2
L’allée processionnelle était bordée d’hommes, de femmes et d’enfants venus parfois de loin pour assister à la Belle Fête d’Opet. La plus grandiose des nombreuses festivités ponctuant l’année célébrait la renaissance des deux souverains, divine progéniture d’Amon. On attendait le premier cortège, qui cheminerait bientôt d’Ipet-isout, le sanctuaire situé au nord, jusqu’au sanctuaire sud, Ipet-resyt Durant ces onze jours, c’était la longue parade de dieux, de personnages royaux, de prêtres et de hauts dignitaires qui offrait la meilleure occasion d’adorer de près Amon, son épouse Mout et leur fils Khonsou, mais aussi d’apercevoir les grands parmi les grands.
L’atmosphère ouatée de la nuit avait été déchirée par les soldats en marche, apparus au point du jour pour se déployer le long du parcours. Les rires étouffés de quelques personnes encore mal réveillées, cherchant le coin idéal afin d’admirer le défilé, se muèrent en un brouhaha excité. Alors que Kheprê, le soleil levant, atteignait sa deuxième heure dans le ciel du matin, la multitude jouait des coudes pour prendre place le long de la chaussée large, pavée de fragments de calcaire, qui montait en pente douce. Vêtus de leurs plus beaux atours et de leurs bijoux les plus élégants, riches et pauvres se coudoyaient, animés par le même désir de vivre cette occasion extraordinaire.
Les acrobates et les musiciens exprimaient les diverses facettes de leur talent, les amuseurs chantaient en virevoltant au milieu des baraques provisoires, sur un sol encore humide après le retrait de la crue. Des marchands ambulants vantaient leur marchandise : viande et poisson séchés, fruits et légumes, gâteaux au miel, bière et eau, parfums, huiles de massage, fleurs à glisser dans la chevelure ou à jeter sous les pas des dieux, petits souvenirs pour marquer l’occasion – sans oublier les amulettes protectrices. Les arômes succulents et les douces fragrances ne pouvaient toutefois masquer une odeur de crottin : dans une palmeraie toute proche, les chevaux des chars attendaient de se joindre à la procession, sous la conduite de leurs nobles maîtres. Pendant que les soldats écartaient la foule du passage, des policiers passaient parmi les spectateurs. À l’affût des voleurs et des fauteurs de troubles, ils rendaient les enfants égarés à leurs parents, emmenaient les mendiants et les ivrognes.
Le souffle chaud de Kheprê et les eaux de l’inondation, qui s’attardaient en d’immenses bassins naturels au fond de la vallée, emplissaient l’air d’une moiteur désagréable. Aucune brise, même ténue, ne passait. La sueur s’accumulait sous les plastrons et les ceintures, alourdissait les boucles des perruques et des cheveux, dessinait des auréoles sur les robes et les pagnes. Les colporteurs gagneraient davantage en un seul jour qu’en un mois grâce à leurs fleurs aux senteurs suaves pour les narines délicates, à leur eau et à leur bière pour les gorges altérées.
Les spectateurs se sentaient d’humeur légère et indulgente. Chacun avait hâte de savourer à sa façon ces onze jours de piété et de liesse.
— Lieutenant Bak !
Amonked, gardien des greniers d’Amon et cousin de la reine, posa une main amicale sur l’épaule de l’officier et inspecta avec approbation la compagnie medjai, qui se tenait à côté du premier reposoir de la barque sacrée.
— Magnifique unité, qui fait honneur au pays de Kemet !
Le sourire de Bak exprima son plaisir.
— Intendant, je tiens à te remercier. Jamais je n’aurais rêvé d’occuper cette place de choix sur l’allée processionnelle.
Le sanctuaire, long et étroit, se dressait sur un espace surélevé. Un portique à piliers carrés, ouvert sur trois côtés, précédait une petite chapelle fermée. Quand la procession y parviendrait, la barque d’Amon serait placée sur un socle de pierre à l’intérieur du portique, exposée au regard de tous. C’était le premier de huit édifices similaires, où la divine triade ferait halte au cours de son voyage d’une journée.
