3

Bak fut réveillé par les braiments discordants de ses ânes. Deux autres leur répondirent du côté du puits. Rê ne scrutait pas encore le monde à l’horizon, mais les filets jaune pâle au-dessus de l’arête annonçaient son ascension. Le lieutenant quitta sa natte mince, bâilla et s’étira après une nuit trop brève.

Tirés comme lui du sommeil, les Medjai se levèrent à leur tour. Suivant son exemple, ils contemplèrent un paysage qu’ils n’avaient pu bien voir au clair de lune. Le plateau qui bordait l’oued à l’orient paraissait plus petit et plus proche. La rangée de tamaris suivait la courbe douce du lit asséché. L’affluent qu’ils allaient remonter – trois jours seulement, si les dieux leur étaient propices – passait au fond du gouffre qu’ils avaient distingué la veille.

Senna, ne cachant pas son intérêt envers les voyageurs installés près du puits, les observa tandis qu’ils commençaient à se préparer pour l’étape du jour. Ils piquaient aussi la curiosité de Bak. Qu’est-ce qui avait poussé un groupe si nombreux à choisir cette piste particulière ? Avaient-ils entendu les mêmes rumeurs que lui à Keneh, se laissant attirer dans cette région hostile par l’appât des richesses ?

Minmosé fit circuler une miche de pain et un grand bol contenant les restes de la veille. Le goût des oignons semblait plus fort, à la lumière du jour. Dès qu’ils eurent mangé, Psouro et Kaha détachèrent les ânes. Rona, Senna et Nebrê chargèrent les jarres et les outres sur les dos solides, puis les cinq hommes conduisirent les bêtes au puits. Minmosé nettoya le bol avec du sable, roula les nattes et rassembla les provisions. Voyant que tout était en ordre, Bak se hâta le long des tamaris afin de bavarder avec les autres voyageurs. Deux petits oiseaux noir et blanc, des traquets, voletaient de branche en branche comme pour l’escorter.

— Lieutenant Bak !

Avec un sourire chaleureux, Amonmosé vint à sa rencontre et l’accompagna dans le camp, où il le présenta à un homme de haute taille et d’âge mûr.

— Ouser, voici celui dont je t’ai parlé, le commandant de ces soldats medjai.

Il désigna d’un geste Psouro et Kaha, qui tiraient de l’eau au puits encerclé par un muret de pierre pour empêcher les bêtes de salir le liquide précieux. Deux ânes buvaient dans un abreuvoir enduit de plâtre, tandis qu’une dizaine d’autres attendaient à côté. Le nomade qui s’occupait d’eux causait tant bien que mal avec Kaha, qui connaissait plusieurs dialectes du désert sans en maîtriser aucun. Psouro sortit très vite le grand seau rouge attaché à la corde : l’eau devait se trouver tout près de la surface. Kaha lui présenta chacune des grosses jarres, puis les boucha avec de l’argile qui sécherait rapidement au soleil. Senna, Rona et Nebrê, en attendant que l’abreuvoir soit libéré, avaient mené leurs bêtes en amont, où elles broutaient des buissons verts.

— Lieutenant, je te présente Ouser, poursuivit Amonmosé. Il a accepté que mon ami et moi accompagnions son groupe dans le désert.

Bak adressa un sourire aimable à l’explorateur, qui répondit d’un signe du menton.

— Amonmosé dit que tu connais à merveille le territoire qui s’étend jusqu’à la mer orientale.

— Moins bien que le sud, mais je l’ai déjà exploré.

Son corps mince, aux muscles noueux, était tanné par le soleil et par le vent. Il parlait d’une voix grave qui semblait venue des profondeurs du monde souterrain.

Bak parcourut des yeux le campement, où régnait la confusion. Trois nomades s’affairaient à tout empaqueter afin de charger les bêtes de somme. Deux d’entre eux devaient être les âniers, et le dernier le guide. Un homme grand et robuste – de toute évidence un habitant de Kemet – leur prêtait main-forte, tandis que deux autres les regardaient faire.

— Vous avez donc quitté Keneh de bon matin ?

