14

Bak et Pachenouro quittèrent le village aux premières lueurs du jour et se dirigèrent rapidement vers le poste de garde le plus proche, où deux édifices rudimentaires, en briques crues, abritaient une demi-douzaine de soldats. Ils pensaient observer d’en haut l’approche de la caravane, mais cela ne s’avéra pas nécessaire. À moins de trois cents pas, hommes et bêtes se préparaient au départ, le camp déjà levé. Sechou les avait fait avancer jusqu’à la tombée de la nuit, sans aucune halte, et ils étaient arrivés près du fleuve bienfaisant.

Les deux policiers montèrent d’abord au poste, où les hommes de faction se perdaient en conjectures sur les nomades qui les observaient de loin. Le sergent de service fut consterné à la nouvelle du grand rassemblement qui s’opérait près de Chalfak. Il prit le miroir poli qu’il utilisait pour transmettre les messages vers le nord et le sud et, suivant les indications de Bak, adressa un avertissement à Askout.

Quand le groupe d’inspection eut gravi le tertre, Bak attira Amonked et Neboua à l’écart pour leur exposer la situation.

— Ainsi, il ne faut pas compter sur la population locale, conclut Amonked.

— Non, à moins que Bak n’arrête le meurtrier, ajouta Neboua. Rien de surprenant à ça ! Et même s’ils promettaient de nous aider, je n’y croirais pas avant de les voir en chair et en os. Rona peut toujours recommander ce qu’il veut ; si les gens pensent qu’il vaudrait mieux pour eux que tu sois mort, ils se boucheront les oreilles et feront ce qui les arrange.

C’était une évidence. Non sans agacement, Amonked demanda à Bak :

— As-tu une idée de l’identité du tueur ?

— Aucune.

Encore une vérité difficile à admettre, et dont il ne pouvait se vanter. Le ton d’Amonked devint plus cassant.

— Alors, ce misérable pourrait aussi bien se terrer à Bouhen.

— Tout mon instinct me dit que tu l’as amené de Ouaset et qu’il voyage avec nous à présent.

— Je préférerais, lieutenant, que tu te fondes sur la raison et non sur l’instinct.

— Ma vie a été menacée par deux fois. La première à Iken, où un homme m’a frappé dans le noir avec une dague, dit Bak en écartant l’encolure de sa tunique afin de montrer la plaie où une croûte s’était formée. Puis, à nouveau, la nuit où la nervosité des bêtes a éveillé les soupçons, et où deux flèches m’ont manqué de peu. J’aimerais croire que ces attaques se sont produites parce que je me trouvais au mauvais endroit au mauvais moment. Cependant, mon instinct me dit que deux agressions en deux jours ne relèvent pas d’une coïncidence. Hor-pen-Dechret ne me connaît pas et n’aurait aucune raison de souhaiter ma mort. Ces tentatives sont donc le fait de l’assassin, qui craint d’être découvert.

— J’étais loin de m’en douter. Pourquoi ne m’en as-tu pas avisé plus tôt ?

Une troisième vérité devait être dite.

— Parce que tu es le suspect le plus plausible.

— Je vois.

L’inspecteur le fixa, les traits aussi vides d’expression qu’un buste sculpté de son auguste cousine.

— Tu désires, je suppose, que je parle à mes compagnons de voyage afin que l’un d’entre eux se dénonce.

Bak crut sentir une pointe d’ironie.

— Je me contenterai du vrai coupable, inspecteur.

— Te faudra-t-il autre chose, lieutenant ?

Bak réprima un sourire. Cette fois, il en était sûr : Amonked plaisantait.

— Le convoi devrait atteindre Askout à la mi-journée. Au lieu de le laisser poursuivre la route pendant que tu procèdes à ton inspection, comme jusqu’à présent, je te suggère d’installer le campement à proximité. Les ânes se reposeraient et cela nous laisserait plus de temps pour nous préparer à la bataille. Les nomades ne sont guère qu’à un demi-jour de marche au sud d’Askout. Ne tentons pas Seth en continuant.

