14
— Où est Kasaya, à présent ? interrogea Psouro.
— Au fleuve. Il essaie de laver le singe, qui se démène comme s’il était pris entre les mâchoires d’un lion, répondit Bak en riant.
— Tu vas lui permettre de le garder ?
— Pourquoi pas ? Le mal est déjà fait.
— L’épouse de Pahared ne sera pas contente s’il se vautre dans ses réserves.
Psouro lança un coup d’œil appuyé en direction de la porte, où la femme en question, devant un colporteur, marchandait âprement des anneaux de bronze, des pendentifs et des cercles de chevilles pour les jeunes femmes qui travaillaient chez elle.
— Il le tiendra en laisse, attaché par un nœud difficile à défaire. À la première incartade, le singe regagne son sycomore. Et maintenant, raconte-moi ce que tu as appris au sujet de Min, dit Bak, portant la cruche à ses lèvres en prenant soin de ne pas remuer le dépôt, tout au fond.
— Je suis allé aux bureaux de la garnison, aux magasins d’approvisionnement, à l’armurerie, partout où je pouvais trouver quelqu’un qui était prêt à me parler. Pas un seul homme de son unité n’a survécu à la tempête, et il ne reste qu’un petit nombre de ceux qui étaient affectés au matériel à l’époque. Pire encore, la mémoire joue des tours au bout de cinq longues années. Pas facile d’obtenir la vérité.
— Quel souvenir ont-ils gardé de lui ?
— Celui d’un homme difficile à satisfaire sur le terrain de manœuvres. Expert dans l’art de la guerre, habile dans le maniement des armes, fier de ses cicatrices de vétéran. Tous concèdent qu’il valait mieux l’éviter dans les jeux de hasard, car il était foncièrement malhonnête. Mais lorsqu’il accordait son amitié, c’était pour la vie.
Tout en parlant, Psouro contemplait d’un œil appréciateur une longue jeune femme du pays de Kouch, qui s’était placée devant une porte du fond dans une pose suggestive. Ses joues, son front et ses épaules sombres étaient scarifiés, ses cheveux teints en roux cuivré. Psouro lui adressa un clin d’œil. Y voyant une invite, la fille traversa la salle en ondulant comme frôlée par une brise légère. Agacé, Bak la renvoya d’un signe de la main. Avec un regret manifeste, Psouro fixa son dos qui s’éloignait tout en continuant son rapport :
— D’après un armurier, on n’aurait jamais cru que Min se soucierait d’une femme. Il était bien trop égoïste pour s’engager, trop épris de liberté pour se laisser apprivoiser. Quand il commença à vanter les qualités d’Hatnofer, tout le monde à l’armurerie crut qu’il voulait rire. Jusqu’au jour où l’un des artisans parla d’elle irrespectueusement. Min s’emporta et le jeta contre le mur. Alors ils comprirent qu’il l’aimait pour de bon, et ils s’abstinrent de toute plaisanterie.
Bak hocha la tête, satisfait. Min et Hatnofer avaient donc été intimes.
— Mais pourquoi, alors, l’a-t-il laissée derrière lui ?
— Ça, personne ne l’a compris. Beaucoup de rumeurs disaient qu’il n’avait jamais embarqué, mais qu’il avait été précipité dans le puits de mesure. Il n’envoya pas de message à ses amis pour raconter s’il se plaisait dans sa nouvelle garnison, et le fleuve ne rejeta jamais son corps. Hatnofer ne laissa paraître ni colère ni tristesse. Rien qu’une amertume croissante, au fil des années.
Bak posa sa cruche et se leva.
— Il est mort, j’en suis sûr. Il connaissait le secret de Djehouti, et devait être réduit au silence.
Se levant à son tour, Psouro lança à la jeune femme un regard mélancolique.
— Tu penses que le gouverneur l’a fait supprimer ?
— Je parierais là-dessus la ration de grain d’une année.
