Don Juan avait été depuis toujours à la recherche d’un auditeur. En moi, un beau jour, il a trouvé. Son histoire, il ne me l’a pas racontée à la première personne, mais à la troisième. C’est ainsi qu’elle me vient maintenant à l’esprit.
En ce temps-là, de manière passagère, près des vestiges de Port-Royal des Champs, au dix-septième siècle le plus célèbre mais aussi le plus discuté des établissements conventuels de France, je cuisinais pour moi seul, dans mon auberge. Les quelques chambres étaient devenues une partie de mon habitat privé. Tous les mois d’hiver et de printemps, je les passais à ne faire la cuisine que pour mon propre usage, à travailler dans la maison et le jardin, mais principalement à lire et, de temps à autre, à regarder par l’une ou l’autre des vieilles petites fenêtres de mon auberge, un ancien pavillon de garde à l’entrée de Port-Royal des Champs.
Depuis longtemps, je vivais sans voisins. Et cela ne tenait pas à moi. Rien de mieux que des voisins et d’être soi-même voisin. Mais l’idée de voisinage avait échoué ou bien n’était-elle plus de ce temps ? Toutefois, dans le jeu de l’offre et de la demande, c’était moi qui avais failli. Mon offre, hôte ou cuisinier, n’avait plus cours. Je n’avais pas été à la hauteur en tant qu’homme d’affaires. Or, l’une des rares choses en quoi je crois, c’est que les affaires rapprochent les gens ; que le jeu de l’achat et de la vente anime la vie sociale.
En mai, dans l’ensemble je laissai le jardinage de côté et ne fis plus que regarder pousser ou dépérir les légumes plantés ou semés par moi. J’adoptai la même attitude à l’égard des arbres fruitiers, plantés aussi par moi une décennie plus tôt, lors de l’acquisition du pavillon de garde et de sa transformation en auberge. Rondes sur rondes du matin au soir, à travers le jardin, de la vallée du ruisseau profondément entaillée dans le plateau d’Île-de-France, vers les pommes, les poires et les noix, un livre à la main, sans même remuer un doigt. Et cuisiner et mijoter pour moi-même, en ces semaines de printemps, je le fis presque seulement par habitude. Le jardin à l’abandon semblait se rétablir. Du nouveau, du fertile, vint s’y ajouter.
Même lire me disait de moins en moins. Le matin du jour où Don Juan vint se réfugier chez moi, je pris la résolution que, pour un temps, c’en était fini des livres. Quoique je fusse au milieu dans la lecture de deux témoignages prémonitoires non seulement de la littérature française et non seulement du dix-septième siècle, la défense par Jean Racine des religieuses de Port-Royal et la polémique de Blaise Pascal contre leurs contempteurs jésuites, je décidai, d’un instant sur l’autre, que j’avais assez lu pour un certain temps. Assez lu ? Plus sauvage encore était ma pensée matinale : « Assez de la lecture ! » Or, tous les jours de ma vie, j’avais été un lecteur. Cuisinier et lecteur. Et quel cuisinier. Et quel lecteur. Et je compris aussi pourquoi, depuis quelque temps, les corbeaux hurlaient de par les airs, furieux : L’état du monde provoquait leur ire ou était-ce le mien ?
L’arrivée de Don Juan cet après-midi de mai remplaça la lecture. Et fit plus que simplement remplacer. Le seul fait qu’il s’agissait de « Don Juan », au lieu de tous ces astucieux pères jésuites disparus du dix-septième siècle, au lieu aussi disons de Lucien Leuwen, de Raskolnikov, ou d’un Mijnherr Pepperkorn, d’un Señor Buendia ou d’un commissaire Maigret, je ressentis cela comme un coup d’air libérateur. En même temps la venue de Don Juan m’apporta, littéralement, l’expansion et le déploiement intérieurs que seule la lecture aussi excitée (et effarée) que béate procurait. Cela aurait tout aussi bien pu être Gauvain, Lancelot ou Feirefiz, à la peau pie, le demi-frère de Perceval — non, ce dernier — sûrement pas ! Ou alors peut-être aussi le prince Mychkine. Ce fut pourtant Don Juan qui arriva. Et celui-ci d’ailleurs n’était pas sans ressembler aux dits héros ou vagabonds du Moyen Âge.
Vint-il ? apparut-il ? Il tomba, roula plutôt, dans mon jardin, par-dessus le mur dont la façade de l’auberge qui donnait sur la route n’était qu’une partie. Et c’était vraiment une belle journée. Après un matin d’un gris terne, comme si souvent au-dessus de l’Île-de-France, le ciel s’était éclairci et semblait continuer à s’éclaircir avec insistance, à s’éclairer et s’éclairer encore. Le silence d’après-midi était certes trompeur comme toujours. Mais pour l’instant c’était lui qui dominait et agissait. Longtemps déjà avant que Don Juan eût fait son entrée dans mon champ de vision, on avait pu l’entendre haleter. Enfant, un jour à la campagne, j’avais vu un jeune valet de ferme s’enfuir devant les gendarmes. Dans sa fuite, il passa près de moi, sur un sentier en pente et dans un premier temps on n’entendait que ses poursuivants crier « halte ! ». Aujourd’hui encore je vois le visage de celui qu’on pourchassait ainsi, rouge, gonflé, son corps comme ratatiné et les bras qui se balançaient, d’autant plus longs. Mais ce qui me poursuit plus fortement encore, ce que j’ai gardé de lui à l’oreille, c’était plus et moins qu’un halètement, c’était aussi plus et moins qu’un sifflement qui lui éclatait dans les lobes des poumons. On ne pouvait même pas parler de poumons ni même de lobes. C’est de cet homme tout entier que retentissait, surgissait le bruit que j’ai à l’oreille, pas de son intérieur, mais de sa surface ; de son dehors ; du moindre morceau de peau, du moindre pore. Et il ne provenait pas non plus d’un seul être humain déterminé, mais d’une multitude — d’un surnombre et non seulement par rapport à ses poursuivants qui hurlaient et se rapprochaient sensiblement de lui, mais aussi par rapport aux choses naturelles de la campagne, tout alentour. Cette rumeur, cette vibration, si nettement qu’elle fût issue du dernier orifice du pourchassé, a gardé pour moi quelque chose de gigantesque, comme une sorte de violence fondamentale.
Dès que j’entendis la respiration de Don Juan, loin à l’horizon, et déjà tout près à l’oreille, j’eus devant moi le fugitif de jadis. Les cris des gendarmes d’alors remplacés par le bruit d’une motocyclette. Elle vrombissait aux coups d’accélérateur et par creux et bosses semblait se rapprocher constamment du jardin, autrement que cette respiration qui l’avait aussitôt rempli et le remplissait encore.
En un endroit, la vieille muraille s’était un peu effondrée et il y avait une sorte de brèche que j’avais laissée exprès. C’est à travers elle que Don Juan se jeta tête la première dans ma propriété. Une sorte de javelot ou de lance, il est vrai, l’avait précédé. Ce projectile arriva en traçant une courbe dans les airs et se planta dans la terre, à mes pieds. Le chat, dans l’herbe, eut un bref regard et se rendormit aussitôt et déjà un moineau — quel autre oiseau en aurait été sinon capable ? — se posa sur la lance qui vibrait encore et se mit à vibrer avec elle. La lance n’était en réalité qu’une branche de coudrier, légèrement taillée en pointe, comme on pouvait en couper partout dans les forêts autour de Port-Royal.
Celui qui en son temps avait été pourchassé par la gendarmerie de campagne n’avait pas eu d’yeux pour moi. Sans regard, dans un visage rouge feu, les pupilles délavées comme celles d’un poisson, il était passé à côté de moi, l’enfant, le pas lourd (un pas lourd et de la dernière force). Mais en revanche, je fus vu par ce Don Juan en fuite. Déjà lorsque son corps, tête et épaules d’abord, arriva au vol par la brèche, un peu comme la branche, il m’avait pris dans son regard, net et en grand. Et bien que ce fût notre première rencontre, cet intrus me parut à l’instant familier. Je le sus sans même qu’il ait eu besoin de se présenter — ce que sur le moment il était hors d’état de faire, sa respiration, un étrange chant uniforme : j’avais Don Juan devant moi, non pas « un » Don Juan, non, lui, Don Juan.
Pas souvent, mais tout de même de temps à autre au cours de ma vie, des gens totalement étrangers, eux justement, me semblèrent familiers au premier regard, et cette familiarité, sans entraîner une connaissance plus approfondie, avait mené plus loin. On pouvait en faire quelque chose. Alors que les fois précédentes (trop rares) cet autre était devenu un familier, à l’apparition de Don Juan, ce fut l’inverse : ce fut de lui que vint le premier regard et il rendit les choses claires, d’emblée, le rôle de confident de l’histoire dont il avait à se débarrasser, c’était à moi qu’il était dévolu.
Et pourtant il y avait quelque chose de commun entre le pourchassé d’il y a bien, bien longtemps et le Don Juan de maintenant. Tous deux prodiguaient une image de solennité. En effet, le garçon haletant avait déboulé, trébuchant en habits de fête que la population des campagnes revêtait pour se rendre à l’église. Et le Don Juan d’aujourd’hui avait lui aussi pris la fuite en habit de fête, bien qu’il fût spécial, il est vrai, comme fait pour l’air bleu de mai. En outre, la fuite de jadis comme celle de maintenant dégageait une manière de festivité. À ceci près que c’était de Don Juan lui-même que provenait ce rayonnement qui l’entourait, mais celui autour du jeune gars en revanche provenait — oui, de quoi donc ? De sa personne en tout cas, rien n’avait rayonné, mais alors rien du tout.
La moto des poursuivants s’était-elle embourbée dans le fond de vallée du Rhodon, aujourd’hui encore marécageux par endroits ? Le bruit de moteur venait toujours du même endroit. Puis, plus de bruit d’accélération. Le véhicule vrombissait à distance de façon régulière, presque pacifique. Don Juan et moi, nous nous mîmes au creux du mur et regardâmes la contrée ensemble. À demi caché par la verdure claire des bois de prairie, un couple était assis sur la moto qui virait et partait à grands tournants entre les bouleaux et les aulnes. Le droit d’asile des emprises de l’ancienne abbaye de Port-Royal des Champs valait encore. Personne ne pouvait être poursuivi en deçà des limites de celle-ci. Quiconque y mettait le pied et quoi qu’il ait pu commettre était pour le moment en sécurité. De plus, on le voyait au regard du couple, Don Juan n’était pas celui qu’ils poursuivaient. C’en était un autre qu’ils voulaient tuer. La femme surtout était troublée. L’homme pour finir fit même un signe amical à Don Juan.
Comme il convenait à un couple de motocyclistes contemporains et/ou classiques, il était vêtu de cuir noir et portait des casques intégraux, semblables comme le sont seulement des casques intégraux. Bien évidemment, les cheveux de la femme, visiblement jeune, sur le siège arrière, qui avaient flotté au vent par-dessous le casque étaient blonds, de toute façon. À les voir passer, tous deux, homme et femme, avaient quelque chose d’un frère et d’une sœur, de jumeaux, même. Certes, la manière dont la femme étreignait l’homme par-derrière et le fait que le cuir collait visiblement à même la peau étaient en contradiction avec cela. Tous deux s’étaient rhabillés en hâte, tous les boutons, les pressions et fermetures éclair étaient ouverts et tout ce qui pouvait bâiller sur le vêtement bâillait plus ou moins. Feuilles, brins d’herbe, fragments de coquilles (y inclus des restes d’escargots), aiguilles de pin étaient restés collés sur le dos à moitié dénudé de l’homme, sur le sien seulement. Les omoplates de la jeune femme étaient d’un blanc immaculé. Tout au plus, vîmes-nous un moment durant une pelucheuse semence de peuplier s’y accrocher — et déjà envolée. Ce n’étaient pas un frère et une sœur qui s’étaient élancés là pour éventuellement s’en prendre à Don Juan et l’anéantir. Je m’étonnai des aiguilles de pin profondément imprimées sur la peau, dans le dos du conducteur. Il n’y avait que des feuillus dans toute la région de Port-Royal.
Le visage assez large et plat de Don Juan resta encore quelque temps tavelé et me rendit Feirefiz vivant en chair et en os, comme jadis je m’étais figuré ce demi-frère de Perceval, à la lecture de Chrétien de Troyes, de façon si imagée, conçu d’une « Mauresque ». Sauf que Don Juan ne se révéla pas pommelé noir-blanc comme son prédécesseur, mais rouge-blanc, rouge foncé-blanc. De plus le motif restait limité au visage et ne s’étendait pas tout le long du corps comme chez mon Feirefiz. Le cou était dégagé. La surface du visage peau-rouge tel un échiquier devant moi. Et dedans, grands les yeux, et pas si troublés que cela par la fuite. Que je veuille bien le considérer comme aussi réel que n’importe quoi d’autre, me dit-il, tout en faisant rentrer la lame du couteau à cran d’arrêt dans sa main. Puis il me signifia avoir faim. En sueur et desséché comme il l’était, il n’avait pas tant envie de boire, mais plutôt de manger. Et je le compris, moi le cuisinier qui partis lui préparer quelque chose sur-le-champ. Et à quel point il était réel cet homme ! Je ne sais plus en quelle langue, cet après-midi-là de mai, Don Juan s’adressa à moi, près des ruines de Port-Royal. Peu importait : je le compris d’une manière ou d’une autre
Tous mes meubles de jardin, je les avais entassés dans un coin du mur et je les avais laissés se dégrader exprès. Aussi apportai-je à mon hôte une chaise de la cuisine. Il alla à reculons jusqu’à elle. En ce premier jour de sa semaine chez moi, je crus que cette façon de marcher à reculons lui servait à avoir l’œil sur un danger — venu par exemple du couple motorisé. Or, je remarquai qu’il n’avait alors nullement le regard aux aguets. Certes il me paraissait éveillé, mais non pas en éveil. De plus il ne jetait les yeux ni à gauche ni à droite ou par-dessus l’épaule, mais sa tête dans ce mouvement de recul ne cessait d’être dirigée droit dans la direction dont il avait débouché au pas de course. Chez quelqu’un comme Don Juan, je me serais d’ailleurs attendu à ce que cette direction eût été soit l’ouest avec les châteaux de la Normandie et les abbayes encore en activité à Chartres et autour, soit plutôt même l’est, avec la résidence pas si éloignée du Roi-Soleil, à Versailles et Paris, surtout, guère plus éloigné. Mais il était arrivé au pas de course et il s’était précipité dans la vallée du Rhodon, passant à travers champs par le nord où se trouvaient des villes nouvelles de l’Île-de-France, blocs d’immeubles sur blocs d’immeubles, dans les centres presque uniquement des bureaux, la plus proche de ces villes nouvelles se nommait Saint-Quentin-en-Yvelines. Le couple motorisé pur cuir, d’autre part, convenait à une telle orientation. Et n’y avait-il pas au moins un arbre à feuilles persistantes entre la ville nouvelle et les ruines de l’ancienne abbaye ici, un arbre particulier : le cèdre isolé en bordure d’un reste de forêt ? La plus magnifique et la plus puissante poussée végétale de tout le paysage ?
Pendant que je cuisinais pour Don Juan assis dehors au soleil de mai, je le regardais par la fenêtre ouverte de ma cuisine d’auberge — la maison n’était faite que d’un rez-de-chaussée, il est vrai fort étendu. Lui aussi finit par me regarder en train de faire. Il se levait par intervalles et me posait sur le rebord de la fenêtre tel ou tel condiment qu’il tirait de son manteau de fête. Ce n’était pas la peine qu’il explique exprès qu’il les avait cueillis en route ici en s’enfuyant en courant. Or les plants d’oseille, les tiges d’asperges sauvages et les chevaliers de Saint-Georges ne semblaient pas du tout avoir été arrachés ou déterrés à l’aveuglette. Don Juan était un habitué des fuites, exercé aux fuites. En fuyant il se trouvait dans son élément ou l’un de ses éléments. Cela ne voulait pas dire qu’être en fuite se déroulait sans effroi ni terreur. Cela voulait plutôt dire : dans l’effroi et la terreur il voyait mieux, plus distinctement, plus dans l’espace. Le regard plus ample ne venait-il pas aussi de ce qu’en prenant la fuite il n’avait cessé de tourner sur lui-même et s’était même mis en plein élan à courir à reculons ? Et pourtant il avait préparé ses trouvailles à la cuisson comme à loisir — il les avait épluchées, lavées, nettoyées. Sa fuite avait-elle servi à Don Juan comme une manière de gain de temps ? Et cela m’irritait presque que lui, le nouveau venu, soit tombé comme cela sur tous les délices, oui, les trésors plutôt cachés, pour lesquels moi, le vieil habitant du lieu et aussi l’expert, je m’en étais presque sorti les yeux de la tête à force de regarder, presque en vain, tout le printemps durant. Un bon bout de temps déjà, avant la Saint-Georges, le 26 avril, d’où les plus goûteux de tous ces chevaliers tiraient leur nom, je m’étais brûlé aux orties fraîches de toutes les lisières des forêts de l’ouest de l’Île-de-France, dans l’espoir de faire ne serait-ce qu’une seule de ces vraies rencontres qui incarnent et représentent l’année entière — un espoir qui, à en croire l’un de ces livres que je lisais encore, prenait « quelque chose d’offensant » —, et voici que débarqué d’on ne sait où, lui me déverse toute une brassée de ces cornets tant désirés sur mon lieu de travail déserté. D’autre part : chevaliers des champs, cela n’allait pas si mal avec lui et son histoire.
Don Juan rapprocha sa chaise de plus en plus de ma fenêtre de cuisine. Me regarder préparer les plats, disait-il, cela l’inspirait. L’inspirait ? À quoi donc ? Il était assis là, comme aspiré. Cela venait aussi de l’herbe haute qu’exprès je n’avais plus fauchée depuis des semaines. Le chat avec son pelage jaune avait quelque chose d’un lion quand il y passa. Il n’était pas de chez moi, mais venait bien plutôt d’une de ces maisons de Saint-Lambert-des-Bois, le seul village à proximité de Port-Royal, à un bon kilomètre à vol d’oiseau ou à plusieurs jets de javelot (ma propriété n’avait pour voisins que les ruines du couvent et le vieux pigeonnier) ; ponctuellement, tous les après-midi, l’animal arrivait chez moi, grimpant par-dessus le mur, et me tenait compagnie, à distance, un certain temps, sur quoi il continuait sa ronde, Dieu sait où, à travers son domaine. Pas une seule fois, ce chat inconnu, lors de ses inspections quotidiennes, ne m’avait salué comme cela se devait et ce qu’avec le temps j’attendais presque ardemment et aurais voulu exiger de lui. Pour lui, je n’existais pas même. En revanche il se mit à se frotter à Don Juan et ne cessait d’être dans ses jambes, derrière, devant et ainsi de suite. De même, de manière inopinée, des armées de papillons d’espèces et de couleurs diverses se mirent à voleter autour du nouveau venu, un unique battement d’étendards, de drapeaux, de fanions miniatures brandis ; et un bon nombre de ces papillons se posèrent tranquillement, sur lui, sur les osselets de ses mains surtout, sur les sourcils, sur le rebord de ses oreilles, suçotant — la sueur de la fuite qui maintenant, au repos, s’écoulait de lui, de plus en plus abondante, et leur servait d’abreuvoir. Et la loutre qui habitait le bric-à-brac du jardin laissé là à rouiller, jamais je n’ai vu de créature plus timide, je la vis, moustaches pendantes comme insouciantes, se mettre à renifler ses orteils. Et lorsque j’arrivai avec le plateau servi, un gigantesque corbeau était justement en train de survoler la propriété, avec au bec quelque chose, comme une balle de tennis, qu’il laissa d’ailleurs aussitôt retomber sur le sol, un fruit de la passion probablement volé sur un étal du marché — n’était-ce pas jour de marché à Rambouillet, pas très loin ? Et un deuxième corbeau plus noir, plus massif encore, qui jusque-là avait campé invisible dans le feuillage qui s’était épaissi au cours de la semaine, jaillit de l’un des arbres de mon jardin, un marronnier, presque au même moment — un éclatement, comme si c’était le tronc de l’arbre qui explosait —, et fila à travers l’air à la poursuite du premier, pendant qu’un tonnerre de branches trop vieilles ou jamais élaguées s’abattit en un tournemain, tas de bois à brûler, dans l’herbe.
Don Juan dormait. Il avait mis les jambes sur le plateau un peu vermoulu de la table qui m’avait servi de table de lecture. Les jambes étaient enflées. C’est à peine s’il avait ouvert les yeux en mangeant. Et même après un court flamboiement, il les laissa presque fermés. Mais ces yeux fermés disaient maintenant autre chose. En mangeant ainsi il attisait son pouvoir d’imagination. Ou était-ce son pouvoir d’intuition ? Non. Ensuite, un rythme se mit en lui qui bientôt n’eut plus rien à voir avec la question de savoir s’il trouvait cela bon. Ou bien était-ce le chantonnement qu’il entonna, non pas rythmé mais mélodique, sur lequel il se mit à se balancer, de façon à peine perceptible ? (Plus tard, dans son histoire, Don Juan s’interdit toute question intermédiaire de ma part, toute objection, toute interruption, d’ailleurs il fallait que je sois moins questionneur.)
