5
— Hapouseneb est informé du décès d’Ouserhet.
Ptahmès, l’assistant du grand prêtre, était un jeune homme aussi chauve qu’un œuf. Il portait en travers de la poitrine l’écharpe des prêtres-lecteurs.
— Il est bouleversé, lieutenant. Je ne peux te dire à quel point il tient à ce que le meurtrier soit châtié, et au plus vite.
Bak et lui descendaient à pas lent la ruelle vers la multitude de bâtiments qui composaient la Maison de Vie, principal centre de formation à la prêtrise de la terre de Kemet. Kheprê, qui s’insinuait dans le passage, prêtait aux murs de plâtre une blancheur aveuglante et réchauffait le sol. Ce deuxième jour de fête promettait d’être aussi étouffant que le premier. On entendait parfois des voix assourdies, au-delà des portes de chaque côté, mais le silence et la paix régnaient.
Bak essaya de ne pas montrer son exaspération. Il n’avait pas besoin que le grand prêtre alourdisse le fardeau qu’Amonked avait déjà placé sur ses épaules.
— Pour y parvenir, j’aurai besoin d’en savoir plus sur ses activités.
— Interroge-moi à ta guise. Je ne peux promettre de te fournir les réponses que tu attends, car on ne m’a presque rien dit. Je m’y efforcerai de mon mieux.
— Dame Achayet, l’épouse d’Ouserhet, n’avait aucune idée de l’affaire qui l’occupait juste avant le meurtre – il parlait peu de son travail. Mais d’après elle, il était soucieux depuis plusieurs jours. Peux-tu me dire pourquoi ?
— Tout ce que je sais se résume à ce qu’il a dit à Hapouseneb : il avait découvert des erreurs de chiffres dans les entrepôts d’Amon. Il n’a pas précisé lesquelles, souhaitant en obtenir d’abord confirmation.
Bak fit la grimace. Il avait espéré en apprendre davantage.
— Ces entrepôts sont-ils situés à Ouaset ou dans une autre ville ?
— Ici, je crois, mais je n’en suis pas sûr. Tu dois parler à son scribe, Tati.
— Peux-tu me dire où le trouver ?
Bak rebroussa chemin dans la ruelle sinueuse, comptant les portes tout en enjambant un bébé en larmes, contournant des ânes et plusieurs femmes qui se disputaient en travers du chemin. Il s’arrêta le temps de laisser une meute de chiens passer de chaque côté. La rue étroite était encaissée entre les murs de petites maisons contiguës, au plâtre sale tout écaillé. Les rayons du soleil matinal n’y pénétraient pas. Cela sentait le fumier, l’huile rance, les corps peu souvent lavés et, assez étrangement, les fleurs. Les pauvres de la ville aimaient leur beauté délicate, mais n’avaient ni la place ni le loisir de les cultiver, aussi, pendant la redistribution des offrandes, ils les préféraient souvent à la nourriture.
Ce groupe de bâtiments de plain-pied et plusieurs autres voisins donnaient à Bak l’impression d’évoluer dans un autre monde, alors qu’il se trouvait à moins de deux cents pas d’Ipet-isout. D’après l’assistant du grand prêtre, c’était pour cela que l’on avait donné une maison dans ce quartier à Ouserhet et son équipe. En ce lieu isolé et à l’insu de tous, les serviteurs d’Amon demeuraient en permanence ; l’inspecteur pouvait y examiner en toute quiétude les documents saisis dans les entrepôts et y conserver les archives.
Bak franchit la douzième porte sur la droite. La pièce principale, assez grande, formait un rectangle irrégulier, le mur de droite étant plus long que le côté opposé. Deux pièces s’ouvraient, sur la gauche. La lumière et l’air frais entraient à flots par de hautes fenêtres à l’arrière. Un coup d’œil lui confirma que c’était bien l’endroit qu’il cherchait. Au lieu d’un métier à tisser ou d’un signe quelconque d’activité domestique, il vit des nattes roulées contre un mur, plusieurs petites commodes et des paniers en jonc tressé renfermant des affaires personnelles.
Des pas résonnèrent ; un homme de petite taille, massif et musclé, descendait l’escalier de brique crue adossé au mur du fond.
— Qui es-tu ? demanda l’homme.
Bak lui indiqua son nom et son grade, précisant qu’il représentait Amonked.
— Et toi, tu es… ?