 

La caravane quitta la piste pour descendre le lit d’un cours d’eau asséché vers la vallée. Avançant en éclaireurs, Bak, Sechou et Neboua choisirent l’emplacement du camp, sur une petite hauteur herbue qui surplombait une mosaïque de champs. Au-delà, le fleuve s’écoulait en larges canaux paisibles autour de plusieurs grandes îles.

La forteresse d’Askout couronnait le sommet de l’île la plus à l’est. Plus petite que Bouhen, elle était de forme triangulaire pour mieux épouser les contours du terrain, une longue et étroite éminence de roc et de sable, parsemée d’arbres et de potagers. Les murailles à tourelles, d’un blanc moucheté, pouvaient avoir subi une multitude de réparations ou nécessiter une nouvelle couche de plâtre.

Cette petite garnison – une compagnie de cent soldats, plus les officiers et l’intendance – évoquait une longue période de paix, un relâchement de la vigilance, l’idée que le métier des armes ne s’étendait plus qu’à de rares expéditions punitives.

Bak tourna le dos au fleuve pour contempler le campement, où attendait Sechou. Les premiers ânes venaient à peine de sortir de l’oued, les oreilles dressées ; le clip-clop de leurs sabots s’accéléra à la vue et à l’odeur de verdure bien fraîche.

— J’offrirais une douzaine d’oies grasses à Amon pour affronter Hor-pen-Dechret sur-le-champ, déclara Neboua en parcourant des yeux le camp et le terrain environnant. Si seulement on pouvait trouver un moyen d’attirer ces vautours hors du désert !

Bak contemplait d’un air songeur l’embouchure de l’oued.

— Cette piste, dans ce lit asséché, me laisse entrevoir une possibilité presque trop belle pour être vraie.

— Tu veux parler d’une embuscade ?

— Je ne vois pas de meilleure solution pour rétablir l’équilibre des chances en notre faveur. D’après Rona, nous sommes déjà inférieurs en nombre, et chaque jour Hor-pen-Dechret rallie de nouveaux partisans. Même en comptant les renforts d’Askout, nous ne faisons pas le poids.

— Pour former une aussi vaste coalition, ce serpent a dû promettre d’immenses richesses à tous les chefs à dix jours de marche à la ronde. Je m’étonne néanmoins de leur réaction. D’ordinaire, ils sont plus indépendants, moins pressés de partager un butin durement gagné.

— Si nous pouvions jouer de leur rêve…

Bak éparpilla les graines d’une fleur sauvage, ses pensées filant à toute allure.

— Je n’ai pas encore tout fixé en détail, mais si nous pouvions les convaincre que, depuis le début, nous transportons de fabuleux trésors, qui partiront d’ici un jour ou deux…

Le regard de Bak tomba sur le premier des ânes chargés des biens d’Amonked. Il se rappela à quel point il s’était trompé en prenant l’inspecteur pour un riche personnage. Une erreur courante, en effet.

— Si nous poussions Hor-pen-Dechret à croire qu’Amonked, craignant pour sa vie, projette de voyager d’Askout à Semneh par le fleuve, sur un navire où nul ne pourra mettre la main sur ces trésors, je parie que nous attirerions ce bandit là où nous le voulons.

— Oui ! acquiesça Neboua avec un mince sourire. Dans des circonstances ordinaires, il ne nous attaquerait jamais tout près d’une garnison, sur un terrain où nous bénéficions d’un avantage stratégique. Mais, appâté par des richesses qu’il risque de perdre faute d’agir, il tentera le tout pour le tout. Comment le lui faire croire sans qu’il se doute de rien ?

— Pachenouro retournera chez Rona. La population ne nous aidera pas ouvertement, de peur de désobéir à la veuve de Baket-Amon ; en revanche, répandre une rumeur ne devrait pas soulever d’objection.

