10
Le vent était faible. Par moments, on ne le sentait presque plus.
Pour passer le temps, il avait compté le nombre de fois où la brise avait effleuré son visage. Il pensa à noter le résultat sur la liste où il consignait tous les plaisirs de la vie. La vie des gens heureux.
Il était caché sous un grand arbre depuis plusieurs heures. Le fait d’être en avance lui donnait un sentiment de satisfaction.
Mois d’août. Samedi soir. Il faisait encore chaud.
En se réveillant ce matin-là, il avait senti qu’il ne devait plus attendre. Comme d’habitude, il avait dormi huit heures, ni plus ni moins. Sa décision avait pris forme dans le rêve. Aujourd’hui, il recréerait la réalité exactement telle qu’elle s’était offerte à lui cinquante et un jours plus tôt. Le moment était venu de l’exhiber aux regards.
Il s’était levé à cinq heures. Il ne changeait pas ses habitudes sous prétexte que c’était son jour de congé. Il but une tasse du thé spécial qu’il faisait venir directement de Shanghai, replia le tapis rouge du séjour et fit ses mouvements de gymnastique. Après vingt minutes, il tâta son pouls, nota le résultat dans son carnet d’entraînement et prit une douche. À six heures et quart, il était à sa table. Ce jour-là, il devait étudier un rapport exhaustif qu’il avait commandé au département du Travail, où l’on discutait des différentes mesures envisagées pour combattre le chômage. Il souligna des phrases au crayon, ajouta une ou deux notes dans la marge. Mais il ne trouva rien de neuf ou d’inattendu. Toutes les conclusions de statistiques et d’analyses rassemblées par ce fonctionnaire, il les connaissait par cœur.
Il posa son crayon et pensa aux anonymes qui avaient élaboré les éléments de ce rapport dénué de sens. Eux ne couraient aucun risque de perdre leur emploi, pensa-t-il. Ils n’auraient jamais la chance de percer à jour le sens de l’existence, de discerner ce qui importait réellement. Ce qui donnait à un être humain sa véritable valeur.
Il continua de lire jusqu’à dix heures. Puis il s’habilla et sortit faire des courses. Au retour, il déjeuna et se reposa jusqu’à quatorze heures.
Sa chambre à coucher était parfaitement insonorisée. L’installation lui avait coûté une fortune, mais ça valait le coup. Aucun bruit de la rue ne parvenait jusqu’à lui. Les fenêtres avaient été murées. Un système d’air conditionné silencieux lui fournissait de l’air à la bonne température. Sur le mur, un planisphère lumineux lui permettait de suivre la trajectoire du soleil. Cette chambre était son centre. Ici, il pouvait réfléchir en toute sérénité. À ce qui s’était déjà produit, et à ce qui allait encore se produire.
La chambre insonorisée était un absolu. Il y régnait une clarté, une évidence qu’il ne trouvait nulle part ailleurs.
Ici, nul besoin de se demander qui il était. Ni s’il avait raison.
De penser qu’il n’y avait pas de justice.
La conférence devait avoir lieu dans un hôtel au nord du pays, à la montagne. Le chef du bureau d’ingénieurs où il travaillait à l’époque lui avait demandé sans préambule de remplacer celui qui devait s’y rendre, et qui était tombé malade. Il avait évidemment accepté, bien qu’il eût déjà des projets pour le week-end. Il avait accepté puisqu’il voulait être du même avis que son chef : sur l’intérêt de sa présence à cette conférence consacrée aux nouvelles technologies digitales. La conférence était dirigée par un vieux monsieur — l’un des inventeurs des caisses enregistreuses mécaniques d’Åtvidaberg. Il parlait de l’avenir et tous les participants prenaient des notes.