Il était assis au doux soleil de mai, lorsqu’il racontait, pendant que moi, son auditeur, je restais dans la pénombre sous un sureau en floraison dont les fleurs minuscules d’un jaune blanc, pas même de la taille d’un bouton de chemise, descendaient constamment en flèche dans le sureau, même sans reprises du vent. L’intermittente pluie de fleurs croisait celles de semences de peupliers qui, sans cesse, vagabondaient, la journée durant, la semaine entière, non seulement ici à travers le jardin et les vestiges de Port-Royal, mais par-dessus tout le système de ramifications des vallons de l’ouest de l’Île-de-France. Le vol léger de ces essaims transparents de lumière paraissait, au moment de leur passage, aérer et rendre sans poids, moins lourd tout ce qui était pesant, fait de pierre et pour durer, encastré, rivé au sol. C’était pendant les journées entre les fêtes de l’Ascension et de la Pentecôte et le son de cloches parvenait plus souvent que d’habitude, descendait d’abord, d’avant fête, entre les forêts humides, enchevêtrées de lianes, puis après, de Saint-Lambert où les religieuses de Port-Royal vilipendées comme hérétiques avaient été équarries au cimetière, dans une fosse commune. Sans arrêt, des voitures de police passaient aussi lentes que silencieuses, dehors sur le chemin, simple voie d’accès aux ruines, puis faisaient demi-tour, à la recherche d’on ne savait qui. Un jour, soudain, une tornade fit irruption, au-dessus du jardin de l’auberge, sous forme d’escadrilles de bombardiers, en soi cela n’avait rien de particulier, parce que sur le plateau au-dessus des vallons des ruisseaux comme préservés se trouvaient d’assez nombreux terrains d’aviation militaires, celui de Villacoublay, celui de Saint-Cyr avec l’école militaire — et pourtant inhabituel dans la mesure où sans cesse de nouvelles escadrilles et autres lanceurs de projectiles qui, à en frôler les cimes des arbres, faisaient tourbillonner l’espace aérien et assombrissaient le ciel de mai, maillons de chaîne de manœuvres à l’échelle européenne ou de Dieu sait quoi.
Don Juan s’était changé. Peut-être avait-il simplement retourné sa pèlerine. Toujours est-il qu’il me fit l’effet d’être vêtu comme pour partir en voyage. Avec cela il se levait de temps à autre et reculait de quelques pas, comme pour voir s’il n’arrivait pas une voiture. Son premier récit, c’est à lui seul qu’il le fit, le marmonna par-devers lui. Cela venait de ce que l’épisode avec le couple cuir, à moto, il l’avait vécu seulement quelques instants plus tôt. Et ce n’était pas encore à maturité de récit. De ce fait, il n’y avait rien à approfondir, tout au plus fallait-il, d’abord, s’en assurer, en un simple monologue de mots clés. Il se voyait encore trop présent dans ce qui était arrivé ; ce ne serait que quand il ne s’agirait plus de lui qu’il pourrait reprendre librement. À distance, avec le temps, je vois cela assez différemment. Avec son histoire, il s’interdisait aussi la musique, peu importait laquelle. Elle le rendait inapte. Inapte à quoi ? Inapte.
Ne se doutant de rien, il marcha ce jour-là sous le ciel d’Île-de-France, particulièrement vaste en mai. Aujourd’hui encore, malgré le réseau routier de plus en plus dense, il est possible d’aller droit à travers champs ; c’est peut-être même devenu un plaisir tout autre que jamais auparavant. Il avait atterri dans la région, le matin même — à la lettre atterri, en avion ; la nuit et le jour précédents, il les avait encore passés dans un pays étranger, tout comme il avait été chaque jour dans une contrée du monde différente et pas seulement dans notre Europe.
La région autour de Port-Royal a l’apparence d’une plaine uniforme, pourtant, à la traverser, elle se révèle étonnamment morcelée. Cela provient des nombreux ruisseaux, avec la Bièvre comme ruisseau collecteur principal, qui coulent tous vers la Seine : ce qui donne ainsi l’illusion de plaine, c’est un plateau qui se dresse très délavé et profondément raviné par les cours d’eau. Les nouveaux lotissements, surtout, qui s’étendent considérablement en hauteur et en largeur, les secteurs industriels et administratifs se trouvent presque exclusivement sur le plateau. Celui-ci est assez nu et très venteux ; les quelques bois restants ne donnent nulle part une impression de forêt. Les vallées des ruisseaux ou plutôt les entailles, en revanche, sont continûment plantées de denses forêts de chênes, de châtaigniers, d’aulnes et de peupliers dans les fonds, coupées de clairières avec les anciens moulins qui soit tombent en ruine, soit sont transformés en pépinières ou centres équestres. Le domaine des sources des ruisseaux est resté préservé au cours des siècles, sans constructions importantes, à l’exception de celles de Port-Royal, lesquelles, à l’entrée des gorges du Rhodon, représentaient à une demi-journée de cheval de Paris presque une ville à elles seules ou plutôt un fort, un fort de l’esprit, d’un esprit d’aventure tout particulier. (Ici je vais chercher loin, non seulement parce que le pays tout autour du tas de décombres de Port-Royal est devenu cher à mon cœur, mais aussi parce que j’y vois le lieu juste ou possible qui en tout cas s’impose à l’histoire de maintenant, pour quelque chose de maintenant, pour maintenant, comme ce fut le cas des murs abandonnés des faubourgs industriels italiens des films d’Antonioni ou des îlots montagneux rongés de jets de sable de Monument Valley pour les westerns de John Ford.)
La vallée jumelle de la vallée du Rhodon, tout près de Saint-Quentin, est celle de la Mérantaise. Le début du cours d’eau, pareillement entaillé dans le plateau, est lui aussi inhabité ; par endroits, comme chez moi, un impénétrable emmêlement sauvage de lianes et de mûriers. C’est par là qu’il passa ce matin-là, mon Don Juan. D’abord, il avait pris les sentiers forestiers. Il sut ne pas se faire remarquer. Les coureurs et cavaliers assez nombreux ne le virent pas. S’il y avait quelqu’un qu’on aurait bien vu sur un cheval, c’était lui — ou peut-être pas lui du tout. Il prit le chemin des buissons, comme cela, par habitude et par esprit d’entreprise. Toute sa pensée ne visait qu’une seule chose, être maître de son temps ; il désignait cela comme sa profession principale, en tout cas comme son tour et son alentour. Donc, et cela dût-il être un écart par rapport à l’itinéraire projeté, comme seul but, le cèdre qui de loin déjà se détachait sur une clairière, en fond de prairies de la Mérantaise, forme sombre largement déployée par-delà le luxurieux emmêlement de forêt vierge.
Tout comme, paraît-il, un chercheur de champignons solitaire tombe parfois sur un cadavre, Don Juan, sur sa route droit à travers la forêt, trouva devant lui le couple nu. Il resta sur place, à l’arrêt. Ce qu’on voyait entre les buissons, l’image de la femme de dos. Tous les mots pour ce qu’ils étaient en train de faire, ces deux-là, ou pour ce qui était en train de leur arriver, n’étaient jamais que des expressions de l’embarras, que ce soit en le contournant délicatement ou en y participant grossièrement, et il en sera toujours ainsi. De l’homme Don Juan n’aperçut presque rien, si ce n’est un genou replié. Pas un bruit non plus ne venait du couple : il était couché dans une sorte de cuvette et lui était à au moins « un jet de pierre » et le bruit des feuilles et du ruisseau était fort.
La première impulsion de Don Juan : se retirer sans bruit. Mais il décida de rester et d’assister à ce qui se passait. C’était en effet une décision, une décision sobre. Il avait à s’imprégner de ces deux-là, unis et qui continuaient à s’unir. Détourner le regard, il n’en était pas question. C’était maintenant son devoir d’enregistrer et de mesurer. De mesurer quoi ? Cela, Don Juan ne le savait pas. En tout cas, il regardait, sans aucun sentiment, sans un souffle d’émotion. Tout ce qu’il éprouvait, c’était un étonnement calme, originel. Avec le temps, cela devint une sorte de frisson, mais un frisson tout autre que celui qu’on éprouve en écoutant involontairement ce qui se passe dans une chambre d’hôtel voisine, frisson qui est plutôt, de la tête aux pieds, une opposition.
Il était évident qu’eux deux ne se sentaient nullement, dans ce qu’ils exécutaient là, en train de faire quelque chose de secret et qu’il fallait cacher. Ils n’agissaient pas simplement pour tel ou tel spectateur, mais pour le monde entier. Ils le lui faisaient voir. On ne saurait être à son affaire de manière plus orgueilleuse et plus imposante. La femme blonde ou avec des mèches blondes, surtout, transformait de plus en plus ce lieu écarté à demi sauvage, entre les genêts en fleur, à proximité du cèdre, en une scène de théâtre qui durant ce moment vraiment très long signifiait le monde entier. Elle jouait avec le soleil, tantôt sur ses épaules, tantôt sur ses hanches et de façon de plus en plus dansante comme si elle charmait des serpents sur son derrière. Comme elle paraissait fière, dressée haut pendant qu’elle était à l’œuvre. Et il semblait qu’il n’y avait qu’elle à l’œuvre (qu’il s’agissait, en effet, de son œuvre à elle et que celle-ci était ce qu’il y avait de meilleur, sinon la seule chose qu’elle pût offrir au monde ou à qui que ce soit), l’homme sous elle n’était pour ainsi dire que celui qui donnait le mot de passe, quelqu’un de service, son outil à elle, et par conséquent presque invisible. Ainsi, avec l’homme invisible et la femme rayonnant loin autour d’elle, cela aurait pu être une scène de film usuelle, et pourtant, là dans la nature, c’était quelque chose de radicalement autre et pas seulement du fait que Don Juan voyait cela se dérouler, à la différence d’un film, non en grand, mais à distance : certes il voyait aussi en grand, mais cela ne venait en tout cas pas d’une prise de vue en gros plan.
Ce n’est qu’une semaine après l’événement, lorsque Don Juan, en pensant au couple, fêtait, pour ainsi dire, leur jour de la semaine — il le fêtait aussi, il en était certain —, qu’il lui apparut combien les fleurs labiacées des tiges de genêt à côté d’eux avaient été jaunes. Et comme le vent avait mêlé et démêlé les buissons jaunes sur jaune. Des branches de cèdre parvenait le bruit spécifique des branches de cèdre. Très haut, presque inconcevablement haut pour un oiseau, tournait l’un de ces aigles qui d’habitude ne quittaient leurs sites ou leurs aires attitrées en forêt de Rambouillet pour une incursion dans les espaces aériens plus proches de Paris que les jours de grand été, particulièrement clairs et calmes. On entendait très nettement le raclement de quelques guêpes dans une pile de bois que les intempéries avaient rendue grise, tout comme ici dans mon jardin, dans l’une des tables de bois pendant que Don Juan racontait, on était en mai, le mois de la nidification. Quelque chose d’allongé et de rayé pendait ou se balançait à une branche, au-dessus du ruisselet de la Mérantaise, bien plus léger qu’un lacet ou la bande magnétique d’une cassette audio, seule la peau dont un serpent s’était dépouillé là pouvait être, à ce point, sans poids, il y avait donc encore ou de nouveau des serpents dans les environs de Port-Royal. Un cône de l’année précédente tomba du cèdre et vint rouler près du couple. Du sable miroitait dans le filet d’eau sans poissons et on entendait les tracteurs dans les champs en haut sur le plateau. En lisière de forêt sur le versant opposé, une famille de grands-parents-parents-enfants était en train d’installer quelque chose comme une table de pique-nique et sur l’une des routes omniprésentes passait un bus scolaire avec tous les élèves entassés à l’arrière, et l’air était rempli de ces petits papillons brunâtres, parmi lesquels deux qui tournoyant l’un autour de l’autre paraissaient être trois.
Malgré tout, Don Juan fut finalement déçu par le couple. Ce qui arriva était trop prévisible. On se mit à les entendre, ces deux-là. On entendait crier la femme, et l’homme, grogner, marmonner, râler. Elle tomba en avant et il lui passa la main dans le dos et se gratta le genou déjà replié de l’autre. Tout de suite en liaison avec son cri, elle articula quelque chose comme « Amour » et lui, il marmonna quelque chose de semblable. Don Juan aurait dû se retirer avant. Qu’un coucou, au lieu de chanter en deux temps, se mette à chanter en trois temps, comme en bégayant, n’y changeait rien. Il continua certes à se faire un devoir de regarder encore, mais comptait les secondes, en même temps, ou énumérait simplement les nombres comme quand on est obligé de rester quelque part ou quand on trouve le temps long. Et le temps était un problème pour Don Juan, le problème.
Il ne s’apprêta à partir que lorsque les deux nus furent apparemment assaillis, en bas dans le creux, par les mouches ou les fourmis. Cela avait déjà été le cas auparavant. Mais c’était maintenant seulement que cela semblait les ennuyer. Don Juan avait attendu jusqu’au dernier moment qu’il se produise tout de même, avec ces deux-là, un événement qui contredirait le cours des choses. Quoi, par exemple ? Pas de questions, me fit-il savoir.
En se détournant il marcha sur une brindille et le couple le remarqua. Rectification. Ce n’avait pas été un craquement de bois qui les avait fait se retourner d’un coup, mais son soupir à lui, le contemplateur. Soupir de la déception ? Fini, les questions. En tout cas, je n’ai jamais entendu un être humain soupirer comme Don Juan. Et son soupir, il le fit entendre constamment, la semaine durant, pendant qu’il racontait, aussi bien que quand il était tranquillement assis. C’était le soupir d’un vieil homme, en même temps que celui d’un enfant. Oui, c’était très doux et tendre et traversait pourtant le vacarme, le ronflement momentané de la voie express qui depuis quelque temps béait à travers la vallée du Rhodon, les bombardiers qui sept jours durant dansaient au-dessus de nos têtes ; le rythme de leurs manœuvres de Pentecôte. Le soupir de Don Juan me donna confiance, et pas seulement en ce seul être.
Le couple d’amoureux, en revanche, entendit ce soupir comme une trahison. Ce n’est pas que quelqu’un les ait regardés qui les mit en fureur. Ils se jetèrent sur leurs montures et se lancèrent à sa poursuite parce que le spectateur avait par son soupir rabaissé ce qu’ils venaient de vivre l’un avec l’autre et qui continuait, peut-être, invisible, à agir entre eux. Et comme chaque fois, et même si chaque fois c’était une situation différente, Don Juan ne voulait pas prendre la fuite. Il ne devait pas fuir. Il n’avait pas le droit de fuir. Et comme chaque fois, il ne lui restait rien d’autre : Il fallait fuir.
Sur le terrain il avait l’avantage, étant à pied, il pouvait traverser tout droit ruisseaux et fourrés alors qu’eux deux avaient à faire des détours par les chemins et les rares ponts. Par moments, dans sa fuite, il prenait même son temps. S’il allait par intermittence à reculons, cela venait uniquement de ce qu’il avait abandonné sa façon accoutumée de se déplacer et ce n’était en aucun cas une attitude de raillerie. Et pourtant, c’est ce qui, apparemment, provoqua les poursuivants car audacieux comme ils lui semblaient, ils se jetèrent à sa poursuite, par monts et par vaux. Ils étaient sur ses talons et finalement il dut prendre les jambes à son cou. Ils poussaient des cris. C’étaient, il est vrai, plutôt des appels presque amicaux. Peut-être aurait-il dû simplement s’arrêter et se mettre à parler avec eux. Seulement, il n’aurait rien eu à leur dire. Ce n’est qu’une semaine plus tard encore dans mon jardin, le jour de son départ, qu’il put de loin s’adresser au couple et leur souhaiter bonheur et surprises leur vie durant.
Pour ce qui est de son récit proprement dit, le soir de son arrivée à Port-Royal des Champs, Don Juan le commença, par le même jour de semaine, une semaine auparavant. Il était alors encore à Tiflis, en Géorgie. Ce n’est pas l’histoire d’une vie entière qu’il me servit là, ni même disons celle de l’année passée, mais uniquement celle des tout derniers sept jours, et ainsi de même le lendemain, jour après jour. Ce lundi-là, par exemple, ce fut le lundi de la semaine précédente qui lui revint en mémoire, et de façon si incomparablement aiguë et de façon tellement évidente et amène, comme ce ne pouvait guère avoir été le cas pour le mardi passé ou disons pour le lundi du mois précédent et ainsi de suite, à remonter la mémoire. « Lundi il y a une semaine » — et déjà les images arrivaient, les images de la journée tout entière, non sollicitées — les images du jour d’il y a juste sept jours se réveillaient, telles qu’elles ne s’étaient pas montrées une semaine plus tôt, prenaient leur place, s’associaient, calmes sans le tam-tam du souvenir convoqué exprès qui en devient sonore, et si c’était le cas, alors au rythme d’une succession tranquille, sans emboîtements, grandes et petites choses, équivalentes. Plus rien de grand, mais plus rien non plus de petit.
C’est la forme que cela prit. C’est ainsi que j’entendis Don Juan raconter sa semaine, une manière de raconter qui venait certes aussi de ce que chaque jour il s’était trouvé en un autre endroit ; il avait été en route toute la semaine durant. Don Juan n’était pas sédentaire. Un Don Juan sédentaire, si de semblables choses lui étaient arrivées, n’aurait rien su raconter de ses sept jours à lui, pas de cette façon-là, en tout cas. Une semaine racontée ainsi, plutôt qu’une journée isolée ou un an, convenait aussi à quelqu’un comme ce Don Juan-là. Mais cela me convenait à moi aussi. En outre, cela convenait à tel ou tel, sinon en temps de guerre, du moins en une paix chancelante et menacée.
À travers les sept stations de sa semaine prenant la parole chez Don Juan, il les réalisait, et il les pratiquait. Et son histoire se racontait sans les moindres détails piquants. Ceux-là, il ne les évitait pas, mais dès le début ils étaient hors de son regard. Cela allait de soi qu’il n’en pouvait être question. Des « détails piquants » cela ne se racontait pas. Oui, ils n’existaient même pas. De toute façon, je n’aurais pas aimé les entendre. C’est ainsi seulement que les aventures de Don Juan — devinrent, en fin de compte, pour moi des aventures — dépassèrent sa personne, à mes yeux. Des détails, certes, apparurent encore et encore, lors de tels retours en arrière sur une semaine, mais autres et autrement aventureux.
Pendant ces sept jours où Don Juan resta assis dans mon jardin à raconter, à moi et en même temps à lui-même, il ne me demanda pas une seule fois qui j’étais, d’où je venais et comment ça allait pour moi. Cela me fit du bien. Car mon seul visiteur régulier, au cours des mois précédents, avait été le curé de Saint-Lambert-des-Bois, qui me faisait sentir qu’il était le seul qui me restait et de toute façon le dernier, il ne faisait que rendre ma situation plus intenable encore ; souvent, c’était seulement à la venue du prêtre que je prenais conscience d’être seul et la solitude après son départ rongeait en moi, oui rongeait, rongeait et rongeait, et rongeait ; et je me voyais un de ces malades condamnés de la région auprès desquels l’ensoutané, et c’était devenu son activité principale, faisait ses rondes épisodiques, « ah ! mes mourants », lui avait-il un jour échappé.
Je faisais la cuisine et Don Juan racontait. Au bout d’un certain temps nous nous mîmes à manger ensemble à la table du jardin. Et ma cuisine, comme elle reprenait vie. Rien pour moi de plus encourageant en tout cas qu’une pareille cuisine où quelqu’un maniait les divers aliments avec plaisir. Comme jadis, je me tenais souvent sur une seule jambe ou j’exécutais des bonds de cabri d’un coin à l’autre. Et selon une vieille habitude, je m’essuyais rituellement les mains à ma chemise qui pendait sur mon pantalon, comme jadis à mes tabliers de cuisine. Mon hôte de la semaine, lui, ne remuait pas le petit doigt. Il était accoutumé à être servi au doigt et à l’œil. Bien entendu, je ne lui demandai pas ce qu’il en était advenu de son valet. Il ferait bien son apparition dans l’histoire au moment voulu, et c’est ce qui arriva. Don Juan ne semblait pas bouger le petit doigt — et pourtant à chaque fois, quand j’arrivais à la cuisine, il y avait tous les jours un ajout nouveau, en plus d’un ajout et d’un condiment nouveaux, un petit sac de poivre de Séchouan, une truffe noire charbon de printemps de Turquie, un pavé de fromage de brebis de la Mancha, une pleine poignée — comme cueillie par lui-même — de riz sauvage du Brésil, une coupelle de purée de pois chiches de Damas. Or il était arrivé sans nul bagage. De toute la semaine, je pus ne pas aller au supermarché dont j’avais par-dessus la tête depuis longtemps.