Ils franchirent la porte et tournèrent dans la ruelle, où une douce brise tempérait l’ardeur du soleil de midi. Un train d’ânes, leur dos chargé d’une montagne de fourrage vert, traversait cahin-caha l’intersection devant eux. Tandis qu’ils laissaient passer les bêtes, Bak parla à Psouro du voyage d’inspection d’Antef, dont le terme coïncidait avec l’assassinat de Senmout. Il lui ordonna de regagner la garnison, et de chercher le sergent qui permettrait peut-être d’innocenter le capitaine.
— Quant à moi, déclara Bak d’un air sombre, je retourne à la résidence du gouverneur.
— Je ne le recevrai pas, résonna la voix de Djehouti dans le couloir, étonnamment forte pour celle d’un malade confiné au lit. Pourquoi est-il encore à Abou ? J’avais exigé qu’il parte !
— S’il est ici, c’est parce que le vizir en a exprimé le désir.
Une pointe d’irritation perçait dans la voix d’Amonhotep. Répondre aux moindres caprices d’un homme qui se comportait comme un enfant gâté et timoré commençait à éprouver son sang-froid.
— Peu m’importe. Renvoie-le !
— Je ne peux pas.
— Tu le peux et tu le feras ! vociféra Djehouti.
— Gouverneur, s’il t’arrivait quelque chose…
— Il ne m’arrivera rien ! Tant que tu restes auprès de moi, personne n’osera m’approcher. Tu es le fils que je n’ai jamais eu, le seul être en qui j’aie confiance. Avec toi à mes côtés, je n’ai besoin ni de ce misérable Bak ni de ses Medjai. D’Inenii non plus, pas plus que d’Antef ou de quiconque.
— Tu as ta fille Khaouet, gouverneur.
Djehouti repoussa cette idée d’un reniflement hautain.
Bak pria Amon de lui accorder la patience et se présenta à la porte de la chambre. Le gouverneur était couché au milieu de ses draps défaits, la tête et les épaules soutenues par des coussins. Malgré un agréable courant d’air frais, la fragrance d’un parfum sucré ne parvenait pas à dominer l’odeur de corps pas lavé qu’elle était censée dissimuler.
« Pauvre Amonhotep ! » pensa Bak.
— Gouverneur Djehouti, commença-t-il, je te remercie de me recevoir. Sachant que tu es souffrant, je te suis grandement reconnaissant de m’admettre en ta présence.
Les mots lui étaient venus à l’improviste – inspirés par Amon, sans l’ombre d’un doute.
Le secrétaire le considéra d’un air stupéfait. Djehouti regarda fixement les bandages qui entouraient le bras et le torse de Bak. Il parut sur le point d’émettre un commentaire, mais se ravisa et demanda d’un ton rageur :
— Toi… Toi… Que fais-tu dans ma chambre ?
Bak regretta de compliquer la tâche d’Amonhotep, mais son seul espoir de briser le silence du gouverneur était de le prendre par surprise.
— Je viens te parler du sergent Min, l’homme qui t’a sauvé la vie.
Djehouti rejeta la tête en arrière comme s’il avait reçu un coup.
— Min ? Il… Il est parti pour Mennoufer.
À mesure que les mots lui venaient, il prenait de l’assurance. L’histoire maintes fois répétée resurgissait de sa mémoire.
— Il a demandé à être muté dans cette garnison, pensant améliorer son sort en assumant un poste important, plus près du cœur de l’armée. Près de la capitale du Nord, il a l’espoir d’attirer l’attention de Menkheperrê Touthmosis. Je l’ai recommandé pour l’or de la vaillance.
Maakarê Hatchepsout préférait résider dans la maison royale de Ouaset, près du clergé qui la soutenait. De son côté, le jeune roi avait pris pour foyer et pour siège du commandement de l’armée la capitale administrative de Mennoufer, où, disait-on, il attendait son heure.
Mais Bak ne crut pas Djehouti un instant. Bien que cohérente, l’explication était venue trop vite. Quant à l’or de la vaillance, le rapport officiel prouvait qu’il mentait.
