13
Debout devant le puits, Psouro considérait la vigne épaisse qui tapissait la paroi et la volée de marches raides.
— Vraiment, chef, tu es béni par Amon. Si tu étais tombé au fond…
Il secoua la tête avec consternation. Bak tourna le dos à ce lieu qu’il préférait oublier et sortit de l’enclos. Il se mouvait avec circonspection, de crainte de raviver la douleur sourde dans son épaule. Le bandage dont le médecin de Souenet avait étroitement enveloppé le haut de son torse le soulageait un peu, mais chaque faux mouvement était un supplice. En comparaison, il souffrait à peine de son bras écorché, pansé du poignet au coude à l’aide d’un second bandage sous lequel suintait un onguent brunâtre. L’odeur était masquée par celle du cataplasme que le médecin avait appliqué sur son épaule.
— J’aimerais que nous soyons aussi près de démasquer le coupable qu’il le suppose, déclara Bak. Je ne survivrai peut-être pas à un autre exercice comme celui-ci.
— Ne dis pas ça, chef ! recommanda Kasaya, qui tentait d’attirer le singe au moyen d’un morceau de pain. Un mauvais génie pourrait t’entendre et attirer sur toi le malheur même dont tu parles.
— Ah oui ? dit Bak d’un air railleur.
Le jeune Medjai rougit.
— Je sais, tu veux que nous cherchions des explications naturelles et logiques à tout ce qui arrive… Mais ici, à Abou, où tant de gens ont été tués… Eh bien…
— Celui qui les a tués a une raison, qui ne sera peut-être jamais logique à nos yeux, mais qui le pousse irrésistiblement à agir de cette façon.
— Qui s’est servi de cette fronde, chef ? s’enquit Psouro. L’archer ? Aurait-il survécu aux rapides, après tout ?
— Je ne sais pas, admit Bak en s’adossant contre un rocher. L’emploi d’une telle arme m’intrigue. Ce n’est pas aussi subtil que les présents, et beaucoup moins efficace qu’un arc et des flèches.
— Un récipient grouillant de scorpions n’est pas ce que j’appellerais subtil, chef, remarqua Psouro avec un sourire en coin.
— Ingénieux, alors, rectifia Bak qui réfléchissait, les sourcils froncés. Ils n’étaient peut-être pas supposés nous tuer, en revanche je suis certain que j’étais censé périr dans le puits. Si l’on exclut les agressions de l’archer, que reste-t-il ? Une progression régulière, du petit message inoffensif jusqu’à une grave tentative de meurtre.
— Encore un fil conducteur. Quel genre d’homme joue ainsi avec ses victimes ? s’interrogea Psouro.
Kasaya, dépassé par ce raisonnement compliqué, roula en boule la mie blanche de son pain.
— Et si l’archer s’était cassé le bras quand sa barque s’est retournée ? Un seul suffit, pour manier une fronde.
— C’est une possibilité, en effet. Ou bien ma mort devait ressembler à celle du sergent Min, si la rumeur rapportée par Kamès est fondée. Psouro, retourne à la garnison. Vois si tu trouves quelqu’un qui se souvient de Min. Cherche ceux qui approvisionnent les troupes ou pourvoient à leurs besoins, comme les intendants et les armuriers.
— Bien, chef.
— Pendant ce temps, je vais étudier les archives de la garnison. J’y avais jeté un coup d’œil à notre arrivée et rien ne m’avait particulièrement frappé. Maintenant que j’y vois plus clair, j’aurai peut-être plus de chance. En outre, il est possible que le gouverneur tienne ses propres notes. En tant que chef de garnison, comme son père avant lui, Djehouti était obligé de rédiger un compte rendu quotidien. Certaines habitudes sont difficiles à perdre.
Kasaya, qui mastiquait sa mie de pain, tapota son ventre plat et sourit.
— À propos d’habitude, encore quelques jours à la résidence et…
Le singe se laissa tomber de l’arbre, atterrit sur son bras et tenta de s’emparer du quignon de pain. Le Medjai poussa un cri de surprise, et l’attrapa par le cou. Le singe couina de terreur, mais continuait à tendre ses petites mains vers le pain, la gourmandise l’emportant sur le goût de la liberté. En riant, Kasaya lui offrit un morceau de croûte. Le singe le lui arracha et le fourra dans sa bouche.