Cela ne veut pas dire que nous sommes restés tous ces jours-là à la maison ou dans le jardin. Don Juan commençait à raconter après le repas du soir, le seul vrai repas, et de plus, en mai Port-Royal était à ce point situé à l’ouest qu’il faisait jour presque jusqu’au dernier bulletin d’informations que nous regardions à la télévision. La journée durant, nous parcourions la région, vallons de ruisseau boisés et plateau de villes nouvelles. Une fois, nous prîmes droit à travers champs jusqu’au château de Rambouillet où, tout à coup, depuis le parc, Dieu sait pourquoi et comment, on lança des chiens contre nous, il est vrai qu’ils n’en avaient qu’après Don Juan. Un autre jour nous prîmes la direction opposée, vers l’est, vers le plateau de Saclay où nous trouvâmes le centre nucléaire encerclé de voitures de police, de pompiers et d’ambulances dont les sirènes d’alarme retentissaient sur tout le plateau. En même temps, nous vîmes à nos pieds s’accoupler deux lézards immobiles et, au-dessus dans l’air, deux éphémères accrochés l’un dans l’autre en un vol vertigineux. Le troisième jour, nous nous mîmes en route vers les légendaires sources de la Bièvre que nous ne trouvâmes pas parce que, peu avant, nous nous étions perdus dans un labyrinthe artificiel, nouvellement installé pour la Fête des Sources (la source principale avait été maçonnée en fontaine, entendîmes-nous dire par quelqu’un dont la recherche avait été couronnée de succès). Le quatrième jour, nous prîmes le car pour le cinéma « Jean Renoir », à Trappes, et nous vîmes un film où une femme voulait inciter un homme à mourir avec elle — et de se livrer à elle, de la tête aux pieds, ce qui, de scène en scène, devenait plus tentant et finalement inéluctable, signifiant la fin pour l’homme comme pour la femme. Le cinquième jour, nous ne fîmes que grimper le court sentier qui menait du fond du vallon du Rhodon à la route de Saint-Rémy-lès-Chevreuse et à l’arrêt nous regardâmes passer les autobus régionaux dont la majorité ne s’arrêtaient pas. L’avant-dernier jour de la semaine, en revanche, nous restâmes à mon auberge que nous dûmes verrouiller et même barricader, en partie, car des assiégeants s’étaient pointés, des assiégeants féminins qui voulaient s’en prendre à Don Juan. Les deux dernières soirées de narration furent placées sous le signe d’un danger plus menaçant d’heure en heure.
Le premier jour de la semaine passée de Don Juan, on pouvait le raconter à peu près ainsi : le matin il arriva à Tiflis par un vol de Moscou, via le Caucase. La neige recouvrait encore les sommets et descendait loin jusqu’aux vallées de montagne. En revanche, sur les contreforts méridionaux qui représentaient à eux seuls une contrée intermédiaire presque vide, l’impression de sud n’en était que plus vive. Don Juan s’était brièvement assoupi dans l’avion. Lorsqu’il se réveilla, il vit que tous les passagers autour de lui s’étaient aussi sans exception endormis, bouches grandes ouvertes. Comme si souvent, il avait rêvé de son château où lors de son retour grouillaient et grouillaient les intrus étrangers qui y prenaient bruyamment leurs aises, sans égards pour les propriétaires. Or, il ne possédait ni château ni même maison et depuis bien longtemps rien ni personne vers qui revenir.
Don Juan était orphelin et non au sens figuré. Il y avait des années de cela, il avait perdu l’être humain qui lui était le plus proche et ce n’était pas son père ni sa mère, mais à ce qu’il me parut, son enfant, son seul enfant. On pouvait donc devenir orphelin par la mort d’un enfant, et comment. Ou bien était-ce sa femme, la seule aimée qui était morte ?
Il s’était mis en route pour la Géorgie, comme pour partout, sans but particulier. Seuls le poussaient sa tristesse et son deuil. Porter son deuil de par le monde et le lui transmettre à lui, le monde. Il vivait son deuil comme une force. Son deuil était plus que lui et le surpassait. Pour ainsi dire armé par lui — et pas seulement pour ainsi dire —, armé, il se savait nullement immortel, mais invulnérable. Le deuil était quelque chose qui le rendait indomptable et par contrecoup (ou plutôt coup pour coup) perméable et accueillant à tout ce qui pouvait arriver et, selon les besoins, invisible. Son deuil lui servait de viatique. Il le nourrissait à tous égards. Grâce à lui, il n’avait plus du tout de grands besoins. Ceux-ci ne se manifestaient même plus. Il fallait seulement se défendre contre la pensée que de cette manière, en lui, en ce deuil, la vie terrestre idéale deviendrait possible, et vaudrait aussi pour d’autres (voir « transmettre le deuil au monde »). Son deuil n’était pas épisodique, mais c’était, fondamentalement, une action.
Depuis des années, Don Juan ne fréquentait personne. Tout au plus arrivait-il des rencontres de voyage fortuites qui dès la fin du bout de chemin en commun lui étaient à l’instant même sorties de l’esprit. Parmi celles-ci il y avait, naturellement, des femmes non sans beauté, et pas peu (bien que les vraies beautés eussent semblé au fil du temps de moins en moins être en chemin, du moins pas ouvertement sur les routes, les places et en voyage — comme elles restaient plutôt chez elles quelque part dans le coin le plus reculé — et si elles l’étaient, c’était en pleine nuit et par des chemins de traverse). Cependant ces femmes, pour autant qu’il se fasse voir d’elles, attirées qu’elles étaient par le rayonnement de deuil, pour elles, c’était de la force, se détournaient de lui, à chaque fois dès le premier petit pas ou le premier mot. D’une manière ou d’une autre, il ne venait nulle réponse de lui, il leur était sourd et aveugle, tout au moins en tant qu’êtres humains, isolés et femmes. Et de fait, il évitait de parler, se gardait même d’ouvrir la bouche pour quelque chose comme une conversation, comme si s’écarter de l’absence de mots signifiait perdre sa force et trahir son être-en-route. Don Juan, la moitié de sa vie durant, avant d’être à ce point orphelin, s’était comporté de façon autrement décidée.
À l’atterrissage à Tiflis, un but s’offrit tout de même à lui. Comme presque toujours, cela se fit de soi-même, juste à l’arrivée, dans ce qui au premier abord était un quelconque quelque part. Il allait tout de suite se mettre en route, dès l’aéroport, pour le piémont du Caucase qu’on venait de survoler, étendu à perte de vue. C’est le soir qu’il retournerait à la grande Tiflis, ou peu importe quand, il était maître de son temps. Alors seulement la ville se montrerait, comme aussi toutes les autres auparavant — c’était devenu ainsi —, or il savait qu’après cela la Tiflis ou Tbilissi particulière et unique allait faire son apparition : l’étrange et l’étranger des lieux d’aujourd’hui n’étaient plus évidents, il fallait les repérer, et cela était justement une partie des aventures que courait Don Juan. L’idée — et c’était une idée — lui en vint à la vue des caractères géorgiens, en petit, sous les grands caractères « romains » dans le hall d’arrivée (plus de baraque et plus de passagers avec cages à poules ou clapiers) : par leur densité, leur rythmique et leur arrondi, ils lui répétaient les alignements des contreforts du Caucase. Aller là-bas et rien d’autre, dans l’énergie de deuil renouvelée et qui renouvellerait tout alentour.
Vraiment, dans le temps d’avant le deuil qui l’avait frappé, il avait été évident pour Don Juan qu’on le serve. Chaque nouvelle connaissance se voyait bientôt, en quelque sorte, faire partie d’une domesticité de dimension mondiale. Comme si de rien n’était, Monsieur l’envoyait chercher un livre, un médicament, un objet oublié à la station précédente. Il n’y avait pour cela pas même besoin d’un ordre, une simple allusion suffisait : « J’ai oublié mon chapeau à… » (D’autre part Don Juan ne demandait rien non plus — il y avait à satisfaire à sa constatation, tout simplement.) Il est vrai qu’en un tournemain il pouvait tout aussi bien devenir le serviteur de son vis-à-vis, d’un familier aussi bien que d’un inconnu. Et comme il servait ou plutôt se mettait au service ! Chaque fois, c’était une façon muette et spontanée d’apporter, d’assister ou de mettre la main à la pâte, discrètement et sans prendre une attitude de domestique, une fois le geste accompli comme en passant, redevenu aussitôt anonyme, l’assistant même redevenu anonyme. Et ceux qui étaient servis par sa provisoire domesticité ou assistance la constataient à chaque fois sans surprise. Ou plutôt cela se faisait sans que cela se remarque et était aussi peu remercié que récompensé. Et pourtant sur ceux à qui il apportait son aide, il faisait plus d’effet qu’un valet muet, incomparablement plus.
Pour ce voyage dans le piémont du Caucase, Don Juan, c’était la première fois depuis longtemps, reprit un valet. En tout cas, il se comporta avec le chauffeur tout comme, et non seulement celui-ci se laissait faire, mais c’était même ce qu’il semblait avoir attendu. Il était debout au bord de la piste d’envol, à côté de sa vieille auto russe et de loin déjà, et pour Don Juan et lui seul, il tenait la porte ouverte. Le contrat est aussitôt conclu entre eux par tacite entendement. Et cela dépasse le service journalier pour un temps indéterminé, pour-on-ne-savait-combien-de-temps. Cet homme avait plus l’air d’un vieux partenaire que d’un valet nouvellement engagé — de nouveau, ce phénomène d’étrange familiarité qui si souvent jetait, à l’instant même, sa lumière entre Don Juan et des inconnus, des femmes, il est vrai, de tout autre manière que pour les hommes. Le partenaire et compagnon de route, avec lequel Don Juan ne parlait, quand cela arrivait, que par formules toutes faites, répandues dans le monde entier, avait des provisions et du combustible pour une bonne semaine. Et vêtu, le nouveau valet l’était de façon bien plus distinguée que son maître, costume deux pièces sombre avec pochette d’un blanc étincelant, à côté de laquelle, à droite et à gauche, était fiché un petit bouquet de fleurs de printemps de toutes les couleurs. L’odeur en remplissait le véhicule tout entier ou c’était celle du parfum étrangement subtil dont se servait le valet. Apparemment, il s’était fait beau pour une sorte de fête.
Pour la première fois, depuis la perte de son enfant, Don Juan sentit que c’en était fait de son inconsolable tranquillité et du retrait de toutes les implications possibles. Dès le réveil de son court rêve en avion, l’inquiétude était revenue, une inquiétude bien connue, connue à satiété. Elle se manifestait en ceci que d’un instant sur l’autre il n’était plus maître de son temps. Ou bien : le temps n’était plus son élément. Ou bien : les instants se muaient en secondes. Au lieu, disons, de regarder, d’entendre, de respirer et ainsi de suite, Don Juan s’était mis à compter. Ce n’était pas seulement les secondes qu’il comptait, mais tout, et ce de façon mécanique ou automatique : tout ce qui se présentait devant son compteur automatique — il n’était plus fait que de celui-ci — était compté, rangs de sièges dans l’avion, œillets de ses chaussures, les poils de sourcil du voisin de siège. Non qu’il ait été pris inopinément d’ennui — c’était plus grave : Don Juan avait basculé hors du jeu si discrètement amical du temps. Mais peut-être était-ce le cas le plus grave d’ennui. Jadis un tel décompte s’arrêtait de manière fiable, dès qu’avec décision il se mettait avec quelqu’un pour un certain temps tout au moins ; aussitôt qu’il se défaisait résolument de sa solitude. De même maintenant, en tant que passager dans l’étroite auto pleine de bagages.
Après la Russie, encore d’une fraîcheur d’avant printemps — ultimes tas de neige, recouverts de gris, et qu’on pouvait prendre pour du sable, dans les plus reculées des arrière-cours —, l’air tiède du Sud caucasien faisait l’effet d’être chaud ; comme l’incarnation de la chaleur. Le soleil brillait. Tous deux l’avaient de plus en plus dans le dos tandis qu’ils roulaient, et la région, en pente douce, contreforts de montagnes devant eux, révélait un relief d’une netteté qu’on ne voit que sur les modèles miniatures, par exemple en papier mâché. Rien de cartonneux, pas de formes concaves ici bien entendu : du compact, du pesant, du tissé, comme indéchirable ; de la glaise avec du gravier, du rocher avec des racines pivotantes et des racines fasciculées, du jaune de soufre avec du rouge brique avec du gris sel, du noir de suie. Les surfaces de sable aussi, ni molles ni friables mais ajointées et cuites comme du mortier. Qui y plongerait la main pour en prendre une poignée s’en serait aussitôt ensanglanté les doigts, et pas un grain du sable supposé ne lui en resterait au bout des doigts. De même, nul nuage de poussière nulle part, malgré l’absence de couverture végétale sur des étendues (l’apparent paysage de grains de sable, d’une nudité de dunes blanches), bien que le vent soufflât sans cesse, aussi vif que soudain et chaque fois venu d’une autre direction. Tentante, unissant tous les sens, cette région, en piémont ou en balcon, se présentait et se révélait littéralement hostile, inaccessible. Elle faisait signe, attirait à l’intérieur d’elle comme un aimant et, d’intérieur, il n’y avait pas. Elle rappelait à Don Juan, lors de son arrivée là-bas, une semaine plus tôt, ce qu’on appelle « badlands » dans le Dakota du Sud américain, où un système de rigoles larges et profondes, dans une vaste région de collines de graviers, promettait chacune une vallée menant de plus en plus loin, mais qui, sans exception, n’allait nulle part, si ce n’est devant des murs de glaise éraflés et nus ou à des bouts de gorges ravinées et asséchées depuis des millénaires. Lorsqu’une semaine plus tard il m’en parla, c’était plutôt l’inverse pour ce qui était des contreforts du Caucase : les badlands célèbres et même mondialement connus reculèrent et s’estompèrent, première marche et esquisse de ce territoire presque anonyme, à peine fréquenté, ou n’en étaient que le postiche. Ce territoire-ci lui parut infiniment plus vigoureux que ces badlands tellement exemplaires au début. C’était là, ainsi ou autrement — alors que les badlands qui avaient fait leur preuve au cinéma, en revanche… Pourquoi donc dans son histoire Don Juan racontait-il tant et si longuement ce paysage : Tous les six paysages des jours suivants lui ressemblaient d’une manière ou d’une autre. À chaque nouvelle journée, il entrait dans un pays nouveau, souvent lointain, et le paysage où se passaient les événements du jour était ou devenait dans l’ensemble le même. Pour chaque nouvelle étape de l’histoire, il aurait pu s’épargner de tracer les contours du lieu de l’action (ou de la non-action).
Les versants sud du Caucase n’étaient ce matin-là nullement déserts. Dans le souvenir, les gens s’entassaient même sur les bords de la route. Tels qu’il me les faisait apparaître dans son récit, ils se déplaçaient tous à pied et le seul véhicule sur toutes ces routes, c’était celui conduit par son valet. L’Orient ? À peine une trace : dans les vêtements, les attitudes et même les odeurs, l’Est apparaissait depuis longtemps comme l’Ouest, et l’Ouest comme l’Est, et ainsi de suite. La seule chose spécifique, peut-être, pendant ces sept jours, c’était l’air de mai dont le souffle incessant était traversé, en bas, en haut, de semences de peuplier.
C’est à peine s’il fut un seul des passants au bord du chemin que Don Juan vit marcher solitaire. Il ne rencontrait que des groupes, petits mais innombrables. S’il n’avait cessé de faire ses comptages en montant en voiture, ç’aurait été, au plus tard, en présence de ces processions ou de ces migrations diverses.
Le conducteur était en route pour un mariage et Don Juan, sans avoir été invité, en serait évidemment l’hôte. Au cours des années, Don Juan avait encore et encore participé à des fêtes pour des inconnus — et rien qu’à celles-là. Il est vrai que ce n’avaient été, jusqu’à ce jour dans le Caucase, que des funérailles. C’était seulement dans les enterrements qu’on pouvait, sans plus, se mêler à une file de gens — lors de baptêmes, une partie de l’église, tout autre endroit ou l’église entière restait en général réservé à des groupes fermés. Mais avoir eu, une fois dehors, une lointaine idée de la chevelure mouillée ou du crâne chauve du baptisé, c’était déjà quelque chose, comme de voir des premières communiantes, en cercle au soleil, après la cérémonie en train de manger une glace.
Dans la dernière partie du trajet, avant le village où le mariage avait lieu, de passager, Don Juan devint chauffeur ; après avoir indiqué le chemin au maître, son valet se coucha sur le siège arrière entre les jerrycans et les paniers et s’endormit aussitôt. Si seul déjà, sans être accompagné, on recueillait la plupart du temps des choses plus ou moins significatives du monde environnant, cela ne faisait que s’approfondir en compagnie de quelqu’un d’endormi, surtout lorsque celui-ci dormait de façon aussi insouciante et abandonnée que cette nouvelle connaissance, son visage égratigné y compris. (Je remarquai à quel point Don Juan, dans son histoire, employait au lieu de « Je », le « on », comme si la validité universelle de ce qu’il avait vécu allait de soi — Dieu veuille qu’il en soit allé de même pour moi dans toutes les occasions de changement de ma vie, pour finir plus d’occasions que de changements.)
Pendant les années précédentes, il n’avait évité ni la vue ni l’accueil des gens. Mais ce que son œil repérait le plus, c’étaient ou les très vieux ou les très jeunes, les enfants. La grande masse, entre les deux, cette majorité qui s’imposait toujours plus, il passait par-dessus. Elle n’existait pas et ne comptait pas. Mais avec d’autant plus d’insistance, Don Juan était à la recherche d’un de ceux qui d’une manière ou d’une autre échouaient et ou étaient sans protection. Les remarquer et les honorer d’un regard lui signifiait plus et autre chose que de se plonger dans la nature quelle qu’elle soit. Et inversement, la dignité que leur conférait un regard donnait presque immanquablement à ces vieillards et à ces silhouettes naines quelque chose comme un éclair de vie. Et étrangement, les très vieux, chaque fois que le regard était capté par l’un d’eux, rayonnaient et paraissaient soudain enfantins, alors que les petits et très petits enfants avaient d’un coup non l’air vieux, mais posés, comme d’une sagesse universelle — et d’autant plus posés et d’une sagesse universelle qu’ils étaient plus petits. Seul l’un ou l’autre « type humain » avait encore un visage, pour Don Juan, et cela semblait être une minorité de plus en plus réduite.
Ce n’était pas précisément du seul fait du dormeur derrière lui que cela se mit à changer un peu. De même ce n’était pas non plus en priorité ce mort, étendu là dans son sang, tout à coup, après un tournant, yeux ouverts. (Ou peut-être que si.) Quoi qu’il en soit, en cours de route, Don Juan se mit peu à peu à rencontrer des visages et de tous âges, même d’âge moyen, qui lui étaient apparus comme particulièrement inexpressifs et sans forme, et se laissaient maintenant voir. C’étaient moins les visages que les yeux. C’étaient moins les formes que plutôt les couleurs qui donnaient un visage aux petits groupes de ceux qui, par processions, s’éparpillaient et s’étiraient au bord de la route. Cela aussi était signe d’un temps nouveau : les couleurs de ces yeux, là, au plus profond du Caucase, non pas uniformément marron ou noirs. Aussi fréquemment en survenaient de verts, de bleus, de gris clair ou foncé. Et à remarquer : les visages fussent-ils défigurés d’épuisement, d’abandon, de rage et de haine, et çà et là même d’envie de meurtre, et ces yeux-là dussent-ils avoir le regard mauvais, ou absent, ou orgueilleux, ou tout simplement bête, les couleurs elles-mêmes, pour autant qu’on arrivait jusqu’à elles et qu’on les laissait l’une après l’autre briller ou danser, formaient une rangée de couleurs d’yeux et elles étaient bonnes. Dans leur succession, justement parce que chacun de ceux qui marchaient là regardaient ailleurs ou dans le vide, ces couleurs produisaient une pulsation et qui pulsait à la rencontre de quelqu’un ou de quelque chose. Comme on aurait voulu en passant caresser de la main la tête d’un enfant (et le faisait, en effet, de temps à autre), et de même comme on aurait voulu dans la rue mettre le bras sur l’épaule de tel vieillard (ce qu’on n’a jamais accompli), de même on aurait voulu passer le bout des doigts sur tous, oui tous ces yeux, sur tous ces globes oculaires et les toucher des lèvres, les couleurs en attendaient véritablement quelque chose de ce genre. (« On. ») Bien que Don Juan y fût passé en voiture, une semaine plus tard, le mouvement s’en présenta à lui, comme un lent, un très lent déplacement à pied.
Ce n’était pas lui alors qui avait commencé l’échange de regards avec la mariée. D’abord ce fut elle qui dirigea son regard sur lui. Cela se passa dans une salle et pourtant, sept jours plus tard, il vit la jeune femme, à l’air libre, sous le libre ciel. Toute la noce était assise à une longue table, et les hôtes impromptus, et ils n’étaient pas peu nombreux, on les avait, en toute simplicité, répartis à quelques petites tables. À Don Juan fut attribuée la plus petite, dans le coin le plus reculé de la salle, sans vouloir le rabaisser. C’était plutôt la convergence entre hospitalité et vue, pour cela il fallait qu’il eût la table pour lui seul et qu’il pût embrasser du regard la salle entière, y compris le paysage villageois derrière les fenêtres. Son valet était sûrement un membre de la tribu, il avait sa place à la table principale, d’où il ne cessait de venir et de décharger le personnel du soin de servir son maître.