— Bien ! Très bien ! Je n’ai pas vu de navire amarré à Askout, remarqua Neboua. Nous n’aurons même pas à inventer de raison pour justifier qu’Amonked reste encore avec nous.

— Lorsque tu iras sur l’île avec le groupe, pour demander des hommes et des armes au lieutenant Ahmosé, qui commande la garnison, réclame également l’assistance du soldat chargé des transmissions. Tu enverras alors un message à Semneh afin qu’un vaisseau appareille pour le nord. Quand Hor-pen-Dechret l’apprendra, il sera conforté dans la conviction que la rumeur est fondée.

— Tu ne viens pas avec nous ?

— Je dois traquer un meurtrier, lui rappela Bak avec un sourire forcé. Quoi qu’il en soit, tu es plus gradé que moi et tu as toute l’autorité requise pour obtenir ce qu’il nous faut. Pendant que tu subjugues Ahmosé par ton importance, aie une pensée pour moi, qui quémande à genoux des informations.

— Tu as posé toutes les questions possibles et imaginables. Quelle nouvelle pierre espères-tu retourner ?

Le rire de Bak fut bref et désenchanté.

— Une pierre, Neboua ? Je serais heureux de me cogner l’orteil contre un caillou.

Neboua, Amonked et Horhotep grimpèrent dans la barque que le capitaine avait réquisitionnée pour le court trajet jusqu’à Askout. Tous les autres restèrent derrière afin de se préparer au combat. Bak détestait voir Neboua partir seul avec les deux fonctionnaires de Ouaset, mais Amonked avait sûrement fini par comprendre qu’Horhotep le harcelait par pure malveillance.

Bak tourna les talons et pénétra dans le campement rectangulaire aménagé par Neboua au milieu d’une haie de boucliers, que d’autres, empruntés à Askout, viendraient bientôt compléter. Les bêtes, libérées de leur charge, étaient conduites jusqu’au fleuve par groupes de vingt afin de se baigner et de s’abreuver. Les âniers organisaient les paquets, les paniers et les jarres de sorte à pouvoir recharger rapidement, mais en outre, toutes ces piles disposées de manière stratégique créeraient des obstacles en cas d’attaque. Les archers et les gardes formaient des îlots d’activité autour des feux de camp. Les sentinelles avaient pris leur poste. Deux hommes s’étaient dissimulés à mi-hauteur de l’oued et surveillaient les nomades qui épiaient la caravane. On distribuait des vivres et de la bière. L’odeur de levure du pain en train de cuire embaumait dans tout le campement. On aurait dit une fourmilière, où d’innombrables petites tâches étaient bien vite exécutées. Chacun avait hâte de reprendre l’entraînement et la fabrication des armes. Seuls Nefret, sa servante et le chien d’Amonked ne pouvaient se rendre utiles en rien.

Après un repas très tardif de pain et de poisson séché, Bak traversa, sa cruche de bière à la main, un camp en effervescence. Il trouva Sennefer assis sur un tabouret bas, près de la tente que Thaneni avait laissée à Nefret quand le pavillon avait été démantelé. Le noble taillait des lames effilées dans du silex. Nefret, debout à côté de lui, paraissait exaspérée. Probablement parce qu’il continuait à frapper la pierre à petits coups secs pendant qu’elle parlait.

— Ils m’ont privée du pavillon et du peu d’intimité qui me restait. Je suppose que bientôt ils réclameront les piquets de ma tente !

Voyant Bak approcher, elle redressa le menton avec colère et partit d’un air digne, Mesoutou sur les talons. Sennefer interrompit sa besogne pour contempler sa silhouette qui s’éloignait. Le lévrier d’Amonked, attaché afin qu’il n’aille pas courir avec les chiens sauvages, posa le museau sur son genou et leva vers lui ses grands yeux sombres, avides d’affection.

