deçà des limites de celle-ci. Quiconque y mettait le
pied et quoi qu’il ait pu commettre était pour le moment en
sécurité. De plus, on le voyait au regard du couple, Don Juan
n’était pas celui qu’ils poursuivaient. C’en était un autre qu’ils
voulaient tuer. La femme surtout était troublée. L’homme pour finir
fit même un signe amical à Don Juan.
Comme il convenait à un couple
de motocyclistes contemporains et/ou classiques, il était vêtu de
cuir noir et portait des casques intégraux, semblables comme le
sont seulement des casques intégraux. Bien évidemment, les cheveux
de la femme, visiblement jeune, sur le siège arrière, qui avaient
flotté au vent par-dessous le casque étaient blonds, de toute
façon. À les voir passer, tous deux, homme et femme, avaient
quelque chose d’un frère et d’une sœur, de jumeaux, même. Certes,
la manière dont la femme étreignait l’homme par-derrière et le fait
que le cuir collait visiblement à même la peau étaient en
contradiction avec cela. Tous deux s’étaient rhabillés en hâte,
tous les boutons, les pressions et fermetures éclair étaient
ouverts et tout ce qui pouvait bâiller sur le vêtement bâillait
plus ou moins. Feuilles, brins d’herbe, fragments de coquilles (y
inclus des restes d’escargots), aiguilles de pin étaient restés
collés sur le dos à moitié dénudé de l’homme, sur le sien
seulement. Les omoplates de la jeune femme étaient d’un blanc
immaculé. Tout au plus, vîmes-nous un moment durant une pelucheuse
semence de peuplier s’y accrocher — et déjà envolée. Ce
n’étaient pas un frère et une sœur qui s’étaient élancés là pour
éventuellement s’en prendre à Don Juan et l’anéantir. Je m’étonnai
des aiguilles de pin profondément imprimées sur la peau, dans le
dos du conducteur. Il n’y avait que des feuillus dans toute la
région de Port-Royal.
Le visage assez large et plat
de Don Juan resta encore quelque temps tavelé et me rendit Feirefiz
vivant en chair et en os, comme jadis je m’étais figuré ce
demi-frère de Perceval, à la lecture de Chrétien de Troyes, de
façon si imagée, conçu d’une « Mauresque ». Sauf que
Don Juan ne se révéla pas pommelé noir-blanc comme son
prédécesseur, mais rouge-blanc, rouge foncé-blanc. De plus le motif
restait limité au visage et ne s’étendait pas tout le long du corps
comme chez mon Feirefiz. Le cou était dégagé. La surface du visage
peau-rouge tel un échiquier devant moi. Et dedans, grands les yeux,
et pas si troublés que cela par la fuite. Que je veuille bien le
considérer comme aussi réel que n’importe quoi d’autre, me dit-il,
tout en faisant rentrer la lame du couteau à cran d’arrêt dans sa
main. Puis il me signifia avoir faim. En sueur et desséché comme il
l’était, il n’avait pas tant envie de boire, mais plutôt de manger.
Et je le compris, moi le cuisinier qui partis lui préparer quelque
chose sur-le-champ. Et à quel point il était réel cet homme !
Je ne sais plus en quelle langue, cet après-midi-là de mai, Don
Juan s’adressa à moi, près des ruines de Port-Royal. Peu
importait : je le compris d’une manière ou d’une autre
Tous mes meubles de jardin, je
les avais entassés dans un coin du mur et je les avais laissés se
dégrader exprès. Aussi apportai-je à mon hôte une chaise de la
cuisine. Il alla à reculons jusqu’à elle. En ce premier jour de sa
semaine chez moi, je crus que cette façon de marcher à reculons lui
servait à avoir l’œil sur un danger — venu par exemple du
couple motorisé. Or, je remarquai qu’il n’avait alors nullement le
regard aux aguets. Certes il me paraissait éveillé, mais non pas en
éveil. De plus il ne jetait les yeux ni à gauche ni à droite ou
par-dessus l’épaule, mais sa tête dans ce mouvement de recul ne
cessait d’être dirigée droit dans la direction dont il avait
débouché au pas de course. Chez quelqu’un comme Don Juan, je me
serais d’ailleurs attendu à ce que cette direction eût été soit
l’ouest avec les châteaux de la Normandie et les abbayes encore en
activité à Chartres et autour, soit plutôt même l’est, avec la
résidence pas si éloignée du Roi-Soleil, à Versailles et Paris,
surtout, guère plus éloigné. Mais il était arrivé au pas de course
et il s’était précipité dans la vallée du Rhodon, passant à travers
champs par le nord où se trouvaient des villes nouvelles de
l’Île-de-France, blocs d’immeubles sur blocs d’immeubles, dans les
centres presque uniquement des bureaux, la plus proche de ces
villes nouvelles se nommait Saint-Quentin-en-Yvelines. Le couple
motorisé pur cuir, d’autre part, convenait à une telle orientation.
Et n’y avait-il pas au moins un arbre à feuilles persistantes entre
la ville nouvelle et les ruines de l’ancienne abbaye ici, un arbre
particulier : le cèdre isolé en bordure d’un reste de
forêt ? La plus magnifique et la plus puissante poussée
végétale de tout le paysage ?
Pendant que je cuisinais pour
Don Juan assis dehors au soleil de mai, je le regardais par la
fenêtre ouverte de ma cuisine d’auberge — la maison n’était
faite que d’un rez-de-chaussée, il est vrai fort étendu. Lui aussi
finit par me regarder en train de faire. Il se levait par
intervalles et me posait sur le rebord de la fenêtre tel ou tel
condiment qu’il tirait de son manteau de fête. Ce n’était pas la
peine qu’il explique exprès qu’il les avait cueillis en route ici
en s’enfuyant en courant. Or les plants d’oseille, les tiges
d’asperges sauvages et les chevaliers de Saint-Georges ne
semblaient pas du tout avoir été arrachés ou déterrés à
l’aveuglette. Don Juan était un habitué des fuites, exercé aux
fuites. En fuyant il se trouvait dans son élément ou l’un de ses
éléments. Cela ne voulait pas dire qu’être en fuite se déroulait
sans effroi ni terreur. Cela voulait plutôt dire : dans
l’effroi et la terreur il voyait mieux, plus distinctement, plus
dans l’espace. Le regard plus ample ne venait-il pas aussi de ce
qu’en prenant la fuite il n’avait cessé de tourner sur lui-même et
s’était même mis en plein élan à courir à reculons ? Et
pourtant il avait préparé ses trouvailles à la cuisson comme à
loisir — il les avait épluchées, lavées, nettoyées. Sa fuite
avait-elle servi à Don Juan comme une manière de gain de
temps ? Et cela m’irritait presque que lui, le nouveau venu,
soit tombé comme cela sur tous les délices, oui, les trésors plutôt
cachés, pour lesquels moi, le vieil habitant du lieu et aussi
l’expert, je m’en étais presque sorti les yeux de la tête à force
de regarder, presque en vain, tout le printemps durant. Un bon bout
de temps déjà, avant la Saint-Georges, le 26 avril, d’où les
plus goûteux de tous ces chevaliers tiraient leur nom, je m’étais
brûlé aux orties fraîches de toutes les lisières des forêts de
l’ouest de l’Île-de-France, dans l’espoir de faire ne serait-ce
qu’une seule de ces vraies rencontres qui incarnent et représentent
l’année entière — un espoir qui, à en croire l’un de ces
livres que je lisais encore, prenait « quelque chose
d’offensant » —, et voici que débarqué d’on ne sait où,
lui me déverse toute une brassée de ces cornets tant désirés sur
mon lieu de travail déserté. D’autre part : chevaliers des
champs, cela n’allait pas si mal avec lui et son histoire.
Don Juan rapprocha sa chaise
de plus en plus de ma fenêtre de cuisine. Me regarder préparer les
plats, disait-il, cela l’inspirait. L’inspirait ? À quoi
donc ? Il était assis là, comme aspiré. Cela venait aussi de
l’herbe haute qu’exprès je n’avais plus fauchée depuis des
semaines. Le chat avec son pelage jaune avait quelque chose d’un
lion quand il y passa. Il n’était pas de chez moi, mais venait bien
plutôt d’une de ces maisons de Saint-Lambert-des-Bois, le seul
village à proximité de Port-Royal, à un bon kilomètre à vol
d’oiseau ou à plusieurs jets de javelot (ma propriété n’avait pour
voisins que les ruines du couvent et le vieux pigeonnier) ;
ponctuellement, tous les après-midi, l’animal arrivait chez moi,
grimpant par-dessus le mur, et me tenait compagnie, à distance, un
certain temps, sur quoi il continuait sa ronde, Dieu sait où, à
travers son domaine. Pas une seule fois, ce chat inconnu, lors de
ses inspections quotidiennes, ne m’avait salué comme cela se devait
et ce qu’avec le temps j’attendais presque ardemment et aurais
voulu exiger de lui. Pour lui, je n’existais pas même. En revanche
il se mit à se frotter à Don Juan et ne cessait d’être dans
ses jambes, derrière, devant et ainsi de suite. De même, de manière
inopinée, des armées de papillons d’espèces et de couleurs diverses
se mirent à voleter autour du nouveau venu, un unique battement
d’étendards, de drapeaux, de fanions miniatures brandis ; et
un bon nombre de ces papillons se posèrent tranquillement, sur lui,
sur les osselets de ses mains surtout, sur les sourcils, sur le
rebord de ses oreilles, suçotant — la sueur de la fuite qui
maintenant, au repos, s’écoulait de lui, de plus en plus abondante,
et leur servait d’abreuvoir. Et la loutre qui habitait le
bric-à-brac du jardin laissé là à rouiller, jamais je n’ai vu de
créature plus timide, je la vis, moustaches pendantes comme
insouciantes, se mettre à renifler ses orteils. Et lorsque
j’arrivai avec le plateau servi, un gigantesque corbeau était
justement en train de survoler la propriété, avec au bec quelque
chose, comme une balle de tennis, qu’il laissa d’ailleurs aussitôt
retomber sur le sol, un fruit de la passion probablement volé sur
un étal du marché — n’était-ce pas jour de marché à
Rambouillet, pas très loin ? Et un deuxième corbeau plus noir,
plus massif encore, qui jusque-là avait campé invisible dans le
feuillage qui s’était épaissi au cours de la semaine, jaillit de
l’un des arbres de mon jardin, un marronnier, presque au même
moment — un éclatement, comme si c’était le tronc de l’arbre
qui explosait —, et fila à travers l’air à la poursuite du premier,
pendant qu’un tonnerre de branches trop vieilles ou jamais élaguées
s’abattit en un tournemain, tas de bois à brûler, dans
l’herbe.
Don Juan dormait. Il avait mis
les jambes sur le plateau un peu vermoulu de la table qui m’avait
servi de table de lecture. Les jambes étaient enflées. C’est à
peine s’il avait ouvert les yeux en mangeant. Et même après un
court flamboiement, il les laissa presque fermés. Mais ces yeux
fermés disaient maintenant autre chose. En mangeant ainsi il
attisait son pouvoir d’imagination. Ou était-ce son pouvoir
d’intuition ? Non. Ensuite, un rythme se mit en lui qui
bientôt n’eut plus rien à voir avec la question de savoir s’il
trouvait cela bon. Ou bien était-ce le chantonnement qu’il entonna,
non pas rythmé mais mélodique, sur lequel il se mit à se balancer,
de façon à peine perceptible ? (Plus tard, dans son histoire,
Don Juan s’interdit toute question intermédiaire de ma part, toute
objection, toute interruption, d’ailleurs il fallait que je sois
moins questionneur.)
Il était assis au doux soleil
de mai, lorsqu’il racontait, pendant que moi, son auditeur, je
restais dans la pénombre sous un sureau en floraison dont les
fleurs minuscules d’un jaune blanc, pas même de la taille d’un
bouton de chemise, descendaient constamment en flèche dans le
sureau, même sans reprises du vent. L’intermittente pluie de fleurs
croisait celles de semences de peupliers qui, sans cesse,
vagabondaient, la journée durant, la semaine entière, non seulement
ici à travers le jardin et les vestiges de Port-Royal, mais
par-dessus tout le système de ramifications des vallons de l’ouest
de l’Île-de-France. Le vol léger de ces essaims transparents de
lumière paraissait, au moment de leur passage, aérer et rendre sans
poids, moins lourd tout ce qui était pesant, fait de pierre et pour
durer, encastré, rivé au sol. C’était pendant les journées entre
les fêtes de l’Ascension et de la Pentecôte et le son de cloches
parvenait plus souvent que d’habitude, descendait d’abord, d’avant
fête, entre les forêts humides, enchevêtrées de lianes, puis après,
de Saint-Lambert où les religieuses de Port-Royal vilipendées comme
hérétiques avaient été équarries au cimetière, dans une fosse
commune. Sans arrêt, des voitures de police passaient aussi lentes
que silencieuses, dehors sur le chemin, simple voie d’accès aux
ruines, puis faisaient demi-tour, à la recherche d’on ne savait
qui. Un jour, soudain, une tornade fit irruption, au-dessus du
jardin de l’auberge, sous forme d’escadrilles de bombardiers, en
soi cela n’avait rien de particulier, parce que sur le plateau
au-dessus des vallons des ruisseaux comme préservés se trouvaient
d’assez nombreux terrains d’aviation militaires, celui de
Villacoublay, celui de Saint-Cyr avec l’école militaire — et
pourtant inhabituel dans la mesure où sans cesse de nouvelles
escadrilles et autres lanceurs de projectiles qui, à en frôler les
cimes des arbres, faisaient tourbillonner l’espace aérien et
assombrissaient le ciel de mai, maillons de chaîne de manœuvres à
l’échelle européenne ou de Dieu sait quoi.
Don Juan s’était changé.
Peut-être avait-il simplement retourné sa pèlerine. Toujours est-il
qu’il me fit l’effet d’être vêtu comme pour partir en voyage. Avec
cela il se levait de temps à autre et reculait de quelques pas,
comme pour voir s’il n’arrivait pas une voiture. Son premier récit,
c’est à lui seul qu’il le fit, le marmonna par-devers lui. Cela
venait de ce que l’épisode avec le couple cuir, à moto, il l’avait
vécu seulement quelques instants plus tôt. Et ce n’était pas encore
à maturité de récit. De ce fait, il n’y avait rien à approfondir,
tout au plus fallait-il, d’abord, s’en assurer, en un simple
monologue de mots clés. Il se voyait encore trop présent dans ce
qui était arrivé ; ce ne serait que quand il ne s’agirait plus
de lui qu’il pourrait reprendre librement. À distance, avec le
temps, je vois cela assez différemment. Avec son histoire, il
s’interdisait aussi la musique, peu importait laquelle. Elle le
rendait inapte. Inapte à quoi ? Inapte.
Ne se doutant de rien, il
marcha ce jour-là sous le ciel d’Île-de-France, particulièrement
vaste en mai. Aujourd’hui encore, malgré le réseau routier de plus
en plus dense, il est possible d’aller droit à travers
champs ; c’est peut-être même devenu un plaisir tout autre que
jamais auparavant. Il avait atterri dans la région, le matin même
— à la lettre atterri, en avion ; la nuit et le jour
précédents, il les avait encore passés dans un pays étranger, tout
comme il avait été chaque jour dans une contrée du monde différente
et pas seulement dans notre Europe.
La région autour de Port-Royal
a l’apparence d’une plaine uniforme, pourtant, à la traverser, elle
se révèle étonnamment morcelée. Cela provient des nombreux
ruisseaux, avec la Bièvre comme ruisseau collecteur principal, qui
coulent tous vers la Seine : ce qui donne ainsi l’illusion de
plaine, c’est un plateau qui se dresse très délavé et profondément
raviné par les cours d’eau. Les nouveaux lotissements, surtout, qui
s’étendent considérablement en hauteur et en largeur, les secteurs
industriels et administratifs se trouvent presque
exclusivement sur le plateau. Celui-ci est assez nu et très
venteux ; les quelques bois restants ne donnent nulle part une
impression de forêt. Les vallées des ruisseaux ou plutôt les
entailles, en revanche, sont continûment plantées de denses forêts
de chênes, de châtaigniers, d’aulnes et de peupliers dans les
fonds, coupées de clairières avec les anciens moulins qui soit
tombent en ruine, soit sont transformés en pépinières ou centres
équestres. Le domaine des sources des ruisseaux est resté préservé
au cours des siècles, sans constructions importantes, à l’exception
de celles de Port-Royal, lesquelles, à l’entrée des gorges du
Rhodon, représentaient à une demi-journée de cheval de Paris
presque une ville à elles seules ou plutôt un fort, un fort de
l’esprit, d’un esprit d’aventure tout particulier. (Ici je vais
chercher loin, non seulement parce que le pays tout autour du tas
de décombres de Port-Royal est devenu cher à mon cœur, mais aussi
parce que j’y vois le lieu juste ou possible qui en tout cas
s’impose à l’histoire de maintenant, pour quelque chose de
maintenant, pour maintenant, comme ce fut le cas des murs
abandonnés des faubourgs industriels italiens des films d’Antonioni
ou des îlots montagneux rongés de jets de sable de Monument Valley
pour les westerns de John Ford.)
La vallée jumelle de la vallée
du Rhodon, tout près de Saint-Quentin, est celle de la Mérantaise.
Le début du cours d’eau, pareillement entaillé dans le plateau, est
lui aussi inhabité ; par endroits, comme chez moi, un
impénétrable emmêlement sauvage de lianes et de mûriers. C’est par
là qu’il passa ce matin-là, mon Don Juan. D’abord, il avait pris
les sentiers forestiers. Il sut ne pas se faire remarquer. Les
coureurs et cavaliers assez nombreux ne le virent pas. S’il y avait
quelqu’un qu’on aurait bien vu sur un cheval, c’était lui — ou
peut-être pas lui du tout. Il prit le chemin des buissons, comme
cela, par habitude et par esprit d’entreprise. Toute sa pensée ne
visait qu’une seule chose, être maître de son temps ; il
désignait cela comme sa profession principale, en tout cas comme
son tour et son alentour. Donc, et cela dût-il être un écart par
rapport à l’itinéraire projeté, comme seul but, le cèdre qui de
loin déjà se détachait sur une clairière, en fond de prairies de la
Mérantaise, forme sombre largement déployée par-delà le luxurieux
emmêlement de forêt vierge.
Tout comme, paraît-il, un
chercheur de champignons solitaire tombe parfois sur un cadavre,
Don Juan, sur sa route droit à travers la forêt, trouva devant lui
le couple nu. Il resta sur place, à l’arrêt. Ce qu’on voyait entre
les buissons, l’image de la femme de dos. Tous les mots pour ce
qu’ils étaient en train de faire, ces deux-là, ou pour ce qui était
en train de leur arriver, n’étaient jamais que des expressions de
l’embarras, que ce soit en le contournant délicatement ou en y
participant grossièrement, et il en sera toujours ainsi. De l’homme
Don Juan n’aperçut presque rien, si ce n’est un genou replié. Pas
un bruit non plus ne venait du couple : il était couché dans
une sorte de cuvette et lui était à au moins « un jet de
pierre » et le bruit des feuilles et du ruisseau était
fort.
La première impulsion de Don
Juan : se retirer sans bruit. Mais il décida de rester et
d’assister à ce qui se passait. C’était en effet une décision, une
décision sobre. Il avait à s’imprégner de ces deux-là, unis et qui
continuaient à s’unir. Détourner le regard, il n’en était pas
question. C’était maintenant son devoir d’enregistrer et de
mesurer. De mesurer quoi ? Cela, Don Juan ne le savait pas. En
tout cas, il regardait, sans aucun sentiment, sans un souffle
d’émotion. Tout ce qu’il éprouvait, c’était un étonnement calme,
originel. Avec le temps, cela devint une sorte de frisson, mais un
frisson tout autre que celui qu’on éprouve en écoutant
involontairement ce qui se passe dans une chambre d’hôtel voisine,
frisson qui est plutôt, de la tête aux pieds, une opposition.