Psouro, qui les avait regardés d’un air excédé, s’adossa contre le mur pour scruter le terrain d’où le projectile devait provenir. Entre le petit temple de Satet et l’enceinte du sanctuaire de Khnoum, les maisons semblaient blotties les unes contre les autres, et les rares fenêtres étaient trop étroites et haut perchées pour permettre l’utilisation d’un lance-pierre. Mais près de la demeure du dieu, un passage débouchant sur l’esplanade donnait aux femmes d’Abou un accès facile au puits public.
Bak était parvenu à la même conclusion que le Medjai.
— Pendant tout le temps où je m’accrochais à cette vigne, je redoutais que mon assaillant surgisse pour m’achever. Si j’avais un peu réfléchi à la disposition des lieux, j’aurais été plus rassuré. Dans ce passage, d’où il pouvait repérer toutes les allées et venues, il a pris le risque d’utiliser sa fronde, cependant il ne pouvait s’approcher du puits sans attirer l’attention sur lui… Et sur moi.
— Quel qu’il soit, remarqua Psouro, impressionné malgré lui, il possède le sang-froid d’un dieu.
En passant le portail principal, Bak salua d’un signe de tête la sentinelle en tenue irréprochable qui gardait l’entrée. Il se réjouit que les efforts de la veille aient duré au moins jusqu’au lendemain. Il se dirigea ensuite vers la demeure du gouverneur. La matinée était agréable ; la chaleur intense de la saison de l’inondation se dissipait à mesure que s’installait la saison des cultures. Bak aspirait à partir chasser dans le désert ou dans les marécages, à naviguer sur le fleuve. Tout, plutôt que d’affronter un autre jour de cette enquête apparemment stérile. Sept jours avaient passé depuis la mort d’Hatnofer. Certes, il avait recueilli beaucoup d’informations, pourtant il n’avait toujours pas idée de l’identité du tueur. Vu le court laps de temps qui lui restait pour réussir, il aurait eu besoin d’une intervention divine.
Souriant à la pensée de cette éventualité improbable, il s’arrêta devant l’autel familial. Ici, pas de fleurs fraîches, seulement une coupe d’encens depuis longtemps consumé, au pied d’une statue peinte en rouge. Si personne ne se souciait de celui-ci, qui fleurissait l’autre autel ?
Trois hommes d’âge mûr sortirent de la résidence des marchands, à en juger par leur teint hâlé et leur parure, mêlant les bijoux de Kemet à ceux du Sud profond. Le plus grand d’entre eux le salua de la main.
— Si tu viens présenter une doléance, tu n’as pas de chance. Le gouverneur Djehouti est souffrant et ne reçoit pas aujourd’hui.
« Il n’est pas souffrant, il tremble de se montrer », pensa Bak.
— Sait-on quelle est sa maladie ?
— On nous a simplement dit qu’il ne pouvait quitter son lit. J’espère qu’il se portera mieux demain. Nous sommes en litige avec un habitant de Souenet au sujet d’un contrat, et nous attendons qu’il tranche pour repartir dans le Ventre de Pierres.
— Puissent les dieux vous sourire, répondit le policier.
Une vingtaine d’hommes sortaient en petits groupes, chacun exprimant l’espoir, la patience, le désarroi, la colère ou la déception selon son tempérament. Le temps que Bak pénètre dans la salle, le dernier solliciteur et les scribes étaient partis. Le capitaine Antef et le lieutenant Amonhotep discutaient au pied de l’estrade déserte. Leurs voix résonnaient sous le plafond haut. Bak s’arrêta près de la porte, craignant d’être indiscret. Antef fulminait.
— S’il n’est pas en état de prendre une décision, que vais-je faire ? Décider par moi-même pour affronter ensuite son courroux ?
— Tu présupposes que tes décisions différeront des siennes, répondit le conseiller.
— C’est invariablement le cas.
Amonhotep garda le silence, tendu et troublé. Il ferma les yeux, respira profondément, puis enfin il adressa au militaire un sourire crispé.
— Très bien, je parlerai en son nom. Que tes troupes évacuent la carrière. Accorde-leur quelques jours de repos. J’enverrai un courrier à Ouaset pour annoncer que la prochaine statue d’Osiris arrivera en retard. Je me plaindrai du manque de tailleurs de pierre qualifiés et je réclamerai des artisans expérimentés.
Bak devina que, pour la première fois, le secrétaire prenait une décision importante sans l’accord de Djehouti – une décision qu’en l’occurrence celui-ci ne ratifierait pas.
