3

— Le prêtre l’a dit : la plupart allaient sortir de l’enceinte sacrée. Tous se pressaient pour ne pas manquer le début de la procession.

Le plus âgé des gardes, Tetynefer, jeta un coup d’œil à ses deux camarades, qui acquiescèrent.

— Comme nous, ils ont entendu ses cris et sont accourus. On n’a pas perdu de temps à discuter. Il fallait éteindre le feu.

Bak regarda le mur qui encerclait un large orifice taillé dans le sol. À l’intérieur, un escalier en spirale descendait jusqu’à une plate-forme, autour du conduit étroit où l’on tirait de l’eau.

— Je vois que le puits est tout près. Néanmoins, il faut disposer d’une grande quantité d’eau pour venir à bout d’un feu, et vite la faire passer.

— Tu as saisi tout le problème, dit Tetynefer avec respect. On n’était pas assez pour former une chaîne.

Un jeune garde, grand et solide, qui parlait avec l’accent du Nord, précisa en souriant :

— Tetynefer m’a envoyé chercher quelque chose pour étouffer les flammes. Amon m’a été propice : j’ai tout de suite trouvé un manteau de laine.

— J’ai emmené les autres au puits, reprit Tetynefer. Le temps qu’on revienne avec des jarres pleines, il avait écarté tous les rouleaux qui se consumaient et éteint ceux que les flammes commençaient à attaquer.

Il montra, d’un geste empreint de fierté, les sandales du jeune homme, noircies et en partie calcinées. Une brûlure rouge marquait l’extérieur de sa cheville droite.

— Regarde ses pieds ! Ce garçon n’a pas le moindre bon sens, mais il possède le courage d’un lion.

S’efforçant sans succès de prendre un air modeste, le jeune garde ajouta :

— Dès qu’ils ont apporté l’eau, on a pu finir de maîtriser l’incendie.

— Ce n’est qu’ensuite qu’on s’est approchés du défunt, expliqua le troisième garde, plus trapu, qui posa son bouclier contre le mur et s’assit à côté, sur ses talons. On a vu son cou, et aussitôt on a dit au petit de prévenir le contrôleur des contrôleurs. Mais c’est toi qu’il a ramené, avec l’intendant d’Amon.

Bak prit place sur un banc en brique crue, ombragé par un bouquet de dattiers. Au-dessus de sa tête, le feuillage bruissait sous la brise, et le doux chant d’une huppe se faisait entendre.

— Beaucoup d’hommes auraient cédé leur plus beau pagne pour voir la procession, aussi je présume qu’on vous a donné l’ordre de rester.

— Oui, mon lieutenant, confirma Tetynefer en s’accroupissant dans l’herbe embroussaillée. Moi, j’ai vu assez de processions pour l’éternité entière, et ces deux-là ont grandi à Ouaset. Notre sergent a préféré fournir à des nouveaux dans la capitale l’occasion d’admirer le spectacle.

Le garde trapu, qui dessinait machinalement dans la poussière, releva la tête pour préciser :

— Il a promis de nous poster dans la cour antérieure d’Ipet-isout quand Amon reviendra de sa demeure du Sud. Nous verrons de près les divinités et nos souverains, mieux encore que depuis l’allée processionnelle.

« Un arrangement équitable », convint Bak en son for intérieur.

— Amonked et moi n’avons vu aucune sentinelle aux portes. Ne sont-elles pas gardées ?

— Si, mon lieutenant. Du moins, en principe, répondit le jeune garde, qui s’adossa contre le mur du puits en plantant avec vigueur sa lance dans le sol. Nous avons pour mission de surveiller les portes, mais, en même temps, de patrouiller dans les rues de ce secteur afin d’empêcher toute intrusion.

Son compagnon trapu hocha la tête.

— Avec ce monde qui afflue de partout, on ne sait jamais ! Certains pourraient être tentés d’explorer le domaine d’Amon, par simple curiosité.

— Ou de s’emparer d’un objet de valeur, ajouta Tetynefer.

Bak n’était pas spécialement surpris par cette nonchalance dans l’organisation de la garde. Qui aurait osé offenser le plus grand des dieux ?