— Nefret est une belle femme, remarqua Bak en approchant un autre tabouret pour s’asseoir près de lui.

— Oui, elle est belle.

Sennefer détacha son regard de la concubine et se reprit si vite que Bak entrevit à peine la tristesse de ses traits.

— Elle aurait besoin d’une bonne fessée – ou d’une demi-douzaine d’enfants. Ou peut-être des deux. Malheureusement, son père l’a trop gâtée et Amonked ne ferait pas de mal à une mouche. Et elle n’est pas féconde.

Bak brisa le bouchon de la cruche et but une rasade du breuvage épais, au goût amer.

— Elle t’aime, tu sais.

Il détestait trahir un secret, mais le désespoir le poussait à cette extrémité.

— Moi aussi.

Bak fut stupéfié, moins par la nature de cette révélation que par l’aveu lui-même. Avec un sourire désabusé, le noble se remit à tailler le silex, faisant voler un éclat.

— C’est vrai : je l’aime depuis des années. Bien sûr, elle ne le sait pas et elle ne le saura jamais. Mon père me pressait d’épouser une femme de sang royal, et il m’a fallu du temps pour décider que c’était Nefret que je voulais.

Un coup sec, et un autre éclat vola dans les airs.

— Mais alors, il était trop tard. Amonked l’avait prise pour concubine avec le consentement de ma sœur.

Le chien s’écarta de lui et, la queue entre les jambes, vint vers Bak. En gémissant tout bas, il poussa sa main du bout du nez. Le policier lui gratta la tête.

— Savais-tu que Baket-Amon avait tenté de l’acheter ?

— Je suis l’une des rares personnes au monde à qui mon beau-frère se confie. Comme il ignore mes sentiments à l’égard de Nefret, il me parle librement de leurs rapports. Souvent à mon grand regret.

Bak éprouva de la compassion pour lui. Une telle situation était intenable.

— As-tu ressenti de l’animosité envers le prince ?

— Pourquoi ? Il avait essuyé une rebuffade. S’il s’était obstiné…

Sennefer frappa trop fort et tailla de travers.

— Cela aurait été différent. Mais il n’a pas insisté. Il n’en avait pas besoin. Il lui suffisait de faire un signe pour être entouré d’une nuée de jeunes femmes plus belles les unes que les autres.

— Comme lorsque tu ouvrais ton domaine à Amonked et aux autres favoris de la reine, pour des parties de chasse ?

— Le prince y faisait preuve de retenue, dit Sennefer avec un bref sourire. Il craignait d’empiéter sur le territoire d’un autre, or il était trop intelligent pour s’attirer l’inimitié d’un haut fonctionnaire, d’un noble ou d’un grand militaire.

— Se montrait-il aussi prudent lorsqu’il était ton hôte personnel ?

— Une de mes servantes semblait le contenter.

Sennefer posa sur ses genoux les pierres qu’il avait travaillées et prit une outre en peau de chèvre sur le sable, près de son tabouret.

— Quant à elle, elle était enchantée. Sa mort lui causera un vif chagrin.

— Si ce n’est pendant les parties de chasse, où l’as-tu vu dans son humeur la plus… expansive ?

— J’ai passé quelques soirées avec lui, dans la capitale, à visiter divers lieux de plaisir.

Il but à longs traits, sourit.

— Je dois admettre que j’avais du mal à suivre. Les femmes s’accrochaient à lui tant elles voulaient attirer son attention. Au début, j’ai douté de ma propre vigueur, comme si j’avais vieilli avant l’âge, mais finalement j’ai compris que je n’aimerais pas être mû par une telle ardeur.

— Je sais de quoi tu parles. Je l’ai vu dans une maison de plaisir à Bouhen, quelque temps avant sa mort.

Bak se remémora cette nuit-là avec tristesse, puis il songea que, à bien y réfléchir. Baket-Amon avait été heureux. Pouvait-on demander mieux que de finir sa vie le cœur joyeux ?