Don Juan me raconta à quel point il avait sursauté à la vue de la mariée. Ce ne fut pas un regard particulier, rien qu’un battement de paupière. De si beaux yeux, elle, sans rien y faire, avait de si beaux yeux, les plus beaux des yeux. Et son sursaut à lui, Don Juan, n’avait rien eu à voir avec de l’effroi. Ce fut un éveil soudain et en même temps silencieux, après des années d’assoupissement ou plutôt de somnolence. Silence : le murmure constant des monologues dans sa tête s’interrompit d’un coup. Devant son front, tout se fit ample. Et malgré tout, au début, il fallut encore se battre contre la confusion. Résolu, il se leva, alla vers elle à grands pas — et sortit de la salle.
La décision pourtant était venue, tout de suite. C’était sans retour. Il n’était pas question pour Don Juan de se défiler, il avait à se présenter à l’étrangère, c’était son devoir. (Même si, devant moi l’auditeur, il n’utilisait pas constamment le mot « devoir », celui-ci s’y entendait fréquemment.) Une période de sa vie allait se clore, au plus tard au soir de ce jour et, en effet, il la voyait comme une époque. Le village caucasien était situé sur une butte de pierre passablement nue. Traversant par boucles de plus en plus larges, et de détour en détour, le chemin des prés et des friches, il crut savoir que ces choses prétendument petites et insignifiantes qui, toute une époque durant, plus que tout autre chose, plus que toute autre personne, lui avaient signifié le monde, il les prenait en lui pour la dernière fois, pour un temps imprévisible. La réalité femme allait encore une fois comme jadis, en un passé depuis longtemps dévalué, repousser ces mille menues petites choses quotidiennes d’autant plus prises à cœur et n’allait plus leur laisser d’espace vital. La femme comme malédiction ? Malédiction de la sécheresse ?
Don Juan, alors, ne savait pas encore qu’il se trompait et se trompait surtout sur lui-même, au moins en ce qui concernait cela. Aussi prit-il congé, à grands détours. Les champs de neige, vers le nord, sur les hauteurs : pour le temps à venir ou pour toujours, ils n’allaient plus avoir de réalité du tout. Le feulement du vent dans les buissons d’épineux : jouez-moi cela encore une fois, buissons ! Le cortège de deuil, quelques vieux, à peine, et un enfant derrière le cercueil, là-bas devant, pendant que par-derrière la musique de la noce passait des mélodies populaires du début à celles plus transcontinentales : rester encore un peu auprès de vous qui portez le deuil. Adieu jaune de glaise et rouge sable. Portez-vous bien, fleurs de genêt labiacées et vous pistes de fourmis. À ne plus vous revoir, flocons de laine aux clôtures des prairies.
Son évocation de l’époque n’avait plus d’effets. L’autre temps, le temps des femmes, était entré en lui, jusque dans la peau et les cheveux, s’était mis à compter et à agir, dès que Don Juan se fut levé de sa table, en coin, et eut fait retraite à l’air libre. Et bientôt il fut plus que simplement d’accord avec l’autre temps. Certes celui-ci signifiait danger ! mais cela l’échauffa de nouveau, enfin.
Sur le chemin du retour, les chiens du village l’évitèrent. Un chat de village qui aurait tout aussi bien pu être un chat sauvage se roulait sur le dos dans un buisson et puis ne cessa de se faufiler entre ses jambes. De gros insectes volants l’attaquèrent en un bourdonnement qui devint un grondement, l’égaraient en tout cas par leurs vols hostiles. Depuis toujours, les animaux avaient été pour Don Juan des sortes de messagers — dont il ne pouvait ni ne voulait connaître les messages. Et il abordait toujours avec une politesse recherchée et adressait la parole aux cochons, aux ânes et aux canards dans la mare sans eau du village, comme à des personnalités, par phrases complètes, recherchées, démodées et pourtant actuelles. Quand les choses devenaient sérieuses, il se mettait toujours à parler ainsi, comme quand il était seul, en silence.
Qu’elle avait été belle et bonne la période des pérégrinations solitaires, sans amitiés, sans inimitiés. Il n’avait fait de mal à personne. Il n’avait rien promis à personne. Il n’avait d’obligations à l’égard de personne. Et maintenant, il avait des devoirs. Et il allait devoir blesser — peut-être même anéantir. Don Juan en était conscient en se penchant vers la femme, il lui fallait en même temps s’attendre à un ennemi (et il ne voulait pas dire par là le marié ou le père ou le frère de la mariée) et, lui-même, il se voyait d’avance, une part de lui-même du moins, comme une manière d’ennemi, la pire, la plus froide forme d’ennemi. Que faire ? En se retirant, il ne serait plus qu’un simulateur, un imposteur — en allant à elle, inévitablement, par la suite, elle aurait fait figure d’abandonnée par lui et figure de vengeresse et ne fût-ce qu’en pensées, mais ce qui de loin ne faisait souvent que plus d’effet. Que cela avait été bel et bon d’être seul et combien inquiétant, de mauvais goût et même ridicule. Cela viendrait comme cela viendrait. Ce qui était certain : reculer maintenant devant elle qui le voulait serait un abandon tout particulier — cela aurait été une manière particulièrement lâche et honteuse de laisser en plan.
Sur le seuil de la salle, Don Juan nettoya soigneusement ses chaussures avec une feuille du seul arbre de la cour. Les mains, il se les frotta à une touffe de thym sauvage. Il ouvrit et ferma les yeux, plusieurs fois de suite et se tapa sur les joues en même temps, dans le rythme, comme le faisaient les héros des vieux films, après s’être passé de la lotion après rasage. À l’intérieur, la musique de danse reprenait qui s’était tue depuis quelque temps, et au lieu de se mettre à tourner avec elle, il se tint sur une seule jambe et regarda derrière lui, pardessus son épaule, le ciel qu’il vit plus ouvert que jamais pendant que lui revenait, plus douloureusement que n’importe quoi, son enfant mort. Comme le ciel pouvait sembler fertile, incomparablement réel et spacieux, quand on levait les yeux vers lui, au moment propice, et paraître, incomparablement concret et ample, encore et toujours, rien qui soit plus spatialement réel, plus réellement spatial. Et pour le moment, c’en serait donc fini. Non sans ressembler au cordonnier qui passe de la rue ensoleillée à l’atelier obscur pour la journée entière, au porion qui disparaît dans sa mine et pas seulement, le temps d’une équipe, Don Juan franchit à nouveau le seuil de la salle du mariage ; c’étaient en tout cas ces images-là qui lui venaient en racontant.
Auparavant, outre la mariée, il avait encore eu des regards pour celui-ci ou celui-là dans la salle. Il avait vu comment son valet flirtait avec la plus laide des invitées et lui adressait son rire comme si elle était la beauté même. Comment les jeunes gens surtout ne cessaient d’aller toujours à la même fenêtre et crachaient dehors, en direction du Caucase, comme si c’était une ancienne coutume de mariage. Comment le pope du village voisin qui avait fait le long chemin à pied, par collines et ravines caillouteuses, et était arrivé à la fête la soutane noire, touchant le sol et jaune de glaise et de poussière de fleurs de genêt, jusqu’au-dessus du genou, et qui dans l’ouverture de la porte, des doigts de sa main droite tendus à la verticale ou à l’horizontale, envoyait sa bénédiction divine à tous les présents, pendant que son visage bronzé brillait sans sueur et que quelque chose d’oblong, de très mince et de très clair, quelque chose d’épointé lui dépassait des lèvres, un cure-dents. Comment tous les invités, y compris les malades et les enfants pour peu qu’ils soient assis, se levaient au fil des toasts qui se succédaient de telle ou telle façon, et devenaient tout ouïe pour celui ou pour ce à quoi le toast était destiné et pendant la durée duquel, la salle, pour une fois, était tellement silencieuse !
Maintenant, il n’y avait plus rien d’autre et personne que la femme inconnue. Le marié, à ses côtés, c’était comme si, dès le début, il n’avait pas été là ou tout au plus comme une silhouette, non, pas même une silhouette, comme simple épaule, comme blanc de chemise, comme moustache. Maintenant il n’en était même plus question. Il était quelqu’un d’interchangeable, pas même une garniture, un remplaçant — une grandeur négligeable dans la tâche à résoudre. C’était une tâche où ne comptaient plus que deux données : lui, Don Juan, et elle, la mariée, là-bas. Quelle mariée ? Ce n’était plus une mariée qui était assise là ; mais seulement la femme. Et celle-ci, comme d’ailleurs toutes les femmes qui au long de la semaine, et peu importe comment, avaient été siennes, était, cela se comprend, indescriptiblement belle.
Il continua à raconter qu’il était resté debout sur le pas de la porte, qu’il la voyait si près et si grande, comme à travers un télescope et surtout de façon si exclusive — comme, par exemple, on peut n’avoir qu’une cerise seule devant le point de convergence d’une longue-vue, ou la seule lune, la pleine lune, dans le ciel de nuit qui vous remplit toute la rondeur du verre, sans même une trace ou un brin de la nuit alentour. Et elle n’avait pas même besoin de le regarder exprès, une fois de plus ; un second coup d’œil de sa part et la tâche aurait à l’instant même perdu toute valeur ; car elle valait quelque chose, valait plus que n’importe quoi d’autre en ce moment dans le monde.
Don Juan n’était pas un séducteur. Il n’avait jamais encore séduit une femme. Certes, il en avait rencontré un certain nombre qui avaient ensuite dit cela de lui. Mais soit ces femmes avaient menti, soit elles ne savaient plus où elles avaient la tête et avaient, en fait, voulu dire tout autre chose. Et inversement, Don Juan n’avait jamais non plus été séduit par une femme. Il était peut-être arrivé qu’il les laissât à leur vouloir ou quoi que ce fût d’autre, ces séductrices qui auraient bien voulu l’être, mais en un tournemain il leur était clairement indiqué qu’il ne s’agissait plus maintenant de séduction et que lui, l’homme, n’incarnait ni le séducteur ni son contraire. Il avait un pouvoir. Seulement, son pouvoir était autre.
Lui, Don Juan, se sentait intimidé devant ce pouvoir. Il se peut qu’il ait été moins gêné, jadis. Mais il y avait longtemps, maintenant, qu’il s’effrayait à utiliser ce pouvoir. Il me racontait cela ouvertement et pas du tout sur un ton de fierté ou de vanité, il le constatait plutôt, en passant, les femmes dont il s’agissait et autour desquelles cela tournait dans son histoire ici reconnaissaient en lui leur maître, non pas à l’instant de la rencontre, mais dans celui de la reconnaissance. Les autres hommes avaient été et seraient ce qu’ils étaient, et lui le seul, pour toujours Don Juan, elles le considéraient, oui, le considéraient comme leur seigneur (pas « maître »). Et elles le revendiquaient comme tel, presque (« presque ») comme une sorte de sauveur. Sauveur de quoi ? Sauveur, simplement. Ou simplement, elles les femmes, les éloigner d’ici, et d’ici et encore d’ici.
Le pouvoir de Don Juan venait de ses yeux. Il n’avait pas besoin de dire qu’il ne pouvait être question de regards exercés. Jamais, il ne voulait ni ne projetait quelque chose de cette sorte. Et malgré tout, il était conscient du pouvoir ou de la signification qui allait être proclamée, au moment même où il dirigeait les yeux, non, l’œil, sur la femme de façon non dominatrice mais plutôt anxieusement consciente.
La façon dont il évitait, aussi longtemps que possible, de regarder la femme en plein dans les yeux pouvait être confondue avec de la timidité ou de la couardise, et c’était, me racontait-il, en effet, une sorte de timidité, mais en rien de la couardise ! Son œil sur elle, cela voulait dire : C’était sans retour pour eux deux et il s’agissait de plus que d’un moment ou d’une nuit.
Un philosophe, il y a bien longtemps, a désigné le désir de Don Juan, car perçu par la femme comme étant sans conditions, comme irréversible, comme « victorieux » même. Mais son histoire, telle qu’il me la racontait, n’avait rien à voir avec désir ou victoire, du moins pas avec les siens, à lui, Don Juan. C’était plutôt l’inverse, c’était lui qui de son regard — et non d’être regardé, il n’avait rien de remarquable —, lui qui libérait le désir de la femme. C’était un regard qui saisissait plus et autre chose qu’elle seule, qui la dépassait et la laissait être, telle qu’elle était, et c’est pourquoi elle se savait concernée et honorée par lui ; un regard qui agissait. Assez joué de sa démarche dans la rue, à être debout ou assise sur les quais de gare, aux arrêts de bus : enfin cela devenait sérieux, cela pouvait devenir sérieux, et cela, il le vécut comme une libération.
Cette femme en vint, par le regard de Don Juan sur elle et par-delà, sur l’espace autour d’elle, à la conscience de ce qu’avait été sa solitude, jusque-là, et qu’elle allait y mettre fin, sur-le-champ. (La semaine durant, ce ne furent que des femmes dans cet état de solitude qui croisèrent son chemin.) Prise de conscience de la solitude — énergie pure et inconditionnelle du désir. Et cela se manifesta chez la femme en exigence aussi muette que puissante, une exigence « victorieuse », quelque chose qui chez un homme, si solitaire soit-il, resterait, en toute certitude, sans effet. De plus, la femme était encore embellie du fait de cette exigence, aussi belle et beauté qu’elle pût être, jusqu’à plus-belle-pas-possible, alors que pareille expression pour un homme…
Don Juan laissa ouvert le tout et les détails de la fin de l’épisode avec la mariée du village caucasien. Et moi je ne voulais pas connaître les détails, du moins pas ceux qui étaient décisifs. Et la fin, dès ses premières phrases, m’était devenue évidente. Selon sa manière à lui, il racontait, surtout là où il devenait acteur, les actions sous forme de négations ou bien il les sautait tout bonnement, comme quelque chose dont il ne valait pas la peine de parler. Ainsi, il lui suffisait de dire que debout à la porte de la salle, il n’était pas allé vers la jeune femme. Et qu’il ne lui était pas non plus tombé dessus ou autres choses de ce genre. Et ils n’avaient pas non plus disparu ensemble dans une pièce, à côté ou dehors. Et ils n’avaient pas non plus échangé un seul mot, ni un « Viens ! », ni un « Maintenant ! », ni un « C’est le moment ». Et, bien qu’ils aient été ensemble, sans timidité et sans honte, comme on ne pouvait qu’être ensemble, ouvertement et en plein jour, au milieu de tous les autres invités, personne n’avait eu de regard pour eux, à plus forte raison, remarqué ou vu quelque chose ; cet autre système du temps, qui dans leur fusion réciproque, peu importe comment, fut mis en route, fit qu’ils n’étaient plus perceptibles, selon peut-être ces corps qui passaient en bougeant, devant lesquels l’œil humain n’est pas assez rapide ni assez lent, pour s’apercevoir que ces corps-là sont pris dans un seul mouvement.
Cependant, Don Juan me raconta un certain nombre de choses qui, une semaine plus tard, le poursuivaient encore, en surface et en profondeur. Pour ce qui était de lui, il avait, au moins, une action à raconter, minime il est vrai : Après être enfin allé, selon un arc de cercle, vers la mariée et, comme il le devait, s’être révélé à elle par son regard, il recula de quelques pas et produisit ainsi un champ magnétique auquel la jeune femme, sa résolution prise, se laissa aller, comme à quelque chose d’évident. Ce qui frappait, peut-être, c’était que Don Juan, quand des actions avaient lieu dans son histoire, n’en rendait que brièvement compte, alors qu’il prenait avec application de longues inspirations pour ce qui était des états et des déroulements intérieurs.
Leur rapprochement à tous deux fut favorisé par un incident qui faillit se terminer par la mort d’un être humain. L’un des invités avait avalé une arête de travers et menaçait d’étouffer. Dans la grande salle la confusion était complète, avec ces cris stridents de l’homme qui avait bondi de sa place, cris qui devenaient, de plus en plus, gémissement, plainte, halètement pour finir en battements muets des pieds et des mains. L’homme entre-temps était tombé par terre et se roulait sur le sol de la salle, le visage rouge, proche du noir de seiche. Les gens, debout autour, donnaient des conseils en tous sens et les lui criaient penchés vers lui. Seulement, celui qui étouffait n’entendait plus rien et les bouts de pain qu’on lui fourrait dans la bouche pour avaler l’arête, il les recrachait aussitôt de manière convulsive. C’est un regard qui le fit revenir à lui, pendant tout ce temps il avait, implorant, cherché un tel regard. N’importe qui d’ailleurs aurait pu lui rendre ce service, il n’y avait pour cela besoin d’aucune faculté ni de formation particulière. Pendant ce laps de temps, il fut rassuré et cela suffit pour qu’il se laissât faire. De derrière on lui boxa le dos, etc., et voici que quelqu’un, déjà, lui tirait l’arête ou ce que cela pouvait être de la gorge, et ainsi de suite.
Ce n’est pas à ce seul être humain, mais à la noce entière dans la salle que la vie semblait avoir été rendue. Les autres étaient assis là avec celui qui avait été sauvé et ils geignaient et soufflaient de la même façon et ainsi de suite. D’un coup, la mort avait été omniprésente, chacun des présents l’avait sentie non pas faire irruption, mais éruption en lui, au milieu le plus intime de lui-même, et personne dont le sentiment de vivre, aussi tremblotant qu’il ait pu être, n’ait été accru, sinon porté à l’extrême par l’éruption de la mort. Et quelle danse ne se déchaîna pas là, tout à coup, même ceux qui n’avaient encore jamais dansé ou ne le faisaient plus depuis longtemps s’étaient rassemblés et on dansait sans sauvagerie, sans hystérie, tout au moins au début. Et comme il est d’usage dans un mariage caucasien, les quelques invités de hasard et ceux de la tribu se mirent à se parler, ceux ennemis déjà depuis très longtemps, à cela correspondait la soudaine prolifération du vin sur les tables, qui comme c’est l’usage aussi en Géorgie arrivait par bouteilles entières, aux moindres des tables. Et, çà et là, on voyait un enfant, qui lui ne buvait pas, embrasser et étreindre son père ou sa mère, alors qu’il était évident qu’aucun de ces enfants n’avait jamais, ne fût-ce que fugitivement, étreint ses parents.
Don Juan et la jeune femme, maintenant l’un en face de l’autre, dans l’agitation générale, ne respiraient plus depuis longtemps. Quelque chose d’autre respirait en leur lieu et place. Puis, lorsque leur temps, à eux deux, fut passé, dans un dernier plein éclat, à la fois manqué et manque, aussi menu qu’implacable, qui voulait dire être en accord avec le manque — du moins pour Don Juan —, ils se mirent à rire et se quittèrent l’un l’autre et se détournèrent au même instant avec des mouvements et des pas comme exactement reflétés l’un sur l’autre. Il reconduisit la mariée à son époux, à la longue table en marchant devant elle, à distance. Mais ce qui en chemin l’étonna, lui qui avait l’expérience : c’était que l’éclat resplendissant et le rire silencieux se prolongeaient. Le plancher resplendissait à ses pieds. Les pommes de l’année précédente pourtant ratatinées et ternies resplendissaient et riaient dans une coupe. Même les araignées et les faucheux sur le crépi enfumé de la salle resplendissaient en quelque sorte. Et quel ciel dehors devant les fenêtres ! Et de neige aussi pure, il n’en avait plus fait l’expérience depuis une éternité. Et même le bruit du vent arrivait resplendissant en accompagnement de l’accordéon, à l’intérieur de la salle, le seul instrument qui jouait si bas qu’on l’entendait à peine non une mélodie populaire ou un tube, mais une mélodie de La Flûte enchantée — une aria de l’opéra, arrangé à l’accordéon, quelque chose d’à ce point fervent n’était pas non plus arrivé aux oreilles de Don Juan depuis une éternité. Ils se donnèrent la main, les deux mains, comme mêlées l’une à l’autre, pour la vie pour l’adieu. Enthousiasmé il se sépara d’elle : paradis des adieux.
Cependant, lorsqu’il se retourna vers la femme, il sut qu’elle ne partageait pas son accord avec le manque et la privation. Son regard était un regard de colère noire, non contre lui en particulier, mais en général, une colère de fond. Ce qui venait d’arriver entre eux, ce ne pouvait être tout. Il ne fallait pas que ce soit tout. Son temps à elle, en ce qui la concernait elle, la femme, n’était pas du tout écoulé, pas du tout, et ne serait jamais écoulé. Et lui, Don Juan, il sut ainsi qu’il lui fallait s’éloigner d’elle, à l’instant même — oui, il ne voulait pas fuir, il s’insurgeait là contre —, il le fallait. Elle ramenée à son mari, qui d’ailleurs de loin le regardait comme un ami très cher, tout comme lui, en s’apercevant enfin de sa présence, en éprouva un sincère sentiment d’amitié, et le voilà loin.
