10
— Verras-tu le gouverneur aujourd’hui ? s’enquit Psouro.
Bak ne s’y trompa pas : en réalité, le Medjai voulait savoir s’ils rentreraient bientôt à Bouhen.
— Je préfère continuer comme précédemment, et ne faire un rapport qu’une fois que nous aurons des preuves substantielles à présenter.
— Mais, chef !… protesta Psouro d’un air blessé.
Bak prit le panier des mains de la vieille femme et lui remit un jeton en bois enduit de plâtre, à présenter à l’intendant de la garnison en échange des céréales qu’on lui devait. Tandis qu’elle s’éloignait, il retourna le tabouret que Psouro avait placé à l’envers sur l’autre, afin qu’elle y place la nourriture si par hasard elle arrivait en leur absence. Il s’assit et souleva le couvercle du panier. L’arôme du pain chaud monta à leurs narines, rivalisant avec l’odeur du poisson braisé qu’elle avait enveloppé dans des feuilles et posé par-dessus.
Un gémissement sourd attira leur attention. Kasaya, couché le visage vers le mur, se ressentait des excès de la veille.
— Dès l’instant où je parlerai de l’archer à Djehouti, il nous renverra. Comment réagira le vizir si, dix jours après la mort d’Hatnofer, alors que nous serons en route pour Bouhen, il apprend que le gouverneur a été assassiné ?
— Il ne sera pas content, répondit Psouro d’un ton lugubre.
Bak écarta les feuilles, prit une miche plate à peine sortie du four et la garnit de poisson. Puis il passa le panier à Psouro.
— Nous n’avons pas la preuve que l’archer est mort. J’ai survécu à des rapides encore plus terrifiants.
Psouro se servit puis, adressant un clin d’œil à Bak, il s’agenouilla près de Kasaya et approcha de lui la nourriture, afin qu’il en sente le fumet dans toute sa force. Le jeune homme gémit de plus belle et repoussa la main qui offensait ses narines. Le Medjai alla s’asseoir sur une marche de l’escalier, et son sourire s’effaça.
— En somme, nous n’avions rien à célébrer.
— Plus j’y pense, plus ma conviction se renforce que ces présents menaçants n’ont rien à voir avec l’archer. Le dessein est probablement identique – nous faire quitter Abou d’une manière ou d’une autre – mais les moyens d’y parvenir diffèrent du tout au tout.
— Lequel des deux est le tueur ?
Bak mordit à belles dents dans son poisson et réfléchit tout en mastiquant.
— L’auteur des présents, plus vraisemblablement. Il a assez d’imagination pour avoir conçu l’idée de ces meurtres en série. L’archer, en revanche, n’a guère montré d’ingéniosité.
— Je ne sais pas ce qui était le pire, du rat ou de la pastèque, avoua Psouro en frissonnant.
— Si, comme je le crois, le meurtrier rôde encore dans la propriété, un ou deux jours de plus pourraient faire jaillir la vérité. Si je me trompe et qu’il est mort hier dans les rapides, nous risquons dans le pire des cas de froisser des susceptibilités.
— Je n’ose penser à ce que nous trouverons sur notre seuil ce soir.
— Jusqu’à présent, le visiteur n’a pas eu la témérité d’entrer chez nous en plein jour. À mon avis, tu peux vaquer à tes occupations jusqu’à une heure avant la tombée de la nuit. Ensuite, tu te posteras sur le toit, de l’autre côté de la ruelle, et tu ne quitteras pas cette maison des yeux.
— Plus que cinq jours, lieutenant, et alors, si tes conjectures sont exactes, Djehouti mourra.
Assis sur un tabouret bas à l’ombre d’un portique, Amethou jeta un coup d’œil à Bak par-dessus le papyrus déployé entre ses mains.
— Te rapproches-tu du meurtrier, oui ou non ?
— Peut-être, éluda Bak, l’épaule appuyée contre une mince colonne en bois.
— Hum ! Tu ne m’as pas l’air plus avancé qu’au début de ces événements affligeants.
— Tel le granit que l’on extrait au sud d’Abou, ce mystère est composé d’une multitude de fragments infimes, certains translucides, d’autres opaques, tous étroitement imbriqués au point d’être difficiles à distinguer.
Amethou le regarda attentivement, comme s’il le soupçonnait de se moquer de lui.