Il était évident qu’eux deux
ne se sentaient nullement, dans ce qu’ils exécutaient là, en train
de faire quelque chose de secret et qu’il fallait cacher. Ils
n’agissaient pas simplement pour tel ou tel spectateur, mais pour
le monde entier. Ils le lui faisaient voir. On ne saurait être à
son affaire de manière plus orgueilleuse et plus imposante. La
femme blonde ou avec des mèches blondes, surtout, transformait de
plus en plus ce lieu écarté à demi sauvage, entre les genêts en
fleur, à proximité du cèdre, en une scène de théâtre qui durant ce
moment vraiment très long signifiait le monde entier. Elle jouait
avec le soleil, tantôt sur ses épaules, tantôt sur ses hanches et
de façon de plus en plus dansante comme si elle charmait des
serpents sur son derrière. Comme elle paraissait fière, dressée
haut pendant qu’elle était à l’œuvre. Et il semblait qu’il n’y
avait qu’elle à l’œuvre (qu’il s’agissait, en effet, de son œuvre à
elle et que celle-ci était ce qu’il y avait de meilleur, sinon la
seule chose qu’elle pût offrir au monde ou à qui que ce soit),
l’homme sous elle n’était pour ainsi dire que celui qui donnait le
mot de passe, quelqu’un de service, son outil à elle, et par
conséquent presque invisible. Ainsi, avec l’homme invisible et la
femme rayonnant loin autour d’elle, cela aurait pu être une scène
de film usuelle, et pourtant, là dans la nature, c’était quelque
chose de radicalement autre et pas seulement du fait que Don Juan
voyait cela se dérouler, à la différence d’un film, non en grand,
mais à distance : certes il voyait aussi en grand, mais cela
ne venait en tout cas pas d’une prise de vue en gros plan.
Ce n’est qu’une semaine après
l’événement, lorsque Don Juan, en pensant au couple, fêtait, pour
ainsi dire, leur jour de la semaine — il le fêtait aussi, il
en était certain —, qu’il lui apparut combien les fleurs
labiacées des tiges de genêt à côté d’eux avaient été jaunes. Et
comme le vent avait mêlé et démêlé les buissons jaunes sur jaune.
Des branches de cèdre parvenait le bruit spécifique des branches de
cèdre. Très haut, presque inconcevablement haut pour un oiseau,
tournait l’un de ces aigles qui d’habitude ne quittaient leurs
sites ou leurs aires attitrées en forêt de Rambouillet pour une
incursion dans les espaces aériens plus proches de Paris que les
jours de grand été, particulièrement clairs et calmes. On entendait
très nettement le raclement de quelques guêpes dans une pile de
bois que les intempéries avaient rendue grise, tout comme ici dans
mon jardin, dans l’une des tables de bois pendant que Don Juan
racontait, on était en mai, le mois de la nidification. Quelque
chose d’allongé et de rayé pendait ou se balançait à une branche,
au-dessus du ruisselet de la Mérantaise, bien plus léger qu’un
lacet ou la bande magnétique d’une cassette audio, seule la peau
dont un serpent s’était dépouillé là pouvait être, à ce point, sans
poids, il y avait donc encore ou de nouveau des serpents dans les
environs de Port-Royal. Un cône de l’année précédente tomba du
cèdre et vint rouler près du couple. Du sable miroitait dans le
filet d’eau sans poissons et on entendait les tracteurs dans les
champs en haut sur le plateau. En lisière de forêt sur le versant
opposé, une famille de grands-parents-parents-enfants était en
train d’installer quelque chose comme une table de pique-nique et
sur l’une des routes omniprésentes passait un bus scolaire avec
tous les élèves entassés à l’arrière, et l’air était rempli de ces
petits papillons brunâtres, parmi lesquels deux qui tournoyant l’un
autour de l’autre paraissaient être trois.
Malgré tout, Don Juan fut
finalement déçu par le couple. Ce qui arriva était trop prévisible.
On se mit à les entendre, ces deux-là. On entendait crier la femme,
et l’homme, grogner, marmonner, râler. Elle tomba en avant et il
lui passa la main dans le dos et se gratta le genou déjà replié de
l’autre. Tout de suite en liaison avec son cri, elle articula
quelque chose comme « Amour » et lui, il marmonna quelque
chose de semblable. Don Juan aurait dû se retirer avant. Qu’un
coucou, au lieu de chanter en deux temps, se mette à chanter en
trois temps, comme en bégayant, n’y changeait rien. Il continua
certes à se faire un devoir de regarder encore, mais comptait les
secondes, en même temps, ou énumérait simplement les nombres comme
quand on est obligé de rester quelque part ou quand on trouve le
temps long. Et le temps était un problème pour Don Juan, le
problème.
Il ne s’apprêta à partir que
lorsque les deux nus furent apparemment assaillis, en bas dans
le creux, par les mouches ou les fourmis. Cela avait déjà été
le cas auparavant. Mais c’était maintenant seulement que cela
semblait les ennuyer. Don Juan avait attendu jusqu’au dernier
moment qu’il se produise tout de même, avec ces deux-là, un
événement qui contredirait le cours des choses. Quoi, par
exemple ? Pas de questions, me fit-il savoir.
En se détournant il marcha sur
une brindille et le couple le remarqua. Rectification. Ce n’avait
pas été un craquement de bois qui les avait fait se retourner d’un
coup, mais son soupir à lui, le contemplateur. Soupir de la
déception ? Fini, les questions. En tout cas, je n’ai jamais
entendu un être humain soupirer comme Don Juan. Et son soupir, il
le fit entendre constamment, la semaine durant, pendant qu’il
racontait, aussi bien que quand il était tranquillement assis.
C’était le soupir d’un vieil homme, en même temps que celui d’un
enfant. Oui, c’était très doux et tendre et traversait pourtant le
vacarme, le ronflement momentané de la voie express qui depuis
quelque temps béait à travers la vallée du Rhodon, les bombardiers
qui sept jours durant dansaient au-dessus de nos têtes ; le
rythme de leurs manœuvres de Pentecôte. Le soupir de Don Juan me
donna confiance, et pas seulement en ce seul être.
Le couple d’amoureux, en
revanche, entendit ce soupir comme une trahison. Ce n’est pas que
quelqu’un les ait regardés qui les mit en fureur. Ils se jetèrent
sur leurs montures et se lancèrent à sa poursuite parce que le
spectateur avait par son soupir rabaissé ce qu’ils venaient de
vivre l’un avec l’autre et qui continuait, peut-être, invisible, à
agir entre eux. Et comme chaque fois, et même si chaque fois
c’était une situation différente, Don Juan ne voulait pas prendre
la fuite. Il ne devait pas fuir. Il n’avait pas le droit de fuir.
Et comme chaque fois, il ne lui restait rien d’autre : Il
fallait fuir.
Sur le terrain il avait
l’avantage, étant à pied, il pouvait traverser tout droit ruisseaux
et fourrés alors qu’eux deux avaient à faire des détours par les
chemins et les rares ponts. Par moments, dans sa fuite, il prenait
même son temps. S’il allait par intermittence à reculons, cela
venait uniquement de ce qu’il avait abandonné sa façon accoutumée
de se déplacer et ce n’était en aucun cas une attitude de
raillerie. Et pourtant, c’est ce qui, apparemment, provoqua les
poursuivants car audacieux comme ils lui semblaient, ils se
jetèrent à sa poursuite, par monts et par vaux. Ils étaient sur ses
talons et finalement il dut prendre les jambes à son cou. Ils
poussaient des cris. C’étaient, il est vrai, plutôt des appels
presque amicaux. Peut-être aurait-il dû simplement s’arrêter et se
mettre à parler avec eux. Seulement, il n’aurait rien eu à leur
dire. Ce n’est qu’une semaine plus tard encore dans mon jardin, le
jour de son départ, qu’il put de loin s’adresser au couple et leur
souhaiter bonheur et surprises leur vie durant.
Pour ce qui est de son récit
proprement dit, le soir de son arrivée à Port-Royal des Champs, Don
Juan le commença, par le même jour de semaine, une semaine
auparavant. Il était alors encore à Tiflis, en Géorgie. Ce n’est
pas l’histoire d’une vie entière qu’il me servit là, ni même disons
celle de l’année passée, mais uniquement celle des tout derniers
sept jours, et ainsi de même le lendemain, jour après jour.
Ce lundi-là, par exemple, ce fut le lundi de la semaine
précédente qui lui revint en mémoire, et de façon si
incomparablement aiguë et de façon tellement évidente et amène,
comme ce ne pouvait guère avoir été le cas pour le mardi passé ou
disons pour le lundi du mois précédent et ainsi de suite, à
remonter la mémoire. « Lundi il y a une semaine »
— et déjà les images arrivaient, les images de la journée tout
entière, non sollicitées — les images du jour d’il y a juste
sept jours se réveillaient, telles qu’elles ne s’étaient pas
montrées une semaine plus tôt, prenaient leur place, s’associaient,
calmes sans le tam-tam du souvenir convoqué exprès qui en devient
sonore, et si c’était le cas, alors au rythme d’une succession
tranquille, sans emboîtements, grandes et petites choses,
équivalentes. Plus rien de grand, mais plus rien non plus de
petit.
C’est la forme que cela prit.
C’est ainsi que j’entendis Don Juan raconter sa semaine, une
manière de raconter qui venait certes aussi de ce que chaque jour
il s’était trouvé en un autre endroit ; il avait été en route
toute la semaine durant. Don Juan n’était pas sédentaire. Un Don
Juan sédentaire, si de semblables choses lui étaient arrivées,
n’aurait rien su raconter de ses sept jours à lui, pas de cette
façon-là, en tout cas. Une semaine racontée ainsi, plutôt qu’une
journée isolée ou un an, convenait aussi à quelqu’un comme ce Don
Juan-là. Mais cela me convenait à moi aussi. En outre, cela
convenait à tel ou tel, sinon en temps de guerre, du moins en une
paix chancelante et menacée.
À travers les sept stations de
sa semaine prenant la parole chez Don Juan, il les réalisait, et il
les pratiquait. Et son histoire se racontait sans les moindres
détails piquants. Ceux-là, il ne les évitait pas, mais dès le début
ils étaient hors de son regard. Cela allait de soi qu’il n’en
pouvait être question. Des « détails piquants » cela ne
se racontait pas. Oui, ils n’existaient même pas. De toute façon,
je n’aurais pas aimé les entendre. C’est ainsi seulement que les
aventures de Don Juan — devinrent, en fin de compte, pour moi
des aventures — dépassèrent sa personne, à mes yeux. Des
détails, certes, apparurent encore et encore, lors de tels retours
en arrière sur une semaine, mais autres et autrement
aventureux.
Pendant ces sept jours où Don
Juan resta assis dans mon jardin à raconter, à moi et en même temps
à lui-même, il ne me demanda pas une seule fois qui j’étais, d’où
je venais et comment ça allait pour moi. Cela me fit du bien. Car
mon seul visiteur régulier, au cours des mois précédents, avait été
le curé de Saint-Lambert-des-Bois, qui me faisait sentir qu’il
était le seul qui me restait et de toute façon le dernier, il ne
faisait que rendre ma situation plus intenable encore ;
souvent, c’était seulement à la venue du prêtre que je prenais
conscience d’être seul et la solitude après son départ rongeait en
moi, oui rongeait, rongeait et rongeait, et rongeait ; et je
me voyais un de ces malades condamnés de la région auprès desquels
l’ensoutané, et c’était devenu son activité principale, faisait ses
rondes épisodiques, « ah ! mes mourants », lui
avait-il un jour échappé.
Je faisais la cuisine et Don
Juan racontait. Au bout d’un certain temps nous nous mîmes à manger
ensemble à la table du jardin. Et ma cuisine, comme elle reprenait
vie. Rien pour moi de plus encourageant en tout cas qu’une pareille
cuisine où quelqu’un maniait les divers aliments avec plaisir.
Comme jadis, je me tenais souvent sur une seule jambe ou
j’exécutais des bonds de cabri d’un coin à l’autre. Et selon une
vieille habitude, je m’essuyais rituellement les mains à ma chemise
qui pendait sur mon pantalon, comme jadis à mes tabliers de
cuisine. Mon hôte de la semaine, lui, ne remuait pas le petit
doigt. Il était accoutumé à être servi au doigt et à l’œil. Bien
entendu, je ne lui demandai pas ce qu’il en était advenu de son
valet. Il ferait bien son apparition dans l’histoire au moment
voulu, et c’est ce qui arriva. Don Juan ne semblait pas bouger le
petit doigt — et pourtant à chaque fois, quand j’arrivais à la
cuisine, il y avait tous les jours un ajout nouveau, en plus d’un
ajout et d’un condiment nouveaux, un petit sac de poivre de
Séchouan, une truffe noire charbon de printemps de Turquie, un pavé
de fromage de brebis de la Mancha, une pleine poignée — comme
cueillie par lui-même — de riz sauvage du Brésil, une coupelle
de purée de pois chiches de Damas. Or il était arrivé sans nul
bagage. De toute la semaine, je pus ne pas aller au supermarché
dont j’avais par-dessus la tête depuis longtemps.
Cela ne veut pas dire que nous
sommes restés tous ces jours-là à la maison ou dans le jardin. Don
Juan commençait à raconter après le repas du soir, le seul vrai
repas, et de plus, en mai Port-Royal était à ce point situé à
l’ouest qu’il faisait jour presque jusqu’au dernier bulletin
d’informations que nous regardions à la télévision. La journée
durant, nous parcourions la région, vallons de ruisseau boisés et
plateau de villes nouvelles. Une fois, nous prîmes droit à travers
champs jusqu’au château de Rambouillet où, tout à coup, depuis le
parc, Dieu sait pourquoi et comment, on lança des chiens contre
nous, il est vrai qu’ils n’en avaient qu’après Don Juan. Un autre
jour nous prîmes la direction opposée, vers l’est, vers le plateau
de Saclay où nous trouvâmes le centre nucléaire encerclé de
voitures de police, de pompiers et d’ambulances dont les sirènes
d’alarme retentissaient sur tout le plateau. En même temps, nous
vîmes à nos pieds s’accoupler deux lézards immobiles et, au-dessus
dans l’air, deux éphémères accrochés l’un dans l’autre en un vol
vertigineux. Le troisième jour, nous nous mîmes en route vers les
légendaires sources de la Bièvre que nous ne trouvâmes pas parce
que, peu avant, nous nous étions perdus dans un labyrinthe
artificiel, nouvellement installé pour la Fête des Sources (la
source principale avait été maçonnée en fontaine, entendîmes-nous
dire par quelqu’un dont la recherche avait été couronnée de
succès). Le quatrième jour, nous prîmes le car pour le cinéma
« Jean Renoir », à Trappes, et nous vîmes un film où une
femme voulait inciter un homme à mourir avec elle — et de se
livrer à elle, de la tête aux pieds, ce qui, de scène en scène,
devenait plus tentant et finalement inéluctable, signifiant la fin
pour l’homme comme pour la femme. Le cinquième jour, nous ne fîmes
que grimper le court sentier qui menait du fond du vallon du Rhodon
à la route de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et à l’arrêt nous regardâmes
passer les autobus régionaux dont la majorité ne s’arrêtaient pas.
L’avant-dernier jour de la semaine, en revanche, nous restâmes à
mon auberge que nous dûmes verrouiller et même barricader, en
partie, car des assiégeants s’étaient pointés, des assiégeants
féminins qui voulaient s’en prendre à Don Juan. Les deux dernières
soirées de narration furent placées sous le signe d’un danger plus
menaçant d’heure en heure.
Le premier jour de la semaine
passée de Don Juan, on pouvait le raconter à peu près ainsi :
le matin il arriva à Tiflis par un vol de Moscou, via le Caucase.
La neige recouvrait encore les sommets et descendait loin jusqu’aux
vallées de montagne. En revanche, sur les contreforts méridionaux
qui représentaient à eux seuls une contrée intermédiaire presque
vide, l’impression de sud n’en était que plus vive. Don Juan
s’était brièvement assoupi dans l’avion. Lorsqu’il se réveilla, il
vit que tous les passagers autour de lui s’étaient aussi sans
exception endormis, bouches grandes ouvertes. Comme si souvent, il
avait rêvé de son château où lors de son retour grouillaient et
grouillaient les intrus étrangers qui y prenaient bruyamment leurs
aises, sans égards pour les propriétaires. Or, il ne possédait ni
château ni même maison et depuis bien longtemps rien ni personne
vers qui revenir.
Don Juan était orphelin et non
au sens figuré. Il y avait des années de cela, il avait perdu
l’être humain qui lui était le plus proche et ce n’était pas son
père ni sa mère, mais à ce qu’il me parut, son enfant, son seul
enfant. On pouvait donc devenir orphelin par la mort d’un enfant,
et comment. Ou bien était-ce sa femme, la seule aimée qui était
morte ?
Il s’était mis en route pour
la Géorgie, comme pour partout, sans but particulier. Seuls le
poussaient sa tristesse et son deuil. Porter son deuil de par le
monde et le lui transmettre à lui, le monde. Il vivait son deuil
comme une force. Son deuil était plus que lui et le surpassait.
Pour ainsi dire armé par lui — et pas seulement pour ainsi
dire —, armé, il se savait nullement immortel, mais
invulnérable. Le deuil était quelque chose qui le rendait
indomptable et par contrecoup (ou plutôt coup pour coup) perméable
et accueillant à tout ce qui pouvait arriver et, selon les besoins,
invisible. Son deuil lui servait de viatique. Il le nourrissait à
tous égards. Grâce à lui, il n’avait plus du tout de grands
besoins. Ceux-ci ne se manifestaient même plus. Il fallait
seulement se défendre contre la pensée que de cette manière, en
lui, en ce deuil, la vie terrestre idéale deviendrait possible, et
vaudrait aussi pour d’autres (voir « transmettre le deuil au
monde »). Son deuil n’était pas épisodique, mais c’était,
fondamentalement, une action.
Depuis des années, Don Juan ne
fréquentait personne. Tout au plus arrivait-il des rencontres de
voyage fortuites qui dès la fin du bout de chemin en commun lui
étaient à l’instant même sorties de l’esprit. Parmi celles-ci il y
avait, naturellement, des femmes non sans beauté, et pas peu (bien
que les vraies beautés eussent semblé au fil du temps de moins en
moins être en chemin, du moins pas ouvertement sur les routes, les
places et en voyage — comme elles restaient plutôt chez elles
quelque part dans le coin le plus reculé — et si elles
l’étaient, c’était en pleine nuit et par des chemins de traverse).
Cependant ces femmes, pour autant qu’il se fasse voir d’elles,
attirées qu’elles étaient par le rayonnement de deuil, pour elles,
c’était de la force, se détournaient de lui, à chaque fois dès le
premier petit pas ou le premier mot. D’une manière ou d’une autre,
il ne venait nulle réponse de lui, il leur était sourd et aveugle,
tout au moins en tant qu’êtres humains, isolés et femmes. Et de
fait, il évitait de parler, se gardait même d’ouvrir la bouche pour
quelque chose comme une conversation, comme si s’écarter de
l’absence de mots signifiait perdre sa force et trahir son
être-en-route. Don Juan, la moitié de sa vie durant, avant d’être à
ce point orphelin, s’était comporté de façon autrement
décidée.
À l’atterrissage à Tiflis, un
but s’offrit tout de même à lui. Comme presque toujours, cela se
fit de soi-même, juste à l’arrivée, dans ce qui au premier abord
était un quelconque quelque part. Il allait tout de suite se mettre
en route, dès l’aéroport, pour le piémont du Caucase qu’on venait
de survoler, étendu à perte de vue. C’est le soir qu’il
retournerait à la grande Tiflis, ou peu importe quand, il était
maître de son temps. Alors seulement la ville se montrerait, comme
aussi toutes les autres auparavant — c’était devenu
ainsi —, or il savait qu’après cela la Tiflis ou Tbilissi
particulière et unique allait faire son apparition : l’étrange
et l’étranger des lieux d’aujourd’hui n’étaient plus évidents, il
fallait les repérer, et cela était justement une partie des
aventures que courait Don Juan. L’idée — et c’était une
idée — lui en vint à la vue des caractères géorgiens, en
petit, sous les grands caractères « romains » dans le
hall d’arrivée (plus de baraque et plus de passagers avec cages à
poules ou clapiers) : par leur densité, leur rythmique et leur
arrondi, ils lui répétaient les alignements des contreforts du
Caucase. Aller là-bas et rien d’autre, dans l’énergie de deuil
renouvelée et qui renouvellerait tout alentour.
Vraiment, dans le temps
d’avant le deuil qui l’avait frappé, il avait été évident pour Don
Juan qu’on le serve. Chaque nouvelle connaissance se voyait
bientôt, en quelque sorte, faire partie d’une domesticité de
dimension mondiale. Comme si de rien n’était, Monsieur l’envoyait
chercher un livre, un médicament, un objet oublié à la station
précédente. Il n’y avait pour cela pas même besoin d’un ordre, une
simple allusion suffisait : « J’ai oublié mon chapeau
à… » (D’autre part Don Juan ne demandait rien non plus
— il y avait à satisfaire à sa constatation, tout simplement.)