— La propriétaire m’a confié qu’il était toujours très demandé, car c’était un magnifique amant, qui, contrairement à d’autres, ne se montrait jamais brutal.

— Je le crois volontiers. Pour un homme si porté sur le plaisir des sens, il était singulièrement mesuré. Il s’était tracé une limite à ne jamais franchir, se rappela Sennefer, qui réfléchissait, les sourcils froncés. Ce n’est guère qu’une impression, d’après certaines choses qu’il avait dites… Rien de particulier, mais… Tu m’as demandé un jour si, à ma connaissance, quelque chose dans son passé avait pu revenir le hanter.

« Me narguer », avait dit Baket-Amon, mais Bak se garda de rectifier de peur de rompre le fil de ses pensées.

— En vérité, je ne sais rien de concret. C’est une simple supposition, qui repose sur quelques paroles anodines. Je crois qu’un événement bouleversant, survenu autrefois, l’avait amené à abhorrer les pires excès de la chambre à coucher. Quant à la nature de cet incident, je n’en ai aucune idée.

Plus tard, cherchant Minkheper dans le campement, Bak essaya de contenir son agitation. L’incident auquel Sennefer avait fait allusion n’avait probablement aucun rapport avec la mort de Baket-Amon. Pourtant, son instinct lui disait qu’il avait enfin trouvé la piste qu’il cherchait.

Son instinct. Voilà qui ne serait pas au goût d’Amonked.

 

— Frappe-le fort ! hurlait Minkheper. Ne l’étourdis pas ! Mets-le hors de combat !

Le jeune garde aux muscles saillants recula de quelques pas, s’élança sur le pieu épais planté dans le sol et abattit dessus un lourd bâton taillé dans un des piquets du pavillon. Si le pieu avait été un homme, cette massue improvisée lui aurait fracassé le crâne.

— C’est comme ça qu’on s’y prend !

Minkheper regarda les vingt gardes qui l’encerclaient, avec le sergent Roï et le lieutenant Merymosé. Tous étaient venus apprendre les rudes méthodes de combat pratiquées par les marins.

— Rappelez-vous : chaque fois que vous n’y mettrez pas toutes vos tripes, vous verrez l’ennemi se relever, prêt à revenir dans la bagarre. Pourquoi ne pas vous éviter cet effort supplémentaire ? Faites que chaque coup compte.

Les hommes hochèrent la tête, discernant le bon sens de ces conseils.

Minkheper aperçut Bak et le salua d’un signe de main.

— Nous avons à peu près fini pour aujourd’hui, lieutenant. Tu aimerais ajouter quelque chose ?

— Comment se débrouillent-ils ?

Le capitaine donna une claque vigoureuse sur l’épaule du jeune garde.

— Ce grand gaillard frappe comme une mauviette. Espérons qu’ils seront moins timorés face à l’ennemi.

Merymosé s’avança vers Bak, un sourire hésitant aux lèvres.

— La nuit dernière, pendant l’entraînement du sergent Dedou, je t’ai vu montrer aux hommes comment utiliser le bâton de commandement pour maîtriser la foule. Pourrais-tu nous faire une démonstration, lieutenant ? Lors d’un assaut, les gens du désert ressemblent plus à une horde déchaînée qu’à une armée.

— Le lieutenant nous a expliqué quelques-unes de tes astuces, mon lieutenant, dit un homme plus âgé. On aimerait en savoir plus.

Les autres gardes lui firent écho. Bak, qui ne s’étonnait plus depuis longtemps de leur soif d’apprendre, accepta aussitôt. Il choisit le sergent Roï, que sa mauvaise volonté rendait aussi raide et gauche qu’un ivrogne récalcitrant, et lui mit un bâton dans la main droite. Puis il en ramassa un autre de la longueur appropriée.