— Tu gâches tes talents dans une tâche ingrate, lieutenant, dit Antef en le tapant sur l’épaule.
Khaouet entra derrière l’estrade et s’approcha des deux hommes en souriant. Bak, ne voulant pas qu’on croie qu’il espionnait, avança entre les colonnes dans leur direction. Elle l’aperçut et s’écria en ouvrant de grands yeux :
— Lieutenant Bak !
Les deux officiers firent volte-face et le fixèrent avec stupeur.
— Par Khnoum ! s’exclama Antef. Que t’est-il arrivé ?
Bak songea à prétexter un accident, mais il décida que le temps était venu d’être franc.
— J’étais devant le puits de mesure quand j’ai été frappé dans le dos par une pierre. Par bonheur, j’ai réussi à ne pas tomber au bas des marches.
— Qui aurait fait une chose pareille ? murmura Amonhotep.
— Le tueur ! répondit Antef en plissant les yeux. Le talonnes-tu d’aussi près ?
— As-tu vu quelqu’un ? interrogea Khaouet.
Le regard de Bak passa de l’une à l’autre.
— Non, je n’ai vu personne et, oui, je suppose que c’était le tueur.
— Ainsi, c’est toi qui pourrais être la prochaine victime, tandis que Djehouti continuera à vivre, observa Antef, que sa propre plaisanterie ne paraissait guère amuser. Je ferais mieux de te procurer quelques lanciers pour ta garde personnelle. Pense un peu à l’effet que tu produiras : le lieutenant Bak et son escorte, parcourant les rues d’Abou et de Souenet…
La porte s’ouvrit près de l’estrade, et le capitaine vit Inenii se figer sur le seuil. Il ajouta aussitôt, à son intention :
— Pendant qu’une douzaine d’hommes ira reprendre possession des terres de Djehouti à Noubt.
La colère se peignit sur les traits d’Inenii, mais au lieu de mordre à l’appât, il recula et laissa la porte se refermer entre eux. Bak se hâta de le suivre par le même chemin. Inenii, déjà loin, marchait les poings serrés vers l’arrière de la maison. Bak le rattrapa à la barrière, devant les cuisines.
— Inenii, nous avons à parler.
Le jeune homme se retourna, et la vue des bandages lui fit oublier la repartie cinglante qu’il s’apprêtait à lancer.
— Que t’est-il arrivé ?
Bak le lui apprit, puis demanda de but en blanc :
— Tes chevaux sont-ils en lieu sûr ?
La question le surprit lui-même. Ils se regardèrent en souriant tels des conspirateurs, puis Inenii hocha la tête. Il jeta un rapide coup d’œil vers la maison. Les fenêtres à l’étage étaient trop hautes pour qu’on puisse les voir de l’intérieur, néanmoins il se rembrunit comme s’il pensait que Djehouti les observait.
— Partons d’ici, proposa-t-il. À la résidence de Nebmosé, nous parlerons plus tranquillement.
— Te voyant revenu de Noubt, j’ai pensé que ton père et toi vous étiez réconciliés.
— Je suis monté à sa chambre, mais il a refusé de me laisser entrer.
— Il ne tolère qu’Amonhotep et Khaouet, indiqua le policier. Il m’a reçu hier, mais me permettrait-il de l’approcher aujourd’hui ?
— Il n’a jamais été très courageux en temps de crise, mais cette fois… Je pense souvent qu’il aurait mieux valu pour nous tous que tu ne viennes jamais à Abou, que tu ne discernes pas ce fameux lien entre les crimes, et que tu ne lui révèles pas qu’il serait la dernière victime.
— Le tueur avait l’intention de le terroriser avant d’en finir avec lui. Même sans mon intervention, il se serait arrangé pour que ton père comprenne bien qu’il était visé.
« Non que ce soit facile, reconnut-il en son for intérieur. Djehouti est passé maître dans l’art de fermer son cœur aux vérités qui lui déplaisent. »
Ils entrèrent dans la propriété de Nebmosé et s’assirent sur un banc de brique, à l’ombre de l’étable. Un vol de pigeons s’était posé sur le toit ensoleillé. Leurs roucoulements atténuaient le silence de la maison vide. Bak s’adossa contre le mur et étira ses jambes.
— Il paraît que Djehouti veut te déshériter – ou est-ce déjà fait ?