— Tu cherches Tati, sans doute. Il est sur le toit, lieutenant. Il t’attendait. Ou quelqu’un dans ton genre.
Il ne paraissait pas différent des autres travailleurs du pays de Kemet et portait le même pagne étriqué, toutefois il s’exprimait avec l’accent des nomades du désert occidental, et sur son épaule droite était gravée la marque au fer rouge des prisonniers. Bak devina qu’il avait été pris lors d’une escarmouche sur la frontière, puis offert à Amon par Hatchepsout, en signe de gratitude pour cette victoire.
— Vous avez appris la mort d’Ouserhet ?
— Hélas ! Puissent les dieux le guider jusqu’à eux et son meurtrier brûler tout au long de l’éternité !
Bak ne savait quels dieux étaient évoqués par ces paroles ; en tout cas, celles-ci partaient d’un sentiment sincère.
— Je vois que tu l’appréciais.
Il sourit, espérant inciter l’homme à s’épancher.
— Il pouvait être aussi âpre qu’une datte fraîche, mais se montrait toujours juste et n’exigeait jamais l’impossible.
L’ouvrier hésita, puis révéla l’inquiétude de son cœur :
— Lieutenant, qu’allons-nous devenir, maintenant ? Quelqu’un te l’a-t-il dit ?
— Tant de hauts fonctionnaires participent à la fête d’Opet que je doute qu’une décision ait été prise.
Triste et silencieux, l’ouvrier acquiesça pour montrer qu’il comprenait.
Bak gravit l’escalier. Il compatissait avec cet homme et ses compagnons. Ils étaient liés au service du dieu Amon ; leur destin ne reposait pas entre leurs mains. Le scribe serait probablement gardé à Ipet-isout ou envoyé dans le temple d’une autre divinité, mais les quatre autres risquaient fort d’être transférés dans un des nombreux domaines d’Amon, pour travailler aux champs.
Au sommet des marches, le soleil réchauffait une longue étendue de toits blancs où rien n’indiquait la fin d’une maison et le début d’une autre. Une demi-douzaine d’auvents fragiles offraient un espace supplémentaire d’habitation et de travail. Des conduits d’aération, orientés vers le nord, saillaient çà et là, et des escaliers menaient au rez-de-chaussée de chaque demeure.
Sous un auvent surmonté de feuilles de palmier, Bak trouva un petit homme d’âge mûr assis en tailleur. Le haut de son dos était si voûté que sa tête dépassait d’entre ses épaules comme celle d’une tortue de sous sa carapace. Sa flétrissure estompée, différente de celle de l’ouvrier, évoquait de longues années de servitude.
— Tu dois être Tati.
— C’est moi, en effet.
Le scribe lui fit signe de s’asseoir à l’ombre. Pendant que Bak lui expliquait qui il était et la raison de sa venue, Tati porta une marque minuscule sur le papyrus déployé sur ses genoux et une autre sur le fragment de calcaire posé près de lui. Remarquant la curiosité de son visiteur, il expliqua :
— Le rouleau contient la liste officielle des statuettes et des plats en faïence conservés dans un entrepôt que nous avons inspecté la semaine dernière. Le morceau de calcaire indique tout ce que nous avons recensé.
— Concordent-ils ? s’enquit Bak, surpris de ne déceler aucune trace d’accent chez le scribe.
— Assez bien.
Tati s’efforça de se redresser et un voile de douleur assombrit ses traits.
— Nous trouvons rarement une concordance parfaite quand il s’agit de menus objets. Ouserhet insistait toujours pour que nous n’omettions d’en compter aucun, alors que ceux qui les entreposent sont trop pressés pour s’y astreindre.
Bak se pencha en avant et repoussa un caillou qui s’enfonçait dans le bas de son dos.
— Le serviteur a dit que tu m’attendais.
— Nous accomplissions une tâche d’une immense importance, que nous avait confiée le grand prêtre Hapouseneb en personne. Nous doutions que le meurtre d’Ouserhet passe inaperçu ou demeure impuni.
À nouveau, Bak fut frappé par son absence d’accent.
— Comment se fait-il que toi, un homme de Kemet, et qui plus est instruit, tu portes la flétrissure ?
— Je suis né très loin au nord, au pays du Hatti, répondit le scribe, souriant de la surprise de Bak. J’en suis parti, jeune et sans expérience, pour apprendre le métier de marchand auprès de mon oncle. Alors que nous traversions l’Amourrou[16], le père de notre souveraine, Aakheperkarê Touthmosis[17], marcha sur ce pays avec son armée. Je fus fait prisonnier et amené ici.