S’en servant tel un prolongement de son bras, il leur fit voir comment tenir à distance un agresseur muni d’une dague ou d’une lance et le forcer à lâcher prise, comment faucher les jambes d’un adversaire, le repousser, l’obliger à avancer ou à trébucher.

Puis il empoigna le bâton aux deux extrémités et leur apprit à repousser un individu dans la foule. À élever l’arme à l’horizontale au-dessus d’un homme, puis à la passer derrière lui pour l’emprisonner.

Il leur enseigna une multitude d’autres méthodes qui transformaient cet objet banal en une arme redoutable. Roï se révéla extrêmement doué. À la fin, quand Bak lui tendit le bâton, il répéta chaque geste, chaque technique, prouvant qu’il avait bien compris. Et dès que Bak lui eut proposé de contribuer à la formation du soir, Roï perdit toute indifférence envers la vie du campement.

 

Bak leva sa cruche vide en l’honneur de Minkheper.

— Tu es un homme de ressources, capitaine. Patient et doué dans bien des domaines. Non seulement tu sais utiliser au mieux ce dont tu disposes, mais tu comprends comment les hommes se battent lorsqu’ils ne sont guidés ni par la logique ni par l’entraînement.

— Si j’ai appris une chose pendant mes années en mer, c’est à protéger mon équipage et mon bateau.

Merymosé, qui apportait trois cruches de bière, se frayait un chemin entre les hommes assis par terre, qui mettaient la touche finale aux lances, aux cimeterres et aux frondes qu’ils venaient de confectionner. Derrière lui le sergent Roï, chargé d’un panier, distribuait de la bière aux apprentis armuriers.

En tendant une cruche à Bak, le jeune officier lui confia :

— Roï est métamorphosé, lieutenant ! Je craignais qu’il devienne insupportable de suffisance, mais il savoure avec modestie le respect tout neuf que tu lui as donné.

— Je ne lui ai rien donné. Il l’a gagné tout seul.

Minkheper accepta une cruche et cassa le bouchon.

— Ton bâton en main, tu es un adversaire formidable, lieutenant.

— Si seulement je pouvais élucider le meurtre de Baket-Amon aussi facilement !

Dans sa contrariété, Bak frappa trop fort sur le bouchon et l’argile séchée éclata en mille morceaux.

— Mon enquête aboutit aux lieux de plaisir du port de Ouaset. Ensuite, je suis dans l’impasse.

— J’aurais voulu t’aider, dit Merymosé sur un ton de regret. C’était un homme généreux et bienveillant, et je l’admirais sans réserve. Après cette unique fois où je lui ai servi d’assistant, j’espérais qu’il me réclamerait. J’aurais voulu le seconder, écrire sa correspondance, voire l’accompagner dans ses sorties. Mais ce n’est jamais arrivé.

— Et tu ne l’as jamais rencontré par hasard dans une maison de plaisir ?

Merymosé eut un rire amer.

— Tu es sans doute issu d’une famille aisée, lieutenant. Moi qui ne possède que les vêtements que j’ai sur le dos et les armes dans mes mains, je dois me contenter d’établissements modestes, dans les quartiers excentrés.

— Mon père était médecin, répondit Bak en souriant. Faute d’argent, moi aussi j’ai passé mes jeunes années dans de tels endroits, peut-être bien les mêmes que ceux que tu fréquentais.

— Désolé, lieutenant, dit le jeune officier en rougissant. Je ne voulais pas…

— Il n’y a pas de mal, assura Bak, avant de goûter sa bière – trop épaisse et tiède pour désaltérer. De toute manière, d’après ce que j’ai appris jusqu’à présent, tu es trop jeune pour m’aider.

— As-tu progressé depuis notre dernière conversation ? s’enquit Minkheper.

— Pas autant que je le voudrais. Dommage que tu ne sois pas un aussi bon vivant que le prince, remarqua Bak avec un sourire dépité.