— Le sergent Min : voilà quel était le lien entre Hatnofer et la tempête, dit froidement le policier. Ils étaient amants, et il est allé jusqu’à se battre à la garnison pour défendre l’honneur de la gouvernante. Le savais-tu ?
— Non, je… bredouilla Djehouti, cherchant en vain une échappatoire. Oui. Elle me l’avait dit.
— Min survécut à la tempête, mais peu après il disparut. C’est parce qu’elle était intime avec lui qu’Hatnofer a été assassinée, et parce qu’elle se trouvait immédiatement sous tes ordres.
— Si l’on se fie à ta prétendue théorie, c’est plutôt Amonhotep qui aurait dû être la victime, répliqua le gouverneur d’un air de défi. Il a réchappé à la tempête, tandis qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans le désert.
— Le matin du meurtre, il se trouvait sur un navire qui le ramenait d’Abou.
— Le tueur aurait pu attendre son arrivée, qui devait survenir le jour même.
Djehouti marquait un point. Hatnofer avait-elle été assassinée à cause d’un simple concours de circonstances ? À moins qu’elle n’ait deviné l’identité du meurtrier et se soit dressée contre lui…
— On dit dans les baraquements que Min n’est jamais parti pour Mennoufer, reprit Bak. Il a été tué avant même de monter à bord. Une telle rumeur persisterait-elle, si elle n’avait aucun fondement ?
Mais le bref silence avait permis à Djehouti de recouvrer son aplomb. Il redressa la tête et riposta sur un ton courroucé :
— Dehors ! Je suis trop faible pour répondre à de viles insinuations.
Il ramena le drap sous son menton et tourna le dos aux deux officiers, debout près du lit.
— Gouverneur ! intervint Amonhotep, qui se retenait à grand-peine de secouer son maître. Dans ton propre intérêt, aide le lieutenant Bak.
Djehouti remonta encore le drap et se couvrit les oreilles. Écœuré, Bak se dirigea vers la porte et lança par-dessus son épaule :
— Si tu tiens à mourir, gouverneur, tu as ma bénédiction.
Il s’arrêta sur le seuil dans l’attente d’une réaction. Il n’en obtint aucune.
Bak réfléchissait, en haut de l’escalier du débarcadère. Tout en bas, Inenii s’activait sur le pont d’une petite barge de transport, d’où l’on déchargeait des paniers débordant de produits frais. Les fruits et les légumes cultivés à Noubt avaient remonté le fleuve pour remplir le ventre du gouverneur et de sa maisonnée. Des matelots et des serviteurs, les épaules lourdement chargées, gravissaient péniblement les marches pour franchir le portail près de la sentinelle.
Bak était loin d’être seul, pourtant il se sentait mal à l’aise. L’archer, encore vivant, se cachait-il derrière lui, ajustant à l’instant même une flèche sur son arc ? Il examina les murs et les toits de la résidence, et ceux de la demeure de Nebmosé. Il ne vit que le garde à la porte.
Il chassa d’un haussement d’épaules son inquiétude passagère et longea l’esplanade. Son entrevue avec Djehouti l’avait découragé. Comment pouvait-il protéger un homme à son corps défendant ? Il dépassa quatre petits garçons qui jouaient à chat, et dont les rires et les cris emplissaient l’air de joie. Si seulement il avait pu être aussi insouciant ! Il contourna le puits de mesure, salua de la main les femmes réunies plus loin, autour du puits public, et s’assit sur un banc à l’ombre des saules, devant le sanctuaire de Khnoum. À peine conscient des voix des femmes qui puisaient de l’eau, il tenta de donner un sens à tout ce qu’il avait appris jusqu’alors.
Il avait été si prompt à deviner le lien entre les différents meurtres ! Pourquoi ne parvenait-il pas à identifier leur auteur ? Il voulait par-dessus tout réussir dans sa mission, comme dans ses précédentes enquêtes, mais tout demeurait obscur. Malgré sa conviction que la tempête de sable était la clef de tout, aucune nouvelle piste ne menait nulle part.