C’est ainsi que cela se passa. Sauf que la fuite de Don Juan coïncida avec celle de son valet. Et celle-ci, contrairement à la sienne, sautait aux yeux, offrit tout ce que des mouvements de fuite ont à offrir. Sa propre fuite fut poursuivie par la seule femme abandonnée, par ses seuls yeux, plus tard, à des lieues déjà, « hors de portée », il prétendit l’entendre grincer des dents, cracher, mais surtout se plaindre. (Jamais Don Juan, qui pourtant poussait continuellement ses soupirs, n’avait soupiré pour une femme ; devant elle, il n’en était même pas question, c’eût été inconvenant, il aurait ainsi rabaissé et la femme et lui-même.) Le valet en revanche prit la fuite devant tout le monde et tout ce qui parmi la noce pouvait bouger d’une manière ou d’une autre se mit à sa poursuite et à celle de son maître qui attendait, déjà assis dans la voiture. Ce ne furent pas seulement des pierres qui se mirent à tomber dans la poussière derrière la voiture, de façon tout à fait classique (sauf que cela ne la fit pas s’envoler), mais il se forma presque une chasse à l’homme, en bonne et due forme, à ceci près qu’elle cessa d’un seul coup, à la limite de la commune exactement, là, comme si cette limite, telles les frontières intérieures des États-Unis, marquait aussi la fin du droit de poursuite.
Sur le visage du valet, des égratignures fraîches, qui pour une part saignèrent encore longtemps, étaient venues s’ajouter aux anciennes. Il conduisait sans son veston de fête et la chemise blanche déchirée ; les égratignures se continuaient loin dans le dos, la lèvre inférieure enflée, au milieu, un gros caillot de sang, une morsure, nette la trace d’une dent dans la chair. Peu avant Tiflis, il retrouva sa langue. Sous le coup de la peur pour l’invité qui se roulait sur le sol, luttant contre la mort, ils étaient allés à l’écart, lui et la laide, sans échanger un mot, comme à l’unisson, et étaient tombés l’un sur l’autre. En vérité, ce fut plutôt elle qui entraîna le compagnon de voyage de Don Juan et se jeta sur lui dans quelque chose comme le placard à balais, etc. Pourtant, il ne niait pas du tout avoir eu de son côté des visées sur elle. Sur lui, expliqua-t-il à Don Juan, elle n’avait pas du tout fait l’effet d’être laide et ce dès le début, sans que l’atmosphère de la fête, vin ou excitation, y ait ajouté quelque chose. De toute façon, depuis toujours, c’étaient celles qui passaient généralement pour laides qui lui plaisaient. Il suffisait que survienne une femme marquée par la variole et une sorte d’attendrissement le saisissait. Et en même temps il aurait voulu l’avoir avec ses cicatrices. Il avait l’air littéralement embarrassé, dès que l’une de celles pas si jolies à voir, au sens habituel, faisait son apparition, embarrassé à force d’être touché et d’être porté à la conquête. Il rougissait à chaque fois que surgissait son type de femme, Don Juan pouvait le prévoir au fil de la semaine — il rougissait et regardait, troublé, d’abord de côté, presque décontenancé. Et d’aller au vol, sur ce type de femmes, lui disait son valet, ce n’était pas par manque de goût ni même par perversion. Celles un peu enlaidies aux yeux d’un autre, celles un peu fanées, celles qui font tapisserie ou se faufilent le long de quelque muraille ou cloison, elles étaient son affaire à lui. Avec elles il tentait l’aventure sur l’instant ; d’amour il n’était pas question.
Il avait été surpris avec la « laide » dans la resserre à balais ou la lingerie, entre les balais ou sur la planche à repasser, par des invités accourus qui cherchaient à empêcher quelque chose comme un meurtre ou un assassinat. Que tout le village caucasien ait voulu le punir de son acte venait du statut social de la fille : elle passait pour faible d’esprit et les faibles d’esprit étaient considérées comme intouchables ; étaient rigoureusement taboues ; lui en tant qu’autochtone aurait dû le savoir. Lui en revanche affirma plus tard devant Don Juan que, certes, il connaissait ce tabou, mais que d’autre part il savait que sa partenaire n’était pas « dérangée ». Déjà avant, au fil des heures, cela lui était apparu. Quelqu’un avec des yeux pareils ne pouvait qu’être normal, mieux encore à la hauteur de la situation. Et ces mains douces qu’elle avait, cette prétendue débile.
Dès le lendemain soir, Don Juan et l’autre atterrirent à Damas. C’est ainsi que cela me fut raconté, une semaine plus tard. Évidemment, je ne devais pas demander comment ils y étaient arrivés. Et je ne le demandai pas. Il me suffisait que cela me parut possible. Je ne demandai pas non plus où Don Juan, où son valet avaient passé la nuit, à Damas. Cela fut laissé à mon imagination comme pour les étapes suivantes. Mais je n’avais pas besoin d’imagination, elle m’aurait même brouillé l’écoute, de même que je n’avais pas besoin du bulletin météorologique syrien : il était clair que là-bas aussi, l’air du mois de mai était traversé par essaims du duvet de semences de peupliers et je le voyais, au long de l’histoire, au passage, rouler sur la terre d’un jaune-rouge, le long des murs tout aussi rouge-jaune, pendant que dans son sillage, la matière semblait perdre ce qu’elle avait de pesant.
C’était une certitude pour Don Juan, déjà, au soir de l’arrivée à Damas, il rencontrerait une femme. Le temps à venir, de durée indéterminée, serait un temps à femmes et une femme donnerait l’autre. Dans la mesure où il s’était laissé aller à la mariée caucasienne — il ne disait pas « avec elle » —, il tombait sous le regard de ces femmes particulières dont son histoire parlait. Cela ne venait certainement pas d’une odeur, comme voulait le faire croire son valet, entre-temps devenu son confident, dans sa tirade contre le monde des femmes (il en sera question plus tard) : « Elles les sentent à des lieues à la ronde quand il y en a un qui s’approche, un qu’on peut avoir. » Qu’on l’ait accueilli comme celui qu’on n’attendait déjà plus, cela venait de sa complicité, non pas nouvelle, mais manifestée pour la première fois et qui provoquait chez ces femmes quelque chose de fondamentalement différent d’un quelconque désir d’aventure, en association avec une disponibilité évidente, et de l’insouciance ou de la gaieté en plus, transmise d’emblée à la femme du jour, rendue presque insolente ou plutôt audacieuse.
Mais ce qui eut l’effet le plus immédiat, toute la semaine durant, ce fut l’évidente simultanéité entre Don Juan et elle, l’autre qui au premier regard ne se sentait plus l’autre, tout comme lui, l’homme inconnu, elle ne le sentait plus autre. S’il y avait quelque chose en quoi la femme avait confiance, c’était bien cette simultanéité. On pouvait s’y fier : au cours des événements ultérieurs, ils seraient deux à être ou à agir simultanément. Ses gestes et ses mouvements seraient aussi les siens. Elle et lui auraient un sens du temps en parfait accord. En Don Juan — si un nom lui venait à l’esprit, à elle, ce ne serait en aucun cas celui-ci — cette femme trouva son contemporain. Ce qu’elle ne savait pas et qu’elle n’avait pas besoin de savoir : la disponibilité et l’insouciance que Don Juan faisait rayonner sur elle avaient pour source principale son deuil perpétuel. Ses années de deuil n’étaient pas révolues. Maintenant, dans son attachement aux femmes, la détresse d’avoir perdu l’être humain le plus proche lui était plus présente que jamais.
Don Juan me raconta moins de choses de la rencontre de la femme de Damas que de celle qui la précéda dans le piémont caucasien et des femmes qui suivirent, moins encore et de moins en moins. Tout juste ceci : cela eut lieu dans la salle des derviches tourneurs, près de la Grande Mosquée dont le nom ne lui revint pas — j’aurais pu l’aider, mais il me répugnait d’associer ma voix à la sienne, lui le narrateur, et de plus, le nom aurait été de trop pour cet épisode-là ; la grande mosquée de Damas, c’était suffisant, de même pour les suivants, il suffisait de dire : près de la Citadelle de l’enclave de Ceuta en Afrique du Nord — sur un embarcadère sur un fjord près de Bergen en Norvège — et ainsi de suite.
Don Juan était assis au dernier rang, à un concert de derviches tourneurs. Il ne tarda pas à ne plus entendre les tambours, les cithares, les flûtes (ou chalumeaux) en concert, ni aucune musique. Il n’entendait plus rien du tout, n’était plus que spectateur de ces danseurs dans leurs larges vêtements en forme de cloches, hauts chapeaux cylindriques sur la tête. La danse était une rotation des corps sur eux-mêmes, lente en général, laquelle pendant les phases d’accélération laissait, à l’inverse, l’impression d’un ralentissement puissant, qui s’imposait, vêtements compris qui volaient avec ceux qui tournoyaient là, les yeux rivés invariablement droits sur la salle ou sur autre chose, bras étendus, l’une des mains comme montrant le sol, l’autre ouverte, en coupe, vers le ciel. Extase ? On ne pouvait imaginer plus calme que ces derviches qui en tourbillonnant autour d’eux-mêmes devenaient par moments presque invisibles et rien non plus d’aussi absorbé en soi-même. La plupart des danseurs étaient âgés et c’est pourquoi le calme qui s’en dégageait était encore moins étonnant. Mais vers la fin de la cérémonie — c’était plus une cérémonie qu’une simple prestation — un très jeune derviche, encore presque un adolescent, reprit le tournoiement des anciens. Il tournait avec légèreté et en même temps extraordinairement sérieux, quelque chose de lointain, de pas vide en tout cas, à hauteur des yeux. Et enfin revenu à l’arrêt, pas de sourire, pas même d’esquisse de sourire, tout au plus quelque chose d’ouvert sur son visage.
Et une fois de plus Don Juan se vit pris en compte de cette façon précise par une femme dans l’assistance. Ici c’était elle qui, assise à l’une des premières rangées, tourna la tête, comme un temps après que les instruments se furent tus et que les rotations des derviches se furent effacées. Et une fois encore, il ne me décrivit pas la femme — elle était, cela allait de soi, indescriptiblement belle —, comme variante, il me raconta qu’à première vue, à cause de son foulard et de la robe foncée fermée jusqu’au cou, il l’avait prise pour une religieuse, mais avait remarqué ensuite que la plupart des autres femmes dans la pièce étaient habillées de façon semblable, même celles encore à demi des enfants.
Bien des choses arrivèrent par la suite comme avec la première femme, celle du jour précédent, dans l’autre pays, exactement pareilles par le son et par l’image (bien qu’une semaine plus tard, il ne lui vint à l’esprit, à lui, Don Juan, nulle intonation, nul timbre de voix, nulle phrase des deux, mais d’elle seule, des images plus prégnantes encore par le seul fait d’avoir été vue incidemment). Mais que la plupart des choses se répètent et se répètent aussi avec les femmes, les jours de la semaine suivante, ne le dérangeait ni ne le faisait hésiter ni reculer — effrayé à en reculer, il ne le fut un moment que la première fois, lorsqu’il ne s’agissait pas encore de répétition. La répétition des choses avait bien plutôt son propre élan et ensuite de plus en plus fort, et lui se laissait aller comme à une évidence, oui à une loi, sinon à un commandement. Faire ou ne pas faire avec la femme de maintenant la même chose qu’avec celle de la veille, que cela soit donc. La répétition seule lui donnait du cœur.
Cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de variantes. Celles-ci intervenaient à chaque fois, une seule, peut-être, minuscule. Par la variante, le commandement était accompli et devenait en même temps partie d’un jeu, devenait commandement et libre disposition. Ou comme son valet le dit plus tard, les variantes mettaient du piquant.
Les femmes en question déjà, celles qui incitaient à raconter, à ce qu’on les raconte, elles, elles-mêmes, les personnes et existences, se révélaient, jour après jour, dans leurs traits essentiels comme des répétitions. Elles toutes, jusque-là, avaient vécu dans une solitude scandaleuse qui ne devenait scandaleuse pour elles que maintenant et dont elles ne prenaient conscience qu’à l’instant. Elles toutes, de pays en pays, étaient autochtones et pourtant singulièrement étrangères. Elles toutes, d’ailleurs, n’avaient rien de frappant, comme sans caractères particuliers et devenaient seulement belles, mais alors indescriptiblement belles, aussitôt que leurs yeux s’ouvraient et qu’elles se faisaient enfin voir. D’elles toutes se dégageait quelque chose de sombre, oui, de menaçant, mais qui ne lui faisait, quant à lui, peur qu’en passant. Toutes étaient sans âge, oui semblaient jeunes ou moins jeunes, d’une dignité par-delà les âges. Toutes, et où qu’elles fussent, cherchaient toujours du regard qui était à leur hauteur et elles avaient la présence d’esprit d’agir sur-le-champ, en conséquence. Elles toutes existaient de façon urgente, comme depuis toujours, sur le seuil de la mort, de la folie, sur le point de se lever et de prendre la fuite ou de tuer. Elles toutes pouvaient devenir dangereuses. Et elles toutes, même quand il n’y avait rien à fêter, ni mariage ni bal, se mouvaient sur la scène, même la plus quotidienne, dans une lueur, plus encore dans un parfum de fête — et dans l’après-coup, il les vit toutes en blanc. Et aucune, parmi elles, pour autant qu’elles ouvrissent la bouche, ne parlait de malades ou de mourants.
Une autre répétition : ces circonstances extérieures qui faisaient se rencontrer la femme et Don Juan et représentaient également une sorte de seuil. L’effet produit par l’arête de poisson dans le village caucasien fut le même que celui que fit à Damas une tempête de sable et dans l’enclave de Ceuta, peut-être, la guerre annoncée pour le lendemain, et ce fut aussi l’effet que produisit dans les dunes hollandaises, au cinquième jour de la semaine racontée, le raz de marée qui déboulait du Nord. (Pour la seule femme du jour d’avant son apparition à Port-Royal, Don Juan n’eut pas besoin d’un tel seuil extérieur, avant l’élan final — leur seule fondamentale fatigue réciproque avait suffi.)
Les variantes de Damas, telles que me les racontait Don Juan, et c’est à partir de là, quand il s’agissait de lui et des femmes de la semaine, qu’il racontait presque seulement les variantes, mais chacune, avec un éclat dans les yeux : le plancher avait-il craqué en Géorgie sous lui et la femme, ici c’était le sol sous eux qui avait crissé. Au lieu d’attendre la femme dans la foule, il l’attendait à l’écart, loin derrière la mosquée, dans un espace en démolition, un no man’s land momentané. Il en était certain d’avance, elle allait y faire son apparition, sans même qu’avec sa façon de revenir en arrière il lui ait montré la direction — c’était un temps où les femmes, celles dont il était question, dans son récit, avaient fait de telles régions leur domaine le plus à elles — les lieux écartés étaient leur domaine —, sauf qu’elles ne pensaient ni à chasser ni à chercher — elles ne voulaient en règle générale ne rien y faire d’autre que d’y aller et venir, seules.
Il attendit longtemps. La veille, il avait encore fait plein soleil et maintenant, c’était bientôt nuit noire. Le croissant de lune paraissait plus plein que celui, mince comme un cheveu, au départ du Caucase. Évidemment, si la femme avait eu une autre idée, cela aurait plus que convenu à Don Juan. Ce qui l’attendait, c’était une épreuve dont il ne savait pas le moins du monde de quoi elle serait faite. Il ne connaissait pas la matière de l’épreuve et il ne fallait pas qu’il la connaisse, et l’épreuve allait être autre chose que simplement difficile, elle allait exiger de lui l’extrême (et cela dût-il couler de source). Il n’avait pas le droit de s’y dérober. Il devait attendre que la femme fasse son apparition. Il importait de ne pas prendre la fuite, pas en cet instant. De toute façon elle le trouverait, ici ou ailleurs. Pour l’heure, devant la femme, il n’y avait pas d’échappatoire possible.
Elle fit son apparition lorsque la lune fut voilée par la tempête de sable qui se levait. Avant qu’elle ne vienne, nul pas ne s’était fait entendre. Elle se trouva là, simplement. Don Juan avait si longtemps regardé l’obscurité qu’une lumière, si faible eût-elle été, l’aurait aveuglé, et elle avançait sans la moindre lampe sur l’amoncellement de tuiles de glaise, vers lui, dans l’obscurité. Nul halètement ne se fit entendre, bien que visiblement elle ait couru. Comme ces femmes savaient être silencieuses, et combien vite elles débouchaient — d’un coup elles étaient là —, et comme elles restaient secrètes du début à la fin (non, sans fin) sans jamais faire ni mystère ni cachotteries.
Allées et venues, en commun, sous la protection d’un fragment de mur contre lequel sifflaient les jets de sable. Une semaine plus tard, Don Juan parlait des tiges de fer qui sortaient du haut des murs et de la musique extraordinaire que la tempête produisait dans l’entremêlement de câbles, de pointes et de tuyaux au-dessus de leurs têtes. L’assaut de l’air et des grains de sable contre le fer n’était pas régulier, du moins par moments. Il enflait, se relâchait un peu, n’en enflait que davantage, puis affaiblissait son souffle en brise, puis même en haleine, pour s’y remettre de nouveau, plus violent que jamais et ainsi de suite, sans baisser ou tarir tout à fait, ne fût-ce qu’un instant. Il en sortait un son continu dans le chevalement de fer dressé dans la tempête et là où un mouvement régulier de l’air n’aurait fait entendre qu’un hurlement, un hululement et un vacarme uniforme, il se formait une véritable mélodie, quelque chose de tout autrement régulier. Et il s’agissait d’une mélodie harmonieuse. Certes, les mesures en étaient toujours de longueur différente, entre le ton le plus haut et le plus grave, on aurait pu ajouter par la pensée une portée supplémentaire à l’échelle des tons, en bas comme en haut. Mais les transitions entre une hauteur de son inaudible et des graves, à peine audibles, les alternances entre les mesures plus courtes et les plus longues, les alternances entre sonorités montantes et descendantes ne se faisaient jamais de manière abrupte ou soudaine, par hasard ou de manière arbitraire, mais constamment de manière harmonieuse et elles se disposaient avec le temps — dans bien des langues le mot pour « temps » était le même que pour « mesure » — en forme de mélodie orchestrée par la vibration des câbles, par le tambourinement des barres de fer à demi détachées et surtout par le système des tuyaux ouvert à la tempête, à l’avant et à l’arrière, qui donnaient pour ainsi dire le motif de base de la mélodie pendant que câbles et tiges en assuraient le rythme. Et quelle mélodie. Don Juan me la fredonna et me la chanta, d’une voix d’abord cassée, puis de plus en plus forte, tout en se levant de son siège de conteur et allant et venant, bras écartés, dans le jardin de Port-Royal, et moi, moi qui depuis longtemps n’étais plus sûr de rien, j’étais sûr que s’il avait présenté en public ce morceau de musique il aurait conquis, d’une façon à nulle autre pareille, la terre entière.
Finalement, la tempête de sable de Damas s’accrût et devint quand même uniforme. À ceci près que sur le fer rouillé, après la mélodie tantôt montante, tantôt descendante qui avait précédé, ce n’était pas un hurlement et un grincement monotone qu’on entendait — bien que ce le fût aussi, accompagné d’une sorte de grondement —, mais comme le grand éclat final. Tous les deux, homme et femme, pendant ce temps, se mirent derrière le pan de mur et prêtèrent l’oreille. En plein milieu, à un moment, le cœur de Don Juan s’en brisa presque, à force de deuil. Mais c’était celui-ci, justement, qui, en retour, lui rendait sa force. Il le faisait sortir de lui-même. Le deuil faisait devenir plus que personnel. Et il faisait merveille. Dans la nuit de tempête obscure les couleurs éclosaient. Au-dessus du couple, le rouge des cerises éclata à l’instant dans le feuillage d’un cerisier qui végétait à demi, parmi les décombres et cela sans source lumineuse visible. Un bleutement au centre du ciel noir. Un fort verdoiement sur le sol qui grinçait sous eux. Dans le monde de la panique, Don Juan se voyait chez lui. Ce monde entre tous était le sien. Et c’est là qu’il la rencontra elle, la femme. C’est dans le monde de la panique qu’ils se trouvèrent.