Un sauna collectif était prévu le dernier soir. Or il n’aimait pas le sauna, se montrer nu devant d’autres hommes. Ne sachant pas quoi faire, il avait finalement attendu au bar pendant que les autres transpiraient sur les bancs en bois. Après, ils avaient bu. Quelqu’un avait raconté une histoire sur la meilleure manière de licencier les gens. Tous les hommes présents occupaient des postes de direction — sauf lui, qui n’était encore qu’un simple ingénieur. Chacun y était allé de son anecdote, et de fil en aiguille ils avaient fini par se tourner vers lui, attendant qu’il apporte sa contribution. Il ne savait pas quoi dire. Il n’avait jamais licencié quelqu’un. Jamais non plus il n’avait imaginé qu’il puisse se retrouver au chômage. Il avait fait ses études. Il connaissait son métier. Et il était toujours d’accord.
Après, au moment du désastre, il s’était souvenu de l’une de ces histoires. Un petit homme grassouillet, répugnant, entrepreneur à Torshälla, racontait comment il avait convoqué l’un de ses anciens collaborateurs dans son bureau. « Je lui ai tapé sur l’épaule et je lui ai dit : “ Je me demande vraiment comment nous aurions fait sans toi pendant toutes ces années. ” C’était excellent. Le vieux était fier, content, plus du tout sur la défensive. Il ne restait plus qu’à enfoncer le clou. J’ai juste dit : “ Mais on va tout de même essayer à partir de demain. ” Et voilà. »
Il repensait souvent à cette histoire. S’il l’avait pu, il aurait volontiers fait le voyage jusqu’à Torshälla pour tuer celui qui s’était vanté ainsi d’avoir renvoyé le vieil homme.
Il quitta son appartement à quinze heures et prit sa voiture. Il sortit de la ville en direction de l’est, s’arrêta sur un parking de Nybrostrand et attendit. Quand il fut certain d’être seul, il se dirigea rapidement vers une autre voiture garée un peu plus loin, mit le contact et démarra. Avant de s’engager sur la route principale, il s’équipa de lunettes et d’une casquette à visière qu’il enfonça sur son front. Il faisait chaud. Mais il n’avait pas baissé sa vitre. Avec ses sinus fragiles, il ne voulait pas prendre le risque de s’enrhumer dans le courant d’air.
Parvenu à la réserve, il constata qu’il avait de la chance. Aucune voiture en vue. Il était seul. Inutile donc de poser les fausses plaques d’immatriculation. Samedi, seize heures passées — il n’y aurait probablement plus de visiteurs. Trois semaines de suite, il avait surveillé l’entrée de la réserve le samedi soir. Les rares visiteurs tardifs étaient repartis avant vingt heures. Il ouvrit le coffre, prit la mallette en plastique contenant ses outils. Il avait aussi préparé des tartines et du thé dans une Thermos. Il regarda autour de lui, prêta l’oreille. Puis il disparut le long d’un sentier.
Le petit coup de vent était imperceptible, mais il l’avait senti. Ça portait le total à vingt-sept. Il regarda sa montre. Vingt heures moins trois minutes. Depuis son arrivée, personne n’était passé sur le sentier. Seul un chien avait aboyé, peu après dix-neuf heures. Il savait ce que cela signifiait. La réserve était déserte. Il aurait la paix.
Comme il l’avait prévu et programmé, exactement.
Il jeta un nouveau regard à sa montre. Vingt heures et une minute. Il décida d’attendre jusqu’au quart.
Au moment venu, il se laissa glisser avec précaution au bas du talus et fut englouti par les broussailles. Quelques minutes plus tard, il arrivait à destination. Il constata immédiatement que personne n’était venu. Il avait tendu un fil entre deux arbres à l’entrée de la petite clairière. Le fil était intact. Il prit la bêche pliante qu’il avait emportée et se mit au travail. Il creusait méthodiquement, sans se presser. Il ne voulait surtout pas transpirer car, alors, le risque de s’enrhumer était beaucoup trop grand. Toutes les huit pelletées, il s’immobilisait et prêtait l’oreille. Il mit vingt minutes à déblayer les mottes dures, bien tassées, et à dégager la bâche. Avant de la replier, il enduisit ses narines de pommade mentholée et mit un masque de chirurgien. Puis il rangea la bâche dans sa mallette. Les trois sacs en plastique étaient là, côte à côte. Aucune odeur ne s’en échappait. Bonne étanchéité. Il se pencha, souleva le premier et s’éloigna, le sac dans les bras. Il était devenu fort, à force de s’entraîner sans arrêt. Il lui fallut à peine dix minutes pour transporter les trois sacs jusqu’à leur lieu d’origine. Puis il revint à la clairière, remit les mottes de terre à leur place et piétina le sol de manière à l’égaliser, s’arrêtant régulièrement pour tendre l’oreille.