— As-tu songé à te prosterner devant le dieu Khnoum ? Une oie dodue ou un jeune chevreau constituerait une offrande digne de ce nom.
— Je crains qu’il n’y prête aucune attention sans des efforts diligents de ma part.
— Connais-tu l’autel au fond du sanctuaire ? Celui de l’« Oreille qui entend » ? Je m’y rends souvent. C’est un bon moyen de solliciter l’aide du dieu et de trouver consolation en des temps troublés. En tant qu’officier de police, tu devrais y puiser un réconfort particulier, précisa Amethou, les yeux pétillant de malice. L’image de la déesse Maât est gravée en haut du mur, les ailes déployées pour recouvrir le monde entier.
Si l’intendant n’avait été d’un tempérament si austère, Bak l’aurait soupçonné de le narguer à son tour.
Un jeune scribe à la mine grave s’approcha d’un pas vif. Il passa sous le portique et présenta un grand tesson de poterie à son chef.
— Voici l’inventaire du linge, comme tu l’as requis.
— Déjà ?
Amethou parcourut rapidement les chiffres et fronça les sourcils.
— Es-tu certain d’avoir dénombré tous les rouleaux intacts, les draps, les…
— Nos réserves sont très réduites, répondit le jeune homme sans s’offusquer de la critique implicite. Ces dernières semaines, nous avons envoyé de grosses quantités de lin à la Maison des Morts. C’est qu’avec tous les meurtres commis dans nos murs…
— Oui, oui, oui, coupa Amethou. C’est là un sujet que je souhaite éviter. Inutile de me le rappeler. Va rejoindre les scribes qui comptent les plats et les cruches. Ils auront certainement besoin de ton aide. Nous n’avons envoyé de poteries nulle part.
Perplexe. Bak le regarda partir d’un pas pressé. Depuis qu’il était entré dans la propriété, il voyait des scribes courir en tous sens, leur palette et une jarre d’eau accrochées à l’épaule. Ils portaient des rouleaux de papyrus, des paniers remplis d’éclats de grès et de terre cuite. Et sous ce portique situé à l’extrémité de trois longs entrepôts étroits, l’activité semblait dix fois plus intense.
— Jamais encore je n’avais vu d’inventaire en pleine saison des semailles, remarqua le policier. Tes scribes ne seraient-ils pas plus utiles ailleurs ? Pour délimiter les champs, par exemple, ou pour compter les paniers de graines nécessaires aux cultures ?
Amethou prit un air réprobateur.
— C’est une idée de Djehouti. Quelle corvée ! Il se mêle de tâches pour lesquelles il est incompétent. On devrait l’emmener aux champs et…
Il pinça les lèvres, taisant le châtiment qu’il rêvait de lui infliger.
« Et le noyer dans un canal d’irrigation », compléta Bak pour lui-même.
— Il ne se préoccupe pourtant pas de l’organisation de cette maison, d’ordinaire.
— Inenii, souffla Amethou. C’est entièrement sa faute. Il a désobéi à son père en refusant de livrer les chevaux, et maintenant, Djehouti projette de le déshériter.
— Je croyais qu’il existait un accord, en vertu duquel Inenii avait épousé Khaouet.
— C’est vrai, mais il s’est promis de le faire annuler.
— En plaidant sa cause devant le vizir ? demanda le lieutenant non sans cynisme.
« Un homme qu’il connaît de longue date, qu’il compte même parmi ses amis », songea Bak, et son cœur se serra. Inenii avait peu de chances de conserver son dû.
— Tu as tout compris ! soupira Amethou, jetant l’ostracon dans un panier. Je connais Djehouti depuis l’enfance et je conteste rarement le bien-fondé de ses décisions. Mais, parfois, il dépasse les bornes.
Tout à coup, il dévisagea Bak et claqua des lèvres, comme s’il comprenait que sa colère l’avait entraîné dans le camp adverse.
— C’est cette tension permanente qui le rend si incohérent, si déraisonnable. Faut-il que tu viennes dans cette résidence jour après jour, fureter partout comme si nous étions tous d’odieux criminels ? Et faut-il que ton Medjai traîne constamment dans les parages, à soutirer des informations au personnel et aux gardes ?
Bak prit place sur un banc accolé au mur. Ces questions n’étaient sans doute pas rhétoriques, mais il choisit de les considérer comme telles.