Une langue, encore, avait un mot pour dire une manière de temps ou de laps de temps, le mot « en nul temps » : « En nul temps il alla de A à B. » Et Don Juan se servit de cette expression encore et encore, au figuré, certes, pour l’histoire des sept jours de son temps de femmes. C’est en nul temps que ce fut le matin avec la femme, à côté de lui, dans les friches des alentours de Damas. C’est en nul temps que la tempête de sable avait fait place à un vent de petit matin qui ne faisait plus qu’éventer sans bruit, venu « du Yémen », comme se fit entendre la femme de manière inopinée. Déjà les coqs chantaient, les coqs de ville, comme les coqs de la campagne de Syrie. Déjà gloussaient partout les dindons — non, ils avaient gloussé la nuit durant. Les paons criaient déjà — non, ils avaient cocolé ainsi la nuit entière. C’est en nul temps que les voix des muezzins appelaient à la prière du matin, de par la ville entière, soit en chair et en os, du haut des minarets, soit sur des disques qui craquaient ou sur bandes magnétiques qui chuintaient. Au lieu de nuages de sable, des nuages d’essence. Déjà les traînées de condensation dans le ciel, déjà l’éclat soudain des hirondelles, à angle droit, déjà le scintillement des semences de peupliers vagabondes, tout en haut dans les airs. Et ce qui criait maintenant, là, hurlait, beuglait une lamentation, et qui ne venait pas de commencer, cela ne pouvait être, ici chez les Arabes, un cochon en route pour l’abattoir, ce n’était, on le reconnaissait aux sanglots, aux gémissements, pas un animal du tout — mais pas non plus un être humain, en tout cas pas une grande personne, pas quelqu’un qui avait fini de grandir, ou si, un adulte, mais abandonné par Dieu et le monde entier et pleurant, comme ne pleure qu’un enfant et cela toute la nuit déjà et jusqu’à maintenant et sans fin et ainsi de suite.
Ce fut le moment où, en accord, Don Juan et la femme retrouvèrent le temps habituel. (Qu’il n’en était pas tout à fait ainsi pour elle, il s’en aperçut un peu plus tard et du coup il ne lui resta rien d’autre à faire que de s’en aller au plus vite.) Ils ne se séparèrent pas tout de suite. Il rentra encore avec elle. Elle lui fit cadeau de son collier avec la main protectrice de Fatmah. Ils prirent leur petit déjeuner ensemble, et son enfant aussi, réveillé, déjeuna avec eux. Celui-ci était assis à côté de l’inconnu, comme si de rien n’était. La présence de Don Juan lui était plus qu’évidente. Il le regardait rayonnant, en silence, comme s’il était quelqu’un qu’on attendait depuis longtemps. Cet étranger-là, qu’il restât ou non, était un ami. À Damas ce fut un enfant qui prit la place du marié du Caucase.
Son valet dormait dans la chambre à côté, à l’auberge. Pas de réponse aux coups que frappa Don Juan. La porte n’était pas fermée et il entra. Dans la pièce, l’obscurité totale, les volets clos sans rais de lumière. Un rougeoiement de cigarette et aussitôt, à côté, un autre. Si ce n’est l’inspiration et l’expulsion de la fumée, chaque fois double, aucun autre bruit et longtemps ; jusqu’à ce que Don Juan aille sur la pointe des pieds, comme si c’était lui le valet et eux deux dans le lit les maîtres, à la fenêtre, tirer les rideaux et rabattre les volets plus doucement encore, si possible. Le couple pendant ce temps-là, sans paraître si peu que ce soit aveuglé par la soudaine lumière du jour, continua à fumer, à tirer sur leur cigarette, comme dans une scène de nuit d’un film, considérant d’abord ce tiers dans la pièce comme s’il n’était pas là. Celui-ci ne regardait pas, exprès, il est vrai, mais portait plutôt les yeux dehors, sur la rue matinale, mais son coup d’œil fugitif sur le valet et la femme lui avait laissé, après avoir quitté Damas, une image d’après coup, d’autant plus persistante. Quand on ne fixait pas quelque chose exprès et l’effleurait seulement du regard, me raconta-t-il plus tard, elle pouvait s’imprimer, par instants, comme aucune contemplation intentionnelle. Peu importe : ce qui lui restait de la nouvelle bien-aimée de son valet, c’était une fois encore sa laideur qui sautait aux yeux, défigurée qu’elle était par les cicatrices de l’acné, de la variole ou de la lèpre et avec cela un sourire éhonté, bienheureux, pendant que l’amoureux, dont les morsures et les ecchymoses semblaient comme guéries du jour au lendemain, n’arrêtait pas, tout en continuant à faire des ronds de fumée, de tirer la jeune fille par les cheveux, les seins et avec insistance par le nez qu’elle avait, bien sûr, long et recourbé, avec une expression indissolublement mêlée de rage et de plaisir, de tendresse et de dégoût, de satiété et d’avidité, de désir et de sentiment de culpabilité (lequel ne provenait en rien de la survenue de son maître).
Une semaine plus tard, nuit et demi-journée suivantes revinrent à Don Juan qui se les remémorait par les quelques détails suivants : Un couple, en bas dans la rue, devant l’auberge, la femme déjà vieille, marchant derrière l’homme, lui aussi âgé, à grande distance, toujours égale, bien que lui, devant, parût accélérer et elle, derrière, ralentir. (Un couple pareil s’était déjà déplacé ainsi dans le village caucasien, sauf que l’homme marchait derrière la femme, loin derrière elle et à l’inverse, elle d’un pas mesuré et lui ramant des bras, les jambes comme au trot.) Et un oiseau avait sauté d’un îlot d’herbe à l’autre, telle une grenouille. Et un enfant avait trébuché sur une pierre à une fontaine et s’était longtemps, longtemps mordu la lèvre pour ne pas pleurer, et puis, il est vrai…
En chemin, vers l’enclave de Ceuta — en y pensant, plus trajet que voyage —, Don Juan fut saisi d’un vrai bâillement. Il ne bâillait pas de fatigue comme son valet assis plusieurs rangs derrière lui comme un quelconque passager, qui pour les longues phases de leur déplacement commun n’avait rien à voir avec son maître. Le bâillement de Don Juan, c’était celui qui vous saisissait quand on venait d’échapper d’un cheveu à un danger. On bâillait ainsi, ramené sur la terre ferme, au tout dernier moment, avant la chute ou lorsque, au cours des avatars pas si drôles que cela de la guerre, il ne restait entre les lèvres que le mégot de mégot de la cigarette allumée par le héros juste avant, au milieu de la bataille, tellement la balle ennemie était passée près de sa tête. C’était un bâillement plein d’allant. Sa vie ou son histoire n’allaient plus continuer simplement comme ça, n’importe comment. De nouveau, en sécurité, Don Juan se sentait plus que jamais prêt à partir. Cette sécurité, dans la mesure où elle n’était que provisoire et de courte durée, il pouvait la goûter pendant le trajet en Afrique du Nord, alors que toutes les autres occasions de sécurité avaient eu l’effet contraire.
Goûter ainsi les choses éveilla bientôt la joie qui anticipait la femme, l’inconnue qui serait son lot à la station suivante et, inversement, son lot à elle, et, ce troisième jour de sa semaine de femmes, il se réjouissait d’avance non seulement de la suivante, mais de celle qui viendrait après. Et en même temps, il allait de station en station, à la remorque de son deuil, inconsolable. Peu à peu, un projet en naquit tout seul. Sans qu’il intervînt. En paix, il se voyait en fuite, ses fuites, c’était la paix même ; il était à ce point tranquille, seulement en fuite. Don Juan ne redevenait inquiet que lorsque la station suivante et la rencontre de la femme se rapprochaient. Immédiatement avant, il n’aurait rien eu contre la survenue d’une puissance supérieure, un incendie, un tremblement de terre ou même, tant qu’à faire, la fin du monde. Pourtant, au fil de ce temps, il avait su que rien ne pourrait empêcher la rencontre. L’état de guerre à Ceuta la rendait, « comme déjà dit », inéluctable. D’un jour à l’autre, il ne régnait pas d’autre puissance supérieure que celle entre lui et la femme. Et pas question d’« amour » chez Don Juan. Cela n’aurait qu’atténué ce qui arrivait.
Pour ce qui était de la femme de Ceuta, Don Juan ne raconta guère plus que ce qui avait eu lieu, lors de leur premier et ultime face-à-face, loin de toute initiative humaine quelle qu’elle fût. Elle n’alla pas avec lui au désert, à la suite d’une fête ou d’un quelconque autre rassemblement. Elle se trouvait d’ores et déjà là, quelque part, devant la bande frontière minée et traversée de plusieurs rangs de barbelés, ce qui n’empêchait pas, malgré tout, que les peuples des déserts marocains environnants et ceux plus lointains de Mauritanie tentent de se faufiler vers l’Europe prometteuse, par-delà la Méditerranée, par Ceuta revendiqué par l’Espagne. Il alla derrière la citadelle et soudain, elle était là, derrière lui. La femme le suivit dans la steppe de sable ferme, comme prétendument les hommes, dans la rue, suivent les femmes, seulement, pas une seule fois, elle ne fit comme si elle avait pris le même chemin par hasard ou comme si elle était en route vers une tout autre destination. Son but à elle, c’était lui. Aussi ne se cachait-elle pas, chaque fois qu’il se retournait sur elle, derrière buissons ou ruines — elle ne se cachait pas, ne cachait ni ses yeux, ni ses épaules, ni son corps, mais le poursuivait à grands pas, à grands mouvements d’épaules, les bras calés sur les hanches, la tête levée, les yeux grands ouverts fixés sur lui. Parfois, elle lui lançait des cailloux qui étaient des coquilles d’escargots vides. À un moment elle sembla avoir disparu, et à Don Juan cela lui convenait tout aussi bien. Il s’étendit sur la terre nue, sur le ventre, s’endormit et lorsqu’il se réveilla, il vit la femme tourner autour de lui, couché là, dans les lueurs des phares de la frontière qui clignotaient aussi vivement que silencieusement. Et comme si cela ne suffisait pas, il me raconta : Les cercles se rétrécissaient constamment et pour finir, la femme retroussant sa robe marcha sur celui qui était couché là non une seule fois, mais encore et encore, dans un sens puis dans l’autre, sans un mot, pieds nus. Et c’est alors seulement que Don Juan remarqua que la jeune femme était enceinte et pas depuis peu.
Il est vrai qu’il s’arrêta bien plus longuement chez une tout autre femme de Ceuta, avec laquelle, afin que les choses soient claires d’emblée, il ne se passa rigoureusement rien. Elle s’assit auprès de lui, à son bras son valet, le matin du jour suivant, au bar de l’embarcadère du bac d’Algésiras. Elle s’appelait elle-même une traînée et une conquérante, et lui ne fit que rendre de manière approximative ce qu’avait bien pu lui raconter la traînée conquérante.
Elle dit avoir été la reine de beauté de l’enclave. Il ne devait pas y avoir bien longtemps de cela et pourtant elle semblait être la seule dans la région à s’en souvenir. À première vue, elle paraissait difforme — Don Juan évita le mot « grosse », et « grasse » lui vint encore moins aux lèvres —, en même temps elle était consciente d’elle-même, sinon provocante dans sa difformité, aussi n’était-il pas étonnant que le valet se soit acoquiné à elle, c’était visible : avec cette expression qui lui était déjà familière, entre répulsion et attirance, il jetait sans cesse des regards de côté, vers la femme, pendant que celle-ci parlait d’elle à son maître. Une troisième chose, cette fois, participait de son attitude comme une humiliation, la répugnance n’était que feinte, mais l’attirance en revanche toute de soumission. Du coup, ce n’était pas elle qui était assise à côté de lui, mais à l’inverse, lui, l’homme, à côté d’elle — à son côté, toléré comme quelqu’un qui provisoirement lui tenait compagnie à elle, la femme.
Depuis toujours, elle avait voulu, enfant déjà ? oui peut-être, déjà dès l’enfance, se venger de l’autre sexe. Il n’y avait nulle raison à sa rage vengeresse, pas une seule. Elle n’avait été ni violée par son père ou son grand-père ou un oncle ni trompée ou délaissée par un amoureux. Il lui avait suffit d’avoir été, très tôt dans sa vie, regardée d’une certaine façon par peu importe quel garçon et pas même exprès, d’être remarquée, comme ça, en passant — et il était, dès l’abord, impossible de ne pas la remarquer — et tout de suite, elle avait pensé, en retour, malheur à toi, vengeance. Je me vengerai. Aussitôt pensé, aussitôt fait et ce dès l’enfance. L’autre, attiré dans un guet-apens, on le laisse s’agiter jusqu’au bout, on le fait sortir de lui et alors, comme s’il n’y avait rien eu (et il n’y avait rien eu, rien que du semblant et de la poudre aux yeux), le voilà expédié, comme si de rien n’était, « envoyé promener », si possible devant témoins, si possible masculins, dont l’un, qui se croirait déjà le nouvel élu, serait le suivant de son expédition vengeresse et ainsi de suite, jusqu’au jour d’aujourd’hui : les petits camarades d’école de ce temps-là, totalement désenchantés par elle et expulsés du monde de l’enfance et peu importe lequel, et qui plus tard ne trouveraient pas non plus leur place dans le monde viril, c’est comme cela aussi qu’elle voulait les voir les adultes, châtrés pour toujours, qui, jour après jour, allaient avec elle et qu’elle renvoyait en un tournemain. C’était cela sa vengeance, qu’ils ne sachent plus s’ils étaient filles ou garçons. Et ce n’était pas de désir de vengeance qu’il s’agissait, racontait-elle à Don Juan, mais de plaisir de la vengeance. Ce genre de plaisir était tout de suite et tout ensemble avec la jouissance sexuelle immédiatement satisfait, dès l’instant de l’union avec l’homme peu importe lequel. Qu’il sorte d’elle ! Dehors ! Elle n’accordait pas même à l’homme le plaisir de remarquer son extase, à elle. Pour lui, rien n’avait eu lieu, rien du tout. Pour lui, à qui elle s’était montrée comme la femme paradisiaque : réveil brutal du fond des rêves d’homme. « Le diable me possédait. Le diable me possède. J’aurai été possédé par le diable. »
Or cette conquérante, cette vengeresse aimait mieux, incomparablement, infiniment mieux, être avec des hommes qu’avec des femmes. Et elle en parlait d’une voix sans la moindre intonation menaçante ou sarcastique. Et cela sortait d’elle comme avec tendresse, et son visage, comme son corps tout entier, se dégageait de l’uniformité, beau tout à coup, au son de ce timbre. Sans intervention aucune, les lèvres se révélaient soudain tracées, au lieu de boursouflures, on voyait des ailes du nez qui frémissaient et sans clin d’œil appuyé, il y avait là deux grands yeux ouverts, aussi soudains que beaux. Pour une part, c’était encore du chiqué : comme elle en fit elle-même la démonstration, un tel changement de silhouette, sans nul coup de main cosmétique, fit très tôt partie de son répertoire, mis au point devant sa glace, grâce à quoi, en avance sur toutes ses concurrentes, elle était devenue reine de beauté de Ceuta et par la suite de toute l’Espagne. Mais en revanche, par-delà sa façon de parler aux hommes (pas « l’homme » ou « des hommes » — « les hommes »), rien de ce qu’il en était de sa peau ne pouvait s’apprendre. Celle-ci, bien que sa jeunesse fût passée depuis longtemps, s’épanouissait et devenait lisse. Et ce n’était pas le visage lisse d’une vengeresse, ferme et impitoyable. Selon toute apparence les quelques rides du front renforçaient encore un lissé doux, accueillant avec ces deux lèvres comme pâlies, au milieu de tout ce rose. Mais ce qui se raidissait en revanche, prêt à bondir, c’était son corps. Seuls les hommes comptaient pour elle. Femmes : rien que le mot lui donnait du déplaisir. Rien que les hommes entraient en ligne de compte, celui-ci et celui-ci et cet autre et celui-là encore. Et pour chacun, c’était évident d’avance, sans que jamais elle n’en fasse le projet, elle en restait à sa vengeance. Et chacun des hommes et quel qu’il soit était à expédier, à envoyer paître, à bazarder.
Elle en fit la démonstration à Don Juan, sur la personne de son valet, au bar de la station d’embarquement du bac de Ceuta, en s’approchant ouvertement d’un troisième homme. Un long regard à travers le local avait suffi et il vint, comme sur ordre, à sa table. Elle lui murmura à l’oreille. Il ne répondit rien, mais attendit, restant sur ses gardes d’une façon particulière, obéissant ou même servile, la suite de ses ordres à venir. Elle lui indiqua, à voix haute et audible pour tout le monde dans la salle, un endroit déterminé et une heure plutôt imprécise, là et là, le soir de ce même jour. Certes, il avait déjà son billet pour la traversée vers l’Europe, mais allait la différer ou même — cela on le voyait tout de suite — y renoncer. Elle se leva pour s’en aller, sans un sourire, tout comme auparavant elle était restée impassible en donnant ses explications, comme si l’auditeur avait été moins que rien. Et pour son amant de la nuit d’avant, à son côté, elle n’eut pas le moindre regard, en prenant congé, tout comme pour son éventuel successeur. Au lieu de cela, elle se tourna vers un couple qui s’étreignait dans un coin : « Vous deux qui vous regardez l’un l’autre, tellement complices — votre union de la nuit dernière, un ratage complet. Ce qu’il faudrait, c’est que, désemparés et étrangers, l’un pour l’autre, vous fixiez maintenant le lointain, chacun pour lui seul, désemparé. »
Maintenant c’est Don Juan qu’elle remarqua, et tout autrement que juste avant : ce fut lui qui se fit remarquer d’elle, en tant que Don Juan ; comment, cela il ne me le raconta pas (et il y a longtemps que je ne voulais plus savoir des choses de ce genre). Elle le reconnut et eut un moment de recul ; comme devant une apparition ? devant l’apparition. S’éloigner au plus vite de cet homme, son juge et exécuteur. Or elle avait, hélas, besoin de l’un ou de l’autre, d’urgence. Mais celui-là, c’était bien le dernier dont elle eût pu avoir besoin. Ne plus jamais se présenter à ses yeux. Ne pas tolérer le pouvoir qu’il avait sur elle, pas même pour un instant. Personne ne l’entraverait dans la perpétuation de sa vengeance, pas même celui-là. Ainsi la sortie de l’ancienne reine de beauté devint une fuite. Au bout du compte, c’est elle qui prit la fuite devant Don Juan, et à la différence de ses fuites à lui, la sienne se fit dans la précipitation, aveuglément, sans réfléchir plus avant avec, comme dans les films, passagers bousculés, jerrycans renversés et autres choses de ce genre.
Lors de la troisième station de ce voyage de la semaine, il advint aussi que Don Juan prit son nouveau valet dans son cœur. Ce fut lorsque tous deux se trouvèrent assis, l’un en face de l’autre sur les bancs du bac. L’autre était encoigné là, pâle comme la mort et ce n’était pas dû aux vagues de tempête du détroit de Gibraltar. Ces gens humiliés, déconsidérés, me raconta Don Juan, sans m’expliquer pourquoi, c’était son peuple ou, même, sous la forme de celui-ci seul, sa suite de vassaux, et à l’inverse cela le poussait, lui, à lui assurer, à celui-ci, une sorte de vassalité, rien qu’à rester tranquille auprès d’eux, auprès de lui. Ainsi, lors du départ de Ceuta, avait-il traîné jusqu’au bateau les bagages de son valet, lesquels faisaient trois fois ceux de son maître — il lui avait retenu la meilleure place et c’était lui qui s’était chargé des billets. Il tint ainsi compagnie à son serviteur et veilla sur lui, pendant la traversée, en restant à ses côtés et en ne cessant de détourner son regard pour le porter sur l’enclave rocheuse de Ceuta, dans le lointain nord-africain qui s’éloignait de plus en plus, dos à l’Europe qui se rapprochait. Et de manière inattendue, il vit quelque chose briller et sans le vouloir Don Juan regarda cet homme, devant lui. Les larmes étaient venues aux yeux de son valet, de façon aussi soudaine que silencieuse, et les mâchoires moulaient par en dessous, dans un sens, puis de l’autre pour s’entraîner à la rage qu’il fallait. Ce n’est que tout récemment que les petites gouttes de sang sur sa nuque semblaient s’être refermées. Bien sûr, en plus, les semences de peuplier émigraient, immigraient, par-dessus le bras de mer, croisées verticalement par les gros grains de la grêle de mai dont les impacts dans l’eau faisaient jaillir des vagues autour du bac, des myriades de petits jets d’eau.
Don Juan ajouta que dans le même bar de l’embarcadère, il prit en secret congé de la femme de Ceuta — la sienne. En secret ne voulait pas dire cachotteries ou manières mystérieuses. Elle passa là, dehors sur le quai, en compagnie d’un homme d’un certain âge, ils se saluèrent, en silence, ouvertement, sauf que même l’observateur le plus perspicace — et celui-là surtout — ne l’aurait pas remarqué. De telles façons de prendre congé de ses femmes, dans la foule, la bousculade, à distance, c’était celles qu’il fallait à Don Juan, et à ses yeux, c’étaient celles, aussi, qui permettaient le mieux de réussir à prendre congé entre homme et femme ; toutes les autres façons lui en semblaient d’avance condamnées à l’échec. Et réussir voulait dire, en retour, que leurs corps respectifs prenaient en secret congé l’un de l’autre, de loin, les corps entiers. Ces deux corps s’étaient, tout bonnement, réjouis l’un de l’autre, purement réjouis et en prenant secrètement congé, ils se réjouissaient, si possible encore plus nettement. Pour lui, du moins, il en allait ainsi, de telle sorte qu’un rayonnement venu de son corps, loin, entre-temps, prenait aussi le sien, lui, en retour, par le regard sur son dos, déjà détourné, apprit que quelque chose de tout à fait autre se passait qui la dépassait. Elle non plus ne voulait pas prendre congé pour toujours. Il ne devait pas, n’avait pas le droit de la quitter pour toujours. Son dos avec le jeu d’ombres sur ses omoplates nues menaçait : Malheur à toi, si tu ne reviens pas, exigeait, commandait. Et par intermittence, le dos qui s’éloignait suppliait aussi, calme, implorant. Et Don Juan, plongé dans le spectacle, ne se réjouissait que plus du prochain pays, de la femme suivante ; n’en ressentait qu’un appétit d’autant plus puissant pour les corps qui allaient suivre.