Il retourna auprès de l’arbre au pied duquel il avait posé les sacs. Dans sa mallette, il prit la nappe, les verres et quelques poches en plastique contenant les restes moisis de nourriture qu’il avait conservés dans son garde-manger.
Puis il ouvrit les sacs et en tira les cadavres. Les perruques avaient perdu de leur blancheur, les taches de sang étaient devenues grises. Il dut tordre et casser les corps en plusieurs endroits pour recréer la disposition de la photo prise lors de la fête.
Pour finir, il versa un peu de vin dans l’un des verres.
À nouveau, il prêta l’oreille. Tout était silencieux.
Il ramassa les sacs en plastique, les fourra dans sa mallette et quitta les lieux après avoir enlevé son masque et essuyé la pommade de ses narines. Il ne croisa personne sur le chemin du retour jusqu’à l’entrée de la réserve. Le parking était désert. Il prit la direction de Nybrostrand, changea de voiture. Peu avant vingt-deux heures, il était de retour à Ystad. Au lieu de rentrer chez lui, il poursuivit en direction de Trelleborg. Parvenu à un sentier où la voiture pouvait s’approcher de la mer, loin des regards, il s’arrêta, fourra deux des sacs en plastique dans le troisième, ajouta quelques morceaux de ferraille qu’il gardait dans le coffre et jeta le tout à l’eau. Le sac coula instantanément.
Lorsqu’il fut à nouveau chez lui, il commença par brûler son masque dans la cheminée. Puis il rangea dans un sac-poubelle les chaussures dont il s’était servi au cours de la soirée. La pommade rejoignit l’armoire à pharmacie. Il prit une douche brûlante et passa tout son corps au désinfectant.
Puis il se fit du thé. La boîte était presque vide, il faudrait passer une nouvelle commande dès lundi. Il le nota sur son tableau, dans la cuisine. Puis il regarda la télévision, un débat sur les personnes sans domicile fixe. Comme d’habitude, il n’apprit rien qu’il ne savait déjà.
Vers minuit, il s’assit à la table de la cuisine devant une pile de lettres.
Il était temps d’envisager l’avenir.
Avec précaution, il ouvrit la première enveloppe et se mit à lire.
*
À treize heures trente, ce même samedi 10 août, Wallander quitta la villa des Hillström avec l’intention de se rendre directement à Skårby, au domicile d’Isa Edengren — la fille qui, selon Eva Hillström, aurait dû participer à la fête mais en avait été empêchée au dernier moment. Wallander lui reprocha de ne pas leur avoir communiqué cette information plus tôt. Mais il éprouvait aussi une culpabilité lancinante. Pourquoi n’avait-il pas envisagé plus tôt qu’il ait pu arriver malheur aux trois jeunes ?
Il s’arrêta sur la place de la ville d’où partaient les bus, entra dans le salon de thé, commanda un sandwich et une bouteille d’eau, se rappela — trop tard — qu’il aurait dû demander un sandwich sans beurre et tenta de gratter le beurre avec son couteau. Un homme assis un peu plus loin l’observait — sans doute parce qu’il l’avait reconnu, pensa Wallander. Maintenant, la rumeur allait se répandre que la police passait son temps à gratter le beurre de ses tartines dans les salons de thé au lieu de chercher le meurtrier d’un collègue. Wallander soupira intérieurement. Il n’avait jamais pu s’habituer aux rumeurs.