Quant au gouverneur, il était exactement tel que Noferi l’avait décrit, elle qui l’avait connu dans sa jeunesse : capricieux et têtu, il n’écoutait aucun conseil et s’investissait d’une autorité qu’il était incapable d’assumer. Bak avait constaté par lui-même ces trois premiers traits de caractère. La catastrophe dans le désert, la perte de tant de vies innocentes étaient sans nul doute le résultat du quatrième.
« Plus que trois jours avant la fin de la semaine, songea-t-il. Trois jours avant que le tueur ne frappe à nouveau. »
Khaouet pouvait être sa prochaine victime mais, s’il persistait dans la ligne de conduite qu’il s’était fixée, il lui faudrait alors attendre une semaine de plus avant d’assassiner Djehouti. S’y tiendrait-il ? Non, probablement pas. Il aurait couru le risque être percé à jour avant d’avoir parachevé son dessein. Néanmoins, Bak devait prendre des précautions pour la sécurité de la fille et du père.
Quel que soit son mépris envers Djehouti, il n’avait pas le droit de le laisser mourir.
— Je ne veux plus de Medjai chez moi ! déclara Khaouet d’un air résolu. Kasaya est une véritable plaie.
— Psouro est plus mûr et plus responsable, insista Bak. Sauf en cas de danger, tu ne t’apercevras même pas de sa présence.
Poster Psouro à la résidence était bien la dernière chose qu’il souhaitait. Le Medjai lui était trop précieux pour glaner des informations sur les habitants d’Abou et de Souenet, ou sur les soldats de la garnison. Mais avait-il le choix ?
— Ne peux-tu respecter ce désir, lieutenant, si simple qu’il soit ?
Sans lui laisser le temps de répondre, elle entra sous l’appentis et concentra son attention sur deux hommes assis à l’ombre. Entre leurs mains agiles, des vases ronds prenaient forme sur des tours horizontaux actionnés à toute vitesse. Plus de vingt récipients similaires séchaient dans un coin, en attendant d’être cuits au four.
— La vie de ton père est menacée, dame Khaouet. Je veux qu’un de mes hommes soit dans les parages quand le tueur surgira.
— Il reste trois jours, souligna-t-elle.
— Il pourrait frapper à tout moment. À sa place, ne modifierais-tu pas tes plans si chacun les connaissait ?
Elle répondit avec un sourire crispé :
— Mon père ne quitte plus ses appartements et insiste pour qu’Amonhotep demeure près de lui en permanence. Amonhotep et personne d’autre. Dans ces conditions, la présence de ton Medjai serait inutile.
— Je m’inquiète tout autant pour toi, répliqua-t-il et, d’un geste, il prévint l’objection qu’elle s’apprêtait à formuler. Le tueur se plaît à ce petit jeu. Ça ne me surprendrait pas qu’il décide de tourmenter encore Djehouti en s’en prenant à la chair de sa chair.
— Non, rétorqua-t-elle durement. Je ne cours aucun danger.
Il aurait pu passer outre, lui imposer Psouro, cependant il ne voulait pas placer celui-ci dans une situation délicate, qui lui laisserait fort peu de marge de manœuvre. Il devait trouver quelqu’un d’autre, mais qui ? Il se remémora les hommes qu’il avait rencontrés depuis son arrivée à Abou, les rares auxquels il pensait pouvoir se fier. Au meilleur des cas, ils seraient loin d’égaler Psouro et Kasaya en efficacité.
— Si je te proposais quelqu’un d’Abou et non un Medjai, lui permettrais-tu de rester près de toi ?
— Pas dans ma chambre à coucher, j’espère, dit-elle avec un sourire ironique, qui s’effaça devant la gravité de Bak. À qui penses-tu ?
— À un garde qui est ici depuis plusieurs années et qui connaît aussi bien la demeure que la propriété. Il s’appelle Kamès.
— Je ne vois pas de qui tu parles.
Bak ne s’en étonna pas. Kamès n’était pas de ceux que l’on remarque.
— En ce moment, c’est lui qui surveille la demeure de Nebmosé.