— L’un d’entre vous aurait-il vu Ouserhet arriver, par hasard ?

— Moi ! s’exclama Tetynefer. Il semblait venir du sanctuaire. Il y avait beaucoup de mouvement dans le coin, et je ne l’aurais pas remarqué s’il n’avait trébuché sur un chien aveugle, qui s’allonge là tous les matins pour réchauffer ses vieux os. Ouserhet en a eu tant de peine qu’il m’a confié un jeton à échanger contre de la viande pour le chien. Après, il est entré dans l’entrepôt où Meri-amon l’a découvert.

— Et tu es aussitôt allé chercher la viande ? demanda Bak.

— Je n’en ai pas eu le temps.

Tetynefer plissa les yeux, craignant que Bak ne s’interroge sur son honnêteté plutôt que sur ses faits et gestes.

— N’aie pas d’inquiétude, lieutenant. Je n’irais pas voler la nourriture d’un chien.

L’officier le rassura d’un sourire.

— Donc, aucun de vous trois n’a quitté ce secteur après l’arrivée d’Ouserhet ?

— Non, lieutenant, dirent-ils à l’unisson.

— Une fois qu’il est entré dans l’entrepôt, combien de temps s’est écoulé avant que Meri-amon ne sente la fumée ?

— Une demi-heure. Je t’ai raconté tout de suite l’histoire du jeton, dit-il au jeune garde. Une demi-heure, c’est une estimation exacte, à ton avis ?

Le garde trapu acquiesça ; l’autre parut dubitatif.

— Plutôt une heure, je dirais.

— Avez-vous remarqué si des inconnus rôdaient par ici ?

Les trois gardes s’esclaffèrent.

— Un homme sur quatre, ou même un sur trois, nous était inconnu, expliqua le plus grand. Pendant cette période d’effervescence, les prêtres ordinaires ont besoin de nombreux assistants.

Le pépiement des oiseaux résonnait dans le silence de l’enceinte sacrée. Bak imagina l’animation qui devait y régner si peu de temps auparavant La demeure du dieu et les nombreux bâtiments serrés tout autour, qui formaient une cité intérieure, avaient été fourmillants d’activité. Puis la foule avait disparu, laissant les rues et les ruelles désertes, les édifices vides, les rouleaux et les récipients sacrés abandonnés. Le tueur avait pu frapper n’importe quand, mais le moment le plus propice aurait été les derniers instants de confusion où chacun se préparait à partir, trop affairé et trop pressé pour remarquer quoi que ce soit.

 

 

— Il n’est pas mort ! Ce n’est pas possible !

— Je suis navré, dame Achayet, mais tu dois me croire. Son ka[12] s’est envolé vers le monde souterrain.

De tous les devoirs nombreux et variés qui incombaient à Bak en tant qu’officier de police, celui qu’il détestait le plus était d’informer les familles de la disparition d’un être cher.

La femme, menue et fragile, s’agenouilla pour enlacer les trois jeunes enfants qui s’accrochaient à sa jupe et les serrer contre elle.

— Nous l’attendons. Il va arriver d’un instant à l’autre pour nous emmener à Ipet-resyt voir la fin de la procession.

— Dame Achayet…

Elle lâcha les enfants et les envoya vers le fond de la maison, d’une tape affectueuse sur le postérieur nu du plus grand. Elle adressa à Bak un sourire lumineux.

— À quoi est-ce que je pense, à te laisser debout sur le seuil ? Entre ! Autant que tu t’installes confortablement pour attendre mon époux.

Regrettant de ne pouvoir s’enfuir à toutes jambes, Bak traversa derrière elle la première pièce, encombrée par la paille destinée à l’âne de la famille, de grosses gargoulettes et des jarres pour conserver des aliments, des fuseaux et un métier à tisser vertical, et, enfin, quatre canards nichés sur de grands plats. Dans la salle principale, le plafond haut était soutenu par un pilier rouge, et les murs percés de fenêtres qui versaient une lumière généreuse. Deux tabourets, un coffre en jonc tressé et une petite table occupaient l’espace avec l’estrade, en brique crue, où toute la famille s’asseyait dans la journée et où, la nuit venue, couchaient les adultes.