— Tu parles très bien notre langage.
— J’apprends les langues avec facilité. Pendant de longues années, j’ai servi d’interprète aux émissaires de la reine que j’accompagnais dans de lointaines cités. Une époque des plus heureuses, se souvint-il avec un sourire teinté de nostalgie. Mais, hélas, les années m’ont rattrapé ! Avec cette difformité, et la souffrance qui m’assiège parfois, je ne peux plus voyager. Aussi la reine m’a-t-elle offert au dieu Amon.
— Et l’on t’a prêté à Ouserhet.
— Un homme de bien. Il me manquera.
— À nous tous aussi.
L’ouvrier qui avait accueilli Bak était monté par l’escalier sans qu’ils l’entendent. Il apportait plusieurs cruches de bière. Il en donna deux à Bak et à Tati, puis plaça le reste dans un panier avant de redescendre.
Bak brisa le bouchon de terre séchée.
— Il avait signalé à Hapouseneb des erreurs dans les rapports relatifs aux entrepôts d’Amon. Hormis cette vague indication, personne ne semble savoir ce qu’il faisait.
— C’était là notre travail, lieutenant : chercher la faille. Pas de celles, mineures, que j’ai relevées ici, dit Tati en montrant le document sur ses genoux. Des irrégularités lourdes de conséquences.
— Ouserhet n’aurait pas dérangé le grand prêtre pour un détail insignifiant.
— Non, il n’était pas enclin à ennuyer quiconque pour des futilités, confirma Tati, refermant le rouleau pour le poser sur le toit, à côté de l’ostracon. Il pensait avoir décelé des anomalies, cependant il n’a pas voulu m’indiquer lesquelles ni l’endroit où elles se trouvaient.
Le scribe but quelques gorgées de bière, puis il expliqua avec tristesse :
— Il me laissait souvent m’interroger ainsi, sous prétexte que si je ne trouvais rien, c’était peut-être qu’il se trompait. J’appréciais le principe, mais, en pratique, je trouvais cela très agaçant.
— J’aurais ressenti la même chose.
Une femme était montée sur le toit, tout au bout. Elle entreprit de retourner du poisson qui séchait au soleil.
— Jusqu’à présent, tu n’as rien découvert ?
— Non, lieutenant, dit Tati avec un sourire plein de regret. Je poursuivrai mes recherches jusqu’à ce que le grand prêtre ou ses assistants se souviennent de nous. Après… Eh bien, qui sait ce qu’Amon nous réserve ?
Bak n’avait aucun moyen d’apaiser l’anxiété du scribe, il n’émit donc pas de commentaire.
— L’épouse d’Ouserhet, dame Achayet, lui trouvait un air préoccupé ces derniers temps.
— C’est vrai, lieutenant, confirma Tati, pensif. Quelque chose le tracassait, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que c’était.
— Les irrégularités qu’il avait mentionnées ?
— Peut-être, pourtant je ne le pense pas.
Voyant l’air perplexe de Bak, le scribe se hâta de préciser :
— La première fois qu’il m’a demandé de procéder à ces recherches, il ne semblait pas inquiet outre mesure, alors pourquoi cela aurait-il changé par la suite ? De plus, pourquoi ne m’en aurait-il pas parlé, puisque nous en avions déjà discuté auparavant ?
« Bonnes questions », songea Bak.
— Tu ne lui as pas demandé ce qui le tourmentait ?
La tristesse voila de nouveau l’expression de Tati.
— En temps normal, il me disait ce qu’il pensait, mais cette fois… Comme il gardait le silence, j’ai supposé que c’était un souci personnel et je ne m’en suis pas mêlé.
Bak sirotait sa bière en réfléchissant à ce qu’il avait appris. Pour ainsi dire rien. Bien des gens se confiaient à leurs serviteurs, mais Ouserhet, aux ressources modestes, n’y était pas habitué et y répugnait sans doute.
— Fais-moi savoir si tu constates le moindre écart important ou une quelconque anomalie. Un de tes assistants pourra porter le message à mes Medjai.
Pendant que le scribe notait l’endroit sur un fragment de calcaire, Bak ajouta :
— Celui qui nous a monté la bière appréciait Ouserhet, mais a indiqué qu’il se montrait parfois âpre. Au point de se faire des ennemis ?