Il but un café et se rendit aux toilettes avant de repartir. Une fois sorti de la ville, il choisit la route de l’intérieur, celle qui passait par Bjäresjö. Il venait de quitter la route principale lorsque son portable bourdonna. Il s’arrêta sur le bas-côté. C’était Ann-Britt Höglund.
— Je viens de rendre visite aux parents de Lena Norman, dit-elle. Je crois que j’ai découvert quelque chose.
Wallander serra l’écouteur contre son oreille.
— Apparemment, une quatrième personne aurait dû participer à cette fête.
— Je sais. Je vais chez elle.
— Isa Edengren ?
— Oui. Eva Hillström m’a montré l’original de la photo de Svedberg. C’est sa fille qui l’a prise l’année dernière, avec un déclencheur automatique.
— On dirait que Svedberg a toujours un temps d’avance sur nous.
— On le rattrape. À part ça ?
— Des gens ont téléphoné. Mais aucune, information décisive.
— Rends-moi service, dit Wallander. Appelle Ylva Brink et demande-lui quelle était la taille du télescope de Svedberg. Est-ce qu’il était très lourd ? Je ne comprends pas où il est passé.
— On a déjà écarté l’hypothèse du cambriolage ?
— On n’a rien écarté du tout. Mais si quelqu’un s’est promené avec un télescope, une autre personne l’a peut-être vu.
— C’est très urgent, ou ça peut attendre ? Je dois aller à Trelleborg pour parler à l’un des garçons de la photo.
— Dans ce cas, ça peut attendre. Qui s’occupe de l’autre garçon ?
— Martinsson et Hansson, ensemble. Ils sont en ce moment à Simrishamn chez la famille Boge.
Wallander hocha la tête. C’est bien, pensa-t-il.
— C’était important de les rencontrer tous dès aujourd’hui, dit-il. Je crois que nous saurons nettement plus de choses d’ici ce soir.
Wallander reprit la route. Arrivé à Skårby, il suivit les indications d’Eva Hillström. Il avait cru comprendre que le père d’Isa Edengren possédait une très grande ferme, et plusieurs engins de terrassement.
Il remonta une allée et s’arrêta. La maison s’élevait sur deux étages. Une BMW était garée dans la cour. Il descendit de voiture et sonna. Pas de réponse. Il cogna à la porte. Sonna à nouveau. Il était quatorze heures. Il constata qu’il transpirait. Sonna encore une fois, sans résultat. En contournant la maison, il découvrit un grand jardin à l’ancienne avec des arbres fruitiers bien entretenus. Il y avait une piscine et des fauteuils qui paraissaient coûteux. Tout au fond du jardin, il aperçut un pavillon à moitié enseveli sous les branchages. Après un regard circulaire, il se dirigea vers le pavillon. La porte peinte en vert était entrebâillée. Il frappa. Pas de réponse. Il poussa la porte. Les rideaux étaient tirés, masquant les petites fenêtres. Après quelques instants, son regard s’accoutuma à l’obscurité.
Soudain, il s’aperçut qu’il n’était pas seul. Quelqu’un dormait sur le divan. Des cheveux noirs dépassaient d’une couverture. La personne lui tournait le dos. Wallander ressortit, referma doucement la porte et frappa à nouveau. Aucune réaction.
Alors il ouvrit la porte en grand, trouva un interrupteur, alluma et s’avança jusqu’à la forme endormie. Il lui toucha l’épaule. Rien. Il comprit alors que quelque chose clochait et retourna la dormeuse. C’était Isa Edengren. Il essaya de lui parler, la secoua. Sa respiration était lourde, lente. Il la secoua à nouveau, durement, essaya de la faire asseoir, en vain. Il la recoucha, chercha son portable. Il l’avait oublié sur le siège du passager après sa conversation avec Ann-Britt. Il remonta jusqu’à la voiture en courant, composa le numéro des urgences et expliqua le chemin de la ferme.
— À mon avis, c’est soit une maladie, soit une tentative de suicide. Qu’est-ce que je fais en attendant ?