— Prends le tabouret de mon mari, lieutenant. Aimerais-tu une bière, pour tromper l’attente ?

— Dame Achayet, dit-il en la saisissant par les bras pour la tourner vers lui. Je regrette de devoir être aussi dur, mais tu ne me laisses guère le choix. Ton époux n’est plus. Il a été assassiné, tôt ce matin, dans un entrepôt de l’enceinte sacrée.

— Non !

Les yeux d’Achayet rencontrèrent les siens, une prière se forma sur son visage.

— Non, répéta-t-elle avec moins d’assurance, sa conviction faiblissant.

— Ton mari est mort.

Il la tenait fort, l’obligeant à lui accorder son attention entière.

— Crois-moi. Désormais, il te faudra endosser seule la responsabilité de ton foyer, de tes enfants. Pour eux, tu dois te montrer courageuse.

Une expression d’horreur, d’indicible douleur, assombrit son visage tel un nuage. Elle se dégagea d’un geste brusque et, chancelante, passa dans la pièce suivante, puis dans la petite cuisine au toit léger, fait de branches et de paille. Elle se laissa tomber sur le sol en terre battue et éclata en sanglots. Les enfants se rassemblèrent autour d’elle, l’air perdu. Bak posa l’un des tabourets à un endroit d’où il pourrait la voir pour s’assurer qu’elle ne commettait pas d’imprudence, et s’assit patiemment.

Après ce qui lui parut une éternité, et sans doute plus encore aux yeux d’un enfant, la benjamine, une petite d’à peine deux ans, commença à geindre. L’aîné, qui n’avait pas plus de quatre ans, contempla sa mère avec espoir. La voyant sans réaction, il entoura sa petite sœur de ses bras et tenta de l’apaiser. Livré à lui-même, le cadet se jeta sur sa mère et la tapa timidement pour tenter d’attirer son attention.

Elle dressa la tête, vit le chagrin et l’incompréhension de ses enfants. Enfin elle rassembla son courage, essuya ses larmes du revers de la main et les réconforta d’une voix douce. Ils retournèrent à leurs jeux. Seulement alors, elle laissa échapper un long soupir entrecoupé de sanglots. Puis elle se leva et prit deux cruches d’un panier. Après les avoir débouchées, elle rentra dans la pièce où le policier était assis.

— Qui a tué mon mari ? demanda-t-elle.

— Nous ne le savons pas encore, répondit Bak, voyant la colère monter en elle, substitut à la douleur. J’ai promis à Amonked, intendant d’Amon, d’arrêter ce criminel – et je tiendrai parole.

Elle lui tendit une cruche et s’assit sur l’estrade. Ses yeux rouges et bouffis faisaient ressortir la pâleur de son visage, dur et déterminé.

— Ouserhet était un homme bon, lieutenant, et un père dévoué. Je veux que celui qui l’a tué paie de sa propre vie.

— Sais-tu qui aurait pu souhaiter sa mort ?

— Je te l’ai dit, il était bon. Il ne se connaissait pas d’ennemis.

Bak but une gorgée de bière, plus douce et plus lisse que la plupart des breuvages faits maison. Cette femme s’illusionnait si elle croyait que son époux n’avait pas d’ennemis. La triste fin d’Ouserhet le prouvait.

— Je sais qu’il avait le grand prêtre pour supérieur direct. Quelles étaient au juste ses attributions ?

— Il parlait peu de son travail. Et, chaque fois, il me faisait jurer de ne rien répéter. Il faudra poser la question à Hapouseneb.

— À cet instant, Hapouseneb se rend à Ipet-resyt avec la procession. Il dirigera les rites pendant le reste de cette journée, puis pendant dix autres encore. Si vif que soit mon désir de lui parler, cela me sera impossible.

Elle regardait fixement ses doigts, crispés autour de la cruche de bière.

— Pour retrouver le meurtrier d’Ouserhet, je dois commencer sans retard. Ou bien onze jours n’y suffiront pas.

— J’ai juré…

Il se pencha vers elle, concentrant toute sa force de persuasion.