— Comme je crois te l’avoir dit, j’ai une épouse que j’aime, d’autres jeunes femmes dans quelques ports et…

Minkheper s’interrompit le temps de boire une gorgée, puis grimaça.

— … Et une cuisinière qui brasse une bière bien meilleure que celle-ci. Meilleure, en fait, que dans n’importe quel lieu de plaisir.

Quelqu’un poussa un juron, détournant l’attention du capitaine. Un ânier, qui s’était coupé avec un éclat de silex en voulant le fixer sur un cimeterre.

— Mon frère cadet s’est ruiné dans sa quête effrénée des plaisirs. Une leçon pour tous ceux qui seraient tentés de suivre la même voie. Moi, en tout cas, je n’ai aucun désir de gâcher ma vie.

Dès l’instant où il eut parlé, il le regretta.

« Une tragédie familiale, devina Bak. Un déshonneur. »

Il se leva pour contempler le fleuve par-delà le mur de boucliers, par-delà les champs. Au loin, Neboua tirait la barque réquisitionnée hors de l’eau, sous le regard d’Amonked. Horhotep attendait, plus haut sur la rive, trop imbu de son importance pour lui prêter main-forte. Il pria afin que la mission de son ami, ces quelques dernières heures, ait été plus fructueuse que la sienne.

 

Le lieutenant Ahmosé est un homme de bon sens, dit Neboua, éclaboussant ses épaules que l’eau rendait luisantes. Il nous aidera dans toute la mesure de ses possibilités, avec les ressources dont il dispose.

Bak s’agenouilla dans le fleuve et y plongea la tête pour se rafraîchir. Un braiment attira le regard de Neboua vers l’aval, où Pachenouro, Paouah et deux âniers s’ébattaient dans les flots avec un petit troupeau.

— Je ne vois pas quel autre choix s’offrait à lui, dit Bak.

— Il connaît Hor-pen-Dechret de réputation et sait comment il a dévasté la région. Aussitôt que je lui ai parlé de la coalition… Inutile de te dire qu’il préfère se battre alors que nous sommes à ses côtés, que seul avec une petite compagnie de lanciers.

— Comment Horhotep s’est-il comporté ?

— Il a gardé le silence, pour changer, répondit Neboua avec satisfaction. Il commence enfin à comprendre qu’il devra prouver sa valeur.

Le policier remercia Amon pour les petites faveurs qu’il leur avait accordées.

— Amonked a-t-il eu le temps d’inspecter la forteresse ?

— Nous avions une guerre à préparer. Il ne l’a même pas suggéré.

Bak se leva et passa les mains sur ses cheveux pour en exprimer l’eau. Il déclara d’un air grave :

— Nous ne pouvons plus faire de plans à l’aveuglette, Neboua.

— D’accord. Nous devons réunir des informations de première main sur nos ennemis. Leur envoyer un espion sera risqué, mais nous n’avons pas le choix.

Bak savait à quoi pensait son ami : peu d’hommes au sein de la caravane étaient capables de remplir cette mission avec succès. L’un d’eux était supérieur à tous les autres.

— Je vais parler à Pachenouro.

Tous deux regardèrent le Medjai, dans l’eau avec les ânes.

— Je ne t’ai pas demandé comment cela s’était passé pour lui. Rona a-t-il accepté de nous aider ?

— N’as-tu pas entendu la rumeur, mon ami ?

Ébauchant un sourire, Bak s’éloigna du bord et le courant l’attira.

— Amonked a apporté de la maison royale un coffre de bois rempli à ras bord de bijoux précieux. Maakarê Hatchepsout elle-même l’a placé entre ses mains et lui a ordonné de le remettre personnellement au puissant roi kouchite Amon-Psaro. Craignant pour sa vie et pour le trésor, il attend un navire parti de Semneh afin de poursuivre son voyage vers le sud.

Neboua rit de bon cœur de cette version quelque peu enjolivée de l’histoire qu’ils avaient échafaudée.