Tati reposa l’ostracon et son calame.
— Âpre ? Ce n’est pas ainsi que je l’aurais défini. Il était scrupuleux à l’excès, lieutenant, et bien trop abrupt. Il irritait beaucoup de monde, surtout les contrôleurs des entrepôts lorsqu’il montrait du doigt les problèmes qui, avec une supervision adéquate, auraient pu être évités. Mais, franchement, je ne vois pas qui l’aurait assassiné, commettant envers Maât la pire des offenses, pour de pareilles vétilles.
Bak savait qu’on pouvait tuer pour moins que cela, néanmoins c’était d’habitude sous le coup de la colère et après avoir abusé de la bière. Il doutait que tel ait été le cas dans l’affaire Ouserhet.
— Nombre de papyrus sont dans cet état-là, lieutenant.
Hori, assis dans la ruelle devant la petite pièce où l’inspecteur avait péri, déroula avec soin le document en partie brûlé. Malgré ses précautions, l’extrémité calcinée s’effrita sur ses genoux. Plus loin, seuls le haut et le bas se désagrégeaient. L’essentiel des signes subsistait, mais des taches de suie et d’humidité rendaient les surfaces les plus exposées difficiles à déchiffrer. À mesure que le jeune scribe déployait le rouleau, les macules se faisaient moins nombreuses, la lecture plus aisée.
Bak, agenouillé près de lui, considéra les trois piles de papyrus. La plus grande était, de loin, celle d’où provenait le document d’Hori. Une autre se composait de rouleaux peu ou pas endommagés. La troisième était une masse de fragments noircis, qui paraissaient irrécupérables.
— On peut emporter ceux-ci dans nos quartiers, chef ? interrogea Kasaya. On serait beaucoup plus à l’aise sur le toit, on aurait de la place pour tout étaler et personne pour nous ennuyer.
Bak regarda à l’intérieur de la pièce dévastée par le feu. La plupart des poteries brisées avaient été repoussées hors du passage. Une trace noire sur le sol signalait l’endroit où l’huile s’était enflammée, et une autre plus grande, brunâtre, devait être du sang séché. Une odeur ténue de brûlé subsistait.
— D’accord, mais scelle bien cette pièce avant de partir, et avertis les gardes de ne laisser entrer personne. Vous aurez peut-être besoin de consulter d’autres archives ; il ne faudrait pas qu’elles disparaissent quand vous aurez le dos tourné.
— S’il est vrai qu’Ouserhet s’inquiétait, j’ignore pourquoi.
Ouser, le contrôleur des contrôleurs des entrepôts d’Amon, lança à Bak un regard agacé.
— Je sais seulement qu’Hapouseneb m’a convoqué un jour et m’a dit de m’attendre à sa venue, avec ses serviteurs. Je devais coopérer avec lui à tous égards et lui accorder libre accès aux entrepôts. J’ai répété ces instructions à mes subalternes, voilà tout.
Bak s’avança dans l’ombre projetée par le long portique devant le bâtiment carré du Trésor. Ouser était assis sur une chaise basse, à une dizaine de pas de la porte ouverte. Ses instruments d’écriture posés sur une petite table près de lui, il semblait le parfait exemple du fonctionnaire fier de sa réussite : l’échine raide, l’attitude auguste, et un ventre volumineux qui remontait la ceinture de son long pagne presque sous sa poitrine grasse.
— Tu n’as jamais été curieux de ce qu’il faisait ?
— Je le savais, répliqua Ouser avec un reniflement dédaigneux. Il inspectait les comptes, non ?
Bak réprima un sourire. Il l’avait bien cherché.
— Où en était-il de sa mission ?
— Pour autant que je sache, il avait presque fini.
Ouser regarda dans la cour, où quatre gardes royaux traînaient sous un sycomore ombreux. Leur officier était entré dans le bâtiment avec deux gardes du Trésor et un prêtre.
— La plupart des contrôleurs venaient chuchoter à mon oreille, souvent pour se plaindre qu’il outrepassait son autorité. Je les remettais aussitôt en place en leur répétant l’ordre d’Hapouseneb : nous devions l’aider dans toute la mesure de nos moyens.
— Tu ne t’es jamais intéressé à sa mission ?
— Pourquoi donc ? Il avait son travail et moi le mien.