Le vieil homme, à côté de la belle femme enceinte de Ceuta, était d’ailleurs le père de celle-ci avec qui, la veille au soir, il était resté assis, des heures durant, en entente avec lui, regardant ensemble la mer en bas, et chacun, lors de sporadiques dialogues, enlevant au bon moment le mot de la bouche de l’autre, tous deux, comme depuis longtemps, en confiance — et cette confiance, en retour, cela voulait dire pour le père confiance indestructible : de son dos, il n’y avait rien à craindre pour Don Juan, mais non pas parce qu’il était si maigre et si frêle.
Ce qui dans son récit restait de la journée là-bas à Ceuta, surtout, une semaine plus tard à Port-Royal, c’était le cinéma où Don Juan avait été le seul spectateur d’une version cinématographique de l’Odyssée, où Ulysse — la fin du film sans retour auprès de Pénélope ou de son fils — se retrouve, après ses sept ans d’errance, déposé dans son sommeil par des inconnus sur son île natale d’Ithaque et ne sait pas au réveil et n’arrive pas à comprendre qu’il est là où, de tout temps, il avait tant désiré être ; c’était le bar solitaire du Finisterre de Ceuta — nulle enclave sur terre qui n’ait ainsi son bar de fin de terre — au bord de la retombée du continent africain, loin au-dessus du détroit, où le tenancier, derrière son comptoir, était un ancien Monsieur Univers, quelque chose de plus encore que reine de beauté locale, qui devant Don Juan, le seul client dans le crépuscule de mai, fit jouer l’un après l’autre ses muscles sous sa peau flapie, en reproduisant son attitude de vainqueur des photos sur le mur, avec un pauvre sourire car, en plus, une femme venait encore de le quitter ; c’était le kiosque minuscule sur la « place de la Vierge d’Afrique », ouvert encore à minuit, le seul endroit de l’enclave où depuis longtemps tout était éteint, éclairé de loin à l’intérieur, d’une lumière qui ne luisait que faiblement, à travers les journaux et revues qui pendaient devant, mais qui, dès qu’on passait la tête par la lucarne, illuminait d’une clarté de phare, avec le vendeur éveillé et silencieux derrière, les quatre murs de la baraque, non pas les murs, mais les livres disposés par-devant, sans le moindre vide, pas un endroit du mur, sans un dos de livre et tous ces livres, en vente, maintenant par temps de couvre-feu, alors que la guerre menaçait, une librairie, comme Don Juan n’en avait encore jamais rencontré, et comme on dut tirer et arracher le livre demandé par lui — il était bien sûr en stock — pour arriver à le détacher de l’offre accumulée. Et : ce cancéreux sur le bac avec ses cheveux qui tombaient, il était déjà là, à la noce du village caucasien. Et : de même l’idiot du lieu qui, à pas de géant, cheminait à travers les ruelles désertes de la forteresse, saluait de gauche et de droite, la foule à Damas. Et : le couple de motards de l’Île-de-France, devant lequel il prit la fuite pour se réfugier chez moi à Port-Royal, il l’avait, inversement, déjà rencontré là-bas en Afrique du Nord.
Pas une seule fois, de toute la semaine, l’idée de compter les femmes en bloc. Femmes et décompte, une telle question ne se posait pas pour Don Juan, ni cette fois ni jamais auparavant. Le temps des femmes, il le vivait bien plutôt comme un grand temps d’arrêt. Ne pas compter, mais épeler. Son temps de femmes était un temps où il n’y avait plus de nombres. Ne plus rien compter, rien de ce qui pouvait s’exprimer en nombres. Arrêter faisait que les lieux et les distances qui les séparaient, que les trajets ne comptaient pas, n’incarnaient nulle mesure. Être en route, comme il l’était, c’était en permanence une manière d’arriver, de même qu’arrivé il se pensait en route. Par le temps des femmes, il se sentait protégé du temps des décomptes ; tant qu’il valait, il ne pouvait rien lui arriver ; chacune de ses fuites faisait partie de ce grand temps d’arrêt ; c’était chaque fois encore ces fuites calmes, presque sereines, les yeux grands ouverts. Temps des femmes voulait dire, encore et encore : on avait le temps. On était dans le jeu du temps. On jouait dans le temps. Il vous jouait sans cesse, même pendant le sommeil. On en sentait les pulsations et il vous échauffait jusqu’à la plante des pieds et le bout des doigts. Ce n’est pas seulement protégé qu’on se sentait, par cette sorte de temps, mais bien plus porté par lui et par suite non pas compté, mais raconté par lui. Un tel temps durant on se sentait préservé et transmis en étant raconté.
De la femme de Norvège, ensuite, pour Don Juan il n’y avait pas grand-chose à raconter ; si ce n’est qu’elle l’attendit derrière une église, après la messe, pendant laquelle ils s’étaient rapprochés, de plus en plus, l’un de l’autre (rien de plus naturel et de moins frivole, m’expliqua-t-il, qu’une femme et un homme dont les yeux du corps et de l’esprit s’ouvrent l’un à l’autre, grâce à la fête de la liturgie sacrée, de façon bien plus naturelle que par toute autre sorte de fête). De plus, selon les conceptions du lieu, la femme était malade, une folle, une dérangée. Seulement, Don Juan ne voulait voir nulle folie en elle ni le croire, là moins encore que jamais, lorsqu’elle-même se dit folle. Il voulait simplement être là pour elle et il le fut, et comment. C’est ainsi que je m’imaginai les choses, sans qu’il m’en fît la démonstration.
Ce qui resta à Don Juan de la journée sur le fjord avec la femme norvégienne : la table de bois, dehors, la suie sur la neige gelée (comme juste avant au Caucase), la lumière sur l’eau, le soir, qui, au lieu de s’éteindre, s’éclaircissait, un temps durant, comme pour toujours ; la lune, presque l’image de celle de la veille à Ceuta, de l’avant-veille à Damas ; les cuvettes de glacier rouges et jaunes lisses comme des miroirs, de la langue glacière fondue, peu auparavant ; le fait d’être assis là, n’être plus qu’œil et oreille ; lire, lire, tourner les pages, jusqu’au jour suivant dans les dunes hollandaises, jusqu’à l’arrivée du raz de marée, là-bas. Un poisson bondit du fjord. Au bras gauche d’une vieille femme qui passait se balançait le sac à main qui avait une très longue courroie, et comme ce sac était petit et comme il avait l’air vide ! Passait un homme plus âgé encore, un Chinois, dans son habit bleu, boutonné jusqu’au menton, il fit place au nouvel arrivé en faisant un grand écart, avec pour Don Juan une marque d’estime inoubliable. Un enfant n’arrêtait pas d’appuyer sur les touches d’une music-box hors d’usage, dehors sur le rivage. Un enfant, un deuxième ou le même, léchait sans cesse son assiette, le visage invisible par-dessous. Un enfant, le troisième ou le même, était introuvable et tout le monde était parti à sa recherche au bord du fjord et criait son nom, indiqué par la mère, vers la roche nue de l’intérieur des terres, jusqu’à ce qu’il soit ramené, trempé mais sain et sauf (par qui, c’est ce que finit par me raconter le valet de Don Juan, enfin réapparu). Bien sûr, il ne manquait pas non plus le livreur de pizza adolescent de Ceuta qui ne trouvait pas le chemin de son client et qui ici en Norvège démarrait dans toutes les fausses directions possibles et freinait chaque fois désemparé. Et déjà, tiens tiens, un peu de duvet était revenu sur le crâne du malade du cancer. Et tiens tiens ! l’autiste assis en tailleur comme en prière, en plein milieu de la gare routière de Damas, entre les flaques d’huile, avec son mentor noir à ses côtés, le voici étendu à plat ventre au bord du fjord, endormi entre les arêtes de poisson sur le sentier côtier, son mentor, comme à Damas bras croisés, noir et calme, à côté de lui. Et sans que Don Juan ait eu besoin de les évoquer, je revis les essaims de semences de peupliers, d’argenté à gris souris, en train de dériver à travers tout le pays, vers le bas ou vers le haut, de côté, vers le nord et le sud, de même qu’en écoutant, je les supposais aux stations suivantes, la Hollandaise ou la dernière, l’anonyme de Port-Royal. D’ailleurs, après le temps de la Norvégienne, c’est le valet de Don Juan qui disparut en premier — non sans avoir préparé le nécessaire pour le voyage de son maître et même au-delà : chaussettes finement reprisées comme seule une femme saurait le faire, habit et chemise repassés, boutons cousus, indétachables et sécurisés en cas de fuite, chaussures cirées étincelantes, languettes comprises et jusqu’aux moindres plis, semelles souples, toutes fraîches, comme pour des bottes de sept lieues. Don Juan donc nouvellement en fuite ? Il fit simplement allusion au fait que, finalement, il avait dû prendre la fuite, pour ne pas être le meurtrier de cette femme — un meurtrier par exigence.
De la femme en Hollande, il avait encore moins de choses à raconter — ce qui à mon oreille d’auditeur ne voulait pas nécessairement dire qu’il était déçu ou en avait assez. Au contraire, Don Juan racontait avec un enthousiasme croissant de jour en jour, les yeux brillants, qui ne cessaient de m’éviter et regardaient le vide avec étonnement à certains tournants de son histoire, comme on en vient à s’étonner de quelque chose dont on a fait l’expérience par son propre corps, parce qu’en le rapportant cela sonne à l’oreille comme purement inventé, né de rien, ce qui ne veut pas du tout dire que ce n’est pas vrai — et ce n’est qu’à de tels moments d’étonnement que l’auditeur, à qui Don Juan ne montrait sinon que son « profil perdu », fut flashé de face.
Ce qui étonnait aussi de plus en plus d’un jour sur l’autre de la semaine, c’était que les lieux des aventures de Don Juan devenaient de plus en plus anonymes (les femmes l’avaient été dès le début, comme il convenait, oui, s’imposait). Pour ce qui était de la Norvège, le fjord avait encore été proche de la ville de Bergen — ou peut-être était-ce moi qui m’arrangeais cela ainsi —, pour la Hollande, il n’y avait même plus de noms de lieux. La seule chose que Don Juan me fit savoir de la femme là-bas, c’était qu’elle l’avait rencontré, lui le fugitif, sur la dune artificielle, en fait une montagne d’ordures recouvertes et compressées, elle, de son côté, l’a rencontré comme une fugitive avec un souteneur, véritable kapo sur ses talons, pour lequel elle avait dû d’abord se prostituer, ce même jour, une semaine plus tôt, elle n’est en aucun cas, mais alors pas du tout, une « fille légère » (tout en racontant, Don Juan passait de plus en plus à la forme présente et ne me donna plus que les mots clé pour les stations suivantes et ultime). Le seul autre détail sur la femme des Pays-Bas : Elle est assise avec lui, à une fenêtre sur un gracht ou un canal — passage de semences de peuplier, etc. — et une pluie de mai frappe maintenant l’eau plane comme un miroir et sombre à la fois, et la femme, tout à coup avec des larmes dans les yeux, dit textuellement : « C’est cela la Hollande ! »
Or, je devinai Don Juan, là-bas, absolument seul, de jour comme de nuit. Seul un chien sans maître, ou peut-être pas, l’accompagne et, par instants, le devance même et attend comme pour lui montrer le chemin. De la poussière s’élève des rails du tramway. Dans un bois de pins, Don Juan retire une épine de la patte du chien, toujours avec lui et sur la Promenade, il lui coupe les griffes avec un canif pour qu’elles ne fassent pas tant de bruit quand il court sur l’asphalte. Sous une de ces averses recommencées, la journée durant, il est assis sous l’auvent d’un kiosque, au bord d’une piste cyclable et lit le livre acheté la veille au kiosque tout différent en Afrique et dont les pages sont sans cesse frappées par le vent de pluie, comme les mains et les pieds, il est assis là, dans la clarté obscure et lit et lit, le chien à côté de lui, dans l’herbe, ou peut-être pas. Mais partout où il va, se tient ou s’assied, Don Juan sursaute, se retourne, se lève d’un bond et part en courant, dès qu’il entend un enfant appeler ou même crier, partout, toute la journée, il entend des cris d’enfant quelque part, ou se les imagine, à entendre des cris de mouette ou le grincement du tramway dans les tournants. Vers le soir, dans la barre de l’horizon, sur la mer du Nord, la barque des Argonautes émerge vide, sans Jason, sans Toison d’or, et Médée monte de la plage à sa maison, tuer ses deux enfants. Puis l’obscurité venue, c’est toute la Hollande qui apparaît, en pays de néon et de bougies et on déverse de la musique, par-dessus, tout du long, et chaque fois Don Juan s’éloigne de la musique, de celle-ci comme de tout autre. Il va plutôt flairer les boutiques de fleuristes, fermées depuis bien longtemps déjà — tout, mais pas de tulipes —, flaire le livre, le bout de ses doigts, temps des femmes, temps de bout des doigts. Et enfin, la nuit profonde, et le silence, le silence de la mer et enfin aussi, après toutes les nuits d’avant, la pleine lune, vers laquelle le marcheur solitaire ne cesse de lever les yeux, pendant qu’il plonge aussi le regard dans les maisons, bien entendu, sans rideaux, pour les actualités télévisées et ainsi de suite. Ce jour-là, Don Juan connaissait la chanson, et il en parlait en chantonnant ou peut-être est-ce moi qui me l’imagine maintenant. Et la brusque interruption du fredonnement : nouvelle fuite.
Complètement anonyme ensuite le dernier pays avec la dernière femme. Non que Don Juan me tînt caché le nom du pays, il ne le savait pas, dès le début et ne souhaitait pas le connaître. Il ne savait même pas comment il y était arrivé. Pas d’image du voyage, non plus (et pourtant il avait fait route). Yeux ouverts après une puissante fatigue : il était là. Et la femme était là, au-dessus de lui, sous lui, face à lui. Une fois de plus, il ne savait pas comment ils s’étaient rencontrés et il n’y avait rien à savoir. Pour rien, tout alentour, il n’y avait de mot et pourtant, tout autour, régnait l’exact contraire du méli-mélo. Non seulement il importait peu que le lieu et que chaque objet y semblent tellement inconnus et non dénommables : cela signifiait le comble de l’émerveillement et sans enchantement quelconque, c’était enchanteur.
Lorsque, sept jours plus tard, Don Juan parla de cette absence de noms plutôt en bégayant et bafouillant, il ne savait même plus, pour ce qui le concernait lui et la femme inconnue jusqu’à la fin, ce qu’avaient dit ou fait et l’un et l’autre. (Et, exception faite pour cette semaine, ils étaient restés presque toute la journée, l’un auprès de l’autre.) Don Juan ne savait plus : lui avait-il fait la lecture, à elle ou à l’inverse, la lui avait-elle faite ? Avait-elle mangé le poisson ou lui ? L’avait-il réchauffée, lorsqu’elle avait froid ou n’était-ce pas plutôt elle ? Est-ce lui qui avait gagné aux échecs ou elle ? Celui qui avait dépassé l’autre à la nage, était-ce toi, était-ce moi ? Celui qui par moments se cachait de l’autre : moi ou toi ? Et qui parlait et parlait : lui ou elle ? Celui qui écoutait tout le temps : moi ? toi ? moi ? toi ? On ne le savait plus, tant mieux. Soyons contents.
Ce qui restait, en revanche, certain à cette station Sansnom, c’était que le livreur de pizza, encore un enfant, sur son scooter, un modèle type, cherchait en vain son chemin (par-dessus le marché, il avait une panne d’essence) ; l’autiste et son compagnon, l’un hurlant au ciel, l’autre le tenant par le bras, continuaient leur procession à deux ; le couple à moto s’était mis en route pour son creux d’amour (sauf que la femme y avait encore les cheveux noirs et pas blonds) ; le vieil homme de Damas et de Bergen, qui respirait de nouveau difficilement, restait étendu dans le caniveau, incapable de poser ni le pied droit ni maintenant le gauche sur le trottoir… Don Juan n’avait même plus besoin de me donner les mots clés. Comme il s’en dispensait, je voyais tout de plus en plus clairement devant moi.
Don Juan et les femmes, cette histoire racontée par lui-même était donc terminée. Sept jours dans le jardin, lui et moi, nous les avions passés ainsi et Pentecôte arrivait. La badine de coudrier, arrivée au vol qui avait précédé son arrivée, était toujours plantée dans la terre, recouverte par l’herbe poussée en une semaine, à hauteur de blé. Même s’il est arrivé qu’il pleuve, nous sommes restés dehors, à l’air libre, d’abord sous le marronnier, ensuite sous le tilleul si dense que c’est à peine si une goutte traversait le toit de feuilles presque ininterrompu au-dessus de nos têtes, le ciel pointillé, çà et là, scintillant par étoiles de jour sur le firmament d’obscurité verte du tilleul. Au cours de la dernière phase Don Juan se leva de plus en plus souvent de son fauteuil et parla debout ; allait à reculons. Quand le soleil brillait et que le vent traversait les arbres, l’alternance de vacillements de lumière presque blanche jouant sur l’ombre obscure dominait à ce point que par instants Don Juan y disparaissait.
Il resta encore après la fin de l’histoire de sa semaine, à mon auberge de Port-Royal des Champs. Parce qu’il attendait son valet ou pour quelque autre raison, je ne posai pas de questions. Que Don Juan ne continuât pas son chemin tout de suite, cela me convenait. Sa présence m’était même devenue chère. Cette idée de voisinage qui m’avait préoccupé ma vie durant et où j’avais cru avoir définitivement échoué avec cette solitude de Port-Royal, elle se mit à renaître avec cet inconnu, là près de moi, ce fugitif. Je pouvais m’imaginer Don Juan en voisin, si ce n’est immédiatement derrière le mur d’auberge, du moins à une lieue, sur le versant de Saint-Lambert. De toutes manières, grâce à sa présence je cessai d’abord de me complaire moi-même en raté. Rien que sa façon de manger ce que je cuisinais pour lui : depuis des temps immémoriaux, je n’avais jamais plus vu quelqu’un manger comme cela ; il mâchait comme s’il préarticulait ce qu’il exprimait ensuite. Ce n’est pas seulement un voisinage que je pouvais m’imaginer, mais de plus mon activité de restaurateur — servir des hôtes, cela avait dès l’enfance été mon jeu préféré.
Pendant nos sept jours, Don Juan avait cessé de se faire servir exclusivement par moi. Il me prêtait la main. Mais cela, je le supportais difficilement depuis toujours, surtout dans l’étroitesse de ma cuisine, avec lui cet espace réduit me faisait plaisir. Un plaisir déjà mêlé de jalousie de ma part, à le regarder faire. Non seulement Don Juan était d’une habileté manuelle à donner le vertige : mais il arrivait au travail à exécuter des deux mains ou des deux bras des gestes absolument contradictoires, quelque chose qui, dans mon métier, et pas là seulement, m’a toujours mené au bord du désespoir. Même pour le schéma le plus simple — par exemple tirer quelque chose de la main droite et pousser en même temps quelque chose de la gauche —, je tombe dans une confusion sans remède. Pour lui, en revanche, couper, disons, un oignon d’une main et étaler la pâte de l’autre : pas de problème. De la même façon, rouler d’une main et tapoter de l’autre, percer et arrondir, évider et remplir, jeter et rattraper, déverser et verser, se faisaient en un seul mouvement. Pendant que la droite émondait, la gauche lissait : tout en tirant, il frappait. Pendant qu’il prenait de l’élan, il écrasait, sciait et vissait en même temps. Pendant qu’il arrachait, il caressait. Pendant qu’il feuilletait, il clouait. Et avec tout cela, de la gauche comme de la droite, Don Juan procédait de façon visible avec lenteur, et apparemment, comme s’il ralentissait encore, comme s’il prenait en considération quelqu’un ou quelque chose dans tout ce qu’il faisait. C’est ainsi que je le vis à l’œuvre.