— À l’aurore. Nous avions fait halte ici pour nous reposer pendant les heures chaudes et pensions repartir au coucher du soleil, mais quand Amonmosé et son ami sont arrivés dans l’espoir de voyager avec nous, j’ai décidé d’attendre le matin. Ils avaient beaucoup poussé leurs ânes ; continuer n’aurait pas été sage.

— À dire vrai, Nebenkemet et moi étions tout aussi fourbus, avoua Amonmosé avec bonne humeur. Ce répit était des plus opportuns.

Bak remarqua la grimace fugitive d’Ouser. Non, ce retard ne lui plaisait pas. Il se rappela aussi leur visiteur nocturne, fort bien réveillé et ne montrant aucun signe de fatigue.

— Notre guide dit qu’il faudra marcher longtemps, sous la chaleur, avant le prochain puits.

— S’il connaît son métier, il vous fera remonter par l’est. Il n’y a pas un seul coin d’ombre, au nord.

Ouser dévisagea Bak, aussi intrigué par les nouveaux venus qu’eux-mêmes à son sujet.

— Nous pensons en effet aller vers l’est ; puisque tu recommandes cet itinéraire, je présume que toi aussi ?

— Ah ! Voici mon ami Nebenkemet.

Amonmosé s’avança vers l’homme à la forte carrure, proche de Bak par l’âge, qui aidait les nomades à lever le camp.

— C’est de lui que je te parlais cette nuit, lieutenant. Il restera environ un an dans mon campement, où il me construira au moins un bateau et plusieurs cabanes.

Bak le salua d’un geste de la main. Le charpentier le considéra avec la méfiance qu’inspire souvent l’autorité aux petites gens. Vu l’aspect fripé de sa tunique, il avait dû dormir avec. Ses bras et ses cuisses étaient massifs, et il semblait fort comme un bœuf. Ses sandales révélaient des talons aux cals épais ; ses mains et ses avant-bras portaient des cicatrices. La vie ne l’avait pas épargné, dans un passé récent.

— Aimes-tu autant qu’Amonmosé découvrir des terres inconnues ? lui demanda Bak.

— Notre voyage commence à peine, remarqua Nebenkemet avec froideur. Je n’ai pas pu encore en juger.

— Moi non plus, convint Bak en souriant. Mes hommes et moi devons nous accoutumer à cette terre, bien différente de ce que nous avons connu jusqu’ici.

— Tu étais en poste sur la frontière sud, observa Amonmosé. La région n’est-elle pas aussi stérile ?

— C’est différent. Le fleuve qui arrose le pays de Kemet donne aussi vie à Ouaouat[1]. En maints endroits, des plaines fertiles s’accrochent aux berges, permettant les cultures. Les escarpements sont hauts, parfois, et des tertres rocheux surgissent au milieu des dunes, cependant on n’y voit pas de montagnes comme celles qui forment l’épine dorsale de ce désert.

— Tu es bien informé, lieutenant ! remarqua Ouser.

— Grâce à Senna, mon guide. Depuis Keneh, nous ne faisons que parler du paysage que nous traverserons.

— Senna ? répéta Ouser, les yeux plissés. N’était-il pas le guide de Minnakht ?

— Ouser ! coupa une voix péremptoire. Pourquoi ne presses-tu pas ces misérables nomades ?

Un jeune homme d’environ dix-huit ans, se frappant la jambe avec un chasse-mouches, s’approchait d’un pas décidé. Il aurait été beau sans les séquelles d’une maladie infantile qui déparaient son visage comme celui de Psouro. C’était un des deux voyageurs qui avaient regardé les hommes se démener sans faire le moindre effort pour les aider.

— À ce train-là, on ne reprendra jamais la route !

Nebenkemet échangea un coup d’œil avec Amonmosé, puis retourna à sa besogne.

— Lieutenant, tu as devant toi Ouensou, qui désire devenir explorateur.

Impassible, Ouser s’exprimait sans le moindre sarcasme, pourtant Bak sentit en lui de l’animosité.

— Une ambition estimable, approuva-t-il d’un air affable. Peu d’hommes sont prêts à affronter jour après jour les aléas d’un voyage pénible et solitaire.

— Quand je voyagerai seul, je ne souffrirai pas, je t’en réponds, affirma Ouensou, dissimulant mal son mépris pour Ouser. Dès que je n’aurai plus besoin que l’on me montre le chemin, j’emmènerai tant de serviteurs, de bêtes et de nourriture que j’ignorerai l’inconfort, comme mon père lorsqu’il chasse dans le désert, à l’ouest de Ouaset.