Les Medjai, quoique détendus, se tenaient droit, grands et fiers. Ils arboraient des pagnes immaculés et des boucliers en peau de vache noire, luisants tant ils avaient été brossés. Ils avaient aussi astiqué les pointes de leurs lances, les pendentifs à leur cou, les larges cercles de métal qui ornaient leurs bras et leurs chevilles, et tout ce bronze rutilait.
Amonked répondit sans la moindre prétention :
— Si un homme possède un peu d’influence et peut l’exercer pour une bonne cause, pourquoi ne le ferait-il pas ?
Plutôt replet et de taille moyenne, il devait avoir environ trente-cinq ans, mais paraissait plus âgé. Il portait un long pagne de lin fin, un élégant plastron de perles et des bracelets assortis. La perruque courte qui couvrait sa chevelure clairsemée luisait au soleil, attestant qu’elle était composée de cheveux naturels.
— Ne devrais-tu pas être dans le temple d’Amon, intendant ? s’enquit Pachenouro. Tu feras partie de la procession.
Comme ses compagnons, le sergent, second d’Imsiba, avait noué connaissance avec Amonked quelques mois plus tôt[8].
— Je me rends en effet à Ipet-isout, mais rien ne presse. Je n’assure aucun service de prêtre, cette saison, aussi je ne puis entrer dans les chambres intérieures ni aider à transporter les barques divines.
Amonked tira un carré d’étoffe de sa ceinture et tapota la sueur qui perlait sur ses tempes, en évitant le trait de galène noire peint autour de ses yeux.
— Je ne vois pas pourquoi je resterais debout plus d’une heure dans la cour extérieure, pendant que nos souverains présentent leurs offrandes et jurent obéissance à leur père divin.
Bak se félicita que, même en une occasion d’une pareille importance, les simples soldats et les policiers ne soient pas obligés de porter perruque et bijoux. La chaleur, déjà presque insupportable, s’accentuerait encore au long de la journée.
— Faut-il que tu te joignes à la procession dès son départ ? Tu pourrais tout simplement attendre ici, et te mêler à tes nobles pairs lorsqu’ils arriveront à ce sanctuaire…
— Une suggestion des plus sages et que j’accepte avec gratitude, lieutenant ! approuva Amonked en souriant.
Sur un coup d’œil de Bak, Pachenouro courut vers l’arrière du temple et revint avec l’un des tabourets pliants qu’utiliseraient Maakarê Hatchepsout, Menkheperrê Touthmosis et les prêtres de haut rang pendant que les divinités se reposeraient.
Ignorant les regards curieux des spectateurs d’en face, Amonked s’installa. Après s’être enquis de la santé du père de Bak, médecin qui résidait sur la rive occidentale de Ouaset, il évoqua la frontière sud et les forteresses du Ventre de Pierres, s’informa des gens qu’il y avait rencontrés. Il ne montrait aucune condescendance, s’adressant aux officiers, aux sergents et aux simples policiers avec une bonne humeur et un respect identiques.
Quand la conversation languit, Bak lui demanda :
— As-tu appris quoi que ce soit à propos de Marouwa ? Le Hittite assassiné au port, la semaine passée…
Amonked n’avait aucune raison officielle de s’y intéresser, mais, comme Bak le savait, le gardien des greniers d’Amon était un des hommes les mieux informés de la capitale du Sud.
— Absolument rien.
Amonked souleva le bord de sa perruque et passa dessous le carré de lin.
— Pourtant, selon le capitaine du port, le lieutenant Karoya n’a pas ménagé sa peine : il a interrogé l’équipage du capitaine Antef, ainsi que tous les témoins éventuels. C’est à croire que seuls des sourds et des aveugles se trouvaient près de la barge, ou que l’assassin avait pris ses précautions afin de ne pas être remarqué.
— Plus le temps passe, et moins Karoya a de chances de capturer ce misérable. Peut-être est-il déjà trop tard. Si le meurtrier est hittite, il pourrait avoir fui vers son pays.
— C’est aussi ce que craint Karoya. Il ne s’est jamais trouvé dans une telle impasse dès le début d’une enquête.