— Dame Achayet, ton époux était chargé de la redistribution des offrandes durant la Belle Fête d’Opet. Pour se voir confier une tâche aussi éminente, lors d’une occasion de cette envergure, il assumait forcément de hautes responsabilités.

Le silence se prolongea, puis soudain :

— Il était inspecteur des comptes.

— Inspecteur des comptes ?

Elle hocha la tête.

— Le grand prêtre Hapouseneb l’envoyait dans les entrepôts d’Amon à travers tout Kemet. Il lui avait assigné un scribe et quatre assistants, tous dépendants du sanctuaire. Sa tâche, comme celle de Tati, le scribe, consistait à vérifier si les inventaires concordaient avec les articles entreposés. Les quatre autres manipulaient ou portaient les objets lourds, exécutaient diverses courses et, au besoin, veillaient à ce que personne ne les gêne dans l’accomplissement de leur devoir.

Bak siffla tout bas.

— De hautes responsabilités, en effet…

« De celles qui sont aptes à susciter des ennemis », acheva-t-il en son for intérieur.

— Oui, dit-elle si bas qu’il l’entendit à peine.

— Ses dernières missions l’avaient donc ramené ici, dans la capitale du Sud ?

— Oui. Il était à Ouaset depuis près d’un mois. Nous nous réjouissions de l’avoir à la maison…

Elle se força à lui adresser un pâle sourire qui, bien que courageux, ne faisait guère illusion.

— Son comportement avait-il changé ces derniers temps ? Comme s’il avait eu un différend avec un prêtre ou un scribe, furieux de son intrusion ? Ou comme s’il avait découvert une fraude ?

— Oui, il était préoccupé, ces jours-ci.

Le cœur de Bak bondit d’espoir et d’impatience.

— Il ne voulait pas en parler, poursuivit-elle, mais je le sentais distrait la plupart du temps. Quand j’essayais de lui changer les idées, il devenait irritable. Et même irascible avec les enfants. Ce n’était pas du tout son habitude.

Elle se mordit la lèvre et répéta d’une voix tremblante :

— C’était un homme bon, lieutenant. Gentil et digne. Qui aurait voulu le tuer ?

Bak sentit qu’il devait partir très vite, lui accorder le droit de pleurer à l’abri des regards indiscrets.

— Lui arrivait-il de ramener des rapports à la maison ?

— Non, répondit-elle, essuyant à la hâte ses yeux noyés de larmes. Comme tu le vois, nous disposons d’assez peu de place. Nous aurions été trop encombrés.

— Où les conservait-il ?

— Le grand prêtre lui avait attribué un petit bâtiment non loin du temple d’Amon, mais hors du domaine sacré. Hapouseneb souhaitait l’écarter de tous ceux qui auraient pu chercher à l’influencer. Ptahmès, son assistant, saura t’indiquer où il se trouve.

 

— Tout le monde est parti, mon lieutenant.

Le garde, d’un âge avancé et doté d’une énorme crinière de cheveux blancs, surveillait le vaste bâtiment qui encadrait la cour où ils se tenaient. C’était là que le grand prêtre et son personnel exécutaient leurs besognes administratives. À cet instant, le garde dévisageait Bak comme si celui-ci n’avait pas toute sa raison.

— Tu sais tout de même que personne, dans l’enceinte sacrée, ne manquerait la procession à moins d’y être obligé.

— Je sais que si nombre de prêtres escortent Amon jusqu’au sanctuaire sud, répliqua Bak, contenant son irritation, beaucoup d’autres s’attardent afin de se purifier et de se vêtir. Une grande partie de leurs préparatifs a lieu ici, après quoi ils sont libres de s’en aller.

— Mon lieutenant, contrairement à l’opinion courante, les prêtres ne sont pas un ramassis de fainéants. La plupart travaillent de l’aube au crépuscule, et leur tâche ne finit jamais.

À voir le vieillard si hautain, Bak se demanda s’il n’avait pas jadis été prêtre.

— Et Ptahmès ? Déploie-t-il le même zèle, ou le trouverai-je parmi les badauds ?

Le garde pinça les lèvres d’un air de réprobation.