Ouser fixa le jeune homme d’un air dur, puis tourna les talons et s’éloigna. Ouensou se mit à bredouiller de fureur impuissante.

Sans paraître le remarquer, Amonmosé cria : « Ani ! » et fit signe au petit homme rondouillard qui regardait les âniers lever le camp.

— Viens faire la connaissance du lieutenant avec qui j’ai bavardé cette nuit.

Ani, dont l’activité s’était bornée à aller d’un endroit à l’autre pour mieux suivre les préparatifs, regarda tour à tour Amonmosé et les nomades, comme se demandant où sa présence était le plus nécessaire. À regret, il répondit à cet appel. Un peu plus loin, Ouser observait la scène sans mot dire, un sourire léger mais impudent aux lèvres.

Pendant qu’on les présentait, Bak observa le nouveau venu. Il semblait aussi mou et tendre que de la pâte à pain, et sa peau écarlate révélait qu’il n’avait pas l’habitude du soleil. Seules ses mains, calleuses et barrées de cicatrices rosâtres, suggéraient une vie de labeur.

— Ani travaille dans un atelier du palais, précisa Amonmosé avec une franche admiration. Il crée des bijoux pour notre reine et ceux qui sont chers à son cœur.

— J’ai un certain don dans l’art de tailler les gemmes et les métaux précieux, il est vrai, mais je commence à mesurer mon peu de talent pour le reste, dit l’artisan, qui adressa à Ouser un humble sourire d’excuse. Au bout d’une journée de marche sous le soleil ardent, d’une seule nuit à coucher par terre et à manger une nourriture simple dont je n’ai pas coutume, je découvre les réalités de l’existence. Je ne sais rien du désert, des ânes, de la vie au grand air. Je m’efforcerai d’apprendre, mais je sens que cela n’ira pas sans mal.

Pourquoi des hommes tels qu’Ani et Ouensou, aux habitudes citadines, avaient-ils choisi de s’aventurer si loin de leur foyer ? Bak ne pouvait l’imaginer.

 

Un sifflement aigu attira son attention vers le puits. Les ânes avaient bu tout leur content et le nomade ramenait son petit troupeau vers le camp d’Ouser. Amonmosé, Nebenkemet, Ouensou et Ani allèrent à sa rencontre en vue de superviser le chargement de leurs affaires. Le signal avait été lancé par Psouro pour appeler Senna, Rona et Nebrê, qui vinrent abreuver leurs bêtes.

— Hormis ton guide, l’un de tes hommes parle-t-il la langue des nomades ? demanda Ouser.

— L’un d’eux croit pouvoir se débrouiller.

— Tu as de la chance.

Son ton lourd de sous-entendus déplut au policier.

— Insinuerais-tu que Senna pourrait nous abandonner, comme on prétend qu’il l’a fait de Minnakht ?

— Les nomades de la région l’accusent d’avoir commis une faute. Normal : il n’est pas des leurs et Minnakht a disparu alors qu’il en était responsable. Ce que j’en pense pour ma part ? Aucune idée.

Ouser surveillait un des âniers qui soupesait les paquets afin de s’assurer qu’aucun n’était trop lourd. Son compagnon les chargeait ensuite.

— Tout ce que je dis, c’est que peu de nomades connaissent la langue de Kemet. J’ai appris quelques mots au fil des années, mais pas assez. Si un accident arrivait à mon guide et aux âniers, je ne me perdrais pas, mais je serais incapable d’expliquer ce qu’il nous faut.

Bak le sentit contrarié par cette faiblesse.

— Lequel est ton guide ?

— Celui au pagne en cuir rouge. Il s’appelle Dedou.

Bak observa le guide. Bien qu’un peu plus vieux que les âniers, il travaillait avec eux, en égal. Cette attitude inspira de la considération au lieutenant. C’était là un homme qui n’avait rien à se prouver. Senna s’occupait volontiers des ânes, mais il n’avait pas proposé son aide à Minmosé, comme si les tâches domestiques étaient au-dessous de lui.