— Croit-il que Marouwa ait été assassiné pour des raisons politiques ?
— Jusqu’à présent, rien n’indique que le marchand se soit intéressé à ce domaine. Mais quoi de plus naturel, s’il était un espion ?
— Un espion ? répéta Bak en plissant les yeux. Qui a émis cette hypothèse ?
Amonked haussa les épaules.
— Je ne sais plus. Karoya, peut-être ?
— Je doute qu’il soit du genre à lancer ce genre d’accusation sans en avoir la preuve. Je ne le connais pas bien, mais il me semble trop sérieux et avisé pour agir ainsi. Maï aussi. Non, pour ma part, je chercherais ailleurs la source de cette fable.
Au loin le timbre cuivré d’une trompette annonça le départ d’Amon de sa demeure terrestre. Tous les regards se tournèrent vers Ipet-isout, et les voix multiples se confondirent en un murmure d’espoir. On perçut un mouvement à la porte du grand pylône sud, construit par Maakarê Hatchepsout dans le haut mur crénelé entourant l’enceinte sacrée. À moitié terminées, deux tours dépassaient de peu le linteau récemment posé au-dessus de l’entrée. Leur façade était dissimulée derrière de longues rampes, faites de brique crue et de gravats, sur lesquelles on hissait les matériaux.
Soudain, des gardes franchirent les battants de la porte lointaine, élevant bien haut les étendards royaux. Des musiciens suivirent. Le battement des tambours et le son métallique des sistres et des claquoirs réglaient le pas lent, mesuré de la procession. Douze prêtres venaient ensuite ; certains parfumaient l’air d’encens, les autres purifiaient le chemin en répandant des gouttes de lait ou d’eau. Un souffle d’air agita les longues oriflammes rouges, en haut des grandes hampes fixées au fronton du pylône. Brisant le silence, les voix s’élevèrent, impatientes.
Maakarê Hatchepsout et Menkheperrê Touthmosis apparurent côte à côte. L’éclat du soleil se refléta sur l’or, sur les vêtements d’une blancheur de héron. Les prêtres aspergèrent d’huiles aromatiques l’allée devant eux, tandis que des serviteurs honorés agitaient des éventails en plumes d’autruche au-dessus de leur tête. La foule, prise de frénésie, acclama le couple royal à qui il incombait de repousser le chaos et de préserver la stabilité du pays.
— Eh voilà ! soupira Amonked. Maintenant, cette longue journée a vraiment commencé.
La musique se fit plus forte, alimentant l’ardeur des spectateurs. Douze prêtres suivaient les corégents ; les brûle-parfums dorés luisaient à travers un nuage d’encens, des gouttes d’eau lustrale jaillissaient d’ustensiles rutilants pour purifier le sol sur lequel passerait le plus grand des dieux.
Amon parut sur le seuil, à l’intérieur de sa châsse reposant sur une barque portative, toutes deux dorées. Les doigts de Rê les effleurèrent, aveuglant tous ceux qui avaient entrevu sa splendeur.
La procession approchait lentement de sa première halte. Amonked se leva et, prenant le tabouret, alla s’installer à l’écart Bak ordonna à ses hommes de se mettre au garde-à-vous, s’assura qu’ils présentaient une apparence irréprochable, puis se tourna vers l’allée processionnelle, talons joints, les bras le long du corps.
Maakarê Hatchepsout et Menkheperrê Touthmosis avançaient dans toute leur majesté. La régente qui s’était faite souveraine portait une longue tunique blanche, un large collier et des bracelets multicolores. Elle était coiffée d’une haute couronne conique dont des plumes s’élevaient de part et d’autre, au-dessus de cornes de bélier horizontales ; le cobra sacré ornait son front. Elle tenait la crosse et le fouet dans une main, le signe de vie dans l’autre. Elle ne regardait ni à droite ni à gauche. Trop loin pour bien la distinguer, Bak imagina son visage figé tel un masque, dénué d’émotion.