— Ne craignais-tu pas qu’il découvre des irrégularités dans les rapports ?
— Des irrégularités, lieutenant ? Quelqu’un a mal compté ou a interverti un chiffre ? Quelqu’un s’est trompé de ligne en transcrivant l’inventaire sur le rouleau final ? Nul n’est à l’abri d’une erreur, déclara-t-il avec un rire condescendant.
Le contrôleur des contrôleurs, égal d’Amonked par le rang mais non par le bon sens, était trop imbu de sa personne pour son propre bien. Bak commençait à comprendre pourquoi Amonked passait ses journées dans les vastes entrepôts d’Amon situés hors du domaine sacré, ceux qui abritaient la véritable richesse : les céréales, les peaux, les lingots de cuivre. Son titre de gardien des greniers était censé être une sinécure, pourtant il s’attelait chaque matin à sa tâche, en homme consciencieux. Si, à l’instar d’Ouser, il avait été responsable des opérations quotidiennes dans les entrepôts, il aurait su avec précision en quoi consistait la mission de l’inspecteur.
— Ouserhet aurait-il découvert un vol ?
— Qui oserait voler le plus grand des dieux ? s’esclaffa Ouser. Un tel sacrilège est impensable. Personne ne serait assez téméraire.
— Face à une tentation suffisante…
— Oui, oui, je sais ! coupa Ouser, balayant l’objection de Bak d’un geste de la main. Mais pas ici. Pas dans l’enceinte sacrée d’Ipet-isout.
Cet homme était insupportable. Priant en silence afin de conserver sa patience, Bak jeta un coup d’œil vers les gardes royaux qui s’étaient mis à jouer avec trois chatons au poil ébouriffé, sous le regard de la mère, à distance prudente.
— Ouserhet a-t-il vérifié le Trésor ?
— Il a commencé ici. Je lui ai assuré que j’assume la responsabilité pleine et entière des biens les plus précieux et que je peux énumérer de mémoire tous les articles qui me sont confiés. Malgré tout, il a insisté, conclut Ouser avec hargne.
Bak n’était jamais entré dans cette trésorerie particulière, mais sa taille à elle seule démontrait que nul ne pouvait se souvenir de chacun des objets qu’elle renfermait.
— C’était il y a combien de temps ?
— Un mois, pas plus. Le jour même où Hapouseneb m’a ordonné d’ouvrir toutes les portes à l’inspecteur et à ses hommes.
« Donc, il y a trop longtemps pour que cela ait un rapport avec la préoccupation récente d’Ouserhet, supposa Bak. À moins qu’il ait découvert de nouvelles preuves le ramenant au Trésor. »
— Cet édifice contient sans doute plus d’objets précieux que tous les entrepôts réunis. Ne serait-il pas logique, pour un voleur, de chercher ici le meilleur butin ?
Ouser pinça les lèvres, irrité.
— Combien de fois devrai-je me répéter, lieutenant ? C’est pour moi une très grande fierté d’être responsable du Trésor, et pas un jour ne passe sans que j’en parcoure les salles. J’admets volontiers que j’ai la passion des beaux objets, et où pourrait-on en trouver autant réunis en un seul lieu ?
— Les entrepôts du groupe dans lequel Ouserhet est mort renferment aussi des objets de valeur.
Ouser eut un rire dédaigneux.
— Rien qui vaille la peine d’offenser Amon, crois-moi.
— Des huiles aromatiques, des ustensiles sacrés faits de métaux précieux, du lin fin et…
Bak s’interrompit. Le contrôleur des contrôleurs n’écoutait plus.
Ouser fixait les gardes royaux, les sourcils froncés. Il marmonna :
— Cet officier est là-dedans depuis trop longtemps.
Il se leva et prit son bâton de commandement, posé contre une colonne.
— Je veux savoir ce qui se passe.
Bak lui barra le passage.
— Je dois poser des questions à l’intérieur de l’enceinte sacrée, contrôleur, et nombre de mes interlocuteurs seront des surveillants des entrepôts dont tu as la charge.
— Questionne qui tu voudras. Interroge à ta guise, déclara Ouser, qui passa sur le côté en écartant le policier de son bâton. Tu trouveras tout en ordre. Tu verras.