— Il ne pourra pas te parler aujourd’hui. Il est à Ipet-resyt, où il prépare l’organisation des rites de ces dix prochains jours.

Bak renonça. Personne n’étant disponible, il n’avait d’autre choix que d’oublier l’enquête pour le reste de la journée et de profiter lui aussi des festivités.

 

Bak arriva près de l’allée processionnelle, devant le premier sanctuaire de la barque sacrée où il avait quitté ses Medjai. Comme il fallait s’y attendre, l’endroit était désert. Ses hommes étaient partis. Les divinités et les corégents étaient passés depuis longtemps, escortés par les prêtres et les dignitaires, les danseurs, les acrobates et les chanteuses. Les spectateurs s’étaient dispersés. Beaucoup avaient suivi le cortège jusqu’à Ipet-resyt. De rares personnes étaient rentrées chez elles, mais la plupart s’étaient mises en quête de bière et de bon temps. On avait remonté les baraques plus loin sur le parcours. Les soldats s’étaient joints à la foule, enfin libres de se distraire.

Des feuilles bruissaient sur le chemin tapissé de calcaire, poussées par la brise sporadique. Bak avait oublié à quel point l’allée processionnelle semblait abandonnée quand tout le monde s’en était allé. Il jeta un coup d’œil vers Rê, qui avait déjà parcouru les trois quarts de sa course dans la voûte céleste. Pas étonnant qu’il se sente le ventre creux ! Maintenant, les vendeurs de nourriture s’étaient sans doute installés près d’Ipet-resyt. Soit à plus d’un quart d’heure de là en marchant vite.

D’un pas vif, il se dirigea vers le sud. Au début, il eut le chemin pour lui seul, puis les passants se firent plus nombreux. À de rares exceptions près, tous avançaient vers Ipet-resyt. Certains se hâtaient, d’autres prenaient leur temps, seuls ou en groupes qui bavardaient et riaient. Les dévots conservaient une attitude grave, quelques-uns semblaient encore sous le coup de l’émotion, mais, en général, l’humeur était à la fête. Indulgents, les policiers et les soldats de faction ne réprimaient que les infractions les plus graves.

À mi-chemin, Bak reconnut deux silhouettes familières venant du sud : son scribe Hori et Kasaya, le plus jeune de ses Medjai. Il agita la main. Tout heureux, ils se hâtèrent de le rejoindre.

— Qu’est-ce que vous faites là, vous deux ? Déjà fatigués des réjouissances ?

— On te cherchait, lieutenant ! expliqua Hori, qui se mit à marcher à côté de lui.

Ravi par la fête, le jeune scribe aux joues rondes dansait presque sur le chemin.

— Où sont nos hommes ?

Kasaya, qui avait pris place de l’autre côté de Bak, ajusta son bouclier plus confortablement et posa sa lance sur son épaule d’un air fort peu martial.

— Dès que la procession s’est éloignée de la première halte, Imsiba est parti avec son épouse. Il a confié le commandement à Pachenouro et nous a suggéré de rester ensemble. Nous avons suivi la procession, en espérant que tu nous rattraperais.

— Quand Amon s’est installé sur le quatrième reposoir, enchaîna le scribe, nous avons vu Amonked se glisser parmi les nobles, mais tu n’étais pas avec lui. Pendant un temps interminable, nous n’avons pu l’approcher.

Hori aperçut une jolie fille à l’ombre d’un sycomore, entourée des siens, et la dévora des yeux. Kasaya le remarqua et adressa un clin d’œil à Bak. La jeune fille tourna la tête vers les trois hommes et Hori regarda aussitôt ailleurs, rouge jusqu’aux oreilles.

— Au septième arrêt, Pachenouro a enfin réussi à l’aborder pour lui demander où tu étais. Il nous a expliqué qu’un meurtre avait été commis, que tu étais resté pour mener l’enquête et que nous te trouverions probablement dans l’enceinte sacrée.

— Alors, on a décidé d’aller voir, conclut Kasaya.

À moitié tourné vers Bak, le scribe avançait d’un pas sautillant, la fille oubliée.