À côté d’elle marchait Touthmosis, dont le pas alerte trahissait une énergie juvénile. Il s’était ceint du pagne court du soldat qui révélait à la perfection les muscles durs de son corps bien découplé. Ses bijoux étaient semblables à ceux de la corégente. Sa couronne bleue pareille à un casque s’ornait de disques d’or. Le cobra royal se dressait sur son front. Lui aussi portait la crosse, le fouet et le signe de vie. Bak imagina des yeux toujours en alerte ; un jeune Horus, doté d’une perception aiguë de ce qui l’entourait.
Derrière, nimbée d’un mince nuage d’encens, la barque dorée d’Amon oscillait entre de longues perches sur l’épaule de vingt prêtres – dix de part et d’autre. Un prêtre de rang supérieur allait juste devant elle, un autre immédiatement derrière. Des têtes de bélier en or, couronnées d’orbes, l’uraeus sur le front et des colliers raffinés au cou, surmontaient la proue et la poupe. Sur la barque, une châsse recouverte d’or s’ouvrait de chaque côté pour en révéler une seconde, plus petite, sur une estrade. Celle-ci renfermait Amon, abrité des regards par ses murs dorés.
Les spectateurs poussaient des cris de joie et lançaient des fleurs, qui retombaient sur l’allée en pluie colorée et odorante. Bak, la gorge nouée, ressentait la même crainte respectueuse qu’autrefois, lorsqu’il était enfant et que son père l’avait emmené à une procession. Ptahhotep l’avait porté sur ses épaules afin qu’il puisse distinguer le souverain et son dieu.
Plus loin sur le chemin venaient d’autres prêtres munis d’encensoirs et de vases contenant l’eau lustrale, puis les barques dorées de Mout et de Khonsou, plus petites que celle d’Amon, mais néanmoins imposantes.
Des joueurs de tambour, de claquoirs, de sistres et de luths suivaient les vaisseaux étincelant au soleil. Des chanteuses accompagnaient leur mélopée en frappant des mains. Des danseurs et des acrobates, rivalisant d’agilité, tourbillonnaient, exécutaient des sauts périlleux, arquaient le dos jusqu’à toucher du front le sol derrière eux.
Les porte-étendards – des nobles choisis tout spécialement – approchaient du reposoir de la barque sacrée. Bak salua en élevant son bâton de commandement, et un léger bruissement lui indiqua que ses Medjai, derrière lui, adoptaient la position de combat, jambe droite devant, bouclier contre la poitrine, lance inclinée en avant.
— Intendant ! dit une voix à côté d’Amonked. Un prêtre est mort à l’intérieur de l’enceinte sacrée. Il a été assassiné. Il faut venir, intendant !
Bak tourna légèrement la tête et vit le messager, un jeune garçon de douze ou treize ans, qui ajouta d’une petite voix hésitante :
— Enfin, si tu le peux…
— Pas dans la demeure du dieu, j’espère ! répondit Amonked, atterré.
— Oh, non ! Dans un entrepôt. J’ai d’abord essayé de trouver Ouser, le contrôleur des contrôleurs, mais je n’ai pas eu de chance, expliqua-t-il d’un ton d’excuse. Alors, en voyant que tu n’étais pas dans la procession… Alors, j’ai pensé…
Les musiciens bifurquaient vers le petit sanctuaire ; les deux souverains et la divinité allaient entrer dans leur premier lieu de repos. Amonked jeta un coup d’œil vers sa cousine. L’incertitude se lisait sur son visage. Puis sa bouche prit un pli résolu et, d’un signe de la main, il coupa court aux bredouillements du jeune garçon.
— Fort bien. Lieutenant Bak, tu viens avec moi.
Bak considéra Hatchepsout et Touthmosis qui avançaient, avec une auguste splendeur, à moins de vingt pas d’eux.
— Mais, intendant… Et la reine ? Ne s’offusquera-t-elle pas de ton absence ?
— Avec de la chance et par la grâce des dieux, nous découvrirons qu’il s’agit effectivement d’un meurtre, et que le rang de la victime justifiait notre départ.