Il est vrai qu’en un tournemain il pouvait tout aussi bien devenir
le serviteur de son vis-à-vis, d’un familier aussi bien que d’un
inconnu. Et comme il servait ou plutôt se mettait au service !
Chaque fois, c’était une façon muette et spontanée d’apporter,
d’assister ou de mettre la main à la pâte, discrètement et sans
prendre une attitude de domestique, une fois le geste accompli
comme en passant, redevenu aussitôt anonyme, l’assistant même
redevenu anonyme. Et ceux qui étaient servis par sa provisoire
domesticité ou assistance la constataient à chaque fois sans
surprise. Ou plutôt cela se faisait sans que cela se remarque et
était aussi peu remercié que récompensé. Et pourtant sur ceux à qui
il apportait son aide, il faisait plus d’effet qu’un valet muet,
incomparablement plus.
Pour ce voyage dans le piémont
du Caucase, Don Juan, c’était la première fois depuis longtemps,
reprit un valet. En tout cas, il se comporta avec le chauffeur tout
comme, et non seulement celui-ci se laissait faire, mais c’était
même ce qu’il semblait avoir attendu. Il était debout au bord de la
piste d’envol, à côté de sa vieille auto russe et de loin déjà, et
pour Don Juan et lui seul, il tenait la porte ouverte. Le contrat
est aussitôt conclu entre eux par tacite entendement. Et cela
dépasse le service journalier pour un temps indéterminé,
pour-on-ne-savait-combien-de-temps. Cet homme avait plus l’air d’un
vieux partenaire que d’un valet nouvellement engagé — de
nouveau, ce phénomène d’étrange familiarité qui si souvent jetait,
à l’instant même, sa lumière entre Don Juan et des inconnus, des
femmes, il est vrai, de tout autre manière que pour les hommes. Le
partenaire et compagnon de route, avec lequel Don Juan ne parlait,
quand cela arrivait, que par formules toutes faites, répandues dans
le monde entier, avait des provisions et du combustible pour une
bonne semaine. Et vêtu, le nouveau valet l’était de façon bien plus
distinguée que son maître, costume deux pièces sombre avec pochette
d’un blanc étincelant, à côté de laquelle, à droite et à gauche,
était fiché un petit bouquet de fleurs de printemps de toutes les
couleurs. L’odeur en remplissait le véhicule tout entier ou c’était
celle du parfum étrangement subtil dont se servait le valet.
Apparemment, il s’était fait beau pour une sorte de fête.
Pour la première fois, depuis
la perte de son enfant, Don Juan sentit que c’en était fait de son
inconsolable tranquillité et du retrait de toutes les implications
possibles. Dès le réveil de son court rêve en avion, l’inquiétude
était revenue, une inquiétude bien connue, connue à satiété. Elle
se manifestait en ceci que d’un instant sur l’autre il n’était plus
maître de son temps. Ou bien : le temps n’était plus son
élément. Ou bien : les instants se muaient en secondes. Au
lieu, disons, de regarder, d’entendre, de respirer et ainsi de
suite, Don Juan s’était mis à compter. Ce n’était pas seulement les
secondes qu’il comptait, mais tout, et ce de façon mécanique ou
automatique : tout ce qui se présentait devant son compteur
automatique — il n’était plus fait que de celui-ci —
était compté, rangs de sièges dans l’avion, œillets de ses
chaussures, les poils de sourcil du voisin de siège. Non qu’il ait
été pris inopinément d’ennui — c’était plus grave : Don
Juan avait basculé hors du jeu si discrètement amical du temps.
Mais peut-être était-ce le cas le plus grave d’ennui. Jadis un tel
décompte s’arrêtait de manière fiable, dès qu’avec décision il se
mettait avec quelqu’un pour un certain temps tout au moins ;
aussitôt qu’il se défaisait résolument de sa solitude. De même
maintenant, en tant que passager dans l’étroite auto pleine de
bagages.
Après la Russie, encore d’une
fraîcheur d’avant printemps — ultimes tas de neige, recouverts
de gris, et qu’on pouvait prendre pour du sable, dans les plus
reculées des arrière-cours —, l’air tiède du Sud caucasien
faisait l’effet d’être chaud ; comme l’incarnation de la
chaleur. Le soleil brillait. Tous deux l’avaient de plus en plus
dans le dos tandis qu’ils roulaient, et la région, en pente douce,
contreforts de montagnes devant eux, révélait un relief d’une
netteté qu’on ne voit que sur les modèles miniatures, par exemple
en papier mâché. Rien de cartonneux, pas de formes concaves ici
bien entendu : du compact, du pesant, du tissé, comme
indéchirable ; de la glaise avec du gravier, du rocher avec
des racines pivotantes et des racines fasciculées, du jaune de
soufre avec du rouge brique avec du gris sel, du noir de suie. Les
surfaces de sable aussi, ni molles ni friables mais ajointées et
cuites comme du mortier. Qui y plongerait la main pour en prendre
une poignée s’en serait aussitôt ensanglanté les doigts, et pas un
grain du sable supposé ne lui en resterait au bout des doigts. De
même, nul nuage de poussière nulle part, malgré l’absence de
couverture végétale sur des étendues (l’apparent paysage de grains
de sable, d’une nudité de dunes blanches), bien que le vent
soufflât sans cesse, aussi vif que soudain et chaque fois venu
d’une autre direction. Tentante, unissant tous les sens, cette
région, en piémont ou en balcon, se présentait et se révélait
littéralement hostile, inaccessible. Elle faisait signe, attirait à
l’intérieur d’elle comme un aimant et, d’intérieur, il n’y avait
pas. Elle rappelait à Don Juan, lors de son arrivée là-bas, une
semaine plus tôt, ce qu’on appelle « badlands » dans le
Dakota du Sud américain, où un système de rigoles larges et
profondes, dans une vaste région de collines de graviers,
promettait chacune une vallée menant de plus en plus loin, mais
qui, sans exception, n’allait nulle part, si ce n’est devant des
murs de glaise éraflés et nus ou à des bouts de gorges ravinées et
asséchées depuis des millénaires. Lorsqu’une semaine plus tard il
m’en parla, c’était plutôt l’inverse pour ce qui était des
contreforts du Caucase : les badlands célèbres et même
mondialement connus reculèrent et s’estompèrent, première marche et
esquisse de ce territoire presque anonyme, à peine fréquenté, ou
n’en étaient que le postiche. Ce territoire-ci lui parut infiniment
plus vigoureux que ces badlands tellement exemplaires au début.
C’était là, ainsi ou autrement — alors que les badlands qui
avaient fait leur preuve au cinéma, en revanche… Pourquoi donc dans
son histoire Don Juan racontait-il tant et si longuement ce
paysage : Tous les six paysages des jours suivants lui
ressemblaient d’une manière ou d’une autre. À chaque nouvelle
journée, il entrait dans un pays nouveau, souvent lointain, et le
paysage où se passaient les événements du jour était ou devenait
dans l’ensemble le même. Pour chaque nouvelle étape de l’histoire,
il aurait pu s’épargner de tracer les contours du lieu de l’action
(ou de la non-action).
Les versants sud du Caucase
n’étaient ce matin-là nullement déserts. Dans le souvenir, les gens
s’entassaient même sur les bords de la route. Tels qu’il me les
faisait apparaître dans son récit, ils se déplaçaient tous à pied
et le seul véhicule sur toutes ces routes, c’était celui conduit
par son valet. L’Orient ? À peine une trace : dans les
vêtements, les attitudes et même les odeurs, l’Est apparaissait
depuis longtemps comme l’Ouest, et l’Ouest comme l’Est, et ainsi de
suite. La seule chose spécifique, peut-être, pendant ces sept
jours, c’était l’air de mai dont le souffle incessant était
traversé, en bas, en haut, de semences de peuplier.
C’est à peine s’il fut un seul
des passants au bord du chemin que Don Juan vit marcher solitaire.
Il ne rencontrait que des groupes, petits mais innombrables. S’il
n’avait cessé de faire ses comptages en montant en voiture,
ç’aurait été, au plus tard, en présence de ces processions ou de
ces migrations diverses.
Le conducteur était en route
pour un mariage et Don Juan, sans avoir été invité, en serait
évidemment l’hôte. Au cours des années, Don Juan avait encore et
encore participé à des fêtes pour des inconnus — et rien qu’à
celles-là. Il est vrai que ce n’avaient été, jusqu’à ce jour dans
le Caucase, que des funérailles. C’était seulement dans les
enterrements qu’on pouvait, sans plus, se mêler à une file de gens
— lors de baptêmes, une partie de l’église, tout autre endroit
ou l’église entière restait en général réservé à des groupes
fermés. Mais avoir eu, une fois dehors, une lointaine idée de la
chevelure mouillée ou du crâne chauve du baptisé, c’était déjà
quelque chose, comme de voir des premières communiantes, en cercle
au soleil, après la cérémonie en train de manger une glace.
Dans la dernière partie du
trajet, avant le village où le mariage avait lieu, de passager, Don
Juan devint chauffeur ; après avoir indiqué le chemin au
maître, son valet se coucha sur le siège arrière entre les
jerrycans et les paniers et s’endormit aussitôt. Si seul déjà,
sans être accompagné, on recueillait la plupart du temps des choses
plus ou moins significatives du monde environnant, cela ne faisait
que s’approfondir en compagnie de quelqu’un d’endormi, surtout
lorsque celui-ci dormait de façon aussi insouciante et abandonnée
que cette nouvelle connaissance, son visage égratigné y compris.
(Je remarquai à quel point Don Juan, dans son histoire, employait
au lieu de « Je », le « on », comme si la
validité universelle de ce qu’il avait vécu allait de soi
— Dieu veuille qu’il en soit allé de même pour moi dans toutes
les occasions de changement de ma vie, pour finir plus d’occasions
que de changements.)
Pendant les années
précédentes, il n’avait évité ni la vue ni l’accueil des gens. Mais
ce que son œil repérait le plus, c’étaient ou les très vieux ou les
très jeunes, les enfants. La grande masse, entre les deux, cette
majorité qui s’imposait toujours plus, il passait par-dessus. Elle
n’existait pas et ne comptait pas. Mais avec d’autant plus
d’insistance, Don Juan était à la recherche d’un de ceux qui d’une
manière ou d’une autre échouaient et ou étaient sans protection.
Les remarquer et les honorer d’un regard lui signifiait plus et
autre chose que de se plonger dans la nature quelle qu’elle
soit. Et inversement, la dignité que leur conférait un regard
donnait presque immanquablement à ces vieillards et à ces
silhouettes naines quelque chose comme un éclair de vie. Et
étrangement, les très vieux, chaque fois que le regard était capté
par l’un d’eux, rayonnaient et paraissaient soudain enfantins,
alors que les petits et très petits enfants avaient d’un coup non
l’air vieux, mais posés, comme d’une sagesse universelle — et
d’autant plus posés et d’une sagesse universelle qu’ils étaient
plus petits. Seul l’un ou l’autre « type humain » avait
encore un visage, pour Don Juan, et cela semblait être une minorité
de plus en plus réduite.
Ce n’était pas précisément du
seul fait du dormeur derrière lui que cela se mit à changer un peu.
De même ce n’était pas non plus en priorité ce mort, étendu là dans
son sang, tout à coup, après un tournant, yeux ouverts. (Ou
peut-être que si.) Quoi qu’il en soit, en cours de route, Don Juan
se mit peu à peu à rencontrer des visages et de tous âges, même
d’âge moyen, qui lui étaient apparus comme particulièrement
inexpressifs et sans forme, et se laissaient maintenant voir.
C’étaient moins les visages que les yeux. C’étaient moins les
formes que plutôt les couleurs qui donnaient un visage aux petits
groupes de ceux qui, par processions, s’éparpillaient et
s’étiraient au bord de la route. Cela aussi était signe d’un temps
nouveau : les couleurs de ces yeux, là, au plus profond du
Caucase, non pas uniformément marron ou noirs. Aussi fréquemment en
survenaient de verts, de bleus, de gris clair ou foncé. Et à
remarquer : les visages fussent-ils défigurés d’épuisement,
d’abandon, de rage et de haine, et çà et là même d’envie de
meurtre, et ces yeux-là dussent-ils avoir le regard mauvais, ou
absent, ou orgueilleux, ou tout simplement bête, les couleurs
elles-mêmes, pour autant qu’on arrivait jusqu’à elles et qu’on les
laissait l’une après l’autre briller ou danser, formaient une
rangée de couleurs d’yeux et elles étaient bonnes. Dans leur
succession, justement parce que chacun de ceux qui marchaient là
regardaient ailleurs ou dans le vide, ces couleurs produisaient une
pulsation et qui pulsait à la rencontre de quelqu’un ou de quelque
chose. Comme on aurait voulu en passant caresser de la main la tête
d’un enfant (et le faisait, en effet, de temps à autre), et de même
comme on aurait voulu dans la rue mettre le bras sur l’épaule de
tel vieillard (ce qu’on n’a jamais accompli), de même on aurait
voulu passer le bout des doigts sur tous, oui tous ces yeux, sur
tous ces globes oculaires et les toucher des lèvres, les couleurs
en attendaient véritablement quelque chose de ce genre.
(« On. ») Bien que Don Juan y fût passé en voiture, une
semaine plus tard, le mouvement s’en présenta à lui, comme un lent,
un très lent déplacement à pied.
Ce n’était pas lui alors qui
avait commencé l’échange de regards avec la mariée. D’abord ce fut
elle qui dirigea son regard sur lui. Cela se passa dans une salle
et pourtant, sept jours plus tard, il vit la jeune femme, à l’air
libre, sous le libre ciel. Toute la noce était assise à une longue
table, et les hôtes impromptus, et ils n’étaient pas peu nombreux,
on les avait, en toute simplicité, répartis à quelques petites
tables. À Don Juan fut attribuée la plus petite, dans le coin le
plus reculé de la salle, sans vouloir le rabaisser. C’était plutôt
la convergence entre hospitalité et vue, pour cela il fallait qu’il
eût la table pour lui seul et qu’il pût embrasser du regard la
salle entière, y compris le paysage villageois derrière les
fenêtres. Son valet était sûrement un membre de la tribu, il avait
sa place à la table principale, d’où il ne cessait de venir et de
décharger le personnel du soin de servir son maître.
Don Juan me raconta à quel
point il avait sursauté à la vue de la mariée. Ce ne fut pas un
regard particulier, rien qu’un battement de paupière. De si beaux
yeux, elle, sans rien y faire, avait de si beaux yeux, les plus
beaux des yeux. Et son sursaut à lui, Don Juan, n’avait rien eu à
voir avec de l’effroi. Ce fut un éveil soudain et en même temps
silencieux, après des années d’assoupissement ou plutôt de
somnolence. Silence : le murmure constant des monologues dans
sa tête s’interrompit d’un coup. Devant son front, tout se fit
ample. Et malgré tout, au début, il fallut encore se battre contre
la confusion. Résolu, il se leva, alla vers elle à grands pas
— et sortit de la salle.
La décision pourtant était
venue, tout de suite. C’était sans retour. Il n’était pas question
pour Don Juan de se défiler, il avait à se présenter à l’étrangère,
c’était son devoir. (Même si, devant moi l’auditeur, il n’utilisait
pas constamment le mot « devoir », celui-ci s’y entendait
fréquemment.) Une période de sa vie allait se clore, au plus tard
au soir de ce jour et, en effet, il la voyait comme une époque. Le
village caucasien était situé sur une butte de pierre passablement
nue. Traversant par boucles de plus en plus larges, et de détour en
détour, le chemin des prés et des friches, il crut savoir que ces
choses prétendument petites et insignifiantes qui, toute une époque
durant, plus que tout autre chose, plus que toute autre personne,
lui avaient signifié le monde, il les prenait en lui pour la
dernière fois, pour un temps imprévisible. La réalité femme allait
encore une fois comme jadis, en un passé depuis longtemps dévalué,
repousser ces mille menues petites choses quotidiennes d’autant
plus prises à cœur et n’allait plus leur laisser d’espace vital. La
femme comme malédiction ? Malédiction de la
sécheresse ?
Don Juan, alors, ne savait pas
encore qu’il se trompait et se trompait surtout sur lui-même, au
moins en ce qui concernait cela. Aussi prit-il congé, à grands
détours. Les champs de neige, vers le nord, sur les hauteurs :
pour le temps à venir ou pour toujours, ils n’allaient plus avoir
de réalité du tout. Le feulement du vent dans les buissons
d’épineux : jouez-moi cela encore une fois, buissons ! Le
cortège de deuil, quelques vieux, à peine, et un enfant derrière le
cercueil, là-bas devant, pendant que par-derrière la musique de la
noce passait des mélodies populaires du début à celles plus
transcontinentales : rester encore un peu auprès de vous qui
portez le deuil. Adieu jaune de glaise et rouge sable. Portez-vous
bien, fleurs de genêt labiacées et vous pistes de fourmis. À ne
plus vous revoir, flocons de laine aux clôtures des prairies.
Son évocation de l’époque
n’avait plus d’effets. L’autre temps, le temps des femmes, était
entré en lui, jusque dans la peau et les cheveux, s’était mis à
compter et à agir, dès que Don Juan se fut levé de sa table, en
coin, et eut fait retraite à l’air libre. Et bientôt il fut plus
que simplement d’accord avec l’autre temps. Certes celui-ci
signifiait danger ! mais cela l’échauffa de nouveau,
enfin.
Sur le chemin du retour, les
chiens du village l’évitèrent. Un chat de village qui aurait tout
aussi bien pu être un chat sauvage se roulait sur le dos dans un
buisson et puis ne cessa de se faufiler entre ses jambes. De gros
insectes volants l’attaquèrent en un bourdonnement qui devint un
grondement, l’égaraient en tout cas par leurs vols hostiles. Depuis
toujours, les animaux avaient été pour Don Juan des sortes de
messagers — dont il ne pouvait ni ne voulait connaître les
messages. Et il abordait toujours avec une politesse recherchée et
adressait la parole aux cochons, aux ânes et aux canards dans la
mare sans eau du village, comme à des personnalités, par phrases
complètes, recherchées, démodées et pourtant actuelles. Quand les
choses devenaient sérieuses, il se mettait toujours à parler ainsi,
comme quand il était seul, en silence.
Qu’elle avait été belle et
bonne la période des pérégrinations solitaires, sans amitiés, sans
inimitiés. Il n’avait fait de mal à personne. Il n’avait rien
promis à personne. Il n’avait d’obligations à l’égard de personne.
Et maintenant, il avait des devoirs. Et il allait devoir blesser
— peut-être même anéantir. Don Juan en était conscient en se
penchant vers la femme, il lui fallait en même temps s’attendre à
un ennemi (et il ne voulait pas dire par là le marié ou le père ou
le frère de la mariée) et, lui-même, il se voyait d’avance, une
part de lui-même du moins, comme une manière d’ennemi, la pire, la
plus froide forme d’ennemi. Que faire ? En se retirant, il ne
serait plus qu’un simulateur, un imposteur — en allant à elle,
inévitablement, par la suite, elle aurait fait figure d’abandonnée
par lui et figure de vengeresse et ne fût-ce qu’en pensées,
mais ce qui de loin ne faisait souvent que plus d’effet. Que cela
avait été bel et bon d’être seul et combien inquiétant, de mauvais
goût et même ridicule. Cela viendrait comme cela viendrait. Ce qui
était certain : reculer maintenant devant elle qui le voulait
serait un abandon tout particulier — cela aurait été une
manière particulièrement lâche et honteuse de laisser en
plan.
Sur le seuil de la salle, Don
Juan nettoya soigneusement ses chaussures avec une feuille du seul
arbre de la cour. Les mains, il se les frotta à une touffe de thym
sauvage. Il ouvrit et ferma les yeux, plusieurs fois de suite et se
tapa sur les joues en même temps, dans le rythme, comme le
faisaient les héros des vieux films, après s’être passé de la
lotion après rasage. À l’intérieur, la musique de danse reprenait
qui s’était tue depuis quelque temps, et au lieu de se mettre à
tourner avec elle, il se tint sur une seule jambe et regarda
derrière lui, pardessus son épaule, le ciel qu’il vit plus
ouvert que jamais pendant que lui revenait, plus douloureusement
que n’importe quoi, son enfant mort. Comme le ciel pouvait
sembler fertile, incomparablement réel et spacieux, quand on levait
les yeux vers lui, au moment propice, et paraître, incomparablement
concret et ample, encore et toujours, rien qui soit plus
spatialement réel, plus réellement spatial. Et pour le moment, c’en
serait donc fini. Non sans ressembler au cordonnier qui passe de la
rue ensoleillée à l’atelier obscur pour la journée entière, au
porion qui disparaît dans sa mine et pas seulement, le temps d’une
équipe, Don Juan franchit à nouveau le seuil de la salle du
mariage ; c’étaient en tout cas ces images-là qui lui venaient
en racontant.