— Veillez à ce qu’elle ne s’arrête pas de respirer. Vous êtes de la police, vous savez comment faire.
L’ambulance arriva seize minutes plus tard. À ce moment-là, Wallander avait déjà contacté Ann-Britt Höglund — qui n’était pas encore partie pour Trelleborg. Il lui demanda de se rendre à l’hôpital pour accueillir l’ambulance, car il voulait rester encore un peu à Skårby. Il regarda l’ambulance disparaître dans l’allée. Puis il essaya d’ouvrir la porte d’entrée. Fermée à clé. Il fit le tour de la maison, mais la porte de la cuisine était fermée aussi. Au même instant, il entendit une voiture freiner dans la cour et rebroussa chemin. Un homme en bleu de travail et bottes de caoutchouc descendait d’une petite Fiat.
— J’ai aperçu l’ambulance, dit-il.
Son regard était très inquiet. Wallander se présenta et ajouta qu’Isa Edengren était probablement malade. Il ne voulait pas en dire plus.
— Où sont ses parents ? demanda-t-il.
— En voyage.
— Pourriez-vous me dire où ils sont ? Il faut les prévenir.
— En Espagne. Ou peut-être en France. Ils ont une maison dans chaque pays.
Wallander réfléchit, en pensant aux portes fermées à clé.
— Je suppose qu’Isa habite ici en leur absence ?
L’homme fit non de la tête.
— Comment dois-je interpréter cela ?
— Je ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas, dit l’homme en se détournant pour regagner sa voiture.
— Trop tard, dit Wallander sans hésiter. Vous l’avez déjà fait. Comment vous appelez-vous ?
— Erik Lundberg.
— Et vous habitez près d’ici ?
Lundberg indiqua une ferme visible de l’endroit où ils se trouvaient.
— Maintenant, je voudrais que vous répondiez à ma question : Isa habitait-elle ici en l’absence de ses parents ?
— Elle n’avait pas la permission.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle dormait dans le pavillon.
— Pourquoi pas dans la maison ?
— Il y a eu des histoires. Quand les parents étaient absents. Des fêtes, des choses qui ont disparu.
— Comment savez-vous tout cela ?
La réponse de Lundberg le prit au dépourvu.
— Ils ne la traitent pas bien, vous savez. L’hiver dernier, alors qu’il faisait moins dix, ils sont partis en fermant la maison à clé. Le pavillon n’est pas chauffé. Isa est arrivée chez nous à moitié morte de froid, on l’a hébergée et elle a raconté des choses. Pas à moi. À ma femme.
— Alors on va chez vous. Je veux savoir ce qu’elle a raconté à votre femme. Allez-y, je vous rejoins dans quelques minutes.
Auparavant, il voulait examiner le pavillon. Il ne trouva aucune trace de somnifères, aucune lettre. Il jeta un dernier regard autour de lui avant de retourner à la voiture. Son portable bourdonna.
— Elle est arrivée, dit Ann-Britt Höglund.
— Que disent les médecins ?
— Pas grand-chose pour l’instant.
Elle promit de le rappeler dès qu’elle aurait du nouveau. Wallander urina à côté de sa voiture avant de se rendre chez les Lundberg. Un chien méfiant barrait l’accès au perron. Lundberg apparut sur le seuil et chassa l’animal. Wallander entra dans une cuisine chaleureuse. La femme de Lundberg avait préparé du café. Elle s’appelait Barbro et s’exprimait avec un fort accent de Göteborg.
— Comment va Isa ? demanda-t-elle aussitôt.
— J’attends un appel de ma collègue, qui se trouve près d’elle à l’hôpital.
— Elle a essayé de se suicider ?
— Je ne sais pas encore. Mais je n’ai pas réussi à la réveiller.
Il s’assit à la table de la cuisine, le portable à côté de lui.
— Je suppose que ce n’est pas la première fois, si vous avez tout de suite pensé à une tentative de suicide.
— C’est une famille de suicidés, coupa Lundberg.