— Tu sais sûrement que je m’intéresse aux soldats disparus dans la tempête de sable, il y a cinq ans.
— On dit que tu cherches à en rendre Djehouti responsable, répondit l’intendant en grattant son ventre proéminent, les sourcils froncés. Eh bien, laisse-moi te dire une chose, jeune homme. Il a frôlé la mort d’aussi près qu’il est possible en gardant la vie. Il doit aux dieux, et surtout à Khnoum, d’avoir survécu. Nous qui restions derrière, à Abou, ne savions pas ce qui se passait là-bas, dans le désert, ni à quel point nos prières étaient nécessaires.
— On m’a dit que tu avais perdu un proche au cours de cette tempête.
Des rires résonnèrent de l’autre côté d’une porte, dans l’entrepôt le plus à droite. Les scribes trouvaient des motifs d’amusement dans les besognes les plus terre à terre.
Amethou n’y prêta aucune attention.
— Tu ne t’en doutais probablement pas, lieutenant, mais les habitants de cette maison se confient à moi, comme à un oncle respectable. Tu soupçonnes l’un des proches de Djehouti d’être le meurtrier et tu sais que nous avons tous perdu quelqu’un que nous aimions dans ces circonstances tragiques. Tu penses que la mort de Djehouti est l’objectif ultime.
Il s’interrompit pour reprendre haleine. D’un hochement de tête, Bak confirma l’exactitude du raisonnement.
— Continue.
— Tu as surpris plusieurs d’entre nous à un moment où nos épaules étaient courbées sous le poids de la colère ou du ressentiment. Et tu en as inféré une multitude de raisons personnelles de souhaiter la mort de Djehouti.
— Dont aucune n’aurait résulté en l’assassinat de cinq innocents, souligna Bak.
— Exactement ! approuva l’intendant avec un sourire triomphal.
— À moins que le meurtrier n’ait voulu m’égarer sur une fausse piste. Ou qu’il existe entre les victimes un autre point commun qui m’aura échappé. Ou encore, que le tueur ne jouisse plus de toute sa raison et prenne plaisir à faire couler le sang.
Le sourire d’Amethou s’effaça. Il voulut protester, mais ne put opposer aucun argument.
— As-tu perdu un proche lors de cette tempête ? répéta Bak.
— Mon seul et unique frère disparut dans le désert. Il était beaucoup plus jeune que moi, mais je le tenais en haute estime. Il me manque encore jusqu’à ce jour. Remarque bien, se hâta-t-il d’ajouter, je ne blâme pas Djehouti. Je serais le premier à l’accuser, si je pensais que c’était justifié. Mais je le connais bien. Quoique pourvu d’une forte volonté, il se laisse quelquefois manipuler. Je suis convaincu que, mal conseillé et effrayé par la tempête, il a fait sienne une suggestion qu’il aurait dû repousser.
Bak comprit qu’il n’arriverait à rien. Soit Amethou appréciait sincèrement Djehouti et ne lui trouvait aucun tort, soit il craignait pour sa haute position, auquel cas il était un fieffé menteur.
— De par tes fonctions, tu étais amené à collaborer avec Hatnofer, et tu étais sûrement plus proche d’elle que quiconque. Excepté Khaouet, bien entendu.
— Moi ? Non. « Proche » n’est pas le mot que j’emploierais. Ni Khaouet, je crois. Cette femme dirigeait la maison de manière admirable, mais elle était aussi froide qu’une nuit au cœur du désert.
— Toi qui es le confident de ceux qui travaillent chaque jour dans cette résidence, dit Bak sans pouvoir s’empêcher de sourire, tu as sûrement appris que je cherche un lien entre elle et les soldats morts dans le désert, ou qui ont survécu.
— Hatnofer était une enfant abandonnée. Elle a perdu son époux il y a de nombreuses années et s’est retrouvée seule.
Bak laissa percer l’impatience dans sa voix :
— Peu d’hommes ou de femmes vivent dans une totale solitude, et Hatnofer ne faisait pas exception. Elle avait été la nourrice de Khaouet, ce qui créait entre elles une relation aussi étroite qu’entre une mère et sa fille, du moins quand Khaouet était enfant. Et, selon les rumeurs, Djehouti avait jadis partagé sa couche.