— Ah oui ! Le jeune homme maussade, celui qui est récemment tombé dans les rapides.
Bak se rappela Nenou tel qu’il l’avait vu la dernière fois, et faillit dire qu’il s’agissait en fait d’une rixe. Puis, soudain, il vit clair. Son demi-sourire disparut de ses lèvres et il se borna à répondre :
— Pas celui-là. Un garde plus petit, et plus âgé. Ils patrouillaient ensemble il y a encore quelques jours.
— S’il faut que je sois protégée, autant lui qu’un autre, répondit-elle sans enthousiasme. Au moins, il respectera les règles de cette maison. Contrairement à tes Medjai.
Bak fut vexé par cette pique, mais laissa passer sans mot dire. Khaouet le faisait songer à un arbre fruitier dont les branches ployaient sous le poids. En revanche, il lui faudrait avoir une sérieuse conversation avec Kamès. Le garde devrait la suivre comme son ombre et ne pas la quitter des yeux un instant.
Psouro cala sur son épaule le panier de linge propre et, par la poignée de chanvre attachée au col, souleva le pot contenant un ragoût de poisson. La vieille femme tendit alors à Bak un autre panier recouvert de feuilles, d’où montaient le léger parfum de levure du pain frais et un autre, plus subtil, d’œufs durs, qui se mêlaient aux effluves corsés du fromage. Le policier lui remit un jeton en échange. Avec un sourire de gratitude, la vieille rentra dans sa minuscule maison. Psouro put alors relater ce qu’il avait appris.
— Ils n’ont trouvé la patrouille qu’en milieu d’après-midi. Le capitaine Antef a insisté pour que les hommes ne changent rien à leurs habitudes. Ses lanciers et lui sont restés auprès d’eux pendant plus de deux heures.
— Se trouvaient-ils loin dans le désert ? interrogea Bak.
— À environ trois heures de marche à l’ouest du fleuve. D’après le sergent, ils n’ont regagné Abou que bien après le coucher du soleil. Il a de bonnes raisons de s’en souvenir : ils n’ont pu retrouver leur barque dans le noir – on la leur avait volée – et pendant qu’ils cherchaient, l’un des hommes est tombé à l’eau. Pour finir, ils ont passé la nuit sur la rive.
Ils dépassèrent plusieurs archers qui s’en retournaient chez eux et pénétrèrent dans une ruelle étroite. Un chien noir qui trottait sur les talons des soldats leur emboîta le pas, alléché par la nourriture.
— À quel moment de la journée Senmout a-t-il été tué ? demanda Bak.
— On l’a découvert au petit matin. Ceux qui sont venus de la Maison des Morts ont estimé que le décès remontait à plusieurs heures.
— Bien ! approuva Bak avec satisfaction. Désormais, deux des suspects sont totalement innocentés : Antef et Simout.
Ils parvinrent au croisement d’une rue assez large, pour Abou, et tournèrent vers la résidence du gouverneur. Une unité de vingt lanciers qui retournait à la garnison, en colonne par quatre, les força à faire halte devant l’échoppe d’un savetier. L’artisan leva la tête de sa besogne et leur adressa un bref sourire, sans que le rythme régulier de son maillet se relâche. L’odeur infecte du cuir tanné dans l’urine assaillit leurs narines.
Bak se pencha pour gratter la tête du chien, qui s’était arrêté auprès d’eux.
— Aujourd’hui, Khaouet m’a livré à son insu une information troublante. Elle m’a parlé de quelqu’un qui est tombé dans les rapides. Qui crois-tu que c’était ?
Psouro prit le temps de réfléchir, puis ouvrit des yeux ronds.
— L’archer ? C’est de lui qu’elle parlait ?
— Tout juste, ou plus exactement de Nenou, l’un des gardes du gouverneur. Il y a deux jours, il surveillait la propriété de Nebmosé.
— Je me rappelle l’avoir vu là-bas à notre arrivée. Un jeunot qui a besoin d’apprendre à vivre. Mais pourquoi voudrait-il te tuer ? ajouta le Medjai avec scepticisme, tandis qu’ils reprenaient leur marche, toujours suivis par le chien.