Auparavant, outre la mariée,
il avait encore eu des regards pour celui-ci ou celui-là dans la
salle. Il avait vu comment son valet flirtait avec la plus laide
des invitées et lui adressait son rire comme si elle était la
beauté même. Comment les jeunes gens surtout ne cessaient d’aller
toujours à la même fenêtre et crachaient dehors, en direction du
Caucase, comme si c’était une ancienne coutume de mariage. Comment
le pope du village voisin qui avait fait le long chemin à pied, par
collines et ravines caillouteuses, et était arrivé à la fête la
soutane noire, touchant le sol et jaune de glaise et de poussière
de fleurs de genêt, jusqu’au-dessus du genou, et qui dans
l’ouverture de la porte, des doigts de sa main droite tendus à la
verticale ou à l’horizontale, envoyait sa bénédiction divine à tous
les présents, pendant que son visage bronzé brillait sans sueur et
que quelque chose d’oblong, de très mince et de très clair, quelque
chose d’épointé lui dépassait des lèvres, un cure-dents. Comment
tous les invités, y compris les malades et les enfants pour peu
qu’ils soient assis, se levaient au fil des toasts qui se
succédaient de telle ou telle façon, et devenaient tout ouïe pour
celui ou pour ce à quoi le toast était destiné et pendant la durée
duquel, la salle, pour une fois, était tellement
silencieuse !
Maintenant, il n’y avait plus
rien d’autre et personne que la femme inconnue. Le marié, à ses
côtés, c’était comme si, dès le début, il n’avait pas été là ou
tout au plus comme une silhouette, non, pas même une silhouette,
comme simple épaule, comme blanc de chemise, comme moustache.
Maintenant il n’en était même plus question. Il était quelqu’un
d’interchangeable, pas même une garniture, un remplaçant — une
grandeur négligeable dans la tâche à résoudre. C’était une tâche où
ne comptaient plus que deux données : lui, Don Juan, et elle,
la mariée, là-bas. Quelle mariée ? Ce n’était plus une mariée
qui était assise là ; mais seulement la femme. Et celle-ci,
comme d’ailleurs toutes les femmes qui au long de la semaine, et
peu importe comment, avaient été siennes, était, cela se comprend,
indescriptiblement belle.
Il continua à raconter qu’il
était resté debout sur le pas de la porte, qu’il la voyait si près
et si grande, comme à travers un télescope et surtout de façon si
exclusive — comme, par exemple, on peut n’avoir qu’une cerise
seule devant le point de convergence d’une longue-vue, ou la seule
lune, la pleine lune, dans le ciel de nuit qui vous remplit toute
la rondeur du verre, sans même une trace ou un brin de la nuit
alentour. Et elle n’avait pas même besoin de le regarder exprès,
une fois de plus ; un second coup d’œil de sa part et la tâche
aurait à l’instant même perdu toute valeur ; car elle valait
quelque chose, valait plus que n’importe quoi d’autre en ce moment
dans le monde.
Don Juan n’était pas un
séducteur. Il n’avait jamais encore séduit une femme. Certes, il en
avait rencontré un certain nombre qui avaient ensuite dit cela de
lui. Mais soit ces femmes avaient menti, soit elles ne savaient
plus où elles avaient la tête et avaient, en fait, voulu dire tout
autre chose. Et inversement, Don Juan n’avait jamais non plus été
séduit par une femme. Il était peut-être arrivé qu’il les laissât à
leur vouloir ou quoi que ce fût d’autre, ces séductrices qui
auraient bien voulu l’être, mais en un tournemain il leur était
clairement indiqué qu’il ne s’agissait plus maintenant de séduction
et que lui, l’homme, n’incarnait ni le séducteur ni son contraire.
Il avait un pouvoir. Seulement, son pouvoir était autre.
Lui, Don Juan, se sentait
intimidé devant ce pouvoir. Il se peut qu’il ait été moins gêné,
jadis. Mais il y avait longtemps, maintenant, qu’il s’effrayait à
utiliser ce pouvoir. Il me racontait cela ouvertement et pas du
tout sur un ton de fierté ou de vanité, il le constatait plutôt, en
passant, les femmes dont il s’agissait et autour desquelles cela
tournait dans son histoire ici reconnaissaient en lui leur maître,
non pas à l’instant de la rencontre, mais dans celui de la
reconnaissance. Les autres hommes avaient été et seraient ce qu’ils
étaient, et lui le seul, pour toujours Don Juan, elles le
considéraient, oui, le considéraient comme leur seigneur (pas
« maître »). Et elles le revendiquaient comme tel,
presque (« presque ») comme une sorte de sauveur. Sauveur
de quoi ? Sauveur, simplement. Ou simplement, elles les
femmes, les éloigner d’ici, et d’ici et encore d’ici.
Le pouvoir de Don Juan venait
de ses yeux. Il n’avait pas besoin de dire qu’il ne pouvait être
question de regards exercés. Jamais, il ne voulait ni ne projetait
quelque chose de cette sorte. Et malgré tout, il était conscient du
pouvoir ou de la signification qui allait être proclamée, au
moment même où il dirigeait les yeux, non, l’œil, sur la femme de
façon non dominatrice mais plutôt anxieusement consciente.
La façon dont il évitait,
aussi longtemps que possible, de regarder la femme en plein dans
les yeux pouvait être confondue avec de la timidité ou de la
couardise, et c’était, me racontait-il, en effet, une sorte de
timidité, mais en rien de la couardise ! Son œil sur elle,
cela voulait dire : C’était sans retour pour eux deux et il
s’agissait de plus que d’un moment ou d’une nuit.
Un philosophe, il y a bien
longtemps, a désigné le désir de Don Juan, car perçu par la femme
comme étant sans conditions, comme irréversible, comme
« victorieux » même. Mais son histoire, telle qu’il me la
racontait, n’avait rien à voir avec désir ou victoire, du moins pas
avec les siens, à lui, Don Juan. C’était plutôt l’inverse, c’était
lui qui de son regard — et non d’être regardé, il n’avait rien
de remarquable —, lui qui libérait le désir de la femme.
C’était un regard qui saisissait plus et autre chose qu’elle seule,
qui la dépassait et la laissait être, telle qu’elle était, et c’est
pourquoi elle se savait concernée et honorée par lui ; un
regard qui agissait. Assez joué de sa démarche dans la rue, à être
debout ou assise sur les quais de gare, aux arrêts de bus :
enfin cela devenait sérieux, cela pouvait devenir sérieux, et cela,
il le vécut comme une libération.
Cette femme en vint, par le
regard de Don Juan sur elle et par-delà, sur l’espace autour
d’elle, à la conscience de ce qu’avait été sa solitude, jusque-là,
et qu’elle allait y mettre fin, sur-le-champ. (La semaine durant,
ce ne furent que des femmes dans cet état de solitude qui
croisèrent son chemin.) Prise de conscience de la solitude
— énergie pure et inconditionnelle du désir. Et cela se
manifesta chez la femme en exigence aussi muette que puissante, une
exigence « victorieuse », quelque chose qui chez un
homme, si solitaire soit-il, resterait, en toute certitude, sans
effet. De plus, la femme était encore embellie du fait de cette
exigence, aussi belle et beauté qu’elle pût être, jusqu’à
plus-belle-pas-possible, alors que pareille expression pour un
homme…
Don Juan laissa ouvert le tout
et les détails de la fin de l’épisode avec la mariée du village
caucasien. Et moi je ne voulais pas connaître les détails, du moins
pas ceux qui étaient décisifs. Et la fin, dès ses premières
phrases, m’était devenue évidente. Selon sa manière à lui, il
racontait, surtout là où il devenait acteur, les actions sous forme
de négations ou bien il les sautait tout bonnement, comme quelque
chose dont il ne valait pas la peine de parler. Ainsi, il lui
suffisait de dire que debout à la porte de la salle, il n’était pas
allé vers la jeune femme. Et qu’il ne lui était pas non plus tombé
dessus ou autres choses de ce genre. Et ils n’avaient pas non plus
disparu ensemble dans une pièce, à côté ou dehors. Et ils n’avaient
pas non plus échangé un seul mot, ni un
« Viens ! », ni un « Maintenant ! »,
ni un « C’est le moment ». Et, bien qu’ils aient été
ensemble, sans timidité et sans honte, comme on ne pouvait qu’être
ensemble, ouvertement et en plein jour, au milieu de tous les
autres invités, personne n’avait eu de regard pour eux, à plus
forte raison, remarqué ou vu quelque chose ; cet autre système
du temps, qui dans leur fusion réciproque, peu importe comment, fut
mis en route, fit qu’ils n’étaient plus perceptibles, selon
peut-être ces corps qui passaient en bougeant, devant lesquels
l’œil humain n’est pas assez rapide ni assez lent, pour
s’apercevoir que ces corps-là sont pris dans un seul
mouvement.
Cependant, Don Juan me raconta
un certain nombre de choses qui, une semaine plus tard, le
poursuivaient encore, en surface et en profondeur. Pour ce qui
était de lui, il avait, au moins, une action à raconter, minime il
est vrai : Après être enfin allé, selon un arc de cercle, vers
la mariée et, comme il le devait, s’être révélé à elle par son
regard, il recula de quelques pas et produisit ainsi un champ
magnétique auquel la jeune femme, sa résolution prise, se
laissa aller, comme à quelque chose d’évident. Ce qui frappait,
peut-être, c’était que Don Juan, quand des actions avaient lieu
dans son histoire, n’en rendait que brièvement compte, alors qu’il
prenait avec application de longues inspirations pour ce qui
était des états et des déroulements intérieurs.
Leur rapprochement à tous deux
fut favorisé par un incident qui faillit se terminer par la mort
d’un être humain. L’un des invités avait avalé une arête de travers
et menaçait d’étouffer. Dans la grande salle la confusion était
complète, avec ces cris stridents de l’homme qui avait bondi de sa
place, cris qui devenaient, de plus en plus, gémissement, plainte,
halètement pour finir en battements muets des pieds et des mains.
L’homme entre-temps était tombé par terre et se roulait sur le sol
de la salle, le visage rouge, proche du noir de seiche. Les gens,
debout autour, donnaient des conseils en tous sens et les lui
criaient penchés vers lui. Seulement, celui qui étouffait
n’entendait plus rien et les bouts de pain qu’on lui fourrait dans
la bouche pour avaler l’arête, il les recrachait aussitôt de
manière convulsive. C’est un regard qui le fit revenir à lui,
pendant tout ce temps il avait, implorant, cherché un tel regard.
N’importe qui d’ailleurs aurait pu lui rendre ce service, il n’y
avait pour cela besoin d’aucune faculté ni de formation
particulière. Pendant ce laps de temps, il fut rassuré et cela
suffit pour qu’il se laissât faire. De derrière on lui boxa le dos,
etc., et voici que quelqu’un, déjà, lui tirait l’arête ou ce que
cela pouvait être de la gorge, et ainsi de suite.
Ce n’est pas à ce seul être
humain, mais à la noce entière dans la salle que la vie semblait
avoir été rendue. Les autres étaient assis là avec celui qui avait
été sauvé et ils geignaient et soufflaient de la même façon et
ainsi de suite. D’un coup, la mort avait été omniprésente, chacun
des présents l’avait sentie non pas faire irruption, mais éruption
en lui, au milieu le plus intime de lui-même, et personne dont le
sentiment de vivre, aussi tremblotant qu’il ait pu être, n’ait été
accru, sinon porté à l’extrême par l’éruption de la mort. Et quelle
danse ne se déchaîna pas là, tout à coup, même ceux qui n’avaient
encore jamais dansé ou ne le faisaient plus depuis longtemps
s’étaient rassemblés et on dansait sans sauvagerie, sans hystérie,
tout au moins au début. Et comme il est d’usage dans un mariage
caucasien, les quelques invités de hasard et ceux de la tribu se
mirent à se parler, ceux ennemis déjà depuis très longtemps, à cela
correspondait la soudaine prolifération du vin sur les tables, qui
comme c’est l’usage aussi en Géorgie arrivait par bouteilles
entières, aux moindres des tables. Et, çà et là, on voyait un
enfant, qui lui ne buvait pas, embrasser et étreindre son père ou
sa mère, alors qu’il était évident qu’aucun de ces enfants n’avait
jamais, ne fût-ce que fugitivement, étreint ses parents.
Don Juan et la jeune femme,
maintenant l’un en face de l’autre, dans l’agitation générale,
ne respiraient plus depuis longtemps. Quelque chose d’autre
respirait en leur lieu et place. Puis, lorsque leur temps, à eux
deux, fut passé, dans un dernier plein éclat, à la fois manqué et
manque, aussi menu qu’implacable, qui voulait dire être en accord
avec le manque — du moins pour Don Juan —, ils se mirent
à rire et se quittèrent l’un l’autre et se détournèrent au même
instant avec des mouvements et des pas comme exactement reflétés
l’un sur l’autre. Il reconduisit la mariée à son époux, à la longue
table en marchant devant elle, à distance. Mais ce qui
en chemin l’étonna, lui qui avait l’expérience : c’était
que l’éclat resplendissant et le rire silencieux se prolongeaient.
Le plancher resplendissait à ses pieds. Les pommes de l’année
précédente pourtant ratatinées et ternies resplendissaient et
riaient dans une coupe. Même les araignées et les faucheux sur le
crépi enfumé de la salle resplendissaient en quelque sorte. Et quel
ciel dehors devant les fenêtres ! Et de neige aussi pure, il
n’en avait plus fait l’expérience depuis une éternité. Et même le
bruit du vent arrivait resplendissant en accompagnement de
l’accordéon, à l’intérieur de la salle, le seul instrument qui
jouait si bas qu’on l’entendait à peine non une mélodie populaire
ou un tube, mais une mélodie de La Flûte
enchantée — une aria de l’opéra, arrangé à l’accordéon,
quelque chose d’à ce point fervent n’était pas non plus arrivé aux
oreilles de Don Juan depuis une éternité. Ils se donnèrent la main,
les deux mains, comme mêlées l’une à l’autre, pour la vie pour
l’adieu. Enthousiasmé il se sépara d’elle : paradis des
adieux.
Cependant, lorsqu’il se
retourna vers la femme, il sut qu’elle ne partageait pas son accord
avec le manque et la privation. Son regard était un regard de
colère noire, non contre lui en particulier, mais en général, une
colère de fond. Ce qui venait d’arriver entre eux, ce ne pouvait
être tout. Il ne fallait pas que ce soit tout. Son temps à elle, en
ce qui la concernait elle, la femme, n’était pas du tout écoulé,
pas du tout, et ne serait jamais écoulé. Et lui, Don Juan, il
sut ainsi qu’il lui fallait s’éloigner d’elle, à l’instant
même — oui, il ne voulait pas fuir, il s’insurgeait là
contre —, il le fallait. Elle ramenée à son mari, qui
d’ailleurs de loin le regardait comme un ami très cher, tout comme
lui, en s’apercevant enfin de sa présence, en éprouva un sincère
sentiment d’amitié, et le voilà loin.
C’est ainsi que cela se passa.
Sauf que la fuite de Don Juan coïncida avec celle de son valet. Et
celle-ci, contrairement à la sienne, sautait aux yeux, offrit tout
ce que des mouvements de fuite ont à offrir. Sa propre fuite fut
poursuivie par la seule femme abandonnée, par ses seuls yeux,
plus tard, à des lieues déjà, « hors de portée », il
prétendit l’entendre grincer des dents, cracher, mais surtout se
plaindre. (Jamais Don Juan, qui pourtant poussait continuellement
ses soupirs, n’avait soupiré pour une femme ; devant elle, il
n’en était même pas question, c’eût été inconvenant, il aurait
ainsi rabaissé et la femme et lui-même.) Le valet en revanche prit
la fuite devant tout le monde et tout ce qui parmi la noce pouvait
bouger d’une manière ou d’une autre se mit à sa poursuite et à
celle de son maître qui attendait, déjà assis dans la voiture. Ce
ne furent pas seulement des pierres qui se mirent à tomber dans la
poussière derrière la voiture, de façon tout à fait classique (sauf
que cela ne la fit pas s’envoler), mais il se forma presque une
chasse à l’homme, en bonne et due forme, à ceci près qu’elle cessa
d’un seul coup, à la limite de la commune exactement, là, comme si
cette limite, telles les frontières intérieures des États-Unis,
marquait aussi la fin du droit de poursuite.
Sur le visage du valet, des
égratignures fraîches, qui pour une part saignèrent encore
longtemps, étaient venues s’ajouter aux anciennes. Il conduisait
sans son veston de fête et la chemise blanche déchirée ; les
égratignures se continuaient loin dans le dos, la lèvre inférieure
enflée, au milieu, un gros caillot de sang, une morsure, nette la
trace d’une dent dans la chair. Peu avant Tiflis, il retrouva sa
langue. Sous le coup de la peur pour l’invité qui se roulait sur
le sol, luttant contre la mort, ils étaient allés à l’écart,
lui et la laide, sans échanger un mot, comme à l’unisson, et
étaient tombés l’un sur l’autre. En vérité, ce fut plutôt elle qui
entraîna le compagnon de voyage de Don Juan et se jeta sur lui dans
quelque chose comme le placard à balais, etc. Pourtant, il ne niait
pas du tout avoir eu de son côté des visées sur elle. Sur lui,
expliqua-t-il à Don Juan, elle n’avait pas du tout fait l’effet
d’être laide et ce dès le début, sans que l’atmosphère de la fête,
vin ou excitation, y ait ajouté quelque chose. De toute façon,
depuis toujours, c’étaient celles qui passaient généralement pour
laides qui lui plaisaient. Il suffisait que survienne une femme
marquée par la variole et une sorte d’attendrissement le
saisissait. Et en même temps il aurait voulu l’avoir avec ses
cicatrices. Il avait l’air littéralement embarrassé, dès que l’une
de celles pas si jolies à voir, au sens habituel, faisait son
apparition, embarrassé à force d’être touché et d’être porté à la
conquête. Il rougissait à chaque fois que surgissait son type de
femme, Don Juan pouvait le prévoir au fil de la semaine — il
rougissait et regardait, troublé, d’abord de côté, presque
décontenancé. Et d’aller au vol, sur ce type de femmes, lui disait
son valet, ce n’était pas par manque de goût ni même par
perversion. Celles un peu enlaidies aux yeux d’un autre, celles un
peu fanées, celles qui font tapisserie ou se faufilent le long de
quelque muraille ou cloison, elles étaient son affaire à lui. Avec
elles il tentait l’aventure sur l’instant ; d’amour il n’était
pas question.
Il avait été surpris avec la
« laide » dans la resserre à balais ou la lingerie, entre
les balais ou sur la planche à repasser, par des invités accourus
qui cherchaient à empêcher quelque chose comme un meurtre ou un
assassinat. Que tout le village caucasien ait voulu le punir de son
acte venait du statut social de la fille : elle passait pour
faible d’esprit et les faibles d’esprit étaient considérées comme
intouchables ; étaient rigoureusement taboues ; lui en
tant qu’autochtone aurait dû le savoir. Lui en revanche affirma
plus tard devant Don Juan que, certes, il connaissait ce tabou,
mais que d’autre part il savait que sa partenaire n’était pas
« dérangée ». Déjà avant, au fil des heures, cela lui
était apparu. Quelqu’un avec des yeux pareils ne pouvait qu’être
normal, mieux encore à la hauteur de la situation. Et ces mains
douces qu’elle avait, cette prétendue débile.
Dès le lendemain soir, Don
Juan et l’autre atterrirent à Damas. C’est ainsi que cela me fut
raconté, une semaine plus tard. Évidemment, je ne devais pas
demander comment ils y étaient arrivés. Et je ne le demandai pas.
Il me suffisait que cela me parut possible. Je ne demandai pas non
plus où Don Juan, où son valet avaient passé la nuit, à Damas. Cela
fut laissé à mon imagination comme pour les étapes suivantes. Mais
je n’avais pas besoin d’imagination, elle m’aurait même brouillé
l’écoute, de même que je n’avais pas besoin du bulletin
météorologique syrien : il était clair que là-bas aussi, l’air
du mois de mai était traversé par essaims du duvet de semences de
peupliers et je le voyais, au long de l’histoire, au passage,
rouler sur la terre d’un jaune-rouge, le long des murs tout aussi
rouge-jaune, pendant que dans son sillage, la matière semblait
perdre ce qu’elle avait de pesant.