— Mais oui. Et moi aussi, d’ailleurs.
Remarquant la surprise de Bak, Amethou esquissa un sourire.
— C’est difficile à imaginer, mais j’avais des cheveux, à l’époque, et le corps musclé d’un homme qui passe ses journées à la chasse et à la pêche.
Bak tenta de se représenter un Amethou bien bâti et séduisant. Cela supposait un effort colossal.
— Elle était froide, dès cette époque, et je ne remercierai jamais assez Khnoum pour cela. Jeune et ardent, j’étais tenté par le plaisir des sens, le rêve d’un foyer et d’une famille. Si elle m’avait encouragé si peu que ce soit… se souvint l’intendant, réprimant un frisson. Mais la distance qu’elle maintenait entre nous me sauva. J’en épousai bientôt une autre, une femme douce au cœur généreux, qui m’a appris le véritable sens de l’amour et du mariage. Elle a fait de moi un homme comblé, et partage encore ma vie aujourd’hui.
Bak était impressionné. Peu d’hommes reconnaissaient avec autant de franchise leurs erreurs de jeunesse, ou admettaient avec tant de gratitude l’avoir échappé belle.
— On m’a dit qu’Hatnofer nourrissait de la jalousie dans son cœur vis-à-vis de Djehouti. Était-ce aussi vrai avant sa mort qu’au temps de sa jeunesse ?
— Je vois qu’Inenii t’a parlé de sa mère ! Non, Hatnofer n’avait pas marqué d’affection particulière à Djehouti depuis quelques années ; en fait, depuis que…
Un souvenir se réveillait dans sa mémoire.
— Dis-moi, Amethou, que te rappelles-tu ?
L’intendant hésita.
— Ce n’est qu’une rumeur, entendue autrefois… Mais même les chuchotements portés par le vent contiennent souvent une part de vrai. D’après l’intendant de la garnison, elle aurait eu pour amant un des survivants. Un certain sergent Min. Il partit pour le Nord peu après la tempête, ce qui me fit douter de la véracité de ces dires. Ne l’aurait-il pas emmenée avec lui, s’ils avaient été intimes ? Ou le dieu Khnoum daigna-t-il lui sourire comme à moi, et lui permit-il de conserver sa liberté ?
— Tu vas payer pour cette transgression ! tonna Djehouti, dont la voix retentit à travers la salle d’audience. Tu as pris quatre hommes qui travaillaient sur mes terres au sud d’Abou, et dont la tâche consistait à nettoyer les canaux d’irrigation, à rebâtir les digues, et tu les as employés sur tes propres champs. Tu dois les libérer aujourd’hui même et me les renvoyer. Et tu me dédommageras pour le temps qu’ils ont passé à ton service.
L’homme prosterné devant l’estrade du gouverneur, le front contre terre, était si terrorisé qu’il tremblait de la tête aux pieds. Djehouti, furieux, continuait à le fixer d’un air sombre et implacable.
— En outre, on t’infligera deux cents coups et cinq plaies ouvertes.
Quelqu’un étouffa un cri, puis le silence descendit sur la trentaine de solliciteurs disséminés dans la salle. La sévérité de la peine dépassait largement la norme. L’homme agenouillé se mit à geindre. Comme libérés par ses plaintes, des murmures scandalisés se répercutèrent entre les murs, augmentant de volume jusqu’à ce que Djehouti ne puisse faire autrement que de les entendre. Ses lèvres prirent un pli dur et obstiné.
Bak, qui observait la scène du fond de la salle, était aussi stupéfait que les autres. Si l’offense avait été commise contre la propriété d’un dieu, le châtiment aurait peut-être été approprié, mais il s’agissait d’une affaire privée.
— Qu’il en soit ainsi, décréta Djehouti en se levant pour signaler la fin de l’audience.
Les murmures se turent, les gens debout entre les colonnes regardèrent fixement Djehouti, qui descendit de l’estrade et s’en fut d’un pas altier. Le lieutenant Amonhotep, aussi consterné que désemparé, se précipita derrière lui. Le garde releva sans ménagement le prisonnier secoué par les sanglots pour l’escorter. Ceux qui restaient s’entre-regardèrent, sidérés, bouleversés. Des voix s’élevèrent, chargées d’insoumission :
— Voilà trois jours de suite que je viens réclamer justice, entendit Bak. Chaque fois le gouverneur est parti très vite, ignorant six ou huit d’entre nous, qui n’avons pu être entendus. Nous n’avons d’autre choix que d’abandonner notre travail pour revenir de nouveau.