Le soleil se levait au-dessus de l’arête et ses longs rais filtraient à travers les branches effilées des tamaris. Une fine brise emportait la fumée du foyer improvisé, chargée d’une odeur de pain brûlé.

L’un des nomades sépara un grison des autres animaux et le mena à une vingtaine de pas des arbres, non loin du campement d’Ouser. Il s’arrêta près d’un buisson, prononça quelques mots dans sa propre langue, puis répéta d’une voix forte. Ne recevant pas de réponse, il cria à Ouser :

— Il dort !

— Un homme a campé là-bas cette nuit, expliqua l’explorateur. Un étranger. On croirait pourtant qu’on a fait assez de vacarme pour réveiller les morts !

Les sourcils froncés, il s’éloigna sur le sable. Convaincu que nul n’aurait pu continuer à dormir après le cri de l’ânier, Bak se hâta de le rattraper. Il s’arrêta avec lui à côté du nomade, au bord d’un creux où un homme était couché à plat ventre, la tête détournée, les bras le long du corps. Une jarre d’eau, une outre, deux paniers de provisions, un arc et un carquois plein étaient posés près de lui.

Il y avait bien trop de mouches, et l’âne reculait, tirant sur sa longe. Bak, qui pressentait le pire, jura entre ses dents à la surprise de ses deux compagnons.

— Un étranger, dis-tu ?

— Il est arrivé à la tombée de la nuit et il a fait boire son âne avant de l’attacher avec les nôtres ; par ailleurs, il s’est tenu à l’écart. Amonmosé a tenté d’engager la conversation, ajouta Ouser, sarcastique. Tu as remarqué comme il aime jacasser ! C’est à peine si l’autre a daigné lui répondre.

L’explorateur parlait trop. À coup sûr, lui aussi ressentait une appréhension. Il s’agenouilla près du dormeur, l’appela et n’obtint pas plus de résultat. Il lui prit l’épaule pour le secouer, mais aussitôt il retira sa main et recula.

— Il est froid !

Bak s’accroupit, écarta d’un geste la nuée bourdonnante et, touchant à son tour l’épaule de l’inconnu, sentit le froid de la mort. Sans se donner le temps d’hésiter, il fit rouler le corps sur le dos. À sa raideur, il estima que la mort remontait au début de la nuit, longtemps avant l’arrivée de son groupe.

Originaire de Kemet, le défunt, de taille et de carrure moyennes, avait à peu près vingt-cinq ans. Hormis de beaux yeux noirs, grands ouverts et tournés vers Bak, ses traits étaient anodins, ses cheveux bruns coupés court. Son corps bronzé était bien découplé, ses avant-bras et ses poignets épais comme ceux d’un archer. Il portait une tunique, un pagne court et des sandales de cuir. Une fine chaîne d’or encerclait son cou, retenant une amulette – la croix ansée, symbole de vie. Le fourreau attaché à sa ceinture était vide.

— Est-ce Minnakht ? interrogea Bak.

— Non, répondit Ouser avant de s’éclaircir la gorge. Minnakht est plus grand, moins quelconque, moins… Non.

Les mouches revenaient se poser autour d’une plaie, sous le sternum. Le sang vital s’était écoulé sur la natte tressée, formant une grande tache d’un brun rougeâtre. L’arme du crime – probablement la propre dague du défunt – avait disparu. Le sable avait été remué et ne conservait aucune trace.

En regardant les sandales de la victime, Bak se demanda s’il s’agissait de celles qui avaient laissé l’empreinte trouvée sur la colline, au-dessus de l’oued.

— Devait-il voyager avec ta caravane ?

— Je le lui avais conseillé. On ne s’aventure pas seul dans cette région sauvage.

— Il est venu avec un seul âne ?

— Comme tes hommes et toi, il voyageait léger.

— L’un de tes compagnons le connaissait-il ?

— Ils l’ont tous salué comme s’il était un étranger.

Il frotta ses mains sur le sable afin d’effacer le souvenir du contact avec la mort, puis il se leva.

— Sûr que c’est un nomade qui l’a tué pour le voler.

— Tu ne te fies pas à ton guide ? À tes âniers ?

Bak se leva lui aussi. Comment pouvait-on entreprendre un voyage aussi dangereux avec des hommes dont on n’était pas tout à fait sûr ? Cette idée fit naître un sourire de dérision sur ses lèvres. Lui-même s’en remettait à Senna, sans savoir s’il pouvait lui accorder sa confiance.