C’était une certitude pour Don
Juan, déjà, au soir de l’arrivée à Damas, il rencontrerait une
femme. Le temps à venir, de durée indéterminée, serait un temps à
femmes et une femme donnerait l’autre. Dans la mesure où il s’était
laissé aller à la mariée caucasienne — il ne disait pas
« avec elle » —, il tombait sous le regard de ces
femmes particulières dont son histoire parlait. Cela ne venait
certainement pas d’une odeur, comme voulait le faire croire son
valet, entre-temps devenu son confident, dans sa tirade contre le
monde des femmes (il en sera question plus tard) :
« Elles les sentent à des lieues à la ronde quand il y en a un
qui s’approche, un qu’on peut avoir. » Qu’on l’ait accueilli
comme celui qu’on n’attendait déjà plus, cela venait de sa
complicité, non pas nouvelle, mais manifestée pour la première fois
et qui provoquait chez ces femmes quelque chose de fondamentalement
différent d’un quelconque désir d’aventure, en association avec une
disponibilité évidente, et de l’insouciance ou de la gaieté en
plus, transmise d’emblée à la femme du jour, rendue presque
insolente ou plutôt audacieuse.
Mais ce qui eut l’effet le
plus immédiat, toute la semaine durant, ce fut l’évidente
simultanéité entre Don Juan et elle, l’autre qui au premier regard
ne se sentait plus l’autre, tout comme lui, l’homme inconnu, elle
ne le sentait plus autre. S’il y avait quelque chose en quoi la
femme avait confiance, c’était bien cette simultanéité. On pouvait
s’y fier : au cours des événements ultérieurs, ils seraient
deux à être ou à agir simultanément. Ses gestes et ses mouvements
seraient aussi les siens. Elle et lui auraient un sens du temps en
parfait accord. En Don Juan — si un nom lui venait à l’esprit,
à elle, ce ne serait en aucun cas celui-ci — cette femme
trouva son contemporain. Ce qu’elle ne savait pas et qu’elle
n’avait pas besoin de savoir : la disponibilité et
l’insouciance que Don Juan faisait rayonner sur elle avaient pour
source principale son deuil perpétuel. Ses années de deuil
n’étaient pas révolues. Maintenant, dans son attachement aux
femmes, la détresse d’avoir perdu l’être humain le plus proche lui
était plus présente que jamais.
Don Juan me raconta moins de
choses de la rencontre de la femme de Damas que de celle qui la
précéda dans le piémont caucasien et des femmes qui suivirent,
moins encore et de moins en moins. Tout juste ceci : cela eut
lieu dans la salle des derviches tourneurs, près de la Grande
Mosquée dont le nom ne lui revint pas — j’aurais pu l’aider,
mais il me répugnait d’associer ma voix à la sienne, lui le
narrateur, et de plus, le nom aurait été de trop pour cet
épisode-là ; la grande mosquée de Damas, c’était suffisant, de
même pour les suivants, il suffisait de dire : près de la
Citadelle de l’enclave de Ceuta en Afrique du Nord — sur un
embarcadère sur un fjord près de Bergen en Norvège — et ainsi
de suite.
Don Juan était assis au
dernier rang, à un concert de derviches tourneurs. Il ne tarda pas
à ne plus entendre les tambours, les cithares, les flûtes (ou
chalumeaux) en concert, ni aucune musique. Il n’entendait plus rien
du tout, n’était plus que spectateur de ces danseurs dans leurs
larges vêtements en forme de cloches, hauts chapeaux cylindriques
sur la tête. La danse était une rotation des corps sur eux-mêmes,
lente en général, laquelle pendant les phases d’accélération
laissait, à l’inverse, l’impression d’un ralentissement puissant,
qui s’imposait, vêtements compris qui volaient avec ceux qui
tournoyaient là, les yeux rivés invariablement droits sur la salle
ou sur autre chose, bras étendus, l’une des mains comme montrant le
sol, l’autre ouverte, en coupe, vers le ciel. Extase ? On ne
pouvait imaginer plus calme que ces derviches qui en tourbillonnant
autour d’eux-mêmes devenaient par moments presque invisibles et
rien non plus d’aussi absorbé en soi-même. La plupart des danseurs
étaient âgés et c’est pourquoi le calme qui s’en dégageait était
encore moins étonnant. Mais vers la fin de la cérémonie
— c’était plus une cérémonie qu’une simple prestation —
un très jeune derviche, encore presque un adolescent, reprit le
tournoiement des anciens. Il tournait avec légèreté et en même
temps extraordinairement sérieux, quelque chose de lointain, de pas
vide en tout cas, à hauteur des yeux. Et enfin revenu à l’arrêt,
pas de sourire, pas même d’esquisse de sourire, tout au plus
quelque chose d’ouvert sur son visage.
Et une fois de plus Don Juan
se vit pris en compte de cette façon précise par une femme dans
l’assistance. Ici c’était elle qui, assise à l’une des premières
rangées, tourna la tête, comme un temps après que les instruments
se furent tus et que les rotations des derviches se furent
effacées. Et une fois encore, il ne me décrivit pas la femme
— elle était, cela allait de soi, indescriptiblement
belle —, comme variante, il me raconta qu’à première vue, à
cause de son foulard et de la robe foncée fermée jusqu’au cou, il
l’avait prise pour une religieuse, mais avait remarqué ensuite que
la plupart des autres femmes dans la pièce étaient habillées de
façon semblable, même celles encore à demi des enfants.
Bien des choses arrivèrent par
la suite comme avec la première femme, celle du jour précédent,
dans l’autre pays, exactement pareilles par le son et par
l’image (bien qu’une semaine plus tard, il ne lui vint à l’esprit,
à lui, Don Juan, nulle intonation, nul timbre de voix, nulle phrase
des deux, mais d’elle seule, des images plus prégnantes encore par
le seul fait d’avoir été vue incidemment). Mais que la plupart des
choses se répètent et se répètent aussi avec les femmes, les jours
de la semaine suivante, ne le dérangeait ni ne le faisait hésiter
ni reculer — effrayé à en reculer, il ne le fut un moment que
la première fois, lorsqu’il ne s’agissait pas encore de répétition.
La répétition des choses avait bien plutôt son propre élan et
ensuite de plus en plus fort, et lui se laissait aller comme à une
évidence, oui à une loi, sinon à un commandement. Faire ou ne pas
faire avec la femme de maintenant la même chose qu’avec celle de la
veille, que cela soit donc. La répétition seule lui donnait du
cœur.
Cela ne voulait pas dire qu’il
n’y avait pas de variantes. Celles-ci intervenaient à chaque fois,
une seule, peut-être, minuscule. Par la variante, le commandement
était accompli et devenait en même temps partie d’un jeu, devenait
commandement et libre disposition. Ou comme son valet le dit plus
tard, les variantes mettaient du piquant.
Les femmes en question déjà,
celles qui incitaient à raconter, à ce qu’on les raconte, elles,
elles-mêmes, les personnes et existences, se révélaient, jour après
jour, dans leurs traits essentiels comme des répétitions. Elles
toutes, jusque-là, avaient vécu dans une solitude scandaleuse qui
ne devenait scandaleuse pour elles que maintenant et dont elles ne
prenaient conscience qu’à l’instant. Elles toutes, de pays en pays,
étaient autochtones et pourtant singulièrement étrangères. Elles
toutes, d’ailleurs, n’avaient rien de frappant, comme sans
caractères particuliers et devenaient seulement belles, mais alors
indescriptiblement belles, aussitôt que leurs yeux s’ouvraient et
qu’elles se faisaient enfin voir. D’elles toutes se dégageait
quelque chose de sombre, oui, de menaçant, mais qui ne lui faisait,
quant à lui, peur qu’en passant. Toutes étaient sans âge, oui
semblaient jeunes ou moins jeunes, d’une dignité par-delà les âges.
Toutes, et où qu’elles fussent, cherchaient toujours du regard qui
était à leur hauteur et elles avaient la présence d’esprit d’agir
sur-le-champ, en conséquence. Elles toutes existaient de façon
urgente, comme depuis toujours, sur le seuil de la mort, de la
folie, sur le point de se lever et de prendre la fuite ou de tuer.
Elles toutes pouvaient devenir dangereuses. Et elles toutes, même
quand il n’y avait rien à fêter, ni mariage ni bal, se mouvaient
sur la scène, même la plus quotidienne, dans une lueur, plus encore
dans un parfum de fête — et dans l’après-coup, il les vit
toutes en blanc. Et aucune, parmi elles, pour autant qu’elles
ouvrissent la bouche, ne parlait de malades ou de mourants.
Une autre répétition :
ces circonstances extérieures qui faisaient se rencontrer la femme
et Don Juan et représentaient également une sorte de seuil. L’effet
produit par l’arête de poisson dans le village caucasien fut le
même que celui que fit à Damas une tempête de sable et dans
l’enclave de Ceuta, peut-être, la guerre annoncée pour le
lendemain, et ce fut aussi l’effet que produisit dans les dunes
hollandaises, au cinquième jour de la semaine racontée, le raz de
marée qui déboulait du Nord. (Pour la seule femme du jour d’avant
son apparition à Port-Royal, Don Juan n’eut pas besoin d’un tel
seuil extérieur, avant l’élan final — leur seule fondamentale
fatigue réciproque avait suffi.)
Les variantes de Damas, telles
que me les racontait Don Juan, et c’est à partir de là, quand il
s’agissait de lui et des femmes de la semaine, qu’il racontait
presque seulement les variantes, mais chacune, avec un éclat dans
les yeux : le plancher avait-il craqué en Géorgie sous lui et
la femme, ici c’était le sol sous eux qui avait crissé. Au lieu
d’attendre la femme dans la foule, il l’attendait à l’écart, loin
derrière la mosquée, dans un espace en démolition, un no man’s land
momentané. Il en était certain d’avance, elle allait y faire
son apparition, sans même qu’avec sa façon de revenir en arrière il
lui ait montré la direction — c’était un temps où les femmes,
celles dont il était question, dans son récit, avaient fait de
telles régions leur domaine le plus à elles — les lieux
écartés étaient leur domaine —, sauf qu’elles ne pensaient ni à
chasser ni à chercher — elles ne voulaient en règle générale
ne rien y faire d’autre que d’y aller et venir, seules.
Il attendit longtemps. La
veille, il avait encore fait plein soleil et maintenant, c’était
bientôt nuit noire. Le croissant de lune paraissait plus plein que
celui, mince comme un cheveu, au départ du Caucase. Évidemment, si
la femme avait eu une autre idée, cela aurait plus que convenu à
Don Juan. Ce qui l’attendait, c’était une épreuve dont il ne savait
pas le moins du monde de quoi elle serait faite. Il ne connaissait
pas la matière de l’épreuve et il ne fallait pas qu’il la
connaisse, et l’épreuve allait être autre chose que simplement
difficile, elle allait exiger de lui l’extrême (et cela dût-il
couler de source). Il n’avait pas le droit de s’y dérober. Il
devait attendre que la femme fasse son apparition. Il importait de
ne pas prendre la fuite, pas en cet instant. De toute façon elle le
trouverait, ici ou ailleurs. Pour l’heure, devant la femme, il n’y
avait pas d’échappatoire possible.
Elle fit son apparition
lorsque la lune fut voilée par la tempête de sable qui se levait.
Avant qu’elle ne vienne, nul pas ne s’était fait entendre. Elle se
trouva là, simplement. Don Juan avait si longtemps regardé
l’obscurité qu’une lumière, si faible eût-elle été, l’aurait
aveuglé, et elle avançait sans la moindre lampe sur l’amoncellement
de tuiles de glaise, vers lui, dans l’obscurité. Nul halètement ne
se fit entendre, bien que visiblement elle ait couru. Comme ces
femmes savaient être silencieuses, et combien vite elles
débouchaient — d’un coup elles étaient là —, et comme
elles restaient secrètes du début à la fin (non, sans fin) sans
jamais faire ni mystère ni cachotteries.
Allées et venues, en commun,
sous la protection d’un fragment de mur contre lequel sifflaient
les jets de sable. Une semaine plus tard, Don Juan parlait des
tiges de fer qui sortaient du haut des murs et de la musique
extraordinaire que la tempête produisait dans l’entremêlement de
câbles, de pointes et de tuyaux au-dessus de leurs têtes. L’assaut
de l’air et des grains de sable contre le fer n’était pas régulier,
du moins par moments. Il enflait, se relâchait un peu, n’en enflait
que davantage, puis affaiblissait son souffle en brise, puis même
en haleine, pour s’y remettre de nouveau, plus violent que jamais
et ainsi de suite, sans baisser ou tarir tout à fait, ne fût-ce
qu’un instant. Il en sortait un son continu dans le chevalement de
fer dressé dans la tempête et là où un mouvement régulier de l’air
n’aurait fait entendre qu’un hurlement, un hululement et un vacarme
uniforme, il se formait une véritable mélodie, quelque chose de
tout autrement régulier. Et il s’agissait d’une mélodie
harmonieuse. Certes, les mesures en étaient toujours de longueur
différente, entre le ton le plus haut et le plus grave, on aurait
pu ajouter par la pensée une portée supplémentaire à l’échelle des
tons, en bas comme en haut. Mais les transitions entre une hauteur
de son inaudible et des graves, à peine audibles, les alternances
entre les mesures plus courtes et les plus longues, les alternances
entre sonorités montantes et descendantes ne se faisaient jamais de
manière abrupte ou soudaine, par hasard ou de manière arbitraire,
mais constamment de manière harmonieuse et elles se disposaient
avec le temps — dans bien des langues le mot pour
« temps » était le même que pour
« mesure » — en forme de mélodie orchestrée par la
vibration des câbles, par le tambourinement des barres de fer à
demi détachées et surtout par le système des tuyaux ouvert à la
tempête, à l’avant et à l’arrière, qui donnaient pour ainsi dire le
motif de base de la mélodie pendant que câbles et tiges en
assuraient le rythme. Et quelle mélodie. Don Juan me la fredonna et
me la chanta, d’une voix d’abord cassée, puis de plus en plus
forte, tout en se levant de son siège de conteur et allant et
venant, bras écartés, dans le jardin de Port-Royal, et moi, moi qui
depuis longtemps n’étais plus sûr de rien, j’étais sûr que s’il
avait présenté en public ce morceau de musique il aurait conquis,
d’une façon à nulle autre pareille, la terre entière.
Finalement, la tempête de
sable de Damas s’accrût et devint quand même uniforme. À ceci près
que sur le fer rouillé, après la mélodie tantôt montante, tantôt
descendante qui avait précédé, ce n’était pas un hurlement et un
grincement monotone qu’on entendait — bien que ce le fût
aussi, accompagné d’une sorte de grondement —, mais comme le
grand éclat final. Tous les deux, homme et femme, pendant ce temps,
se mirent derrière le pan de mur et prêtèrent l’oreille. En plein
milieu, à un moment, le cœur de Don Juan s’en brisa presque, à
force de deuil. Mais c’était celui-ci, justement, qui, en retour,
lui rendait sa force. Il le faisait sortir de lui-même. Le deuil
faisait devenir plus que personnel. Et il faisait merveille. Dans
la nuit de tempête obscure les couleurs éclosaient. Au-dessus du
couple, le rouge des cerises éclata à l’instant dans le feuillage
d’un cerisier qui végétait à demi, parmi les décombres et cela sans
source lumineuse visible. Un bleutement au centre du ciel noir. Un
fort verdoiement sur le sol qui grinçait sous eux. Dans le monde de
la panique, Don Juan se voyait chez lui. Ce monde entre tous était
le sien. Et c’est là qu’il la rencontra elle, la femme. C’est dans
le monde de la panique qu’ils se trouvèrent.
Une langue, encore, avait un
mot pour dire une manière de temps ou de laps de temps, le mot
« en nul temps » : « En nul temps il alla de A
à B. » Et Don Juan se servit de cette expression encore et
encore, au figuré, certes, pour l’histoire des sept jours de son
temps de femmes. C’est en nul temps que ce fut le matin avec la
femme, à côté de lui, dans les friches des alentours de Damas.
C’est en nul temps que la tempête de sable avait fait place à un
vent de petit matin qui ne faisait plus qu’éventer sans bruit, venu
« du Yémen », comme se fit entendre la femme de manière
inopinée. Déjà les coqs chantaient, les coqs de ville, comme les
coqs de la campagne de Syrie. Déjà gloussaient partout les dindons
— non, ils avaient gloussé la nuit durant. Les paons criaient
déjà — non, ils avaient cocolé ainsi la nuit entière. C’est en
nul temps que les voix des muezzins appelaient à la prière du
matin, de par la ville entière, soit en chair et en os, du haut des
minarets, soit sur des disques qui craquaient ou sur bandes
magnétiques qui chuintaient. Au lieu de nuages de sable, des nuages
d’essence. Déjà les traînées de condensation dans le ciel, déjà
l’éclat soudain des hirondelles, à angle droit, déjà le
scintillement des semences de peupliers vagabondes, tout en haut
dans les airs. Et ce qui criait maintenant, là, hurlait, beuglait
une lamentation, et qui ne venait pas de commencer, cela ne pouvait
être, ici chez les Arabes, un cochon en route pour l’abattoir, ce
n’était, on le reconnaissait aux sanglots, aux gémissements, pas un
animal du tout — mais pas non plus un être humain, en tout cas
pas une grande personne, pas quelqu’un qui avait fini de grandir,
ou si, un adulte, mais abandonné par Dieu et le monde entier et
pleurant, comme ne pleure qu’un enfant et cela toute la nuit déjà
et jusqu’à maintenant et sans fin et ainsi de suite.
Ce fut le moment où, en
accord, Don Juan et la femme retrouvèrent le temps habituel. (Qu’il
n’en était pas tout à fait ainsi pour elle, il s’en aperçut un peu
plus tard et du coup il ne lui resta rien d’autre à faire que de
s’en aller au plus vite.) Ils ne se séparèrent pas tout de suite.
Il rentra encore avec elle. Elle lui fit cadeau de son collier avec
la main protectrice de Fatmah. Ils prirent leur petit déjeuner
ensemble, et son enfant aussi, réveillé, déjeuna avec eux. Celui-ci
était assis à côté de l’inconnu, comme si de rien n’était. La
présence de Don Juan lui était plus qu’évidente. Il le regardait
rayonnant, en silence, comme s’il était quelqu’un qu’on attendait
depuis longtemps. Cet étranger-là, qu’il restât ou non, était un
ami. À Damas ce fut un enfant qui prit la place du marié du
Caucase.
Son valet dormait dans la
chambre à côté, à l’auberge. Pas de réponse aux coups que frappa
Don Juan. La porte n’était pas fermée et il entra. Dans la pièce,
l’obscurité totale, les volets clos sans rais de lumière. Un
rougeoiement de cigarette et aussitôt, à côté, un autre. Si ce
n’est l’inspiration et l’expulsion de la fumée, chaque fois double,
aucun autre bruit et longtemps ; jusqu’à ce que Don Juan aille
sur la pointe des pieds, comme si c’était lui le valet et eux deux
dans le lit les maîtres, à la fenêtre, tirer les rideaux et
rabattre les volets plus doucement encore, si possible. Le couple
pendant ce temps-là, sans paraître si peu que ce soit aveuglé par
la soudaine lumière du jour, continua à fumer, à tirer sur leur
cigarette, comme dans une scène de nuit d’un film, considérant
d’abord ce tiers dans la pièce comme s’il n’était pas là. Celui-ci
ne regardait pas, exprès, il est vrai, mais portait plutôt les yeux
dehors, sur la rue matinale, mais son coup d’œil fugitif sur le
valet et la femme lui avait laissé, après avoir quitté Damas, une
image d’après coup, d’autant plus persistante. Quand on ne fixait
pas quelque chose exprès et l’effleurait seulement du regard, me
raconta-t-il plus tard, elle pouvait s’imprimer, par instants,
comme aucune contemplation intentionnelle. Peu importe : ce
qui lui restait de la nouvelle bien-aimée de son valet, c’était une
fois encore sa laideur qui sautait aux yeux, défigurée qu’elle
était par les cicatrices de l’acné, de la variole ou de la
lèpre et avec cela un sourire éhonté, bienheureux, pendant que
l’amoureux, dont les morsures et les ecchymoses semblaient comme
guéries du jour au lendemain, n’arrêtait pas, tout en continuant à
faire des ronds de fumée, de tirer la jeune fille par les cheveux,
les seins et avec insistance par le nez qu’elle avait, bien
sûr, long et recourbé, avec une expression indissolublement mêlée
de rage et de plaisir, de tendresse et de dégoût, de satiété et
d’avidité, de désir et de sentiment de culpabilité (lequel ne
provenait en rien de la survenue de son maître).