— Justice ? reprit un autre. Le jugement infligé à Ahmosé n’est pas ce que j’appellerais juste.
— Mais pour qui se prend-il ? grommela quelqu’un.
— Il n’arrive pas à la cheville de son père, c’est moi qui vous le dis.
Amonhotep n’avait eu aucune chance d’intercéder avant la sentence de Djehouti, et celui-ci était trop orgueilleux pour revenir sur sa décision après coup. Par sa punition inhumaine, il empoisonnait le cœur des gens d’Abou.
Bak s’empressa de sortir de la salle dans l’espoir de trouver Amonhotep seul. Il tenterait alors de l’entraîner loin de la résidence. Libéré de Djehouti et des nombreuses responsabilités qui pesaient sur ses épaules, le jeune officier baisserait peut-être la garde et se montrerait plus franc.
Bak entra dans un petit couloir sans fenêtre, éclairé par un mince rai de lumière filtrant de la pièce au-delà. Un garde était planté au milieu, et regardait dans la direction où était parti le gouverneur. Il se frictionnait le coude. En entendant le pas de Bak, il fit volte-face. Malgré la pénombre, Bak reconnut Nenou, le jeune homme un peu lent qui l’avait aidé à chercher l’archer après la première attaque.
— Lieutenant Bak…
— Que fais-tu ici ? Ne gardes-tu pas d’habitude la résidence de Nebmosé ?
— Mon sergent m’a envoyé avec un message pour le lieutenant Amonhotep. J’ai essayé de le lui transmettre à l’instant, mais cela ne m’a pas été possible. Le gouverneur m’a écarté de son chemin en me poussant contre le mur.
Nenou emprunta le couloir en compagnie de Bak tout en massant son coude douloureux. Dans la salle brillamment éclairée où ils entrèrent, le policier découvrit avec stupeur la tempe droite tout égratignée du jeune garde, son œil cerné de noir, ses lèvres tuméfiées. Une vilaine écorchure, certainement douloureuse, s’étendait de sa main à son épaule, et toutes ses phalanges étaient rouges et enflées. Un linge protégeant une blessure à sa jambe exhalait une forte odeur d’érigéron.
— Par Amon, Nenou ! Que t’est-il arrivé ?
Le garde se dandina d’un pied sur l’autre et répondit avec un sourire forcé :
— Une bagarre, mon lieutenant.
— Oserai-je demander qui a gagné ?
Nenou évita le regard de Bak.
— J’aurais dû avoir le dessus, seulement… Il m’a donné un coup de poing dans l’estomac qui m’a fait tomber. Je me suis cogné la tête contre une pierre et j’ai dû perdre connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’étais dans cet état-là. Il a dû profiter de ce que j’étais sans défense pour me balancer des coups de pied et me traîner par terre. Et quoi d’autre encore, Seth seul le sait.
Comprenant la réticence du garde à évoquer sa défaite, Bak promit de parler du message à Amonhotep lorsqu’il le verrait.
Avec l’aide d’une servante timide et craintive, Bak trouva le jeune lieutenant dans la salle d’audience privée de Djehouti, au deuxième étage. De hautes fenêtres rendaient la pièce lumineuse et agréablement fraîche, pourtant, loin d’être confortable, elle donnait l’impression d’une mise à sac. Elle était encombrée de tables et de tabourets, de paniers débordant de documents, de coffres au couvercle renversé et aux tiroirs ouverts. Une colonne de fourmis chargées de miettes de pain traversait le sol. Des rouleaux de papyrus jonchaient l’estrade comme s’ils avaient été jugés sans importance. Une magnifique peau de léopard gisait en boule à côté du fauteuil du gouverneur, sur un coussin brodé tout maculé de vin. L’odeur suave d’une huile parfumée dans une coupe ne pouvait masquer les relents de bière éventée et de sueur.
Amonhotep, pâle, les traits tirés, était agenouillé devant un tas de vêtements et de bijoux, dans un coin. Il releva la tête et adressa à Bak un sourire piteux.
— Lieutenant… Je t’ai vu dans la salle d’audience et je me demandais qui tu interrogerais ensuite.