Son malaise était palpable ; il se tut, comme s’il regrettait déjà d’en avoir trop dit.
Barbro Lundberg posa la cafetière sur la table.
— Le frère d’Isa est mort il y a deux ans, dit-elle. Jörgen avait dix-neuf ans. Il n’y avait qu’un an de différence entre Isa et lui.
— Que s’est-il passé ?
— Il s’est allongé dans la baignoire, dit Lundberg. Mais avant, il avait écrit une lettre à ses parents, où il leur disait d’aller se faire foutre. Puis il a branché un grille-pain sur la prise du rasoir et il l’a lâché dans l’eau.
Wallander écoutait sans rien dire ; il lui semblait vaguement se rappeler cet événement.
Soudain il se rappela que c’était Svedberg qui avait suivi cette affaire et établi qu’il s’agissait effectivement d’un suicide. Ou d’un accident — souvent, l’incertitude subsistait.
En entrant, Wallander avait aperçu un journal sur la banquette ancienne placée sous la fenêtre, avec une photo de Svedberg en première page. À présent, il avait besoin d’une réponse immédiate à une question ; il déplia le journal et leur montra la photographie.
— Vous avez peut-être entendu parler de la mort de ce policier…
La réponse fusa avant même que Wallander ait pu poser sa question.
— Il est venu il y a un mois.
— Chez vous ou chez les Edengren ?
— D’abord chez eux. Puis chez nous. Comme vous aujourd’hui.
— Les parents étaient déjà partis ?
— Non.
— Il a donc rencontré les parents d’Isa ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, les parents n’étaient pas encore partis.
— Pourquoi est-il venu ? Chez vous, je veux dire ? Que vous a-t-il demandé ?
— Il nous a interrogés sur les fêtes, dit Barbro Lundberg. Celles qu’organisait Isa quand ses parents étaient absents. Avant qu’ils ne l’enferment dehors, si je puis dire.
— C’était la seule chose qui l’intéressait, ajouta son mari.
L’attention de Wallander s’aiguisa. Il tenait enfin une possibilité de comprendre les agissements de Svedberg au cours de l’été.
— Je voudrais que vous me répétiez ce qu’il vous a demandé exactement.
— Un mois, c’est long.
— Mais vous étiez ici, à cette table ?
— Oui.
— Je suppose que vous avez pris le café ?
La femme sourit.
— Il a goûté mon quatre-quarts et l’a trouvé bon.
— Ce devait être peu après la Saint-Jean ?
L’homme et la femme échangèrent un regard. Wallander vit qu’ils faisaient un effort de mémoire.
— Ce devait être l’un des premiers jours de juillet, dit la femme. En réalité, j’en suis sûre.
— Très bien. D’abord, il a donc rendu visite à la famille Edengren. Puis il est venu chez vous.
— Isa était avec lui. Mais elle était malade.
— Malade ?
— Quelque chose à l’estomac. Ça faisait une semaine qu’elle était au lit. Je l’ai trouvée très pâle.
— Isa a donc assisté à la conversation ?
— Elle lui a juste montré le chemin, et elle est retournée chez elle.
— Il vous a interrogés sur les fêtes ?
— Oui.
— Que voulait-il savoir ?
— Si nous connaissions les gens qui étaient invités d’habitude. Mais on ne les connaissait pas, bien sûr.
— Pourquoi est-ce si évident ?
— C’étaient des jeunes, pardi. Ils venaient en voiture, ils repartaient comme ils étaient venus.
— Que vous a-t-il demandé d’autre ?
— Si c’était des fêtes costumées.
— C’était son expression ?
— Oui.
— Pas du tout, intervint sa femme Il a demandé si les gens qui venaient à ces fêtes étaient déguisés.
— Et alors ? Ils l’étaient ?
Le couple dévisagea Wallander avec surprise.
— Comment voulez-vous qu’on le sache ? On n’y était pas. On n’est pas du genre à espionner derrière nos rideaux. Si on a vu quelque chose, c’est pur hasard.
— Alors vous avez bien vu quelque chose ?