Bak fit signe à Imsiba de le remplacer et, à regret, pressa le pas derrière Amonked et le messager. Il n’aurait peut-être jamais plus la chance de se tenir devant ses hommes lors d’une occasion aussi mémorable. Mais il devrait se contenter de retourner près de la procession plus tard – à temps, espérait-il, pour voir les deux souverains présenter leurs offrandes avant de pénétrer dans le temple d’Ipet-resyt.
Ils se hâtèrent vers le nord, passèrent derrière les baraques presque désertes et l’assemblée qui admirait le spectacle à grand renfort de « oh ! » et de « ah ! ». Le jeune garçon les entraîna dans un passage entre une rampe de construction et le quartier résidentiel qui s’étendait sur leur gauche, évitant les matériaux bruts entassés à l’écart du défilé. Ils tournèrent, longèrent rapidement le mur massif en brique crue tour à tour concave ou convexe, qui cernait le domaine d’Amon. Et peu à peu, les cris de liesse s’estompèrent derrière eux.
— Par ici ! indiqua le garçon en empruntant une petite porte d’aspect banal.
Ils avancèrent en hésitant dans un couloir obscur, qui leur fit traverser l’épaisse muraille. Au-delà s’étendaient, baignés de soleil, l’enceinte sacrée et ses édifices revêtus de plâtre. Autour d’Ipet-isout, dont les ornements et les inscriptions de couleurs vives rendaient la blancheur plus éclatante, se trouvaient de nombreuses habitations, ainsi que des bureaux et des rangées d’entrepôts. Alors que ceux bâtis hors de l’enceinte, tout près du fleuve, renfermaient des céréales, des peaux, des lingots de cuivre – marchandises trop lourdes et volumineuses pour être transportées sur une longue distance –, ceux-ci contenaient des biens de taille réduite, mais infiniment précieux.
Le jeune garçon les fit passer dans une ruelle, entre deux rangées de bâtiments mitoyens en brique crue, longs et étroits. Leurs voûtes en berceau formaient une série d’arêtes adjacentes. Les portes, fermées par des scellés, se faisaient face le long de la ruelle. Presque tout au bout, une dizaine d’hommes était attroupée autour du portail ouvert d’un entrepôt, sur la droite. Parmi eux se trouvaient des prêtres au crâne ras, des scribes vêtus de longs pagnes, et trois gardes munis de lances et de boucliers. L’un de ces derniers les remarqua, et le groupe s’écarta pour leur céder la place. En s’approchant, Bak sentit une forte odeur de brûlé et vit que les hommes étaient maculés de traces de suie.
— D’après ce jeune garçon, un homme aurait été assassiné, déclara Amonked en parcourant le groupe des yeux.
Tous les regards convergèrent vers un prêtre de haute taille, à l’ossature fine, qui n’avait pas plus de vingt ans. Couvert de traînées noires et visiblement hébété, il frottait entre le pouce et l’index une amulette en faïence bleu vif, accrochée à son cou, qui représentait un babouin assis : le dieu Thot.
— Oui, intendant, répondit-il à Amonked. Cela ne fait aucun doute.
Il respira un grand coup et ses doigts se crispèrent sur l’amulette, comme si sa vie en dépendait.
— Je finissais ma tâche avant d’aller regarder la procession, quand j’ai senti de la fumée. J’ai cherché d’où cela venait. Dès que j’ai ouvert la porte, je l’ai vu… couché par terre, entouré de flammes.
— Et vous avez tous accouru pour éteindre l’incendie ? demanda Bak aux autres.
— Oui, pour prêter main-forte, répondit un des gardes, plus âgé. Meri-amon appelait à l’aide. Par chance, le feu n’avait pris que dans la petite pièce et était encore maîtrisable. Par terre, des papyrus brûlaient et…
Il s’humecta les lèvres, incapable de poursuivre, troublé à ce souvenir.
— On a tout fait pour qu’il ne se communique pas au toit, de crainte qu’il se propage ensuite aux entrepôts voisins. C’est qu’on y conserve des huiles aromatiques. Si jamais elles s’enflammaient…
Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Une telle explosion aurait dévasté toute cette partie du domaine sacré.