Une semaine plus tard, nuit et
demi-journée suivantes revinrent à Don Juan qui se les remémorait
par les quelques détails suivants : Un couple, en bas dans la
rue, devant l’auberge, la femme déjà vieille, marchant derrière
l’homme, lui aussi âgé, à grande distance, toujours égale, bien que
lui, devant, parût accélérer et elle, derrière, ralentir. (Un
couple pareil s’était déjà déplacé ainsi dans le village caucasien,
sauf que l’homme marchait derrière la femme, loin derrière elle et
à l’inverse, elle d’un pas mesuré et lui ramant des bras, les
jambes comme au trot.) Et un oiseau avait sauté d’un îlot d’herbe à
l’autre, telle une grenouille. Et un enfant avait trébuché sur une
pierre à une fontaine et s’était longtemps, longtemps mordu la
lèvre pour ne pas pleurer, et puis, il est vrai…
En chemin, vers l’enclave de
Ceuta — en y pensant, plus trajet que voyage —, Don Juan
fut saisi d’un vrai bâillement. Il ne bâillait pas de fatigue comme
son valet assis plusieurs rangs derrière lui comme un quelconque
passager, qui pour les longues phases de leur déplacement commun
n’avait rien à voir avec son maître. Le bâillement de Don Juan,
c’était celui qui vous saisissait quand on venait d’échapper d’un
cheveu à un danger. On bâillait ainsi, ramené sur la terre ferme,
au tout dernier moment, avant la chute ou lorsque, au cours des
avatars pas si drôles que cela de la guerre, il ne restait entre
les lèvres que le mégot de mégot de la cigarette allumée par le
héros juste avant, au milieu de la bataille, tellement la balle
ennemie était passée près de sa tête. C’était un bâillement plein
d’allant. Sa vie ou son histoire n’allaient plus continuer
simplement comme ça, n’importe comment. De nouveau, en sécurité,
Don Juan se sentait plus que jamais prêt à partir. Cette sécurité,
dans la mesure où elle n’était que provisoire et de courte durée,
il pouvait la goûter pendant le trajet en Afrique du Nord, alors
que toutes les autres occasions de sécurité avaient eu l’effet
contraire.
Goûter ainsi les choses
éveilla bientôt la joie qui anticipait la femme, l’inconnue qui
serait son lot à la station suivante et, inversement, son lot à
elle, et, ce troisième jour de sa semaine de femmes, il se
réjouissait d’avance non seulement de la suivante, mais de celle
qui viendrait après. Et en même temps, il allait de station en
station, à la remorque de son deuil, inconsolable. Peu à peu, un
projet en naquit tout seul. Sans qu’il intervînt. En paix, il se
voyait en fuite, ses fuites, c’était la paix même ; il était à
ce point tranquille, seulement en fuite. Don Juan ne redevenait
inquiet que lorsque la station suivante et la rencontre de la femme
se rapprochaient. Immédiatement avant, il n’aurait rien eu contre
la survenue d’une puissance supérieure, un incendie, un tremblement
de terre ou même, tant qu’à faire, la fin du monde. Pourtant, au
fil de ce temps, il avait su que rien ne pourrait empêcher la
rencontre. L’état de guerre à Ceuta la rendait, « comme déjà
dit », inéluctable. D’un jour à l’autre, il ne régnait pas
d’autre puissance supérieure que celle entre lui et la femme. Et
pas question d’« amour » chez Don Juan. Cela n’aurait
qu’atténué ce qui arrivait.
Pour ce qui était de la femme
de Ceuta, Don Juan ne raconta guère plus que ce qui avait eu lieu,
lors de leur premier et ultime face-à-face, loin de toute
initiative humaine quelle qu’elle fût. Elle n’alla pas avec lui au
désert, à la suite d’une fête ou d’un quelconque autre
rassemblement. Elle se trouvait d’ores et déjà là, quelque part,
devant la bande frontière minée et traversée de plusieurs rangs de
barbelés, ce qui n’empêchait pas, malgré tout, que les peuples des
déserts marocains environnants et ceux plus lointains de Mauritanie
tentent de se faufiler vers l’Europe prometteuse, par-delà la
Méditerranée, par Ceuta revendiqué par l’Espagne. Il alla derrière
la citadelle et soudain, elle était là, derrière lui. La femme le
suivit dans la steppe de sable ferme, comme prétendument les
hommes, dans la rue, suivent les femmes, seulement, pas une seule
fois, elle ne fit comme si elle avait pris le même chemin par
hasard ou comme si elle était en route vers une tout autre
destination. Son but à elle, c’était lui. Aussi ne se cachait-elle
pas, chaque fois qu’il se retournait sur elle, derrière buissons ou
ruines — elle ne se cachait pas, ne cachait ni ses yeux, ni
ses épaules, ni son corps, mais le poursuivait à grands pas, à
grands mouvements d’épaules, les bras calés sur les hanches, la
tête levée, les yeux grands ouverts fixés sur lui. Parfois, elle
lui lançait des cailloux qui étaient des coquilles d’escargots
vides. À un moment elle sembla avoir disparu, et à Don Juan cela
lui convenait tout aussi bien. Il s’étendit sur la terre nue, sur
le ventre, s’endormit et lorsqu’il se réveilla, il vit la femme
tourner autour de lui, couché là, dans les lueurs des phares de la
frontière qui clignotaient aussi vivement que silencieusement. Et
comme si cela ne suffisait pas, il me raconta : Les cercles se
rétrécissaient constamment et pour finir, la femme retroussant sa
robe marcha sur celui qui était couché là non une seule fois, mais
encore et encore, dans un sens puis dans l’autre, sans un mot,
pieds nus. Et c’est alors seulement que Don Juan remarqua que la
jeune femme était enceinte et pas depuis peu.
Il est vrai qu’il s’arrêta
bien plus longuement chez une tout autre femme de Ceuta, avec
laquelle, afin que les choses soient claires d’emblée, il ne se
passa rigoureusement rien. Elle s’assit auprès de lui, à son bras
son valet, le matin du jour suivant, au bar de l’embarcadère du bac
d’Algésiras. Elle s’appelait elle-même une traînée et une
conquérante, et lui ne fit que rendre de manière approximative ce
qu’avait bien pu lui raconter la traînée conquérante.
Elle dit avoir été la reine de
beauté de l’enclave. Il ne devait pas y avoir bien longtemps de
cela et pourtant elle semblait être la seule dans la région à s’en
souvenir. À première vue, elle paraissait difforme — Don Juan
évita le mot « grosse », et « grasse » lui vint
encore moins aux lèvres —, en même temps elle était consciente
d’elle-même, sinon provocante dans sa difformité, aussi n’était-il
pas étonnant que le valet se soit acoquiné à elle, c’était
visible : avec cette expression qui lui était déjà familière,
entre répulsion et attirance, il jetait sans cesse des regards de
côté, vers la femme, pendant que celle-ci parlait d’elle à son
maître. Une troisième chose, cette fois, participait de son
attitude comme une humiliation, la répugnance n’était que feinte,
mais l’attirance en revanche toute de soumission. Du coup, ce
n’était pas elle qui était assise à côté de lui, mais à l’inverse,
lui, l’homme, à côté d’elle — à son côté, toléré comme
quelqu’un qui provisoirement lui tenait compagnie à elle, la
femme.
Depuis toujours, elle avait
voulu, enfant déjà ? oui peut-être, déjà dès l’enfance, se
venger de l’autre sexe. Il n’y avait nulle raison à sa rage
vengeresse, pas une seule. Elle n’avait été ni violée par son père
ou son grand-père ou un oncle ni trompée ou délaissée par un
amoureux. Il lui avait suffit d’avoir été, très tôt dans sa vie,
regardée d’une certaine façon par peu importe quel garçon et pas
même exprès, d’être remarquée, comme ça, en passant — et il
était, dès l’abord, impossible de ne pas la remarquer — et
tout de suite, elle avait pensé, en retour, malheur à toi,
vengeance. Je me vengerai. Aussitôt pensé, aussitôt fait et ce dès
l’enfance. L’autre, attiré dans un guet-apens, on le laisse
s’agiter jusqu’au bout, on le fait sortir de lui et alors, comme
s’il n’y avait rien eu (et il n’y avait rien eu, rien que du
semblant et de la poudre aux yeux), le voilà expédié, comme si de
rien n’était, « envoyé promener », si possible devant
témoins, si possible masculins, dont l’un, qui se croirait déjà le
nouvel élu, serait le suivant de son expédition vengeresse et ainsi
de suite, jusqu’au jour d’aujourd’hui : les petits camarades
d’école de ce temps-là, totalement désenchantés par elle et
expulsés du monde de l’enfance et peu importe lequel, et qui plus
tard ne trouveraient pas non plus leur place dans le monde viril,
c’est comme cela aussi qu’elle voulait les voir les adultes,
châtrés pour toujours, qui, jour après jour, allaient avec elle et
qu’elle renvoyait en un tournemain. C’était cela sa vengeance,
qu’ils ne sachent plus s’ils étaient filles ou garçons. Et ce
n’était pas de désir de vengeance qu’il s’agissait,
racontait-elle à Don Juan, mais de plaisir de la vengeance. Ce
genre de plaisir était tout de suite et tout ensemble avec la
jouissance sexuelle immédiatement satisfait, dès l’instant de
l’union avec l’homme peu importe lequel. Qu’il sorte
d’elle ! Dehors ! Elle n’accordait pas même à
l’homme le plaisir de remarquer son extase, à elle. Pour lui, rien
n’avait eu lieu, rien du tout. Pour lui, à qui elle s’était montrée
comme la femme paradisiaque : réveil brutal du fond des rêves
d’homme. « Le diable me possédait. Le diable me possède.
J’aurai été possédé par le diable. »
Or cette conquérante, cette
vengeresse aimait mieux, incomparablement, infiniment mieux, être
avec des hommes qu’avec des femmes. Et elle en parlait d’une voix
sans la moindre intonation menaçante ou sarcastique. Et cela
sortait d’elle comme avec tendresse, et son visage, comme son corps
tout entier, se dégageait de l’uniformité, beau tout à coup, au son
de ce timbre. Sans intervention aucune, les lèvres se révélaient
soudain tracées, au lieu de boursouflures, on voyait des ailes du
nez qui frémissaient et sans clin d’œil appuyé, il y avait là deux
grands yeux ouverts, aussi soudains que beaux. Pour une part,
c’était encore du chiqué : comme elle en fit elle-même la
démonstration, un tel changement de silhouette, sans nul coup de
main cosmétique, fit très tôt partie de son répertoire, mis au
point devant sa glace, grâce à quoi, en avance sur toutes ses
concurrentes, elle était devenue reine de beauté de Ceuta et par la
suite de toute l’Espagne. Mais en revanche, par-delà sa façon de
parler aux hommes (pas « l’homme » ou « des
hommes » — « les
hommes »), rien de ce qu’il en était de sa peau ne pouvait
s’apprendre. Celle-ci, bien que sa jeunesse fût passée depuis
longtemps, s’épanouissait et devenait lisse. Et ce n’était pas le
visage lisse d’une vengeresse, ferme et impitoyable. Selon toute
apparence les quelques rides du front renforçaient encore un lissé
doux, accueillant avec ces deux lèvres comme pâlies, au milieu de
tout ce rose. Mais ce qui se raidissait en revanche, prêt à bondir,
c’était son corps. Seuls les hommes comptaient pour elle.
Femmes : rien que le mot lui donnait du déplaisir. Rien que
les hommes entraient en ligne de compte, celui-ci et celui-ci et
cet autre et celui-là encore. Et pour chacun, c’était évident
d’avance, sans que jamais elle n’en fasse le projet, elle en
restait à sa vengeance. Et chacun des hommes et quel qu’il soit
était à expédier, à envoyer paître, à bazarder.
Elle en fit la démonstration à
Don Juan, sur la personne de son valet, au bar de la station
d’embarquement du bac de Ceuta, en s’approchant ouvertement d’un
troisième homme. Un long regard à travers le local avait suffi et
il vint, comme sur ordre, à sa table. Elle lui murmura à l’oreille.
Il ne répondit rien, mais attendit, restant sur ses gardes d’une
façon particulière, obéissant ou même servile, la suite de ses
ordres à venir. Elle lui indiqua, à voix haute et audible pour tout
le monde dans la salle, un endroit déterminé et une heure plutôt
imprécise, là et là, le soir de ce même jour. Certes, il avait déjà
son billet pour la traversée vers l’Europe, mais allait la différer
ou même — cela on le voyait tout de suite — y renoncer.
Elle se leva pour s’en aller, sans un sourire, tout comme
auparavant elle était restée impassible en donnant ses
explications, comme si l’auditeur avait été moins que rien. Et pour
son amant de la nuit d’avant, à son côté, elle n’eut pas le moindre
regard, en prenant congé, tout comme pour son éventuel successeur.
Au lieu de cela, elle se tourna vers un couple qui s’étreignait
dans un coin : « Vous deux qui vous regardez l’un
l’autre, tellement complices — votre union de la nuit
dernière, un ratage complet. Ce qu’il faudrait, c’est que,
désemparés et étrangers, l’un pour l’autre, vous fixiez maintenant
le lointain, chacun pour lui seul, désemparé. »
Maintenant c’est Don Juan
qu’elle remarqua, et tout autrement que juste avant : ce fut
lui qui se fit remarquer d’elle, en tant que Don Juan ;
comment, cela il ne me le raconta pas (et il y a longtemps que je
ne voulais plus savoir des choses de ce genre). Elle le reconnut et
eut un moment de recul ; comme devant une apparition ?
devant l’apparition. S’éloigner au plus vite de cet homme, son juge
et exécuteur. Or elle avait, hélas, besoin de l’un ou de l’autre,
d’urgence. Mais celui-là, c’était bien le dernier dont elle eût pu
avoir besoin. Ne plus jamais se présenter à ses yeux. Ne pas
tolérer le pouvoir qu’il avait sur elle, pas même pour un instant.
Personne ne l’entraverait dans la perpétuation de sa vengeance, pas
même celui-là. Ainsi la sortie de l’ancienne reine de beauté devint
une fuite. Au bout du compte, c’est elle qui prit la fuite devant
Don Juan, et à la différence de ses fuites à lui, la sienne se fit
dans la précipitation, aveuglément, sans réfléchir plus avant avec,
comme dans les films, passagers bousculés, jerrycans renversés et
autres choses de ce genre.
Lors de la troisième station
de ce voyage de la semaine, il advint aussi que Don Juan prit son
nouveau valet dans son cœur. Ce fut lorsque tous deux se trouvèrent
assis, l’un en face de l’autre sur les bancs du bac. L’autre était
encoigné là, pâle comme la mort et ce n’était pas dû aux vagues de
tempête du détroit de Gibraltar. Ces gens humiliés, déconsidérés,
me raconta Don Juan, sans m’expliquer pourquoi, c’était son peuple
ou, même, sous la forme de celui-ci seul, sa suite de vassaux, et à
l’inverse cela le poussait, lui, à lui assurer, à celui-ci, une
sorte de vassalité, rien qu’à rester tranquille auprès d’eux,
auprès de lui. Ainsi, lors du départ de Ceuta, avait-il traîné
jusqu’au bateau les bagages de son valet, lesquels faisaient trois
fois ceux de son maître — il lui avait retenu la meilleure
place et c’était lui qui s’était chargé des billets. Il tint ainsi
compagnie à son serviteur et veilla sur lui, pendant la traversée,
en restant à ses côtés et en ne cessant de détourner son regard
pour le porter sur l’enclave rocheuse de Ceuta, dans le lointain
nord-africain qui s’éloignait de plus en plus, dos à l’Europe qui
se rapprochait. Et de manière inattendue, il vit quelque chose
briller et sans le vouloir Don Juan regarda cet homme, devant lui.
Les larmes étaient venues aux yeux de son valet, de façon aussi
soudaine que silencieuse, et les mâchoires moulaient par en
dessous, dans un sens, puis de l’autre pour s’entraîner à la rage
qu’il fallait. Ce n’est que tout récemment que les petites gouttes
de sang sur sa nuque semblaient s’être refermées. Bien sûr, en
plus, les semences de peuplier émigraient, immigraient, par-dessus
le bras de mer, croisées verticalement par les gros grains de la
grêle de mai dont les impacts dans l’eau faisaient jaillir des
vagues autour du bac, des myriades de petits jets d’eau.
Don Juan ajouta que dans le
même bar de l’embarcadère, il prit en secret congé de la femme de
Ceuta — la sienne. En secret ne voulait pas dire cachotteries
ou manières mystérieuses. Elle passa là, dehors sur le quai, en
compagnie d’un homme d’un certain âge, ils se saluèrent, en
silence, ouvertement, sauf que même l’observateur le plus
perspicace — et celui-là surtout — ne l’aurait pas
remarqué. De telles façons de prendre congé de ses femmes, dans la
foule, la bousculade, à distance, c’était celles qu’il fallait à
Don Juan, et à ses yeux, c’étaient celles, aussi, qui permettaient
le mieux de réussir à prendre congé entre homme et femme ;
toutes les autres façons lui en semblaient d’avance condamnées à
l’échec. Et réussir voulait dire, en retour, que leurs corps
respectifs prenaient en secret congé l’un de l’autre, de loin, les
corps entiers. Ces deux corps s’étaient, tout bonnement,
réjouis l’un de l’autre, purement réjouis et en prenant secrètement
congé, ils se réjouissaient, si possible encore plus nettement.
Pour lui, du moins, il en allait ainsi, de telle sorte qu’un
rayonnement venu de son corps, loin, entre-temps, prenait aussi le
sien, lui, en retour, par le regard sur son dos, déjà détourné,
apprit que quelque chose de tout à fait autre se passait qui la
dépassait. Elle non plus ne voulait pas prendre congé pour
toujours. Il ne devait pas, n’avait pas le droit de la quitter pour
toujours. Son dos avec le jeu d’ombres sur ses omoplates nues
menaçait : Malheur à toi, si tu ne reviens pas, exigeait,
commandait. Et par intermittence, le dos qui s’éloignait suppliait
aussi, calme, implorant. Et Don Juan, plongé dans le spectacle, ne
se réjouissait que plus du prochain pays, de la femme
suivante ; n’en ressentait qu’un appétit d’autant plus
puissant pour les corps qui allaient suivre.
Le vieil homme, à côté de la
belle femme enceinte de Ceuta, était d’ailleurs le père de celle-ci
avec qui, la veille au soir, il était resté assis, des heures
durant, en entente avec lui, regardant ensemble la mer en bas, et
chacun, lors de sporadiques dialogues, enlevant au bon moment
le mot de la bouche de l’autre, tous deux, comme depuis longtemps,
en confiance — et cette confiance, en retour, cela voulait
dire pour le père confiance indestructible : de son dos, il
n’y avait rien à craindre pour Don Juan, mais non pas parce qu’il
était si maigre et si frêle.
Ce qui dans son récit restait
de la journée là-bas à Ceuta, surtout, une semaine plus tard à
Port-Royal, c’était le cinéma où Don Juan avait été le seul
spectateur d’une version cinématographique de l’Odyssée, où Ulysse — la fin du film sans
retour auprès de Pénélope ou de son fils — se retrouve, après
ses sept ans d’errance, déposé dans son sommeil par des inconnus
sur son île natale d’Ithaque et ne sait pas au réveil et n’arrive
pas à comprendre qu’il est là où, de tout temps, il avait tant
désiré être ; c’était le bar solitaire du Finisterre de Ceuta
— nulle enclave sur terre qui n’ait ainsi son bar de fin de
terre — au bord de la retombée du continent africain, loin
au-dessus du détroit, où le tenancier, derrière son comptoir, était
un ancien Monsieur Univers, quelque chose de plus encore que reine
de beauté locale, qui devant Don Juan, le seul client dans le
crépuscule de mai, fit jouer l’un après l’autre ses muscles
sous sa peau flapie, en reproduisant son attitude de vainqueur des
photos sur le mur, avec un pauvre sourire car, en plus, une femme
venait encore de le quitter ; c’était le kiosque minuscule sur
la « place de la Vierge d’Afrique », ouvert encore à
minuit, le seul endroit de l’enclave où depuis longtemps tout était
éteint, éclairé de loin à l’intérieur, d’une lumière qui ne luisait
que faiblement, à travers les journaux et revues qui pendaient
devant, mais qui, dès qu’on passait la tête par la lucarne,
illuminait d’une clarté de phare, avec le vendeur éveillé et
silencieux derrière, les quatre murs de la baraque, non pas
les murs, mais les livres disposés par-devant, sans le moindre
vide, pas un endroit du mur, sans un dos de livre et tous ces
livres, en vente, maintenant par temps de couvre-feu, alors que la
guerre menaçait, une librairie, comme Don Juan n’en avait encore
jamais rencontré, et comme on dut tirer et arracher le livre
demandé par lui — il était bien sûr en stock — pour
arriver à le détacher de l’offre accumulée. Et : ce cancéreux
sur le bac avec ses cheveux qui tombaient, il était déjà là, à la
noce du village caucasien. Et : de même l’idiot du lieu qui, à
pas de géant, cheminait à travers les ruelles désertes de la
forteresse, saluait de gauche et de droite, la foule à Damas.