— Je n’en sais rien, cependant je l’ai rencontré le lendemain de notre rendez-vous avec Ouser. Il était couvert d’ecchymoses, qu’il a prétendu avoir reçues au cours d’une rixe. Vu sa susceptibilité, je l’ai cru sur parole. Je n’aurais jamais pensé qu’il était l’archer, mais à présent… Nous avons intérêt à découvrir la vérité, et vite !
— N’est-ce pas lui qui t’a aidé à inspecter la résidence de Nebmosé, après la première attaque ?
— Ne m’en parle pas ! maugréa Bak. La meilleure défense est l’attaque, comme il l’a démontré ce jour-là. J’ai sauté par-dessus le mur, et je me suis retrouvé nez à nez avec lui, qui me menaçait de sa lance.
— Pas étonnant que tu n’aies pas retrouvé l’arc et le carquois ! Chaque fois que tu t’en approchais, il t’orientait vers une autre direction.
— Il s’est bien moqué de moi, admit Bak non sans amertume.
— Je ne lui aurais pas cru l’esprit vif à ce point, remarqua Psouro, redevenant dubitatif.
— Sans doute pas dans des circonstances normales, mais, se sentant menacé, il a montré la ruse d’un chacal. Néanmoins, j’ai mon idée, et nous pourrons peut-être le surpasser en astuce.
— Tu m’as demandé, mon lieutenant ? s’enquit Nenou, au garde-à-vous, en posant sur Bak un regard méfiant.
Bak, appuyant son épaule valide contre une des colonnes de la salle d’audience, le fixa avec insistance dans l’espoir de lui faire perdre contenance. L’apparence du jeune homme ne s’était guère améliorée, même si ses blessures semblaient en voie de guérison. Il respirait fort par le nez, mais se tenait raide comme un piquet. Bak ne put qu’admirer son sang-froid.
— Mon Medjai et moi, dit-il en indiquant Psouro, près de l’estrade, nous allions chercher notre repas du soir quand le scribe en chef Simout m’a fait appeler. Comme tu le vois…
Il désigna du menton les paniers de linge et de nourriture, et le pot de ragoût. Psouro y avait ajouté un filet contenant une demi-douzaine de cruches de bière et un autre panier, rempli de raisin noir et de melons verts.
— Un homme ne peut porter cela tout seul, aussi tu vas accompagner Psouro jusqu’à notre maison, à Souenet.
— C’est tout, chef ? demanda Nenou, nettement plus détendu.
— Dès que tu auras fini, tu seras libre de partir, confirma Bak avec un sourire pour le mettre en confiance.
— Je réchauffe le ragoût ? suggéra Psouro. Je peux emprunter un brasero à l’épouse de Pahared et l’installer sur notre toit, à l’abri du vent.
Bak dissimula son amusement. Le Medjai était plus habile qu’un interprète du drame sacré où Osiris l’emportait sur Seth.
— Je ne devrais pas tarder, toutefois… C’est assurément une bonne idée. Le ragoût de poisson froid est une abomination.
— Si Nenou est bien l’archer, il se montrera sous peu, dit Psouro.
— Juste avant la nuit, acquiesça son chef. Il aura besoin d’une lumière suffisante pour distinguer sa cible, et d’assez de pénombre pour se dissimuler puis s’enfuir sans être vu.
Du toit, il observait les entrées sombres et désertes des bâtiments d’en face. La ruelle s’enfonçait dans l’ombre à mesure que le soleil s’abîmait derrière l’horizon. Sur le seuil d’une maison vide, le chien noir, qui avait traversé le fleuve en barque avec Psouro et Nenou, levait la tête dans leur direction et attendait patiemment une aumône. Kasaya était caché sur une terrasse, près de l’extrémité nord de la ruelle. Des voix sonores, éraillées, montaient d’un terrain sablonneux vers le sud, où une demi-douzaine de marins de Pahared et une foule croissante de spectateurs pariaient sur des lutteurs qui se préparaient à s’affronter.