— Je connais Dedou depuis des années. Il serait incapable de tuer, de même que les âniers qu’il a engagés. Ils sont parents. Cependant, une famille nomade campait plus loin dans l’oued. Deux fillettes ont amené leurs chèvres au puits peu avant la nuit, et j’ai aperçu au moins une femme là-bas.

— Pas d’homme ?

— Non. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en avait aucun.

 

— Impossible de découvrir son nom.

Bak remit en place le contenu des paniers, pour l’essentiel de la nourriture, quelques plantes séchées aux vertus curatives, un rasoir et un peigne. Rien que des objets de première nécessité lors d’un voyage.

— On devrait l’enterrer sur-le-champ, dit Ouser. Il ne sera pas le premier à disparaître sans que sa famille en soit avertie. Un événement regrettable, mais que pouvons-nous faire d’autre ?

— Nous ne sommes qu’à quelques heures de Keneh. Qu’on l’enveloppe le mieux possible dans une couverture et qu’un de tes âniers le ramène là-bas. Quelqu’un saura peut-être qui il est.

— D’accord, approuva Ouser. Laissons à d’autres le soin de s’en préoccuper.

Bak étudia la réaction des membres du groupe. Ani et Ouensou fixaient le cadavre comme s’ils n’avaient jamais approché la mort d’aussi près. L’un paraissait atterré ; l’expression de l’autre ne révélait que du dégoût. Amonmosé semblait attristé et en même temps curieux. Nebenkemet conservait le calme de celui qui n’attend rien de bon de la vie. Senna paraissait un peu nerveux. De toute évidence, Dedou et les âniers ne désiraient rien tant que de passer leur chemin. À l’exception de Psouro, qui restait à l’écart, les Medjai étaient retournés à leurs occupations.

— Êtes-vous bien sûrs de n’avoir jamais vu cet homme avant hier soir ? demanda Bak, non pour la première fois.

Tous le lui confirmèrent à l’unisson.

— Tu ne crois quand même pas que l’un d’entre nous l’aurait tué ! s’étonna Ani.

— Qui es-tu pour nous interroger ? ricana Ouensou. Un soldat !

Bak se garda de le détromper.

— Pas une seule fois il n’a dit son nom, soupira Amonmosé en secouant la tête, sidéré qu’un homme pût mourir sans qu’on sût qui il était. Autour du feu, la nuit dernière, nous formions toutes sortes de suppositions à son sujet. Nous nous demandions ce qu’il faisait, seul ici. Je suis même allé le trouver pour tenter de lier connaissance. Il me faisait de la peine. Je pensais qu’il apprécierait un peu de compagnie.

— Je parierais une ânesse et son ânon qu’il a été tué par un nomade, persista Ouser. Un de ceux qui campent dans l’oued a très bien pu se faufiler dans le noir et lui sauter dessus pour le dépouiller.

— Le dépouiller de quoi ? De l’amulette d’or qu’il porte encore au cou ? objecta Bak.

— Personne n’a vu ce qu’il avait auparavant dans ses affaires, alors comment savoir ce qu’on a pu lui prendre ? fit valoir Ani.

— Puisque tu as envie de jouer les policiers, lieutenant, va donc interroger ces nomades, lança Ouensou, se frappant la jambe avec son chasse-mouches – une habitude que Bak commençait à trouver exaspérante. S’ils ne l’ont pas tué, ils sauront qui l’a fait. Un autre des leurs, sans doute attiré par l’appât du gain.

« L’hypothèse est commode, pensa Bak. Et très suspecte si ce crime est lié de près ou de loin à la disparition de Minnakht. »

Rien ne laissait présumer qu’un rapport existait, mais l’expérience lui avait appris à se méfier des coïncidences. Or ce meurtre, survenant alors qu’une demi-douzaine de gens suivaient la piste empruntée par Minnakht, ressemblait beaucoup trop à une coïncidence.

 

— L’empreinte d’hier ne provenait pas de ces sandales, constata Kaha, agenouillé aux pieds du défunt, en passant son doigt sur le bord d’une des semelles. Elles sont presque neuves. L’autre devait être une sandale usée, car la semelle s’incurvait pour s’adapter au pied de son propriétaire. Et le bord extérieur présentait une légère entaille près du petit orteil.