Bak et Amonked s’arrêtèrent sur le seuil et observèrent les hommes et les femmes coiffés de perruques et parés de bijoux qui circulaient dans l’immense salle d’audience du gouverneur Pentou. Les effluves de bière et de vin, de canard et de bœuf rôtis, d’oignons et d’aromates rivalisaient avec les parfums des invités et l’odeur suave des bouquets somptueux. Des rires résonnaient à travers le brouhaha. En cette fin d’après-midi, la brise qui pénétrait par les hautes fenêtres ne pouvait atténuer la chaleur des corps. Bak se félicita d’avoir eu le bon sens de ne pas mettre de perruque. Amonked avait maugréé pendant tout le chemin contre l’obligation de revêtir la tenue d’un noble.
Il chuchota à l’oreille de Bak :
— Nous resterons une heure, pas plus.
Bak, qui ne voyait aucun visage familier, craignit que cette heure ne lui fasse l’effet d’une éternité.
Netermosé, le secrétaire de Pentou, les accueillit avec empressement. Il les guida à travers la foule jusqu’à la petite estrade surélevée que le gouverneur partageait avec son épouse et le grand trésorier Djehouti, puis il s’éclipsa. Bak et Amonked s’inclinèrent avec respect devant leurs hôtes, dont les chaises étaient entourées de coupes où flottaient des lotus bleus. Ils prononcèrent les civilités d’usage, reçurent en retour des paroles de bien venue. Quand Pentou les eut invités à savourer toutes les bonnes choses que sa maison avait à offrir, ils s’écartèrent pour permettre à d’autres nouveaux arrivants de prendre leur place.
Une servante leur tendit des verres à pied remplis d’un vin foncé au riche bouquet. Elle leur demanda ce qu’ils désiraient, énumérant une longue liste de mets, de boissons, de fleurs et de parfums. À ce qu’ils pouvaient voir sur les lourds plateaux portés par des serviteurs et sur les tables basses disposées le long des murs, sa description ne les préparait en rien à la somptueuse réalité. Bak se servit des dattes enrobées de miel pendant que son compagnon goûtait diverses viandes épicées.
— Bonsoir, intendant, dit le prêtre Sitepehou, qui inclina la tête à l’adresse d’Amonked et sourit à Bak. Lieutenant…
— En vérité, Pentou s’est surpassé, remarqua Amonked.
— Nous devons en grande partie cette profusion à Pahourê, son intendant. Il est venu à Ouaset quelques jours avant nous pour préparer la résidence à notre intention, et pour veiller à ce que nous trouvions une abondance de nourriture fraîche, de boissons et de fleurs.
— La tâche n’est pas facile à cette époque de l’année, alors que presque toutes les meilleures terres sont inondées.
Sitepehou répondit avec un bon rire :
— Pahourê n’est pas du genre à se laisser entraver par une légère difficulté.
— Mais tu mérites à coup sûr de partager ces louanges, remarqua Amonked d’un ton affable. N’as-tu pas prié Inheret afin que tout soit un succès ?
Le prêtre partit d’un franc éclat de rire, faisant tourner les têtes autour d’eux.
— À vrai dire, je n’en ai pas éprouvé le besoin. Si Pahourê essuie un échec, ce ne sera pas à cause d’une réception.
Il regarda derrière les deux hommes et s’exclama avec plaisir :
— Ah ! Netermosé ! Meret !
La jeune femme leur souhaita la bienvenue dans la demeure du gouverneur. Amonked bâcla les compliments d’usage et repéra aussitôt un prêtre d’âge mûr qu’il tenait, dit-il, à présenter à Sitepehou. Netermosé et lui entraînèrent ce dernier dans la foule.
Se tournant vers Bak, un peu rougissante, Meret dit en souriant :
— Ton ami n’est pas très subtil, n’est-ce pas, lieutenant ?
Il se mit à rire.
— Amonked semble estimer que j’ai besoin d’une épouse.
— Se trompe-t-il ?
La question était si audacieuse que l’espace d’un instant il en resta pantois.
— Je me suis toujours estimé capable de chercher la femme avec laquelle je souhaite passer te reste de mes jours.
— Chercher ? Essaies-tu de me dire que tu n’as pas besoin d’entremetteur, ou que tu connais déjà celle que tu projettes d’aborder un jour ?
Ses pensées étaient insondables, mais Bak soupçon nait que cette dernière question était suscitée par des sentiments contradictoires, un léger regret qu’il ne soit pas libre, mêlé à un certain soulagement que sa fidélité puisse être engagée ailleurs.