— Ces fêtes pouvaient se passer à l’automne. Il faisait nuit. Comment savoir si les gens étaient déguisés ?
Wallander réfléchit.
— Que vous a-t-il demandé d’autre ?
— Rien. Il a surtout passé son temps à se gratter la tête avec un Bic. Il est peut-être resté une demi-heure. Puis il s’est excusé et il est parti.
Le portable bourdonna. C’était Ann-Britt.
— Ils lui font un lavage d’estomac.
— Tentative de suicide, autrement dit ?
— Il est rare que les gens avalent autant de somnifères par erreur.
— Le médecin peut-il l’affirmer ?
— Le fait qu’elle ait perdu connaissance indique un empoisonnement. Ça confirme.
— Elle va s’en sortir ?
— Oui, d’après ce qu’on m’a dit.
— Dans ce cas, il vaut peut-être mieux que tu ailles à Trelleborg.
— Je crois aussi. À tout à l’heure.
Wallander raccrocha. Le mari et la femme le dévisageaient avec inquiétude.
— Apparemment, elle est hors de danger. Mais je dois parler à ses parents.
— Nous avons quelques numéros de téléphone, dit Lundberg en se levant.
— Ils voulaient qu’on les appelle au cas où il arriverait quelque chose à la maison. Mais pas autrement.
— Pas si Isa tombait malade, par exemple ?
Elle acquiesça en silence. L’homme revint avec un bout de papier. Wallander recopia les deux numéros.
— Pouvons-nous lui rendre visite à l’hôpital ? demanda la femme.
— Sûrement. Mais attendez jusqu’à demain, ça vaut mieux.
Lundberg le raccompagna jusqu’à sa voiture.
— Avez-vous les clés de la maison ?
— Ils ne nous les auraient jamais confiées.
Wallander prit congé et refit le chemin en sens inverse jusqu’à la ferme des Edengren. Au cours de la demi-heure qui suivit, il fouilla méthodiquement le pavillon, sans savoir du tout ce qu’il cherchait. Puis il s’assit sur le divan où il avait trouvé Isa Edengren.
Quelque chose se reproduit, pensa-t-il. Svedberg rend visite à la fille qui n’a pas participé à la fête de la Saint-Jean. Et qui, pour cette raison, n’a pas disparu. Svedberg pose des questions à propos de fêtes et de gens déguisés.
Maintenant Isa Edengren tente de se suicider et Svedberg a été assassiné.
Wallander se leva et ressortit du pavillon.
Il était inquiet. Il ne semblait déceler aucune cohérence. Vers où devait-il se tourner ? Toutes les directions étaient possibles, aucune ne s’imposait.
Il remonta en voiture et retourna à Ystad. Avant toute chose, il voulait rendre une deuxième visite à Sture Björklund.
Il était presque seize heures lorsqu’il freina dans la cour de la ferme de Hedeskoga. Il frappa à la porte et attendit. Sture Björklund était sans doute à Copenhague. Ou alors aux États-Unis, en train de proposer ses dernières idées de monstres à des producteurs. Wallander frappa un grand coup sur la porte. Puis il contourna la maison sans attendre de réponse Le jardin était à l’abandon, quelques meubles en bois à moitié pourris gisaient éparpillés dans l’herbe haute. Wallander s’approcha d’une fenêtre et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Puis il continua vers l’autre aile, qui servait visiblement de remise. Il tourna la poignée ; la porte n’était pas fermée à clé. Il entra. Pas d’interrupteur visible. Il ouvrit la porte en grand et la coinça avec un bout de planche. Un grand désordre régnait à l’intérieur. Il s’apprêtait à ressortir lorsque son attention fut attirée par un objet caché sous une bâche, dans un coin. Il s’agenouilla et souleva la bâche avec précaution. Une sorte de machine. Il souleva un peu plus. C’était vraiment une machine. Plus exactement un instrument.
Il ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu de semblable.
Pourtant, il comprit tout de suite ce que c’était.
Un télescope.