Les sept jours dans le jardin, une fois passés — l’impression s’en perdit peu à peu. Don Juan me parut de plus en plus maladroit. Il se trompait de geste, laissait tout tomber, avait deux mains gauches. De plus, il ne cessait de regarder sa montre et mettait la date du jour pour le moindre événement. Le volume des Provinciales de Pascal dont il nous avait fait la lecture durant ces soirées et qui nous égayait, comme seules le faisaient les comédies de Molière, resta fermé. Je fus témoin de la manie de tout compter qui s’empara de Don Juan. Au début, il ne compta que du bout des lèvres, puis à haute voix, les pas qu’il faisait, les boutons de sa chemise, les voitures dans la vallée du Rhodon, les vols d’hirondelles qui tournoyaient dans le ciel au-dessus du jardin, il tenta même de compter chacun des essaims de semences de peuplier. Il s’agissait là, bien sûr, d’autre chose que d’ennui. Non que le temps ait paru long à Don Juan. Il n’y avait pas trop peu d’événements ou de moments privilégiés, bien au contraire, il y en avait trop, beaucoup trop. Chaque moment — chaque chose se mettait en avant, le temps s’était défait dans le moment d’un second, d’un troisième objet ou d’un tiers. Au lieu de la cohésion qui donnait la sensation de temps, plus rien que des détails, non, des isolements. Plutôt que lent, il me parut empoté et lourdaud, maladroit, ou bien il se dépêchait, tout aussi maladroit. Don Juan était tombé dans sa détresse de temps à lui. Et à chaque instant il me demandait l’heure.
Le laisser partir n’aurait rien changé. Et je ne voulais pas non plus le laisser partir si vite. De plus, lui-même ne voulait pas partir de Port-Royal si vite que cela. Aussi amenai-je Don Juan la veille de la Pentecôte au cimetière du village de Saint-Lambert. Du soir au matin, rien que le jardin, peut-être cela avait-il contribué à sa maladie du temps. Pourtant cette liberté en pleine nature n’arrangea rien. Le paysage restait pour Don Juan un émouvant espace intérieur, comme auparavant mon jardin, y compris son mur de clôture. On eût dit que c’était un prisonnier qui allait là, sous une épaisse cloche de verre. À chaque pas, il se heurtait à un arbre, trébuchait sur un talus de chemin, dans la rigole marécageuse au bord du Rhodon, chassait une mouche, en réalité un pigeon sauvage, battant des ailes, là-haut dans l’air. La tenaille du temps où il était pris voulait aussi dire perte des distances et des espaces intermédiaires. À mon exclamation, lorsque, enfin, nous eûmes devant nous le plateau, étonnamment vaste de « mon » Île-de-France, pensai-je involontairement : « Quel ciel ! » répondit la question de Don Juan : « Quel ciel ? » ; lorsque dans la montée, il perdit la semelle de son soulier et que je lui fis remarquer que cela portait bonheur, sa réponse : « Tout mais surtout pas le bonheur, s’il vous plaît », ce qui voulait dire autre chose que son « de l’audace, pas d’amour » répété dans le jardin, tous les jours précédents. Et comme il boitillait derrière moi, le pied lourd, la tête penchée, alors que toute la semaine durant, il était passé devant, m’indiquant déjà le lointain rien qu’avec les yeux. Et c’étaient surtout les animaux qui devenaient ses ennemis. Alors que le chat de Saint-Lambert restait de plus en plus longtemps et finit même par venir accompagné, Don Juan se sentait même attaqué par les papillons de mai et les libellules juste écloses. Les minuscules insectes ne sautaient, exprès, que pour lui. Les araignées les plus inoffensives lui jetaient des fils empoisonnés, en pleine figure. Les premiers grillons du début d’été lui faisaient l’effet hostile des montres qu’on remonte, les premières sauterelles qui jaillissaient de l’herbe, c’était un cliquetis plus hostile encore. Et quoique rien ne vînt à notre rencontre, j’avais toujours dans le dos son énumération constante et rageuse — énumération des animaux, des incidents fâcheux, des confusions.
Moi, il est vrai sur le chemin de Saint-Lambert : il y en avait des choses changées, après ces sept jours avec l’histoire de Don Juan. Comme je l’avais toujours souhaité, des étrangers étaient enfin venus s’établir au village. L’unique boutique qui semblait avoir fermé pour toujours était ouverte — comme si c’était la fête d’inauguration —, à la porte, il y avait un Indien à turban pendant qu’un couple de jeunes Chinois, muni de la carte de randonnées de la région de Port-Royal, tournait au coin de la rue. Tous ces voisins éloignés (oui, voisins) me parurent d’ailleurs, après cette semaine passée avec Don Juan, tous comme rajeunis. Disparus de la région les seniors, les rentiers, les troupes renfrognées de vieux randonneurs. Je subodorai les bonnes affaires. Et même chez les quelques vieux habitants, restés là, je remarquai que quelque chose avait changé : pour la première fois, après toutes ces années, je vis l’un ou l’autre, hors du cadre habituel de la maison et de la voie rapide, dans les bois, en train de cueillir les merises à peine mûres et les premières fraises des bois sur les lisières. Les rares fois où j’avais rencontré un de ces cueilleurs, il avait honte de ce qu’il faisait (ou bien ce n’était pas du tout un habitant du lieu) : mais, depuis, tout le monde, étrangers comme habitants, cueillait, tout naturellement, sinon même de manière affirmée et j’avais dans l’idée que les nouveaux venus dans le village, comme les anciens, allaient bientôt devenir mes bons clients.
Pour Don Juan, en revanche, même ces rares gens étaient de trop. Ils lui prenaient le peu de place qui lui restait et semblaient le chasser de son espace. Il comptait les quelques silhouettes dans l’incommensurable Île-de-France comme si elles faisaient partie d’une gigantesque armée ennemie. D’une part, il en devenait étrangement poli, alors que toute la semaine précédente il avait comme attendu que tout un chacun le saluât, c’était lui maintenant qui saluait le premier, mais de façon si maladroite, il est vrai, de si loin, que son salut n’était pas perçu et s’il l’était, on n’y voyait pas un salut. Par ailleurs, il se montrait presque rogue. Le couple asiatique qui allait main dans la main, il ne le bouscula pas seulement. Il fonça tête baissée sur eux à les séparer et se força le passage entre eux et pas seulement par maladresse car, en même temps, il leur lançait des imprécations, quelle honte de voir jusqu’aux amoureux de l’Empire du Milieu se mettre à se tenir les mains en public et ainsi de suite. Ce qui me semblait le plus évident, c’était le problème que Don Juan avait avec le temps, son « manque de mesure » qui avait fait, tout à coup, irruption et son besoin tout à fait inhabituel de musique et peu importait laquelle : si pendant toute la période où nous étions ensemble, il l’avait évitée plus que tout, il était maintenant véritablement avide de mélodies, de rythmes, de sons. Très sérieusement, déjà au cimetière, il me demanda si je n’avais pas par hasard un « walkman » sur moi.
Même là-bas, il continua sa tirade entre énumération et récrimination. Il se mit à compter la totalité des tombes et à maudire le gardien, aux fenêtres duquel pendaient, comme si souvent en France, en plein cimetière, non seulement des nappes, mais des draps et des « à carreaux rouges et blancs, par-dessus le marché ». Il y aurait presque eu de quoi rire, s’il n’en avait tremblé. Don Juan tremblait. Il frissonnait et tout cela à l’encontre de tout rythme. À un moment d’arrêt, cela le prit, à contempler au fond entre les tombes de Saint-Lambert la trouée vide, dédiée à la mémoire des religieuses de Port-Royal, chassées de leur couvent parce qu’elles avaient considéré la grâce comme quelque chose qui n’allait pas du tout de soi et n’était pas d’emblée accessible à n’importe qui (Jean Racine qui très jeune avait été leur élève, dans son histoire de ces femmes, a appelé en leur honneur cette région autour de Port-Royal le « désert », ce qui en son temps voulait aussi dire un lieu retiré). Don Juan nomma « élévation » le creux ou la cavité qui, paraît-il, abrite les ossements des religieuses, alors que ce mot, d’ordinaire, désigne un point élevé ou dressé.
Un autre moment d’interruption fut de nous asseoir sur le banc sans dossier, derrière le cimetière, près de l’ancien terrain de jeu, une colline artificielle avec escaliers, à peine encore des marches de bois, de la terre glaiseuse, délavée, une petite pyramide devenue un cône, déjà recouverte par la forêt. À nos pieds, des emplacements sablonneux avec des cuvettes où se baignaient d’habitude les moineaux, chacune de ces cuvettes renouvelée par les oiseaux de passage depuis des années, aux endroits toujours les mêmes ; toutes ces empreintes de bains d’oiseaux dans le sable donnaient l’impression d’une constellation, celle de la Grande Ourse. Grande Ourse et moineaux, cela allait ensemble. Énumération des cuvettes par Don Juan ; cette fois sans contrainte. Avec en plus, ses soupirs familiers. Qui donc disait que le deuil devait être quelque chose de pesant ? Ensuite, ce fut Don Juan qui arriva avec son ciel, leva enfin la tête et s’écria : « Ça, enfin, c’est un ciel. » Puis, tout de même, des enfants arrivèrent pour jouer sur le terrain, ils étaient deux. Ils jouaient au couple d’amoureux transis, gloussaient et soupiraient, à la fin les langues leur en pendaient.
Devant l’auberge de Port-Royal, la voiture du valet. C’était, comme je l’avais pensé d’après l’histoire de Don Juan : un vieux modèle russe. Le valet, au premier abord en contradiction avec l’image que je m’en étais faite, comme en règle générale, tous ceux que je ne connaissais que par ouï-dire. Involontairement, je cherchai les griffures et les morsures sur son visage. Or, celui-ci semblait absolument intact. Seule la moustache semblait avoir brûlé en un endroit, et ce que je tins d’abord pour une collerette, pas du tout dans le genre serviteur, se révéla être une de ces minerves que l’on vous met, en général, après le traumatisme, dit du choc frontal. Le valet resta d’ailleurs assis dans sa voiture, à notre arrivée, raide comme la justice, regardant fixement droit devant lui. Bien que nous nous tenions devant et à côté de lui, c’était comme s’il ne remarquait ni Don Juan ni moi. Il était en plein dans un monologue comme déjà commencé en des temps immémoriaux, presque sans voix, comme un somnambule et on en comprenait à peu près ceci :
« … Femme et mort. Chaque fois que j’allais te voir, je me préparais à ma mort. Et de fait, tu t’es précipitée sur moi, comme pour me tuer et puis tu t’es jetée dans mes bras. Au premier abord, du moins. La menace d’étouffement ne vint qu’après. La marque de ta joue sur la fenêtre que, jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas nettoyée. À la porte déjà, tu as jeté une ombre devant toi qui m’a obscurci toute la maison. Oh, que je me suis réjoui de ton obscurité. À peine étais-tu là, que je ne m’y retrouvai pas dans ma chambre et non seulement parce que tu as tout de suite tout rangé, dérangé et rangé encore. Il n’y a que dans le désert jadis, l’arabe ou le chilien, que nous étions mari et femme. Ah ! que m’a touché ta chevelure éparse et déjà mêlée de gris. Respirer ton odeur m’a fait chanter et quand déjà je chante, cela veut dire quelque chose. Et toi, couchée, une fois couchée et couchée, tu l’étais, seule une femme peut être couchée ainsi, couchée et encore couchée et entre toi et moi était couché ton enfant dont j’avais eu la nuit durant les langes mouillés dans la figure. Femme, tu étais comme à ta place, seule, sans homme, souveraine, comme seule une femme peut l’être. “Viens !” m’as tu dit et tu pensais : “Meurs !” Pourquoi ne t’ai-je pas simplement laissé passer — puisque de toute manière, c’est ce que tu préfères et en quoi tu es la plus excitante, en passant ? Retourne donc au désert. Ici au pays, tu ne fais que vivre dans une hâte permanente et tu crois même qu’aller au pas de course, du matin au soir, de par ville et banlieues, c’est beau. Et pourtant, quelle championne des petits signes et petites allusions n’as tu pas été — et de quoi ai-je plus besoin que de petits signes —, et maintenant, tu n’as plus le temps pour le moindre des signes. Plus de messages derrière le pare-brise, sous l’essuie-pieds, dans la poche de veste, plus de bouts de papier dans les chaussures qu’on ne sent qu’une fois qu’on t’a quittée, dans la rue, plus d’allusions — d’autant plus durables que plus énigmatiques. “Tu es très désirée !” t’ai-je dit. — Et toi : “Par qui ?” — Et moi : “Par moi.” Comme tu étais mains libres dans le désert et comme tu parais lourdement chargée, depuis peu, où que tu ailles ou te tiennes et comme tu te traînes, si différemment de jadis en Afrique, et comme bédouine. Où êtes-vous femmes ? Ah ! au lieu de cela, rien que des offres bon marché. Mais cet espoir que me donnent vos culs qui passent, quelle joie de vivre ! Pourquoi donc me suis-je journellement mis en route vers vous ? Pour me débarrasser à votre secret de ma fade masculinité. Et maintenant ? Enfermé dans une vulgarité plus trouble encore. Je saurai à force de te caresser, te secouer, te remuer, te frapper, faire sortir l’enfant de toi, diablesse de femme que tu es. À côté de nous, pendant que nous nous aimions, la sangsue de plus en plus grosse. Pendant que tu prenais mon prédécesseur entre les jambes, tu me jetais ton premier regard par-dessus l’épaule. Tu me veux mort, femme, pour pouvoir porter mon deuil. Mon cou tordu, ce n’est pas par accident, ma tête est tombée toute seule en arrière avec une lourdeur de pierre. Je guette ta venue et même si tu ne te montres pas, je t’aurai au moins cherchée du regard. Toi, merveilleusement inévitable. Crève. Et demain c’est la Pentecôte. » (Ici le valet se tourne inopinément vers son maître et change de timbre de voix :) « Eh ! interrompez-moi enfin. Je ne peux parler clair que si on m’interrompt. Et vous, vous vous taisez exprès pour que je continue à errer en tous sens. » (Et descendu de voiture :) « Ah ! je ne peux parler que dans la confusion et n’exprimer quelque chose que par détours. Ah ! si j’étais un poète. Ah ! n’est-ce pas énorme que je sois ici et qu’au même moment j’aie cent choses différentes dans la tête. Ah ! ce n’est que lorsqu’elle se glissa hors de ses vêtements que je remarquai qu’elle n’avait rien sur elle. Et bien qu’elle se déshabillât devant moi, je ne vis nul vêtement tomber. Cela la rendait d’autant plus nue. Comprenne qui pourra. »
Puis, lorsque nous fûmes assis, à trois autour du repas du soir, l’auberge se trouva tout à coup encerclée de femmes. En repensant une semaine plus tard à cette heure claire d’un soir de mai, j’entends des clameurs guerrières qu’il n’y eut même pas. De même, les six ou sept femmes me semblaient vêtues de blanc. En un instant, elles se trouvèrent là, sous nos murs, venues de toutes les directions, l’une comme arrivée en parachute, l’autre comme à cheval, la troisième tout juste descendue d’éléphant et ainsi de suite. À moi qui me montrai le premier, à un trou dans le mur du jardin, elles jetèrent des regards noirs et me firent penser à cette forêt de pointes de javelots que j’avais un jour vue longer les murs de Port-Royal — laquelle, bien sûr, je le vis devant le portail, était un groupe de jeunes sportifs en route pour leur terrain de lancer. « Fort-Royal » me vint à l’esprit, à la vue des belles assiégeantes. Et belles, elles l’étaient, je le dis et le maintiens ; Don Juan n’avait pas exagéré avec l’expression « indescriptiblement belles ». Même moi qui, en matière de femmes, me considérais depuis longtemps comme hors course, je pensai malgré toutes les grises mines : « comptez-moi de nouveau parmi vous ». Il y avait encore des choses à découvrir avec ces femmes-là — et Dieu sait quoi. Et une fois encore, ce jour-là, le ciel se mit de la partie. Ah ! toutes ces femmes sous le ciel. Et même si elles avaient l’air de penser à mal : j’étais ému par elles. Si elles se rassemblent, ça va être quelque chose. Sauf qu’elles ne se rassemblaient pas. Elles ne se prêtent pas même attention. Les autres n’existent même pas. Elles se seraient bien renversées l’une l’autre, tellement elles ne se remarquaient pas entre elles. Chacune des femmes encerclait Port-Royal pour elle toute seule. Chacune des « indescriptiblement belles » existait délibérément sans les autres.
En revanche, ce qui devenait pour moi descriptible, c’était telle ou telle belle chose qui faisait partie du domaine de ces femmes. Dans les forêts des collines de Port-Royal, les marronniers venaient d’éclore et le jaune clair des cordons de fleurs courait tout du long entre les chênes sombres par vagues et couronnes d’écume dont le ressac entourait de tous côtés les ruines, et de ce ressac silencieux s’élevait, tout en haut, au-delà, sur le plateau d’Île-de-France, le toit d’un rouge lumineux des anciennes granges de l’abbaye de Port-Royal, un toit avec un paysage de tuiles, comme je n’en ai jamais rencontré nulle part de plus beau, de plus étrange et d’une familiarité de rêve, partie d’une planète à peine découverte et nulle part encore rencontrée, et les hirondelles, par-dessus, plongeaient dans le dernier soleil, filaient comme propulsées par la lumière. Bien sûr, en bas dans la vallée du Rhodon, passaient les semences de peuplier comme une dernière escouade, par tourbillons verticaux qui s’élevaient des ornières des chemins, des prés et des labours et s’accrochaient les unes aux autres, par ballots et traînes pour finir par s’accumuler par toisons aux pieds des femmes, en continuant à planer isolément autour d’elles, leur chatouillant les oreilles et le nez, ce qui leur faisait esquisser des grimaces ou même des éternuements, sans que pour autant les regards se fassent moins sombres. Dehors, dans l’air du soir de mai, un claquement comme de souliers d’enfants qui courent mais ne se montrent pas. Les armes aux poings des assaillantes avaient pris un air de cadeaux.
« Il est temps ! » entendis-je Don Juan dire derrière moi. Un triple soupir se fit entendre — le valet soupirait aussi, oui, et puis même moi. Lorsque plutôt que moi, ce fut Don Juan qui se montra dans la brèche, les yeux des six ou sept femmes s’obscurcirent encore, mais autrement. Les grimaces qu’elles étaient en train de faire : ne venaient-elles pas plutôt du chatouillement des semences de peupliers ? Une semaine plus tard d’ailleurs, je ne les vois plus en nombre. La question serait-elle : nombre ou écriture ? Je répondrais : écriture. Le fait que Don Juan remue les lèvres comme quelqu’un qui épelle y contribue. Il était « temps » mais il se laissait le temps. Les animaux, dans mon jardin, les chats inconnus, le chien perdu, la chèvre semblaient vouloir l’empêcher de franchir le portail. Et de quelle façon panique l’un lui passait entre les jambes et l’autre lui barrait le chemin et le troisième même, et l’intention était évidente, lui faisait un croche-pied. Le valet, lui aussi, qui le préparait comme un valet d’armes son chevalier contribuait à la confusion en se trompant çà et là de geste, pendant que les trilles devant le mur — imaginées peut-être — se renforçaient. Mais Don Juan, comme il a déjà été raconté, se sentait chez lui en pleine panique. Absolument calme il regardait autour de lui avec la tranquillité d’un sauvage.
Au cours des sept jours, chez moi, au jardin, bien d’autres Don Juan avaient fait leur apparition, au programme de nuit de la télévision, à l’opéra, au théâtre et de même dans ce qu’on appelle la réalité première, en chair et en os. Pourtant, à travers ce que m’a raconté mon Don Juan à moi, j’ai appris ceci : C’étaient tous de faux Don Juans — même celui de Molière, même celui de Mozart.
Je peux en attester : Don Juan est un autre. Je le vis comme quelqu’un de fidèle — la fidélité en personne. Et il était encore autre chose qu’amical pour moi — il était attentif. Et si j’ai jamais rencontré quelqu’un de paternel, alors lui : on l’écoutait, on le croyait. Et ces sept jours durant, il me parut bien loin, ce qui me convenait et m’allait à moi qui, depuis bien longtemps, ne fais que rêver des autres et de leurs histoires où je ne figure pas, ce qui me va. Pendant tout notre temps en commun, il ne m’a jamais vraiment regardé, tout en racontant, il regardait de côté ou me traversait du regard. Non : il m’a regardé une fois, tout de même ; et comment, lorsqu’une sorte de talisman lui glissa de la main et menaça de se casser et qu’un nom lui échappa — pas celui d’une femme — et que je rattrapai au dernier moment le talisman ou ce que cela pouvait bien être.
Avant d’ouvrir la porte du jardin, je le vis encore éclater de rire et faire signe. Dehors, je vis quelqu’un rire et faire signe aussi, un homme sorti des bois pour aller chez les femmes et par-dessus l’épaule, Don Juan me raconta encore que c’était le frère d’une des femmes, de la Norvégienne ou de la Hollandaise ou d’une troisième, et le frère, à la différence de la femme, avait conclu, comment aurait-il pu en aller autrement, amitié avec lui, en quittant le pays. Ce qui arriva encore ni Don Juan lui-même ni moi ni quiconque ne peut en finir le récit. L’histoire de Don Juan ne peut avoir de fin, et cela je le dis et l’écris, c’est l’histoire définitive et vraie de Don Juan.