— Tu avais sûrement deviné que je viendrais ici. À quoi pensait donc Djehouti ? Cherche-t-il à attiser la haine de tous les habitants de sa province ?
Amonhotep rit avec amertume.
— J’ai imploré sa clémence, et je n’ai réussi qu’à accroître sa colère. Ahmosé subira la sentence : il en sortira à tout jamais brisé et, cela, je ne peux rien pour l’empêcher.
Le jeune conseiller, bouleversé, s’en voulait terriblement de son échec. Aucun argument ne le consolerait, mais un peu de distraction pourrait lui faire du bien.
— Te laisserais-tu tenter par une promenade en bateau ?
— Rien ne me plairait davantage, toutefois…
Il regarda la pièce autour de lui, et secoua la tête.
— Dans ma barque, j’ai de la bière, des cannes à pêche et des harpons. Si tu n’as pas pris ton repas de midi, nous pouvons passer aux cuisines avant de descendre sur le ponton.
Amonhotep réfléchit plus longuement que Bak ne l’aurait jugé nécessaire. Il triait les affaires, et mit à part un large collier à perles multicolores, des bracelets, des anneaux pour parer les bras et les chevilles, et les déposa sur une table, à côté. Il sortit une tunique à franges du monceau de vêtements qui restait, se leva pour la secouer et entreprit de la plier.
— Tentant. Très tentant. Peut-être, quand j’aurai terminé cette pièce.
— N’est-ce pas la tâche des serviteurs ?
— En temps normal, si, mais… Djehouti ne leur permet plus d’aller et venir auprès de lui. Il leur interdit ses appartements.
— Il a peur.
— Quoi de plus normal ? Tu as tout fait pour cela.
— Je doute que le meurtrier soit un serviteur.
Amonhotep grimaça un sourire pincé.
— Si tu parviens à l’en convaincre, je te vouerai une éternelle reconnaissance.
— Laisse là ce désordre et viens sur mon bateau. Nous méritons bien quelques heures de répit.
Sur le visage d’Amonhotep, Bak vit une soif d’évasion à mesure que la décision d’abandonner son poste se formait dans son cœur.
— Il n’ira nulle part ! s’écria Djehouti en entrant brusquement, rouge de colère. J’ai besoin de lui ici, et ici il restera.
Les deux officiers voulurent protester, mais Djehouti ne l’entendait pas de cette oreille. Il foudroya Bak des yeux.
— Toi et tes Medjai, vous entrez dans ma maison, vous vous mêlez de la vie de mes gens, vous posez des questions insolentes auxquelles personne ne devrait avoir à répondre. Je ne te permettrai pas de détourner mon secrétaire de ses devoirs, pour le questionner comme tu l’as fait avec d’autres qui me doivent de la loyauté.
— Ses devoirs, ce serait cela ? s’enquit Bak en contemplant la pièce en désordre avec dégoût.
— À qui d’autre pourrais-je me fier ?
— Toi qui as passé presque toute ta vie ici, tu comptes sûrement au moins un serviteur fidèle.
— Tu étais dans la salle d’audience. Pas un homme de l’assistance n’était un étranger, pourtant ils se sont tous dressés contre moi quand j’ai jugé ce misérable Ahmosé. Je me suis montré équitable, voire magnanime, mais le ressentiment s’est déversé de toutes les lèvres. Comment puis-je accorder ma confiance à des serviteurs, si mes plus hauts fonctionnaires me font défaut quand j’ai besoin d’eux ?
« Cet homme a perdu tout bon sens, se dit Bak. Contraint de voir la réalité en face, il est envahi par la peur et la nervosité. Son entêtement naturel s’est changé en une agressivité arrogante, où la logique n’a plus sa place. »
Devant la porte de service de la résidence, Bak observait le terrain sablonneux où s’alignaient les réservoirs en forme de cônes. Les serviteurs chargés d’inventorier le grain avaient répandu du blé et de l’orge par terre. Toutes sortes d’oiseaux et une demi-douzaine de cabris s’en délectaient. Un chien noir, étendu à l’ombre entre deux greniers, leva la tête pour humer l’air chargé de lourds effluves de bœuf rôti.