Bak scrutait le visage inerte, se demandant qui était cet homme et pourquoi il était venu, seul, dans le désert. Si l’empreinte n’était pas la sienne, à qui donc ? Un autre voyageur solitaire ?

— Il faut aller au campement d’Ouser, Kaha, et examiner les traces autour du puits.

Hochant la tête, le Medjai se leva.

— Tu veux savoir si c’était l’un d’entre eux, ou un inconnu qui nous observait de loin.

— Oui. Et si un nomade est venu rôder autour du campement ou près de l’endroit où dormait ce malheureux.

— Ça m’étonnerait que ce soit un nomade, chef.

Enclin à penser de même, Bak contempla, pensif, le campement d’Ouser. La moitié des ânes étaient chargés, les autres attendaient leur tour avec la patience infinie des bêtes de somme. L’explorateur se disputait avec son guide et ses âniers. Les membres de l’expédition, plantés autour, n’aspiraient plus qu’à repartir.

— Nous avons donc deux groupes qui se sont réunis pour n’en former qu’un, résuma Bak. Ils ont l’intention de traverser le désert sur une piste que personne n’utilise jamais, à part quelques nomades et Minnakht. Comme si cela ne titillait pas assez la curiosité, nous avons aussi deux hommes qui voyageaient seuls dans cette contrée sauvage : l’un a disparu, l’autre est mort. Cela ne fait pas que titiller, Kaha. Cela démange tellement qu’il va falloir gratter.

Souriant, le Medjai alla exécuter sa mission, et passa devant Ouser et un ânier qui déployaient un drap. À la rancœur sur le visage du nomade, Bak devina qu’il était désigné pour rapporter la dépouille à Keneh. Plus loin, Dedou donnait des ordres à son équipe.

Un mouvement, dans l’oued, attira l’attention de Bak. Il repéra la silhouette élancée de Nebrê, revenant d’un bon pas. Aussitôt, il partit à sa rencontre, car il préférait lui parler seul à seul que de divulguer ses soupçons.

— Ils sont partis, chef.

— Déjà ?

Le Medjai essuya son front baigné de sueur.

— Il ne restait que quelques empreintes et les traces d’un abri fragile. Le foyer était froid. Ils s’en sont allés bien avant l’aube.

— Précipitamment ?

— Ça en a tout l’air.

Nebrê à ses côtés, Bak rebroussa chemin en réfléchissant. Les nomades auraient-ils montré tant de hâte s’ils n’avaient rien à cacher ?

— D’après Ouser, deux fillettes ont mené leurs chèvres au puits. As-tu relevé d’autres traces sur le chemin ?

— Non.

— Combien de personnes y avait-il dans ce campement ?

— Toute une famille : une femme, les deux petites qui s’occupaient du troupeau, un enfant qui commençait à marcher et un bébé, qui rampait par terre.

— Rien qui révèle la présence d’un homme ?

— Non, chef, ni mari ni intrus.

Nebrê lisait dans ses pensées. Le défunt aurait pu forcer la femme, qui, ensuite, aurait réussi à se venger.

— Ce ne sont pas des suspects très probables, tu ne crois pas ?

— Il y a peu de chance qu’elles soient coupables.

Bak ne savait rien des membres de la caravane. Ils prétendaient ne pas connaître la victime, mais l’un d’entre eux ne pouvait-il être un meurtrier ?

 

Pendant que Nebrê allait rejoindre Kaha pour inspecter les alentours, Bak s’approcha du puits, où Senna et Rona remplissaient les outres. Constatant qu’ils avaient presque terminé, il retourna là où ses hommes et lui avaient passé la nuit. Psouro et Minmosé finissaient de répartir les provisions entre les ânes. Il informa le sergent de la tâche qu’il avait confiée aux Medjai.

— À quoi bon chercher la trace de l’assassin ? interrogea Psouro. Nous devons continuer notre voyage.

— Pour deux raisons. L’une est que ce meurtre pourrait avoir un rapport avec la disparition de Minnakht. La seconde nous concerne de plus près. Si un tueur traîne par ici, ne se souciant ni de la loi ni de l’ordre, autant le savoir et prendre nos précautions. Voudrais-tu te réveiller, un matin, et découvrir que l’un de nous a été assassiné dans son sommeil ?