— As-tu oublié qu’il n’admet personne auprès de lui ? répondit Inenii. Avant d’être bannis de ses appartements, Amethou et Simout l’ont exhorté à ne pas me chasser de Noubt, soutenant que le domaine ne pouvait prospérer sans moi. Amonhotep a feint d’ignorer des procédures qu’il connaît mieux que quiconque dans la province. Quant à Khaouet… Ma foi, elle est trop occupée à jouer les maîtresses de maison pour s’inquiéter de mon avenir.
— Les comptes rendus quotidiens ! annonça Simout en indiquant plusieurs séries d’étagères où étaient rangées des dizaines de jarres, la plupart scellées. Tu es déjà venu ici et tu sauras t’y retrouver, aussi je te laisse chercher ce que tu désires. Je dois terminer ce maudit inventaire. Mes scribes ont à faire ailleurs.
Bak fut sensible à cet honneur. Jamais encore un scribe en chef ne lui avait accordé sa confiance au point de lui abandonner ses précieuses archives.
— Je remettrai chaque document en place, n’aie crainte.
— Tu y as intérêt ! dit Simout en quittant rapidement la pièce.
Bak ne sut s’il devait le prendre comme une menace ou une plaisanterie. Un peu des deux, sans doute. Il se munit de la lampe posée sur son trépied et se déplaça le long des rangées, lisant l’inscription tracée à l’encre sur le collet des jarres. Il trouva bientôt celle qu’il voulait, datée de la cinquième année de règne de Maakarê Hatchepsout, saison des moissons. Reposant la lampe sur son socle, il brisa le bouchon, sortit le papyrus qui l’intéressait et, l’approchant de la lumière, commença à le dérouler.
La tempête de sable s’était abattue sur le désert, épargnant Abou et Souenet, de sorte qu’il y était seulement fait allusion à l’arrivée des rescapés – d’abord le capitaine Djehouti et le sergent Min, puis les autres, un ou deux à la fois. Le transfert de Min n’était pas annoncé, ce qui n’avait rien de surprenant. Le départ d’un soldat pour un nouveau poste était consigné dans les archives de la garnison.
Il continua de lire le compte rendu quotidien, en accordant une attention particulière aux audiences du gouverneur. Les indications étaient claires et nettes. Djehouti n’était pas frappé d’ostracisme pour la perte de tant de vies. Du moins, d’après ce qu’en disait son père.
Un mois après la tempête, le vieux gouverneur s’éteignait et Djehouti lui succédait. Une semaine plus tard, une note laconique faisait référence à la mort, survenue quelque temps plus tôt, d’un noble nommé Nebmosé. Aucun parent n’ayant réclamé ses biens, Djehouti avait confisqué pour la maison royale le domaine jouxtant la résidence ainsi que des terres cultivées au nord de l’île d’Abou. Des propriétés d’une valeur considérable, remarqua Bak. À une date ultérieure, il était fait mention de l’adoption d’Inenii, puis de l’union contractée entre ce dernier et Khaouet.
Replaçant le document dans sa jarre, Bak approcha la lampe d’une autre étagère, où des papyrus plus récents étaient classés dans des jarres non scellées.
— Dixième année de règne de Maakarê Hatchepsout, murmura-t-il, cherchant d’abord l’endroit où le meurtre du petit Nakht serait mentionné. Ah ! Voilà : quatrième mois de la saison de l’inondation.
La mort de l’enfant était présentée tel un accident. De même celle de Montou, la semaine suivante. Le meurtre de Senmout était imputé à une tribu nomade. Quatre jours plus tard, un contrôleur des impôts et plusieurs scribes étaient arrivés de la capitale. Djehouti les avait accueillis avec la solennité requise et les avait reçus chez lui le soir même. Tôt le lendemain matin, le scribe en chef Simout avait accompagné le contrôleur vers le nord, pour estimer la superficie des futures récoltes après le retrait des eaux.
Bak continua à lire. La mort du lieutenant Dedi passait elle aussi pour un accident. Deux jours plus tard, Simout revenait seul, le contrôleur ayant poursuivi sa tournée dans la province voisine. Bak dissimula un sourire et regarda furtivement le petit homme replet assis devant ses scribes. À moins qu’il y ait deux assassins, ce dont il doutait fort, Simout n’avait tué personne. Bak fut enchanté de cette découverte, non seulement pour le scribe en chef, mais pour lui-même : il pouvait enfin barrer un nom sur sa liste de suspects.
Avec de la chance, les archives de la garnison jetteraient également de la lumière sur cette affaire. Tout au moins, elles lui apprendraient où se trouvait Antef au moment où l’assassin avait frappé.