— Vas-tu nous donner des détails au sujet du mort, lieutenant ? Qui était-ce ? Que faisait-il dans le domaine sacré ? Était-il…

Amusé, Bak leva la main pour réclamer le silence. Pendant qu’il relatait tout ce qu’il avait vu et entendu, ils continuèrent rapidement leur route. La foule devint plus dense, les conversations et les rires plus sonores, plus impatients. Rare était l’occasion de voir les souverains s’agenouiller devant Amon et montrer leur adoration par des fumigations d’encens et des offrandes de nourriture. Mais, en ce début de la Belle Fête d’Opet, tous ceux qui parviendraient à s’approcher seraient témoins de leurs marques de soumission envers leur père divin.

Bak conservait un souvenir aigu de la première fois qu’il avait assisté au rite des offrandes – et de la déception qu’il avait ressentie. Sous le règne d’Aakheperenrê Touthmosis, la cérémonie était moins solennelle et beaucoup moins grandiose. Bak avait alors une dizaine d’années ; il était trop grand pour s’asseoir sur les épaules de son père. Celui-ci s’était mis à genoux afin qu’il puisse grimper sur sa cuisse et voir par-dessus la multitude de têtes. Amon se dissimulait dans sa châsse dorée, le roi, à genoux, restait caché par la foule. Bak n’avait rien vu.

— Qui l’a assassiné, à ton avis ? interrogea Hori.

— Comment veux-tu que le lieutenant Bak le sache ? se moqua Kasaya. Il n’a encore rencontré aucun suspect digne de ce nom.

— Si : l’épouse d’Ouserhet.

— Pourquoi l’aurait-elle tué dans l’enceinte sacrée ? Ça aurait été beaucoup plus facile chez elle !

Bak aperçut Meri-amon devant eux, à l’ombre d’une palmeraie qui dominait le sixième reposoir de la barque. Le jeune prêtre regardait de tous côtés ; il dévisageait les gens qui circulaient le long de l’allée, scrutait les passages qui débouchaient près du sanctuaire. Il avait paru très impatient de quitter le domaine sacré, et pourtant il était là. À l’évidence, il attendait quelqu’un. Une femme, peut-être ?

Hori répliqua d’un ton dédaigneux au jeune Medjai :

— Elle ne voulait pas attirer l’attention. Or elle aurait été la première suspecte si elle lui avait tranché la gorge pendant qu’il dormait sur sa natte.

— Lui trancher la gorge ! se récria Kasaya en secouant la tête. Une femme, faire ça à un homme ? Impossible !

Bak gémit intérieurement. Ces deux-là ne cessaient de se chamailler. Par bonheur, aucun ne prenait les réflexions de l’autre au sérieux et leur amitié demeurait solide.

— Qui sait, sous le coup de la colère ? L’épouse d’Ouserhet est-elle grande et vigoureuse, lieutenant ? voulut savoir Hori, se tournant vers Bak.

— Non, toute petite et frêle. Je suppose qu’elle aurait pu le tuer dans le feu de la colère, mais j’en doute.

Bak sentait la sueur couler sur sa poitrine ; il avait la bouche sèche et l’estomac vide. Préférant ne pas y penser, il réfléchit à sa conversation avec Achayet.

— Elle était bouleversée par la nouvelle, et je n’ai perçu aucune hypocrisie dans ses larmes. Quand elle s’est reprise, elle a cédé à la fureur – et cela non plus ne semblait pas feint. Non, conclut-il, ce n’est pas elle qui l’a tué, j’en ai la conviction.

— Et le prêtre Meri-amon ? suggéra Hori sans se douter qu’ils approchaient de celui dont il parlait.

Le regard de Bak se posa sur le jeune prêtre, qui avait quitté la palmeraie et remontait d’un pas déterminé vers Ipet-resyt.

— Peut-être, mais pour quel motif ? Jour après jour, il ne fait que donner et reprendre les objets nécessaires au culte.

— Quel motif aurait-on pu avoir de le tuer ? interrogea Kasaya.

— Ouserhet était inspecteur des comptes, expliqua Hori, condescendant. Ces gens-là se font des ennemis.

— Mais bien sûr, à l’intérieur du domaine sacré ! ironisa Kasaya.