Où était donc Khaouet ? Bak avait quitté la salle d’audience, bouillant de rage. Quand une demi-heure de nage lui eut rendu son sang-froid, il était parti à la recherche de Simout. Le scribe en chef lui avait clairement fait comprendre qu’il était trop pris par l’inventaire pour répondre à ses questions. Antef s’était rendu dans les carrières de granit, et Inenii n’était pas revenu de Noubt.
Bak longea la rangée de greniers, tracassé par une idée que lui avait inspirée sa conversation avec Amethou. Il avait supposé qu’Hatnofer avait été tuée parce qu’elle était proche de Djehouti, mais s’il s’était trompé ? Peut-être en savait-elle trop. Si Min et elle étaient amants, il avait pu lui parler de la tempête avant de partir vers le nord, quittant Abou pour toujours. Avec de la chance, Khaouet serait au courant de leur liaison.
Il franchit la barrière et se dirigea vers les cuisines. L’odeur de bœuf se fit plus forte. Des éclats de voix montaient de l’intérieur. Des femmes se disputaient.
Khaouet arriva par le portail le plus éloigné, aperçut Bak et, souriante, se hâta de le rejoindre.
— Lieutenant ! Quel plaisir de te voir ! Amethou m’a dit que tu étais ici et que tu désirais me parler.
Réconforté par une cordialité si rare dans cette maison, Bak sourit.
— Je n’étais pas sûr que tu en aurais le temps. Tous les autres sont accaparés par l’inventaire, ou se cachent pour l’éviter.
Elle éclata de rire.
— À quand remonte ton arrivée à Abou ? À six jours seulement ? Pourtant tu connais déjà nos secrets.
— Comme je souhaiterais que ce soit vrai !
— C’est à peu près pareil dans chaque foyer. Tu n’as jamais été marié ?
— Non, je n’ai pas eu cette chance, répondit-il, tout en songeant que peu de foyers étaient frappés par cinq assassinats.
L’ombre d’un sourire effleura ses lèvres et elle dit d’une voix douce :
— Partager sa vie avec celui qu’on aime doit être proche de la perfection. Se trouver mariée avec un autre… Un autre, inférieur à tous égards, continua-t-elle durement, peut être un fardeau difficile à porter.
Bak se souvint qu’elle avait été éprise d’un jeune homme mort longtemps auparavant. Dans ses yeux, il lut le regret, et une douleur qu’elle aurait dû écarter des années plus tôt.
— J’ai rencontré une femme, lorsque je suis arrivé à Bouhen. Elle possédait la beauté d’une gazelle, elle était douce, bonne et généreuse, pourtant elle montra une force de caractère dont peu d’hommes pourraient se targuer. Elle…
Il rit tout bas, se moquant un peu de lui-même, de la chaleur qui ne cessait jamais d’envahir son cœur quand il pensait à elle.
— Nous nous sommes connus au mauvais moment, et je l’ai perdue.
Elle sourit, et sa voix retrouva toute sa douceur :
— Penses-tu toujours à elle ?
— La vie continue. Il le faut bien.
Une jeune femme fit irruption par la porte des cuisines en hurlant. Une seconde la poursuivait en proférant des malédictions, et brandissait les longues pinces utilisées pour remuer les braises.
— Oh, non ! Ça recommence ! soupira Khaouet.
La première jeune femme l’aperçut et courut vers elle.
— Oh, maîtresse ! Protège-moi ! À l’aide !
La servante armée de pinces lui courut après en vociférant :
— Tu me l’as pris, fille de Seth ! Tu m’as volé mon bien-aimé !
Son corps tremblait de fureur, son visage était un masque de haine. Elle assena les pinces de toutes ses forces sur les épaules de sa rivale, qui hurla. Le sang jaillit des chairs éclatées.
Bak lui arracha les pinces des mains et la poussa rudement à terre. Khaouet aida la jeune blessée à s’asseoir sur le banc, puis se précipita aux cuisines pour réclamer du linge. Plusieurs domestiques accoururent, plus pour regarder que pour porter secours. Une petite femme replète, qui devait être la cuisinière, apporta une bassine d’eau fumante et des bandes de lin.
Khaouet se tourna vers Bak et lui dit sur un ton d’excuse :
— Pardonne-moi, lieutenant, mais cette blessure ne peut attendre.