— Vous avez agi à bon escient, les félicita Amonked, regardant chacun d’eux tour à tour. Vous méritez des éloges pour votre célérité.
Par la porte, Bak découvrit qu’une petite pièce avait été séparée du reste de l’entrepôt. Éclairé par la seule lumière naturelle provenant de la porte, l’intérieur était trop sombre pour bien y voir. Le corps gisait dans l’ombre. Le sol, autour de lui, était jonché de rouleaux de papyrus calcinés et d’éclats de jarres en terre cuite. Les vêtements du défunt étaient mouillés ; des papyrus baignaient dans une flaque. L’odeur était encore plus forte, ici.
— Il nous faut de la lumière. Une torche.
Le jeune garçon partit en courant dans la ruelle. En un clin d’œil, il était de retour avec une torche à hampe courte. La flamme était irrégulière, mais ne fumait pas.
Bak la lui prit des mains et entra dans la pièce. Il retint son souffle, mais les relents nauséabonds de sang, de cendres, d’excréments, d’huile et de chair brûlées lui serrèrent la gorge. Si accoutumé qu’il fût à la mort, il se sentit mal. Ravalant sa bile, endurcissant son cœur, il s’agenouilla auprès du défunt.
Celui-ci était un homme aux traits anguleux, d’environ trente-cinq ans, petit, sec et musclé. Le feu, qui avait détruit nombre des rouleaux épars autour de lui, avait consumé un côté de son pagne, noirci et boursouflé la partie droite de son corps. Une lampe à huile, peut-être à l’origine de l’incendie, était brisée à ses pieds. On l’avait égorgé, et la blessure béait, sombre, effrayante. L’eau avait dilué la mare de sang autour de sa tête et de ses épaules. Bak supposait qu’il était inconscient quand le feu avait pris. Du moins, il l’espérait avec ferveur.
Amonked entra derrière lui et étouffa un cri.
— Le connaissais-tu ? lui demanda Bak.
— C’est Ouserhet.
L’intendant s’éclaircit la gorge avant de préciser :
— Un scribe de haut rang. Il devait officier en tant que prêtre tout au long de la fête d’Opet. Cette année, on lui avait confié la responsabilité de la redistribution des offrandes.
Durant cette cérémonie quotidienne, les offrandes de nourriture étaient réparties sous forme de rations supplémentaires entre tout le personnel du temple et quiconque le demandait. Pourquoi avait-on assassiné un homme qui occupait un poste important, certes, mais temporaire, et dont nul ne pouvait pâtir ?
— À mon avis, le tueur s’est approché derrière lui, un poignard à la main, et lui a tranché la gorge d’un geste précis. À peu près comme dans le cas du marchand hittite que nous avons découvert la semaine dernière.
Avec un sourire distrait, Bak accepta la cruche de bière offerte par le jeune garçon qui les avait guidés jusque-là, plus d’une heure auparavant. Celui-ci, les yeux agrandis par la curiosité, tout ému qu’on lui permette de se rendre utile, tendit une cruche à Amonked et une autre à Meri-amon. Prenant celle qui restait, il se laissa tomber sur le sol en terre battue, sous le portique qui ombrageait trois côtés de la cour. Après que le défunt eut été emporté à la Maison de Vie, l’enfant les avait conduits dans ce havre de paix, à l’intérieur d’un édifice qui abritait les bureaux des fonctionnaires responsables des entrepôts.
— Tu crois que Marouwa et Ouserhet ont été assassinés par le même homme ? interrogea Amonked, sceptique, en poussant un tabouret bas afin de s’asseoir à l’ombre. Qu’auraient-ils eu en commun ?
— Je remarque qu’on les a assassinés de manière similaire, voilà tout. Affirmer qu’il existe un lien entre les deux serait un peu excessif.
— L’un a été brûlé, l’autre non, objecta le gardien des greniers d’Amon. Cela ne devrait-il pas suggérer qu’il y a deux meurtriers différents ?
— Si, probablement.
Bak appuya son épaule contre une colonne en bois sculpté, figurant un faisceau de papyrus.
— Dis-moi, Meri-amon, quelle tâche au juste te retenait dans le domaine sacré ?