Le regard de Bak s’arrêta sur les toits encore éclairés, de l’autre côté de la rue, où des familles savouraient la brise douce en consommant le repas du soir. C’étaient les édifices les plus proches ; l’archer frapperait nécessairement de là. Bak avait songé à faire évacuer tous ces gens, mais leur absence aurait révélé un piège. Avec de la chance, ils n’auraient pas à en pâtir.
— Je n’aime pas ça, marmonna Psouro. Il nous faut plus d’hommes.
— Nous en avons suffisamment. Ce n’est pas leur nombre qui m’inquiète, mais leur compétence.
Quand Bak lui avait demandé son aide, Pahared avait proposé ses matelots. En matière de bagarre, ils ne craignaient personne le long du fleuve, avait-il affirmé. Mais auraient-ils la patience d’attendre le signal pour passer à l’action, et se conformeraient-ils aux ordres ? Fascinés par la lutte, pris dans l’excitation de la foule bruyante, réagiraient-ils seulement ?
Psouro posa le ragoût sur le brasero éteint, parachevant l’image de deux hommes préparant leur dîner.
— On aurait dû attendre demain. Tu aurais eu le loisir d’en parler à Antef, qui se serait fait un plaisir de nous procurer des renforts. De bons soldats, dignes de confiance.
— Psouro, dois-je te rappeler que nous disposons de fort peu de temps ? Je doute que Nenou ait trempé dans les cinq meurtres. Si nous parvenons à percer ses intentions, nous nous rapprocherons de la vérité. S’il a agi sur ordre, ce dont je ne doute pas, le chemin à parcourir s’en trouvera encore réduit.
— Qui lui aurait donné cet ordre ? Celui qui veut la mort du gouverneur ?
— Tu parles de presque tous les habitants de cette province ! répondit Bak avec un sourire en coin. Je compte raccourcir notre liste de suspects, non l’allonger.
Une tache de lumière dansa sur sa poitrine puis sur le mur, attirant son attention. Kasaya, accroupi derrière un parapet, répéta le signal, jouant avec les rayons solaires sur un miroir carré en bronze poli. Bak se gratta le crâne pour lui faire savoir qu’il l’avait remarqué. Un autre signal, une série d’éclairs brefs, et Kasaya regagna sa cachette.
— Nenou est sur le quai, armé.
Bak s’éloigna du mur et s’agenouilla à côté du brasero. S’il offrait une cible trop facile, il éveillerait les soupçons de l’archer. Ou il serait abattu.
— Donc, maintenant, on attend, résuma Psouro.
— À mon avis, ce ne sera pas long.
Ils feignirent de bavarder, de s’intéresser distraitement aux cris des parieurs. Le soleil disparut à l’horizon, mais son éclat subsista dans le ciel. Le dieu Rê s’accrochait au monde des vivants avant de se soumettre à douze heures dans le royaume souterrain. Ses derniers feux s’estompèrent bien vite, laissant derrière eux un ciel sombre piqueté d’étoiles. Au bout de la rue, on alluma des torches pour illuminer l’arène. L’appel aigu d’un oiseau de nuit – le signal de Kasaya – s’éleva au-dessus du brouhaha de la foule impatiente.
— Nenou arrive, annonça Bak.
Dans la rue en contrebas, le chien se mit à aboyer. Il s’interrompit brusquement en geignant de douleur. Marmonnant un juron, Psouro saisit sa lance. Bak agrippa la poignée de son bouclier et adressa une prière silencieuse à Amon pour que la première flèche manque sa cible. La main du garde manquait de sûreté, toutefois la malchance tuait parfois aussi vite qu’un trait bien ajusté.
— Là-bas ! souffla-t-il.
Une silhouette sombre traversait en courant le toit de la maison abandonnée, en face de la rue. L’homme s’agenouilla à quelques pas du parapet et banda son arc. Malgré la pénombre, Bak n’eut aucun doute. L’archer n’était autre que Nenou.