Bak sortit par la porte de service, plongé dans ses pensées. La voix furieuse de Khaouet résonna :
— Prends cette bête et va-t’en ! Et ne t’avise pas de revenir !
Intrigué et prêt à apporter son aide s’il le pouvait, le policier courut le long des greniers, s’arrêta à la barrière. La natte qui couvrait la porte des cuisines se releva brusquement et Kasaya surgit, serrant le singe dans ses bras comme pour le protéger. Une poudre blanche couvrait le torse et les jambes du Medjai. La fourrure noire du singe était maculée par une substance poisseuse parsemée de blanc.
À la vue de Bak. Kasaya poussa un grand soupir de soulagement. Mais Khaouet fit irruption derrière lui, rouge, échevelée, relevant sa jupe pour courir à son aise. Elle brandit tel un gourdin une longue amphore en terre cuite et cria d’une voix vibrante de colère :
— Tu ne causes que des ennuis, Kasaya ! Tu séduis sans vergogne les femmes de ma maison, qui ne cessent plus de se disputer. Et voilà que tu apportes ce singe dans nos cuisines ! Comment oses-tu ?
— Chef ! Je ne voulais rien faire de mal ! gémit le Medjai.
— Lieutenant ! s’exclama Khaouet qui, en l’apercevant, lâcha sa jupe et posa l’amphore. Pendant près d’une semaine j’ai laissé ce… ce nigaud passer son temps chez moi, fureter dans nos affaires, gêner mes servantes dans leur tâche et s’empiffrer de nourriture. Cette fois, c’en est trop. Je veux qu’il déguerpisse sur-le-champ.
— Qu’a-t-il fait ? demanda Bak, essayant de garder son sérieux.
— Il a apporté cette bête dans mes cuisines ! Pendant qu’il badinait avec les servantes, son singe se gorgeait de miel, de melon et de gâteaux. Comme si cela ne suffisait pas, il s’est roulé dans notre farine fraîchement moulue, dans nos haricots secs et nos pois chiches. Nous n’arriverons jamais à nettoyer ce gâchis !
— Je l’avais attaché à un tabouret ! se justifia Kasaya d’un ton implorant. Comment pouvais-je deviner qu’il savait défaire les nœuds ?
Réprimant son fou rire, Bak ouvrit la barrière et lui fit signe de passer. Le petit fauteur de troubles s’accrochait au pouce de Kasaya comme un bébé au doigt de sa mère. Le lieutenant n’eut pas le cœur d’ordonner son renvoi dans le sycomore.
— Va te baigner dans le fleuve. Et lave aussi ton singe. Je te verrai plus tard, dans nos quartiers.
Avec un air de gratitude, Kasaya sortit précipitamment. Bak franchit la barrière en sens inverse, s’efforçant de rester impassible. À l’évidence, Khaouet ne voyait rien de drôle dans cette situation.
— Je suis sincèrement désolé, dame Khaouet. Quand vous serez tous deux calmés, je te le renverrai pour qu’il nettoie.
— Ça, pas question ! Tu l’avais posté chez nous dans une intention précise, je le comprends bien. Mais j’en ai plus qu’assez de lui, et il ne remettra plus les pieds ici. Je n’ai ni le temps ni l’envie de surveiller ce gamin attardé.
— Il vous protège pourtant, toi et les tiens.
La bouche de Khaouet, pincée et déterminée, lui donnait une ressemblance saisissante avec son père. Bak comprit qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision. Elle aurait été plus raisonnable si elle avait eu moins de tracas, mais son inquiétude pour Djehouti et la responsabilité d’un aussi vaste domaine auraient rendu n’importe qui intraitable.
Bak supposait qu’Antef serait allé immédiatement à la carrière pour libérer ses hommes de leur besogne épuisante, cependant il le trouva à la garnison. Installé sur un tabouret dans la petite pièce au mobilier sommaire qui lui servait de bureau, le capitaine dictait une lettre à un scribe assis par terre, qui écrivait avec une rapidité stupéfiante. Sans s’interrompre, Antef indiqua à Bak l’un des deux autres tabourets. Le document énumérait les artisans et les ouvriers nécessaires en remplacement des soldats.
— Cela devrait suffire, estima enfin Antef. Si l’on en demande trop, ils ne donneront rien.
En souriant, le scribe rassembla son matériel et quitta la pièce.