Et : le couple de motards de l’Île-de-France, devant lequel il
prit la fuite pour se réfugier chez moi à Port-Royal, il l’avait,
inversement, déjà rencontré là-bas en Afrique du Nord.
Pas une seule fois, de toute
la semaine, l’idée de compter les femmes en bloc. Femmes et
décompte, une telle question ne se posait pas pour Don Juan, ni
cette fois ni jamais auparavant. Le temps des femmes, il le vivait
bien plutôt comme un grand temps d’arrêt. Ne pas compter, mais
épeler. Son temps de femmes était un temps où il n’y avait
plus de nombres. Ne plus rien compter, rien de ce qui pouvait
s’exprimer en nombres. Arrêter faisait que les lieux et les
distances qui les séparaient, que les trajets ne comptaient pas,
n’incarnaient nulle mesure. Être en route, comme il l’était,
c’était en permanence une manière d’arriver, de même qu’arrivé il
se pensait en route. Par le temps des femmes, il se sentait protégé
du temps des décomptes ; tant qu’il valait, il ne pouvait rien
lui arriver ; chacune de ses fuites faisait partie de ce grand
temps d’arrêt ; c’était chaque fois encore ces fuites calmes,
presque sereines, les yeux grands ouverts. Temps des femmes voulait
dire, encore et encore : on avait le temps. On était dans le
jeu du temps. On jouait dans le temps. Il vous jouait sans cesse,
même pendant le sommeil. On en sentait les pulsations et il vous
échauffait jusqu’à la plante des pieds et le bout des doigts. Ce
n’est pas seulement protégé qu’on se sentait, par cette sorte de
temps, mais bien plus porté par lui et par suite non pas compté,
mais raconté par lui. Un tel temps durant on se sentait préservé et
transmis en étant raconté.
De la femme de Norvège,
ensuite, pour Don Juan il n’y avait pas grand-chose à
raconter ; si ce n’est qu’elle l’attendit derrière une église,
après la messe, pendant laquelle ils s’étaient rapprochés, de plus
en plus, l’un de l’autre (rien de plus naturel et de moins frivole,
m’expliqua-t-il, qu’une femme et un homme dont les yeux du corps et
de l’esprit s’ouvrent l’un à l’autre, grâce à la fête de la
liturgie sacrée, de façon bien plus naturelle que par toute autre
sorte de fête). De plus, selon les conceptions du lieu, la femme
était malade, une folle, une dérangée. Seulement, Don Juan ne
voulait voir nulle folie en elle ni le croire, là moins encore que
jamais, lorsqu’elle-même se dit folle. Il voulait simplement être
là pour elle et il le fut, et comment. C’est ainsi que je
m’imaginai les choses, sans qu’il m’en fît la démonstration.
Ce qui resta à Don Juan de la
journée sur le fjord avec la femme norvégienne : la table de
bois, dehors, la suie sur la neige gelée (comme juste avant au
Caucase), la lumière sur l’eau, le soir, qui, au lieu de
s’éteindre, s’éclaircissait, un temps durant, comme pour
toujours ; la lune, presque l’image de celle de la veille à
Ceuta, de l’avant-veille à Damas ; les cuvettes de glacier
rouges et jaunes lisses comme des miroirs, de la langue glacière
fondue, peu auparavant ; le fait d’être assis là, n’être plus
qu’œil et oreille ; lire, lire, tourner les pages, jusqu’au
jour suivant dans les dunes hollandaises, jusqu’à l’arrivée
du raz de marée, là-bas. Un poisson bondit du fjord. Au bras
gauche d’une vieille femme qui passait se balançait le sac à main
qui avait une très longue courroie, et comme ce sac était petit et
comme il avait l’air vide ! Passait un homme plus âgé encore,
un Chinois, dans son habit bleu, boutonné jusqu’au menton, il fit
place au nouvel arrivé en faisant un grand écart, avec pour Don
Juan une marque d’estime inoubliable. Un enfant n’arrêtait pas
d’appuyer sur les touches d’une music-box hors d’usage, dehors sur
le rivage. Un enfant, un deuxième ou le même, léchait sans cesse
son assiette, le visage invisible par-dessous. Un enfant, le
troisième ou le même, était introuvable et tout le monde était
parti à sa recherche au bord du fjord et criait son nom, indiqué
par la mère, vers la roche nue de l’intérieur des terres, jusqu’à
ce qu’il soit ramené, trempé mais sain et sauf (par qui, c’est ce
que finit par me raconter le valet de Don Juan, enfin réapparu).
Bien sûr, il ne manquait pas non plus le livreur de pizza
adolescent de Ceuta qui ne trouvait pas le chemin de son client et
qui ici en Norvège démarrait dans toutes les fausses directions
possibles et freinait chaque fois désemparé. Et déjà, tiens tiens,
un peu de duvet était revenu sur le crâne du malade du cancer. Et
tiens tiens ! l’autiste assis en tailleur comme en prière, en
plein milieu de la gare routière de Damas, entre les flaques
d’huile, avec son mentor noir à ses côtés, le voici étendu à plat
ventre au bord du fjord, endormi entre les arêtes de poisson sur le
sentier côtier, son mentor, comme à Damas bras croisés, noir et
calme, à côté de lui. Et sans que Don Juan ait eu besoin de les
évoquer, je revis les essaims de semences de peupliers, d’argenté à
gris souris, en train de dériver à travers tout le pays, vers le
bas ou vers le haut, de côté, vers le nord et le sud, de même qu’en
écoutant, je les supposais aux stations suivantes, la Hollandaise
ou la dernière, l’anonyme de Port-Royal. D’ailleurs, après le temps
de la Norvégienne, c’est le valet de Don Juan qui disparut en
premier — non sans avoir préparé le nécessaire pour le voyage
de son maître et même au-delà : chaussettes finement reprisées
comme seule une femme saurait le faire, habit et chemise repassés,
boutons cousus, indétachables et sécurisés en cas de fuite,
chaussures cirées étincelantes, languettes comprises et jusqu’aux
moindres plis, semelles souples, toutes fraîches, comme pour des
bottes de sept lieues. Don Juan donc nouvellement en fuite ?
Il fit simplement allusion au fait que, finalement, il avait dû
prendre la fuite, pour ne pas être le meurtrier de cette femme
— un meurtrier par exigence.
De la femme en Hollande, il
avait encore moins de choses à raconter — ce qui à mon oreille
d’auditeur ne voulait pas nécessairement dire qu’il était déçu ou
en avait assez. Au contraire, Don Juan racontait avec un
enthousiasme croissant de jour en jour, les yeux brillants, qui ne
cessaient de m’éviter et regardaient le vide avec étonnement à
certains tournants de son histoire, comme on en vient à s’étonner
de quelque chose dont on a fait l’expérience par son propre corps,
parce qu’en le rapportant cela sonne à l’oreille comme purement
inventé, né de rien, ce qui ne veut pas du tout dire que ce n’est
pas vrai — et ce n’est qu’à de tels moments d’étonnement que
l’auditeur, à qui Don Juan ne montrait sinon que son « profil
perdu », fut flashé de face.
Ce qui étonnait aussi de plus
en plus d’un jour sur l’autre de la semaine, c’était que les lieux
des aventures de Don Juan devenaient de plus en plus anonymes (les
femmes l’avaient été dès le début, comme il convenait, oui,
s’imposait). Pour ce qui était de la Norvège, le fjord avait encore
été proche de la ville de Bergen — ou peut-être était-ce moi
qui m’arrangeais cela ainsi —, pour la Hollande, il n’y avait
même plus de noms de lieux. La seule chose que Don Juan me fit
savoir de la femme là-bas, c’était qu’elle l’avait rencontré, lui
le fugitif, sur la dune artificielle, en fait une montagne
d’ordures recouvertes et compressées, elle, de son côté, l’a
rencontré comme une fugitive avec un souteneur, véritable kapo sur
ses talons, pour lequel elle avait dû d’abord se prostituer, ce
même jour, une semaine plus tôt, elle n’est en aucun cas, mais
alors pas du tout, une « fille légère » (tout en
racontant, Don Juan passait de plus en plus à la forme présente et
ne me donna plus que les mots clé pour les stations suivantes et
ultime). Le seul autre détail sur la femme des Pays-Bas : Elle
est assise avec lui, à une fenêtre sur un gracht ou un canal
— passage de semences de peuplier, etc. — et une pluie de
mai frappe maintenant l’eau plane comme un miroir et sombre à la
fois, et la femme, tout à coup avec des larmes dans les yeux, dit
textuellement : « C’est cela la
Hollande ! »
Or, je devinai Don Juan,
là-bas, absolument seul, de jour comme de nuit. Seul un chien sans
maître, ou peut-être pas, l’accompagne et, par instants, le devance
même et attend comme pour lui montrer le chemin. De la poussière
s’élève des rails du tramway. Dans un bois de pins, Don Juan retire
une épine de la patte du chien, toujours avec lui et sur la
Promenade, il lui coupe les griffes avec un canif pour qu’elles ne
fassent pas tant de bruit quand il court sur l’asphalte. Sous une
de ces averses recommencées, la journée durant, il est assis sous
l’auvent d’un kiosque, au bord d’une piste cyclable et lit le livre
acheté la veille au kiosque tout différent en Afrique et dont les
pages sont sans cesse frappées par le vent de pluie, comme les
mains et les pieds, il est assis là, dans la clarté obscure et lit
et lit, le chien à côté de lui, dans l’herbe, ou peut-être pas.
Mais partout où il va, se tient ou s’assied, Don Juan sursaute, se
retourne, se lève d’un bond et part en courant, dès qu’il entend un
enfant appeler ou même crier, partout, toute la journée, il entend
des cris d’enfant quelque part, ou se les imagine, à entendre des
cris de mouette ou le grincement du tramway dans les tournants.
Vers le soir, dans la barre de l’horizon, sur la mer du Nord, la
barque des Argonautes émerge vide, sans Jason, sans Toison d’or, et
Médée monte de la plage à sa maison, tuer ses deux enfants. Puis
l’obscurité venue, c’est toute la Hollande qui apparaît, en pays de
néon et de bougies et on déverse de la musique, par-dessus, tout du
long, et chaque fois Don Juan s’éloigne de la musique, de celle-ci
comme de tout autre. Il va plutôt flairer les boutiques de
fleuristes, fermées depuis bien longtemps déjà — tout, mais
pas de tulipes —, flaire le livre, le bout de ses doigts,
temps des femmes, temps de bout des doigts. Et enfin, la nuit
profonde, et le silence, le silence de la mer et enfin aussi,
après toutes les nuits d’avant, la pleine lune, vers laquelle le
marcheur solitaire ne cesse de lever les yeux, pendant qu’il plonge
aussi le regard dans les maisons, bien entendu, sans rideaux, pour
les actualités télévisées et ainsi de suite. Ce jour-là, Don Juan
connaissait la chanson, et il en parlait en chantonnant ou
peut-être est-ce moi qui me l’imagine maintenant. Et la brusque
interruption du fredonnement : nouvelle fuite.
Complètement anonyme ensuite
le dernier pays avec la dernière femme. Non que Don Juan me tînt
caché le nom du pays, il ne le savait pas, dès le début et ne
souhaitait pas le connaître. Il ne savait même pas comment il y
était arrivé. Pas d’image du voyage, non plus (et pourtant il avait
fait route). Yeux ouverts après une puissante fatigue : il
était là. Et la femme était là, au-dessus de lui, sous lui, face à
lui. Une fois de plus, il ne savait pas comment ils s’étaient
rencontrés et il n’y avait rien à savoir. Pour rien, tout alentour,
il n’y avait de mot et pourtant, tout autour, régnait l’exact
contraire du méli-mélo. Non seulement il importait peu que le lieu
et que chaque objet y semblent tellement inconnus et non
dénommables : cela signifiait le comble de l’émerveillement et
sans enchantement quelconque, c’était enchanteur.
Lorsque, sept jours plus tard,
Don Juan parla de cette absence de noms plutôt en bégayant et
bafouillant, il ne savait même plus, pour ce qui le concernait lui
et la femme inconnue jusqu’à la fin, ce qu’avaient dit ou fait et
l’un et l’autre. (Et, exception faite pour cette semaine, ils
étaient restés presque toute la journée, l’un auprès de l’autre.)
Don Juan ne savait plus : lui avait-il fait la lecture, à elle
ou à l’inverse, la lui avait-elle faite ? Avait-elle mangé le
poisson ou lui ? L’avait-il réchauffée, lorsqu’elle avait
froid ou n’était-ce pas plutôt elle ? Est-ce lui qui avait
gagné aux échecs ou elle ? Celui qui avait dépassé l’autre à
la nage, était-ce toi, était-ce moi ? Celui qui par moments se
cachait de l’autre : moi ou toi ? Et qui parlait et
parlait : lui ou elle ? Celui qui écoutait tout le
temps : moi ? toi ? moi ? toi ? On ne le
savait plus, tant mieux. Soyons contents.
Ce qui restait, en revanche,
certain à cette station Sansnom, c’était que le livreur de pizza,
encore un enfant, sur son scooter, un modèle type, cherchait en
vain son chemin (par-dessus le marché, il avait une panne
d’essence) ; l’autiste et son compagnon, l’un hurlant au ciel,
l’autre le tenant par le bras, continuaient leur procession à
deux ; le couple à moto s’était mis en route pour son creux
d’amour (sauf que la femme y avait encore les cheveux noirs et pas
blonds) ; le vieil homme de Damas et de Bergen, qui respirait
de nouveau difficilement, restait étendu dans le caniveau,
incapable de poser ni le pied droit ni maintenant le gauche sur le
trottoir… Don Juan n’avait même plus besoin de me donner les mots
clés. Comme il s’en dispensait, je voyais tout de plus en plus
clairement devant moi.
Don Juan et les femmes, cette
histoire racontée par lui-même était donc terminée. Sept jours dans
le jardin, lui et moi, nous les avions passés ainsi et Pentecôte
arrivait. La badine de coudrier, arrivée au vol qui avait précédé
son arrivée, était toujours plantée dans la terre, recouverte par
l’herbe poussée en une semaine, à hauteur de blé. Même s’il est
arrivé qu’il pleuve, nous sommes restés dehors, à l’air libre,
d’abord sous le marronnier, ensuite sous le tilleul si dense que
c’est à peine si une goutte traversait le toit de feuilles presque
ininterrompu au-dessus de nos têtes, le ciel pointillé, çà et là,
scintillant par étoiles de jour sur le firmament d’obscurité verte
du tilleul. Au cours de la dernière phase Don Juan se leva de plus
en plus souvent de son fauteuil et parla debout ; allait à
reculons. Quand le soleil brillait et que le vent traversait les
arbres, l’alternance de vacillements de lumière presque blanche
jouant sur l’ombre obscure dominait à ce point que par instants Don
Juan y disparaissait.
Il resta encore après la fin
de l’histoire de sa semaine, à mon auberge de Port-Royal des
Champs. Parce qu’il attendait son valet ou pour quelque autre
raison, je ne posai pas de questions. Que Don Juan ne continuât pas
son chemin tout de suite, cela me convenait. Sa présence m’était
même devenue chère. Cette idée de voisinage qui m’avait préoccupé
ma vie durant et où j’avais cru avoir définitivement échoué avec
cette solitude de Port-Royal, elle se mit à renaître avec cet
inconnu, là près de moi, ce fugitif. Je pouvais m’imaginer Don Juan
en voisin, si ce n’est immédiatement derrière le mur d’auberge, du
moins à une lieue, sur le versant de Saint-Lambert. De toutes
manières, grâce à sa présence je cessai d’abord de me complaire
moi-même en raté. Rien que sa façon de manger ce que je cuisinais
pour lui : depuis des temps immémoriaux, je n’avais jamais
plus vu quelqu’un manger comme cela ; il mâchait comme s’il
préarticulait ce qu’il exprimait ensuite. Ce n’est pas seulement un
voisinage que je pouvais m’imaginer, mais de plus mon activité de
restaurateur — servir des hôtes, cela avait dès l’enfance été
mon jeu préféré.
Pendant nos sept jours, Don
Juan avait cessé de se faire servir exclusivement par moi. Il me
prêtait la main. Mais cela, je le supportais difficilement depuis
toujours, surtout dans l’étroitesse de ma cuisine, avec lui cet
espace réduit me faisait plaisir. Un plaisir déjà mêlé de jalousie
de ma part, à le regarder faire. Non seulement Don Juan était d’une
habileté manuelle à donner le vertige : mais il arrivait au
travail à exécuter des deux mains ou des deux bras des gestes
absolument contradictoires, quelque chose qui, dans mon métier, et
pas là seulement, m’a toujours mené au bord du désespoir. Même pour
le schéma le plus simple — par exemple tirer quelque chose de
la main droite et pousser en même temps quelque chose de la
gauche —, je tombe dans une confusion sans remède. Pour lui,
en revanche, couper, disons, un oignon d’une main et étaler la pâte
de l’autre : pas de problème. De la même façon, rouler d’une
main et tapoter de l’autre, percer et arrondir, évider et remplir,
jeter et rattraper, déverser et verser, se faisaient en un seul
mouvement. Pendant que la droite émondait, la gauche lissait :
tout en tirant, il frappait. Pendant qu’il prenait de l’élan, il
écrasait, sciait et vissait en même temps. Pendant qu’il arrachait,
il caressait. Pendant qu’il feuilletait, il clouait. Et avec tout
cela, de la gauche comme de la droite, Don Juan procédait de façon
visible avec lenteur, et apparemment, comme s’il ralentissait
encore, comme s’il prenait en considération quelqu’un ou quelque
chose dans tout ce qu’il faisait. C’est ainsi que je le vis à
l’œuvre.
Les sept jours dans le jardin,
une fois passés — l’impression s’en perdit peu à peu. Don Juan
me parut de plus en plus maladroit. Il se trompait de geste,
laissait tout tomber, avait deux mains gauches. De plus, il ne
cessait de regarder sa montre et mettait la date du jour pour le
moindre événement. Le volume des Provinciales de Pascal dont il nous avait fait la
lecture durant ces soirées et qui nous égayait, comme seules le
faisaient les comédies de Molière, resta fermé. Je fus témoin de la
manie de tout compter qui s’empara de Don Juan. Au début, il ne
compta que du bout des lèvres, puis à haute voix, les pas qu’il
faisait, les boutons de sa chemise, les voitures dans la vallée du
Rhodon, les vols d’hirondelles qui tournoyaient dans le ciel
au-dessus du jardin, il tenta même de compter chacun des essaims de
semences de peuplier. Il s’agissait là, bien sûr, d’autre chose que
d’ennui. Non que le temps ait paru long à Don Juan. Il n’y avait
pas trop peu d’événements ou de moments privilégiés, bien au
contraire, il y en avait trop, beaucoup trop. Chaque moment
— chaque chose se mettait en avant, le temps s’était défait
dans le moment d’un second, d’un troisième objet ou d’un tiers. Au
lieu de la cohésion qui donnait la sensation de temps, plus rien
que des détails, non, des isolements. Plutôt que lent, il me parut
empoté et lourdaud, maladroit, ou bien il se dépêchait, tout aussi
maladroit. Don Juan était tombé dans sa détresse de temps à lui. Et
à chaque instant il me demandait l’heure.