Sans se hâter, Bak descendit la ruelle zébrée par l’ombre des maisons et les larges rayons de soleil qui tombaient par-dessus les toitures plus basses. Une brise atténuait un peu la chaleur aride et soulevait la poussière du sol en terre battue. Des rires d’enfants et des coups rythmés résonnaient ; quelque part à proximité, des gamins jouaient avec des lances de bois improvisées.
Le policier se demandait si une nouvelle surprise l’attendait chez lui. Jamais encore il n’était rentré si tôt dans la soirée, et le mystérieux visiteur ne passait pas avant le crépuscule, à l’heure où les ombres s’épaississaient dans la ruelle et où les voisins s’occupaient de leur repas. Bak jeta un coup d’œil vers le toit d’en face, mais il était même trop tôt pour que Psouro y soit posté.
Il resta devant la porte et scruta l’intérieur, où la lumière tombant de l’ouverture au sommet des marches repoussait les ombres. Un pot rond en terre cuite était posé de l’autre côté du seuil. Un linge blanc, maintenu en place par de la ficelle, en couvrait l’ouverture. Bak songea d’abord à de la nourriture ; la vieille femme avait apporté leur repas du soir. Puis son regard s’arrêta sur les trépieds qu’il avait superposés au centre de la pièce avant de partir, tôt ce matin-là. Ils étaient tels qu’il les avait laissés, celui du haut à l’envers sur celui du bas. La vieille femme n’aurait jamais mis leur repas par terre, à la portée des souris. Elle l’aurait placé au sommet des trois pieds.
C’était donc nécessairement un nouveau présent laissé par… Par qui ?
Les pensées de Bak furent beaucoup moins rationnelles, ensuite. Le pot pouvait contenir une tête humaine, fracassée comme celle d’Hatnofer… Mais il chassa cette idée en frissonnant. L’ouverture était trop étroite.
Se reprochant son imagination trop vive, il s’accroupit devant le pot. Ce qui l’ennuyait surtout, c’était l’étoffe. Contrairement au bouchon habituel, en boue séchée, elle laissait filtrer l’air, ce qui le poussait à croire que le récipient renfermait une créature vivante. Il chercha des craquelures, de peur qu’il ne se brise entre ses mains et ne libère une vipère ou un animal tout aussi redoutable. Mais le pot paraissait solide et n’était pas endommagé.
Bak retint son souffle et souleva l’objet à deux mains. Il l’approcha de son oreille et l’agita doucement. Rien. Il faillit dénouer la ficelle, néanmoins le bon sens prévalut ; toute précipitation aurait été téméraire. Il secoua le pot, cette fois beaucoup plus fort. À l’intérieur, un bruit de crécelle se fit entendre, léger mais frénétique. Bak plissa les lèvres et hocha la tête. Il savait.
Il sortit en portant le récipient à bout de bras et tourna dans une petite impasse, terminée par un muret donnant sur un champ. Les ruines de maisons abandonnées bien des générations plus tôt dépassaient d’une épaisse couche de sable déposée par le vent, et jonchée de détritus, d’objets mis au rebut et dont même les plus pauvres habitants d’Abou ne voulaient pas.
Bak cala le pot sur le muret, puis ramassa une pierre qui s’adaptait parfaitement à sa paume. Il dégaina sa dague et, de son bras tendu, la pointa vers le tissu.
— Chef ! appela Psouro qui le rejoignait en courant. Qu’est-ce que tu fais ?
— Notre généreux donateur est arrivé avant nous et a laissé ceci. Ce récipient est un piège mortel.
Psouro ouvrit des yeux ronds et recula.
— Tu veux que je l’ouvre, chef ? demanda-t-il tout de même, sans enthousiasme.
Bak enfonça la dague à travers l’étoffe et la taillada pour élargir le trou. Le bruit de crécelle éclata de plus belle. Psouro marmonna une rapide incantation contre les reptiles et les insectes, tandis que son chef renversait le pot par-dessus le mur et jetait la pierre dessus de toutes ses forces. La terre cuite vola en morceaux et des scorpions jaunes, la queue dressée de fureur, filèrent dans toutes les directions.
Bak les regarda d’un air sombre. Une seule piqûre aurait été douloureuse, mais non mortelle. Pouvait-on survivre, après avoir subi une telle attaque ?
— Nous passerons la nuit à la caserne, Psouro, cela vaut mieux. Et, demain, il nous faudra trouver un nouveau logis.