— Je croyais qu’Amonhotep se chargeait d’écrire cette lettre, remarqua Bak, qui observait l’officier avec intérêt.
— Quand on veut du travail bien fait, il faut le faire soi-même, répondit Antef en riant. Amonhotep a promis d’envoyer ce que je lui donnerai. Je ne vois pas d’objection à ce que mes hommes transportent des statues de la carrière au fleuve, car les soldats ont toujours prêté main-forte pour ces manœuvres et cela ne prend guère de temps. Ce contre quoi je m’insurge, c’est qu’ils accomplissent le travail d’artisans au lieu de s’entraîner à l’art de la guerre.
— Comment réagira Djehouti en découvrant que tu as usurpé son autorité ?
— Il déteste passer pour ridicule, surtout aux yeux de ses nobles amis de Ouaset. Cela n’ira pas plus loin. Bien entendu, je resterai sur mes gardes car il cherchera sûrement à se venger.
Tous deux parlaient comme si Djehouti continuerait à vivre, comme si aucune menace ne planait sur son existence. Antef chercha quelque chose des yeux.
— Qu’ai-je fait de mon bâton de commandement ?
Il pivota sur son tabouret et le repéra parmi un faisceau de lances, au milieu d’armes et d’outils entassés contre le mur du fond.
— Je vais annoncer la bonne nouvelle aux hommes de la carrière. Qu’est-ce qui t’amène ?
— J’aimerais revoir les archives quotidiennes de la garnison.
— Pourquoi ?
Pendant que Bak lui en expliquait la raison, Antef décrocha une tunique d’un petit traîneau dont un patin était cassé et la glissa par-dessus sa tête. Voyant alors que son collier large ne reposait pas à plat sur l’étoffe, il se débattit avec l’agrafe et le jeta sur le tabouret. Dès qu’il en eut entendu assez, il alla ouvrir la porte d’un pas énergique et appela un nom. Son scribe arriva en courant.
Peu après, Bak était assis par terre dans une minuscule courette, ombragée par des feuilles de palmiers étalées en travers de deux poutres solides. Sur un banc près de lui, une douzaine de papyrus apportés par le scribe étaient disposés dans l’ordre chronologique.
À nouveau, il déroula la copie du rapport officiel sur la tempête de sable ; désormais, il savait que chercher. Comme on devait s’y attendre. Djehouti étant l’auteur du document, l’ordre insensé de continuer à marcher dans la tourmente était passé sous silence, de même qu’il n’était pas fait mention d’hommes qui, ayant trouvé un refuge, avaient repoussé leurs camarades. Pour être juste, Djehouti n’avait peut-être jamais été informé de cette terrible faute, mais un bon commandant aurait su apprendre la vérité des survivants.
Une troisième omission, inattendue celle-là, s’avérait beaucoup plus intéressante. Le rapport ne comportait aucune recommandation d’attribuer la mouche d’or à Min, contrairement à ce qui figurait dans ses états de service. Djehouti s’était-il abstenu de présenter cette requête, sachant pertinemment que le sergent n’était plus de ce monde ?
N’ayant plus rien à glaner là-dedans, le policier passa aux rapports journaliers, dans lesquels il chercha cette fois le nom de Min. Exactement une semaine après son retour du désert en compagnie de Djehouti, une note succincte indiquait que le sergent Min avait quitté la garnison. Bak revint en arrière, puis parcourut la suite. Les autres annotations, souvent brèves, omettaient un détail ou deux mais ne manquaient jamais de préciser la raison d’un transfert, la destination du soldat et le nom du navire sur lequel il voyagerait. Min n’avait jamais quitté Abou, Bak en était sûr.
Il poursuivit en examinant les rapports plus récents, en quête de renseignements sur les allées et venues d’Antef pendant les quatre premiers meurtres. En apparence, le capitaine menait une vie passionnante. En réalité, ses journées se ressemblaient beaucoup et ses obligations n’avaient rien que de très banal. Il passait quelques heures par jour à la carrière et le reste de son temps à Abou, où il supervisait les activités de routine de la garnison.
Une fois seulement au cours des six dernières semaines, il s’était aventuré loin d’Abou. Un mois plus tôt, il était parti dans le désert en compagnie d’un sergent et de dix lanciers, afin d’inspecter les patrouilles. Leur absence avait duré quatre jours. Senmout avait été supprimé le dernier jour du voyage. Étaient-ils revenus avant le meurtre, ou plus tard dans la journée ? C’était une question à laquelle le sergent saurait répondre.