Psouro jeta un sac de dattes dans un panier et fixa Bak d’un regard songeur.

— Tu crains que ce soit un de ceux qui voyagent avec Ouser ?

— C’est une possibilité.

— Et tu tiens à confondre le coupable, conclut Psouro, qui connaissait bien son supérieur.

— Voilà deux longs mois que Minnakht a disparu. Quelles sont les chances qu’il vive encore ?

— Je ne miserais pas un grain de sable là-dessus.

— Et maintenant, nous sommes confrontés à un meurtre. Ne penses-tu pas que nous devrions élargir notre enquête ?

 

— Alors, lieutenant, quelle est ta prochaine étape ? dit Amonmosé, qui avait perdu son sourire joyeux, tout en vérifiant que son outre était pleine.

— Nous allons vers le nord-est, par une succession d’oueds à travers les montagnes. Comme vous, je crois.

Le visage d’Amonmosé s’éclaira.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas venir avec nous ? Plus nous serons nombreux, plus nous serons en sécurité.

La proposition n’était pas pour déplaire à Bak. Se joindre à la caravane servirait deux desseins. Cela offrirait la sécurité du nombre et lui donnerait l’occasion de mieux cerner la personnalité des membres du groupe.

— Crains-tu une attaque, Amonmosé ? Ou un autre meurtre ?

— Depuis des années que je parcours ce désert, jamais les nomades ne se sont montrés hostiles. Les tribus se combattent, il est vrai, toutefois les gens sont généreux et bons, surtout envers un étranger. Je suis certain que ce qui valait dans le sud n’est pas différent dans cette région. De graves événements se sont passés ici. Je le sens au fond de moi. En fait, c’est davantage qu’une impression, se reprit-il avec un sourire triste, posant l’outre afin d’en vérifier une autre. À Keneh, j’ai su que Minnakht avait disparu. Lui qui était plein d’expérience, qui ne prenait pas de risques inutiles et que les nomades aimaient. Et maintenant, voilà qu’un inconnu est assassiné tout près de nous. Je n’aime pas ça, lieutenant.

— Bientôt prêt ? demanda Ouser en s’approchant d’Ani, qui tenait sa natte roulée sans trop savoir qu’en faire.

— Ouser, écoute un peu ! lança Amonmosé sans laisser au joaillier le temps de répondre. Le lieutenant Bak projette de suivre quasiment la même route que nous. Je viens de lui proposer d’être des nôtres.

Contrarié, Ouser dit à Ani de se dépêcher avant de se diriger vers Bak et Amonmosé.

— Une petite caravane progresse plus vite et se procure plus facilement du fourrage pour les bêtes. Ne te l’ai-je pas expliqué hier, quand tu as exprimé le désir de nous accompagner ?

— Si. Mais, eu égard aux circonstances, ne crois-tu pas que l’union fait la force ? Bak et ses Medjai sont bien armés et entraînés, alors que nous autres ne sommes que des civils. Je ne peux parler pour Ani, Ouensou ou Nebenkemet, mais, quant à moi, je n’ai aucune aptitude au combat.

Ouser planta ses poings sur ses hanches.

— Eu égard à quelles circonstances ? Le meurtre d’un inconnu ? Bah ! Cela n’a rien à voir avec nous.

Amonmosé serra les lèvres, révélant la même détermination qui l’avait poussé à installer sa flotte de pêche aux confins du désert.

— Tu oublies, Ouser, que nul n’a vu Minnakht depuis deux mois, ce qui signifie sans doute qu’il est mort et enterré. Et d’après un marchand de Keneh, poursuivit-il sans souffrir d’interruption, un autre jeune explorateur aurait, comme lui, disparu dans ces parages.

Une autre disparition ? Bak sentit croître son intérêt.

— C’était il y a dix mois. Lui aussi doit être mort, son corps dissimulé dans un endroit où personne ne le trouvera. Je ne serais pas surpris que la première disparition ait conduit à la deuxième, et cette dernière au meurtre de l’inconnu. Veux-tu que l’un de nous soit la quatrième victime ?