Le laisser partir n’aurait
rien changé. Et je ne voulais pas non plus le laisser partir
si vite. De plus, lui-même ne voulait pas partir de Port-Royal si
vite que cela. Aussi amenai-je Don Juan la veille de la Pentecôte
au cimetière du village de Saint-Lambert. Du soir au matin, rien
que le jardin, peut-être cela avait-il contribué à sa maladie
du temps. Pourtant cette liberté en pleine nature n’arrangea rien.
Le paysage restait pour Don Juan un émouvant espace intérieur,
comme auparavant mon jardin, y compris son mur de clôture. On eût
dit que c’était un prisonnier qui allait là, sous une épaisse
cloche de verre. À chaque pas, il se heurtait à un arbre,
trébuchait sur un talus de chemin, dans la rigole marécageuse au
bord du Rhodon, chassait une mouche, en réalité un pigeon sauvage,
battant des ailes, là-haut dans l’air. La tenaille du temps où il
était pris voulait aussi dire perte des distances et des espaces
intermédiaires. À mon exclamation, lorsque, enfin, nous eûmes
devant nous le plateau, étonnamment vaste de « mon »
Île-de-France, pensai-je involontairement : « Quel
ciel ! » répondit la question de Don Juan :
« Quel ciel ? » ; lorsque dans la montée, il
perdit la semelle de son soulier et que je lui fis remarquer que
cela portait bonheur, sa réponse : « Tout mais surtout
pas le bonheur, s’il vous plaît », ce qui voulait dire autre
chose que son « de l’audace, pas d’amour » répété dans le
jardin, tous les jours précédents. Et comme il boitillait derrière
moi, le pied lourd, la tête penchée, alors que toute la semaine
durant, il était passé devant, m’indiquant déjà le lointain rien
qu’avec les yeux. Et c’étaient surtout les animaux qui devenaient
ses ennemis. Alors que le chat de Saint-Lambert restait de plus en
plus longtemps et finit même par venir accompagné, Don Juan se
sentait même attaqué par les papillons de mai et les libellules
juste écloses. Les minuscules insectes ne sautaient, exprès, que
pour lui. Les araignées les plus inoffensives lui jetaient des fils
empoisonnés, en pleine figure. Les premiers grillons du début d’été
lui faisaient l’effet hostile des montres qu’on remonte, les
premières sauterelles qui jaillissaient de l’herbe, c’était un
cliquetis plus hostile encore. Et quoique rien ne vînt à notre
rencontre, j’avais toujours dans le dos son énumération constante
et rageuse — énumération des animaux, des incidents fâcheux,
des confusions.
Moi, il est vrai sur le chemin
de Saint-Lambert : il y en avait des choses changées, après
ces sept jours avec l’histoire de Don Juan. Comme je l’avais
toujours souhaité, des étrangers étaient enfin venus s’établir au
village. L’unique boutique qui semblait avoir fermé pour toujours
était ouverte — comme si c’était la fête
d’inauguration —, à la porte, il y avait un Indien à turban
pendant qu’un couple de jeunes Chinois, muni de la carte de
randonnées de la région de Port-Royal, tournait au coin de la rue.
Tous ces voisins éloignés (oui, voisins) me parurent d’ailleurs,
après cette semaine passée avec Don Juan, tous comme rajeunis.
Disparus de la région les seniors, les rentiers, les troupes
renfrognées de vieux randonneurs. Je subodorai les bonnes affaires.
Et même chez les quelques vieux habitants, restés là, je remarquai
que quelque chose avait changé : pour la première fois, après
toutes ces années, je vis l’un ou l’autre, hors du cadre habituel
de la maison et de la voie rapide, dans les bois, en train de
cueillir les merises à peine mûres et les premières fraises des
bois sur les lisières. Les rares fois où j’avais rencontré un
de ces cueilleurs, il avait honte de ce qu’il faisait (ou bien
ce n’était pas du tout un habitant du lieu) : mais, depuis,
tout le monde, étrangers comme habitants, cueillait, tout
naturellement, sinon même de manière affirmée et j’avais dans
l’idée que les nouveaux venus dans le village, comme les anciens,
allaient bientôt devenir mes bons clients.
Pour Don Juan, en revanche,
même ces rares gens étaient de trop. Ils lui prenaient le peu de
place qui lui restait et semblaient le chasser de son espace. Il
comptait les quelques silhouettes dans l’incommensurable
Île-de-France comme si elles faisaient partie d’une gigantesque
armée ennemie. D’une part, il en devenait étrangement poli, alors
que toute la semaine précédente il avait comme attendu que tout un
chacun le saluât, c’était lui maintenant qui saluait le premier,
mais de façon si maladroite, il est vrai, de si loin, que son salut
n’était pas perçu et s’il l’était, on n’y voyait pas un salut. Par
ailleurs, il se montrait presque rogue. Le couple asiatique qui
allait main dans la main, il ne le bouscula pas seulement. Il fonça
tête baissée sur eux à les séparer et se força le passage entre eux
et pas seulement par maladresse car, en même temps, il leur lançait
des imprécations, quelle honte de voir jusqu’aux amoureux de
l’Empire du Milieu se mettre à se tenir les mains en public et
ainsi de suite. Ce qui me semblait le plus évident, c’était le
problème que Don Juan avait avec le temps, son « manque de
mesure » qui avait fait, tout à coup, irruption et son besoin
tout à fait inhabituel de musique et peu importait laquelle :
si pendant toute la période où nous étions ensemble, il l’avait
évitée plus que tout, il était maintenant véritablement avide de
mélodies, de rythmes, de sons. Très sérieusement, déjà au
cimetière, il me demanda si je n’avais pas par hasard un
« walkman » sur moi.
Même là-bas, il continua sa
tirade entre énumération et récrimination. Il se mit à compter la
totalité des tombes et à maudire le gardien, aux fenêtres duquel
pendaient, comme si souvent en France, en plein cimetière, non
seulement des nappes, mais des draps et des « à carreaux
rouges et blancs, par-dessus le marché ». Il y aurait presque
eu de quoi rire, s’il n’en avait tremblé. Don Juan tremblait. Il
frissonnait et tout cela à l’encontre de tout rythme. À un moment
d’arrêt, cela le prit, à contempler au fond entre les tombes de
Saint-Lambert la trouée vide, dédiée à la mémoire des religieuses
de Port-Royal, chassées de leur couvent parce qu’elles avaient
considéré la grâce comme quelque chose qui n’allait pas du tout de
soi et n’était pas d’emblée accessible à n’importe qui (Jean Racine
qui très jeune avait été leur élève, dans son histoire de ces
femmes, a appelé en leur honneur cette région autour de Port-Royal
le « désert », ce qui en son temps voulait aussi dire un
lieu retiré). Don Juan nomma « élévation » le creux ou la
cavité qui, paraît-il, abrite les ossements des religieuses, alors
que ce mot, d’ordinaire, désigne un point élevé ou dressé.
Un autre moment d’interruption
fut de nous asseoir sur le banc sans dossier, derrière le
cimetière, près de l’ancien terrain de jeu, une colline
artificielle avec escaliers, à peine encore des marches de bois, de
la terre glaiseuse, délavée, une petite pyramide devenue un cône,
déjà recouverte par la forêt. À nos pieds, des emplacements
sablonneux avec des cuvettes où se baignaient d’habitude les
moineaux, chacune de ces cuvettes renouvelée par les oiseaux de
passage depuis des années, aux endroits toujours les mêmes ;
toutes ces empreintes de bains d’oiseaux dans le sable donnaient
l’impression d’une constellation, celle de la Grande Ourse. Grande
Ourse et moineaux, cela allait ensemble. Énumération des cuvettes
par Don Juan ; cette fois sans contrainte. Avec en plus, ses
soupirs familiers. Qui donc disait que le deuil devait être quelque
chose de pesant ? Ensuite, ce fut Don Juan qui arriva avec son
ciel, leva enfin la tête et s’écria : « Ça, enfin, c’est
un ciel. » Puis, tout de même, des enfants arrivèrent pour
jouer sur le terrain, ils étaient deux. Ils jouaient au couple
d’amoureux transis, gloussaient et soupiraient, à la fin les
langues leur en pendaient.
Devant l’auberge de
Port-Royal, la voiture du valet. C’était, comme je l’avais pensé
d’après l’histoire de Don Juan : un vieux modèle russe. Le
valet, au premier abord en contradiction avec l’image que je m’en
étais faite, comme en règle générale, tous ceux que je ne
connaissais que par ouï-dire. Involontairement, je cherchai les
griffures et les morsures sur son visage. Or, celui-ci semblait
absolument intact. Seule la moustache semblait avoir brûlé en un
endroit, et ce que je tins d’abord pour une collerette, pas du tout
dans le genre serviteur, se révéla être une de ces minerves que
l’on vous met, en général, après le traumatisme, dit du choc
frontal. Le valet resta d’ailleurs assis dans sa voiture, à notre
arrivée, raide comme la justice, regardant fixement droit devant
lui. Bien que nous nous tenions devant et à côté de lui, c’était
comme s’il ne remarquait ni Don Juan ni moi. Il était en plein
dans un monologue comme déjà commencé en des temps immémoriaux,
presque sans voix, comme un somnambule et on en comprenait à peu
près ceci :
« … Femme et mort. Chaque
fois que j’allais te voir, je me préparais à ma mort. Et de fait,
tu t’es précipitée sur moi, comme pour me tuer et puis tu t’es
jetée dans mes bras. Au premier abord, du moins. La menace
d’étouffement ne vint qu’après. La marque de ta joue sur la fenêtre
que, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas nettoyée. À la porte déjà, tu
as jeté une ombre devant toi qui m’a obscurci toute la maison. Oh,
que je me suis réjoui de ton obscurité. À peine étais-tu là, que je
ne m’y retrouvai pas dans ma chambre et non seulement parce que tu
as tout de suite tout rangé, dérangé et rangé encore. Il n’y a
que dans le désert jadis, l’arabe ou le chilien, que nous étions
mari et femme. Ah ! que m’a touché ta chevelure éparse et déjà
mêlée de gris. Respirer ton odeur m’a fait chanter et quand déjà je
chante, cela veut dire quelque chose. Et toi, couchée, une fois
couchée et couchée, tu l’étais, seule une femme peut être couchée
ainsi, couchée et encore couchée et entre toi et moi était couché
ton enfant dont j’avais eu la nuit durant les langes mouillés dans
la figure. Femme, tu étais comme à ta place, seule, sans homme,
souveraine, comme seule une femme peut l’être. “Viens !” m’as
tu dit et tu pensais : “Meurs !” Pourquoi ne t’ai-je pas
simplement laissé passer — puisque de toute manière, c’est ce
que tu préfères et en quoi tu es la plus excitante, en
passant ? Retourne donc au désert. Ici au pays, tu ne fais que
vivre dans une hâte permanente et tu crois même qu’aller au pas de
course, du matin au soir, de par ville et banlieues, c’est beau. Et
pourtant, quelle championne des petits signes et petites allusions
n’as tu pas été — et de quoi ai-je plus besoin que de petits
signes —, et maintenant, tu n’as plus le temps pour le moindre
des signes. Plus de messages derrière le pare-brise, sous
l’essuie-pieds, dans la poche de veste, plus de bouts de papier
dans les chaussures qu’on ne sent qu’une fois qu’on t’a quittée,
dans la rue, plus d’allusions — d’autant plus durables que
plus énigmatiques. “Tu es très désirée !” t’ai-je dit.
— Et toi : “Par qui ?” — Et moi : “Par
moi.” Comme tu étais mains libres dans le désert et comme tu parais
lourdement chargée, depuis peu, où que tu ailles ou te tiennes et
comme tu te traînes, si différemment de jadis en Afrique, et
comme bédouine. Où êtes-vous femmes ? Ah ! au lieu de
cela, rien que des offres bon marché. Mais cet espoir que me
donnent vos culs qui passent, quelle joie de vivre ! Pourquoi
donc me suis-je journellement mis en route vers vous ? Pour me
débarrasser à votre secret de ma fade masculinité. Et
maintenant ? Enfermé dans une vulgarité plus trouble encore.
Je saurai à force de te caresser, te secouer, te remuer, te
frapper, faire sortir l’enfant de toi, diablesse de femme que tu
es. À côté de nous, pendant que nous nous aimions, la sangsue de
plus en plus grosse. Pendant que tu prenais mon prédécesseur entre
les jambes, tu me jetais ton premier regard par-dessus l’épaule. Tu
me veux mort, femme, pour pouvoir porter mon deuil. Mon cou tordu,
ce n’est pas par accident, ma tête est tombée toute seule en
arrière avec une lourdeur de pierre. Je guette ta venue et même si
tu ne te montres pas, je t’aurai au moins cherchée du regard. Toi,
merveilleusement inévitable. Crève. Et demain c’est la
Pentecôte. » (Ici le valet se tourne inopinément vers son
maître et change de timbre de voix :) « Eh !
interrompez-moi enfin. Je ne peux parler clair que si on
m’interrompt. Et vous, vous vous taisez exprès pour que je continue
à errer en tous sens. » (Et descendu de voiture :)
« Ah ! je ne peux parler que dans la confusion et
n’exprimer quelque chose que par détours. Ah ! si j’étais un
poète. Ah ! n’est-ce pas énorme que je sois ici et qu’au même
moment j’aie cent choses différentes dans la tête. Ah ! ce
n’est que lorsqu’elle se glissa hors de ses vêtements que je
remarquai qu’elle n’avait rien sur elle. Et bien qu’elle se
déshabillât devant moi, je ne vis nul vêtement tomber. Cela la
rendait d’autant plus nue. Comprenne qui pourra. »
Puis, lorsque nous fûmes
assis, à trois autour du repas du soir, l’auberge se trouva tout à
coup encerclée de femmes. En repensant une semaine plus tard à
cette heure claire d’un soir de mai, j’entends des clameurs
guerrières qu’il n’y eut même pas. De même, les six ou sept femmes
me semblaient vêtues de blanc. En un instant, elles se trouvèrent
là, sous nos murs, venues de toutes les directions, l’une comme
arrivée en parachute, l’autre comme à cheval, la troisième tout
juste descendue d’éléphant et ainsi de suite. À moi qui me montrai
le premier, à un trou dans le mur du jardin, elles jetèrent des
regards noirs et me firent penser à cette forêt de pointes de
javelots que j’avais un jour vue longer les murs de Port-Royal
— laquelle, bien sûr, je le vis devant le portail, était un
groupe de jeunes sportifs en route pour leur terrain de lancer.
« Fort-Royal » me vint à l’esprit, à la vue des belles
assiégeantes. Et belles, elles l’étaient, je le dis et le
maintiens ; Don Juan n’avait pas exagéré avec l’expression
« indescriptiblement belles ». Même moi qui, en matière
de femmes, me considérais depuis longtemps comme hors course, je
pensai malgré toutes les grises mines : « comptez-moi de
nouveau parmi vous ». Il y avait encore des choses à découvrir
avec ces femmes-là — et Dieu sait quoi. Et une fois encore, ce
jour-là, le ciel se mit de la partie. Ah ! toutes ces femmes
sous le ciel. Et même si elles avaient l’air de penser à mal :
j’étais ému par elles. Si elles se rassemblent, ça va être quelque
chose. Sauf qu’elles ne se rassemblaient pas. Elles ne se prêtent
pas même attention. Les autres n’existent même pas. Elles se
seraient bien renversées l’une l’autre, tellement elles ne se
remarquaient pas entre elles. Chacune des femmes encerclait
Port-Royal pour elle toute seule. Chacune des
« indescriptiblement belles » existait délibérément sans
les autres.
En revanche, ce qui devenait
pour moi descriptible, c’était telle ou telle belle chose qui
faisait partie du domaine de ces femmes. Dans les forêts des
collines de Port-Royal, les marronniers venaient d’éclore et le
jaune clair des cordons de fleurs courait tout du long entre les
chênes sombres par vagues et couronnes d’écume dont le ressac
entourait de tous côtés les ruines, et de ce ressac silencieux
s’élevait, tout en haut, au-delà, sur le plateau d’Île-de-France,
le toit d’un rouge lumineux des anciennes granges de l’abbaye de
Port-Royal, un toit avec un paysage de tuiles, comme je n’en
ai jamais rencontré nulle part de plus beau, de plus
étrange et d’une familiarité de rêve, partie d’une planète à peine
découverte et nulle part encore rencontrée, et les hirondelles,
par-dessus, plongeaient dans le dernier soleil, filaient comme
propulsées par la lumière. Bien sûr, en bas dans la vallée du
Rhodon, passaient les semences de peuplier comme une dernière
escouade, par tourbillons verticaux qui s’élevaient des ornières
des chemins, des prés et des labours et s’accrochaient les unes aux
autres, par ballots et traînes pour finir par s’accumuler par
toisons aux pieds des femmes, en continuant à planer isolément
autour d’elles, leur chatouillant les oreilles et le nez, ce qui
leur faisait esquisser des grimaces ou même des éternuements, sans
que pour autant les regards se fassent moins sombres. Dehors, dans
l’air du soir de mai, un claquement comme de souliers d’enfants qui
courent mais ne se montrent pas. Les armes aux poings des
assaillantes avaient pris un air de cadeaux.
« Il est
temps ! » entendis-je Don Juan dire derrière moi. Un
triple soupir se fit entendre — le valet soupirait aussi, oui,
et puis même moi. Lorsque plutôt que moi, ce fut Don Juan qui se
montra dans la brèche, les yeux des six ou sept femmes
s’obscurcirent encore, mais autrement. Les grimaces qu’elles
étaient en train de faire : ne venaient-elles pas plutôt du
chatouillement des semences de peupliers ? Une semaine plus
tard d’ailleurs, je ne les vois plus en nombre. La question
serait-elle : nombre ou écriture ? Je répondrais :
écriture. Le fait que Don Juan remue les lèvres comme quelqu’un qui
épelle y contribue. Il était « temps » mais il se
laissait le temps. Les animaux, dans mon jardin, les chats
inconnus, le chien perdu, la chèvre semblaient vouloir l’empêcher
de franchir le portail. Et de quelle façon panique l’un lui passait
entre les jambes et l’autre lui barrait le chemin et le troisième
même, et l’intention était évidente, lui faisait un croche-pied. Le
valet, lui aussi, qui le préparait comme un valet d’armes son
chevalier contribuait à la confusion en se trompant çà et là de
geste, pendant que les trilles devant le mur — imaginées
peut-être — se renforçaient. Mais Don Juan, comme il a déjà
été raconté, se sentait chez lui en pleine panique. Absolument
calme il regardait autour de lui avec la tranquillité d’un
sauvage.
Au cours des sept jours, chez
moi, au jardin, bien d’autres Don Juan avaient fait leur
apparition, au programme de nuit de la télévision, à l’opéra, au
théâtre et de même dans ce qu’on appelle la réalité première, en
chair et en os. Pourtant, à travers ce que m’a raconté mon Don Juan
à moi, j’ai appris ceci : C’étaient tous de faux Don Juans
— même celui de Molière, même celui de Mozart.
Je peux en attester : Don
Juan est un autre. Je le vis comme quelqu’un de fidèle — la
fidélité en personne. Et il était encore autre chose qu’amical pour
moi — il était attentif. Et si j’ai jamais rencontré quelqu’un
de paternel, alors lui : on l’écoutait, on le croyait. Et ces
sept jours durant, il me parut bien loin, ce qui me convenait et
m’allait à moi qui, depuis bien longtemps, ne fais que rêver des
autres et de leurs histoires où je ne figure pas, ce qui me va.
Pendant tout notre temps en commun, il ne m’a jamais vraiment
regardé, tout en racontant, il regardait de côté ou me traversait
du regard. Non : il m’a regardé une fois, tout de même ;
et comment, lorsqu’une sorte de talisman lui glissa de la main et
menaça de se casser et qu’un nom lui échappa — pas celui d’une
femme — et que je rattrapai au dernier moment le talisman ou
ce que cela pouvait bien être.
Avant d’ouvrir la porte du
jardin, je le vis encore éclater de rire et faire signe. Dehors, je
vis quelqu’un rire et faire signe aussi, un homme sorti des bois
pour aller chez les femmes et par-dessus l’épaule, Don Juan me
raconta encore que c’était le frère d’une des femmes, de la
Norvégienne ou de la Hollandaise ou d’une troisième, et le frère, à
la différence de la femme, avait conclu, comment aurait-il pu en
aller autrement, amitié avec lui, en quittant le pays. Ce qui
arriva encore ni Don Juan lui-même ni moi ni quiconque ne peut en
finir le récit. L’histoire de Don Juan ne peut avoir de fin, et
cela je le dis et l’écris, c’est l’histoire définitive et vraie de
Don Juan.