— Les prêtres ne sont pas différents des autres. Il leur arrive de se laisser tenter par la richesse, d’être séduits par une jolie femme. Ils peuvent ressentir de la rancœur et de la colère. Un inspecteur des comptes… Eh bien, moi, c’est sûr que je n’aurais pas apprécié que quelqu’un mette son nez dans mes rapports !

Devant eux, Meri-amon contournait un large groupe formé par une même famille, et Bak le perdit de vue.

— Le crime a-t-il été commis sous l’effet de la colère, chef ? demanda le jeune Medjai.

Bak leva son bâton de commandement en réponse au salut de quatre soldats qu’ils croisaient.

— L’examen des documents partiellement brûlés nous donnera peut-être une idée de la mission qui l’occupait. Si un mobile apparaît, c’est que la colère n’entre pas en ligne de compte.

Hori n’avait pas besoin qu’on lui précise qui se chargerait de les examiner.

— Quand dois-je commencer, lieutenant ?

— Demain, à l’aube. J’ai scellé la pièce, mais recommandé aux gardes de t’y laisser entrer.

Bak s’approcha du bord de l’allée, le scribe et le Medjai sur ses talons. Quand ils eurent contourné la famille nombreuse et furent à nouveau assez proches pour se parler, il reprit :

— Je veux que tu répartisses les rouleaux en trois catégories : ceux qui sont devenus indéchiffrables, ceux en partie brûlés, et ceux que tu trouveras intacts.

Meri-amon était de nouveau en vue. Il marchait vite. Bak, sa curiosité en éveil, hâta le pas lui aussi.

— Et moi, chef ? s’enquit Kasaya.

Lisant sur ses traits l’espoir de se rendre utile, Bak lui confia la seule mission à laquelle il put penser.

— Tu monteras la garde. Veille à ce que personne n’entre dans la pièce et ne dérange Hori.

Le Medjai hocha la tête, satisfait, tout en sachant sans doute que cette tâche n’était pas indispensable.

— Pendant que tu classeras les documents, continua Bak, je vais me mettre en quête du scribe d’Ouserhet. Avec de la chance et un peu d’aide d’Amon, il saura ce que cherchait l’inspecteur et pourra même désigner le coupable.

Meri-amon s’approcha d’un homme aux cheveux roux frisés. Un court moment, ils marchèrent côte à côte.

Bak n’aurait su dire s’ils se parlaient, mais une impression indéfinissable lui disait que oui, et il aurait juré que le prêtre avait remis quelque chose à l’autre avant d’accélérer l’allure.

— Qu’allons-nous faire aujourd’hui ? demanda Hori.

— Pas grand-chose. Il n’y a personne dans le domaine sacré, hormis une poignée de gardes. Vous êtes libres de profiter des festivités.

À voir le regard complice échangé entre les deux jeunes gens, ils n’étaient pas fâchés d’avoir quartier libre.

— Et toi, chef, où vas-tu ? demanda Kasaya.

— J’espère trouver Amonked à Ipet-resyt. Il voudra écouter mon rapport.

Meri-amon se fondit dans la foule. L’homme aux cheveux roux quitta l’allée processionnelle pour s’engager dans un passage. Il s’arrêta à l’ombre d’un édifice en brique enduit de plâtre et examina un objet dans sa main. Puis il le laissa tomber, l’écrasa sous son pied, après quoi il s’éloigna très vite et disparut entre des petites maisons décrépites.

Plus curieux que jamais, Bak s’engouffra à son tour dans le passage. Par terre, il découvrit des fragments de poterie grise. S’accroupissant, il ramassa quelques morceaux. On y distinguait des inscriptions – un message détruit.

— Qu’est-ce qui se passe, lieutenant ? demanda Hori, intrigué, en regardant les fragments.

Bak haussa les épaules.

— J’ai cru voir le prêtre Meri-amon transmettre quelque chose à un homme. Je me demandais ce que c’était, voilà tout.

— Un message ?

Bak avait regagné l’entrée de la ruelle et scrutait l’allée processionnelle. Meri-amon s’était évanoui dans la foule.

— Je compte bien lui poser la question à la première occasion.

Le sang de Thot
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