— J’ai trouvé une femme que j’aurais voulu épouser, mais je l’ai perdue.
— Elle n’est plus ?
— Si. Mais sa vie ressemble à la mort.
Voyant qu’il ne se confierait pas davantage, elle répondit :
— J’ai de la peine pour toi, lieutenant.
Un rire féminin attira son regard vers les gens qui se pressaient autour d’eux, et elle baissa la voix :
— Moi aussi, autrefois, j’ai donné mon cœur à un autre.
Il fit signe à une servante, qui remplaça leurs coupes vides. La prenant par le coude, il la guida vers une des quatre grandes colonnes de bois aux couleurs vives qui soutenaient le plafond haut. Ayant ainsi le pilier derrière eux et un grand acacia en pot sur leur droite, ils pouvaient se parler de façon plus intime.
— Qu’est-ce qui vous a séparés ?
Le regard de Meret erra sur la foule bruyante.
— Il est parti un jour et n’est jamais revenu.
Bak devinait ce qu’elle ressentait. Il n’avait plus de nouvelles de sa bien-aimée depuis qu’elle avait quitté Bouhen. Meret, supposait-il, ne savait si son amour perdu vivait encore, s’il en avait épousé une autre ou était resté seul.
— Je présume que Pentou a confié à Amonked son désir que nous devenions amis. Plus que des amis. Sait-il ce que tu as vécu ?
— Ma sœur le lui a dit Ensemble, ils ont décidé que je devais oublier. Je dois trouver quelqu’un d’autre et me marier. Quand Amonked a signalé à Djehouti que tu étais célibataire, tous quatre ont eu l’idée de nous réunir.
Elle leva les yeux vers Bak, un brusque sourire jouant sur ses lèvres.
— Et maintenant, nous voilà…
Il la contempla par-dessus le bord de sa coupe et répondit, amusé :
— Précipités dans les bras l’un de l’autre comme une fille et un garçon de douze ou treize ans.
Ils éclatèrent de rire.
— Dame Meret…
Pahourê se tenait près de l’arbre en pot, l’air ennuyé.
— Un domestique a trébuché alors qu’il transportait une grosse jarre de vin. Celle-ci s’est brisée et presque tous les serviteurs ont été éclaboussés. Les autres ne peuvent s’occuper de tant d’invités. Il faut que tu viennes, pour que chacun retrouve au plus vite un aspect présentable.
— Il a trébuché ? répéta Meret, stupéfaite. Le sol, dans les dépendances, est parfaitement uni et tous les objets encombrants ont été poussés contre les murs. Sur quoi a-t-il bien pu trébucher ?
— Sur ses pieds, j’imagine.
Elle lança un regard d’excuse à Bak.
— Je regrette, mais je dois te laisser, lieutenant. Je ne serai peut-être pas de retour avant que tu t’en ailles. En tout cas, reviens nous rendre visite. Je n’aurais pas cru que toi et moi aurions tant à nous dire.
Il lui adressa son plus charmant sourire.
— Nous nous reverrons, je te le promets.
— Elle te plaît, je vois.
Le médecin Ptahhotep s’appuya contre le mur en brique crue de l’enclos et observa son fils avec intérêt.
Bak vida deux lourdes jarres d’eau dans l’abreuvoir. Victoire et Défenseur, les beaux étalons noirs qu’il n’avait pas voulu vendre lorsqu’il avait été exilé sur la frontière sud, n’y prêtèrent pas attention. Ils avaient déjà bu tout leur content lorsqu’il avait apporté de l’eau du canal d’irrigation débordant qui passait non loin de l’enclos.
— Elle ne ressemble pas du tout à sa sœur, Amon soit loué ! Si je l’avais sentie aussi autoritaire, je me serais borné à la saluer, puis je l’aurais évitée.
— Amonked ne te ferait pas cela.
Les traits de Ptahhotep ressemblaient beaucoup à ceux de son fils, et il avait la même taille, la même carrure. Les années avaient amolli ses muscles et changé le brun de ses yeux en or profond, mais personne ne pouvait supposer qu’il fût autre que le père du jeune homme.
— Serais-tu prêt à l’épouser ?
Bak savait que Ptahhotep rêvait de le voir fonder une famille, un foyer.
— Comment pourrais-je le dire ? Il me faut passer plus de temps avec elle, apprendre à la connaître. Mais en premier lieu, je dois mettre la main sur l’assassin d’Ouserhet.