Submergé par ce torrent verbal, Ouser resta coi. Il savait qu’il n’exerçait aucun contrôle sur Bak et ses Medjai. Même s’il ne voulait pas d’eux dans sa caravane, ils pouvaient décider de marcher derrière ou devant, et d’installer leur campement à proximité du sien. Alors, il serait réduit à une rage impuissante.

— Nos ânes seront chargés d’ici une demi-heure. Seras-tu prêt à partir, lieutenant ?

 

Bak, Psouro et Senna regardèrent l’ânier et sa bête s’éloigner pour ramener l’inconnu à Keneh, silhouettes solitaires progressant dans l’oued. Le chemin serait long et pénible, mais le jeton remis par Bak, assurant une généreuse rétribution à la garnison la plus proche, compenserait en partie ce désagrément.

— Va-t-on se joindre à la caravane d’Ouser ? s’enquit Senna.

— Que recommandes-tu ?

— Nous irions plus vite sans eux. De plus…

— Quoi donc ? s’impatienta Psouro.

Senna hésita encore, mais un coup d’œil sévère du sergent le décida à livrer le fond de sa pensée.

— Nous aurions deux guides et deux chefs, ce qui n’est déjà pas bon en temps normal, à plus forte raison dans de telles conditions.

— Ouser et moi devrons trouver un terrain d’entente, admit Bak, pendant que Psouro recouvrait de sable les vestiges noircis du foyer. Dis-moi, que sais-tu de Dedou ?

— Je ne jurerais pas de son honnêteté. Il vient d’une tribu qui vit plus au sud, au bord de la mer orientale. Dans le passé, il a souvent servi de guide, d’habitude avec Ouser, mais, parfois, avec les caravanes qui traversent de Ouaset à la mer par la piste du sud. Il est devenu riche, depuis, et possède famille et troupeaux. Il quitte rarement le territoire de sa tribu.

Si Dedou était assez expérimenté pour les officiers des caravanes convoyant le cuivre et la turquoise, Bak n’en demandait pas plus.

— Et Ouser, que peux-tu m’apprendre à son sujet ?

— On dit qu’il est dur et n’hésite pas à appliquer le fouet. Il est honnête tant que cela sert ses intérêts. Il n’accorde aucune confiance aux nomades, et c’est réciproque.

 

Les ânes étaient prêts à partir quand Nebrê et Kaha revinrent au campement. Bak dit à Senna, Minmosé et Rona d’avancer avec les bêtes. Qu’ils marchent ou non avec la caravane d’Ouser, il voulait prendre la tête de la procession.

Une fois qu’ils furent seuls, Bak demanda aux deux Medjai :

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Aucun signe du guetteur dans le campement d’Ouser, répondit Kaha. Pas un d’entre eux n’a des sandales qui correspondent à l’empreinte de la colline. Et les seules traces récentes laissées par les nomades se concentrent autour du puits.

— Et dans les environs ? interrogea Psouro.

— Rien.

— La nuit, un homme aurait pu approcher depuis l’amont, caché par les tamaris.

Kaha appuya son bouclier contre sa jambe afin de remonter la ceinture de son pagne.

— Nous avons cherché là-bas aussi, chef. En vain.

— Il y a bien un autre endroit possible, indiqua Nebrê. Au pied d’un éboulement, où les rochers éclatés sont réduits en gravier. Quelqu’un aurait pu passer par là sans laisser de trace, mais il aurait dû marcher ensuite sur le sable, or la surface était intacte.

— En d’autres termes…

Bak les regarda tour à tour, attendant leur conclusion.

— À moins qu’un indice nous ait échappé, chef, dit Nebrê, il y a un meurtrier dans le groupe d’Ouser.

Croisant les bras sur sa poitrine, Bak n’eut pas à réfléchir longtemps. Deux hommes avaient disparu et un autre était mort. Une coïncidence l’avait troublé ; deux lui paraissaient incroyables. Et voilà qu’il était invité – quoique de mauvaise grâce – à côtoyer les suspects les plus plausibles ! Comment aurait-il refusé ?

— Nous marcherons avec leur caravane. Mieux vaut surveiller ceux dont on se méfie, plutôt que de les laisser continuer leur chemin et nuire à nouveau.

L'ombre d'Hathor
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