Bak se glissa dans l’eau et nagea dans le sens du courant. Le fleuve lui procurait une agréable fraîcheur. Au couchant, le ciel se parait d’ors resplendissants tandis que le crépuscule chassait la chaleur du jour. Trop vite. Bak atteignit son but et entraîna Pachenouro à l’écart.

— Je viens de discuter avec Neboua. Il nous faut en savoir plus sur les plans d’Hor-pen-Dechret, aussi, nous voudrions que tu découvres son campement et que tu espionnes son armée.

— Avec plaisir, chef ! Mais la langue du désert occidental ne ressemble pas à celle de mon peuple. Comment comprendrai-je ce qu’ils disent ?

Bak, qui avait réfléchi au problème, répugnait à énoncer la seule solution à laquelle il était parvenu.

— Paouah est né dans le désert, mais il a vécu à Ouaset ces quatre ou cinq dernières années. Se rappelle-t-il bien sa langue maternelle ?

— Nous n’avons pas évoqué de tels détails.

— Allons lui poser la question.

Ils dépassèrent les ânes, qui sortaient de l’eau un par un pour brouter les herbes folles et les broussailles poussant en abondance le long des berges. Thaneni et un ânier étaient assis, nus, sur un rocher plus en aval, pendant que leurs vêtements séchaient ; ils ne quittaient pas des yeux quatre crocodiles étendus sur la plage ensoleillée, un peu plus loin. Paouah, debout sur les hauts-fonds, tentait de harponner un poisson. Ne voulant pas gâcher la pêche du jeune garçon, Bak s’arrêta à quelques pas de lui avec Pachenouro.

— Paouah, connais-tu encore le langage du désert ?

— Je ne sais pas, chef. Cela fait longtemps que je n’en ai pas eu besoin. Pourquoi ? Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-il, intrigué.

— Je pensais t’envoyer espionner les pillards avec Pachenouro. Mais tu devras être capable de nous répéter ce qu’ils auront dit.

Le gamin écarquilla les yeux et tout son visage s’illumina.

— Oh, s’il te plaît ! S’il te plaît, laisse-moi y aller ! Les mots me reviendront, j’en suis sûr.

— Le voyage de nuit sera pénible, l’approche du campement sera dangereuse. Vais-je risquer ta vie pour apprendre ensuite que tu n’étais pas à même de remplir ton rôle ?

— Je n’ai pas peur ! s’exclama le jeune garçon. J’ai risqué bien pire quand j’étais serviteur dans une maison de plaisir à Ouaset. J’ai vu deux assassinats. Je ferais tout, oui, tout pour aider Amonked et Sennefer. Je leur dois la vie. S’ils ne m’avaient pas pris, j’aurais depuis longtemps fini dans le ventre des poissons.

— Paouah !

L’enfant se plaqua la main sur les lèvres, horrifié, et regarda autour de lui pour s’assurer que personne d’autre ne l’avait entendu.

— De grâce, chef ! Et toi aussi, Pachenouro ! Donnez-moi votre parole que vous ne le direz jamais à personne. On ne sait pas que j’ai tout vu. Je vous en prie !

— Je ne le répéterai à personne, promit Bak.

Il doutait que le gamin ait à avoir peur, toutefois comme il vivait encore à Ouaset, mieux valait éviter que cela s’ébruite. Le Medjai promit lui aussi de garder le silence.

— Laisse-moi aller avec Pachenouro, chef. Je n’aurai jamais une plus belle occasion de remercier Amonked et Sennefer.

Bak l’observa longtemps, avec attention. Il ne doutait pas qu’il ferait de son mieux, mais se rappellerait-il les mots appris sur le sein de sa mère ?

Sans lui, la mission était vouée à l’échec.

Avec lui, elle pouvait réussir.

— Très bien, tu iras.

Sous l'oeil d'Horus
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