Le jeune prêtre s’assit par terre près d’Amonked. Ses yeux revenaient sans cesse sur le portail, par lequel on apercevait, dans la ruelle, des passants pressés d’aller voir la procession. Son désir de les suivre était manifeste.
— Je distribue aux officiants tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement des rites sacrés : encensoirs, vases pour l’eau lustrale, huiles aromatiques… C’est une fonction que je remplis non seulement pendant la Belle Fête d’Opet, mais aussi durant les rituels quotidiens et les diverses autres célébrations, précisa-t-il, rayonnant de fierté.
— Un poste de confiance, approuva Amonked.
Le jeune homme esquissa un sourire.
— Je remercie chaque jour le dieu Thot de m’avoir aidé à être zélé dans mes études et à apprendre très tôt la lecture et l’écriture.
Les feuilles frissonnèrent dans le grand sycomore, au centre de la cour, et Bak remarqua un petit singe gris qui se balançait en haut des branches.
— Ainsi, tu ne sers pas Amon de manière occasionnelle, mais tu gagnes ton pain au sein même du domaine sacré.
— Oui, lieutenant. Et j’y habite aussi. Je partage mon logis avec plusieurs autres prêtres qui, comme moi, sont encore célibataires.
Bak regarda Amonked, pensant lui laisser la parole, mais l’intendant d’Amon l’encouragea à continuer d’un hochement de tête.
— Parle-moi des hommes qui t’ont aidé à maîtriser l’incendie. Pourquoi se trouvaient-ils ici ?
— La plupart étaient des passants qui se rendaient à la procession. Les trois gardes étaient de faction. Ce n’est pas de chance, d’être obligés de rester alors que leurs camarades sont libres de s’amuser, compatit-il avec un léger sourire.
Bak avait l’impression de pêcher en eaux troubles et d’enfoncer son harpon à l’aveuglette.
— La pièce où l’on a trouvé Ouserhet… À quoi servait-elle ?
— À l’archivage. Nous y conservons les rouleaux où sont consignées les activités relatives à ce groupe d’entrepôts. Chaque objet y est suivi, de sa livraison à sa sortie. Comme le veut ma tâche, j’inscris le détail de mes propres opérations. Mes inventaires sont classés ici. Du moins, se reprit le prêtre, ils l’étaient.
— La pièce a subi peu de dégâts, toutefois des quantités de papyrus gisent par terre. As-tu une idée du nombre de rapports qui ont été perdus ?
— J’ai remarqué quinze ou vingt espaces vides sur les étagères, et quelques jarres cassées. Elles devaient contenir un nombre important de rouleaux, toutefois, grâce à Amon, dans leur immense majorité ils ont été sauvés.
Amonked rompit son silence :
— Connaissais-tu bien Ouserhet ?
— Non, intendant, pas du tout. Je le voyais parfois et je connaissais son nom, cependant j’ignorais qu’il était responsable de la redistribution des offrandes.
Amonked parut dubitatif.
— N’est-ce pas toi qui fournis les ustensiles et l’encens requis pour cette cérémonie ?
— Si, convint Meri-amon, visiblement embarrassé. Néanmoins c’est à Ptahmès, l’assistant du grand prêtre, que j’ai affaire, et non à l’officiant. Je n’avais nul besoin de savoir de qui il s’agissait.
— Voilà un garçon singulièrement peu curieux ! commenta plus tard Amonked tandis qu’ils regardaient le prêtre s’éloigner d’un pas pressé.
Bak et Amonked sortirent dans la cour en calcaire située devant la porte majestueuse du pylône. La queue du cortège était passée, laissant l’allée processionnelle vide et silencieuse. Les bannières frémissaient paresseusement sur leurs hampes. Une légère senteur fleurie montait d’une petite flaque d’huile répandue à terre.
Bâtie une quinzaine d’années auparavant par Aakheperenrê Touthmosis[9], défunt époux d’Hatchepsout et père de Menkheperrê Touthmosis, la cour renfermait deux petites chapelles blanches. Au centre de chacune, un socle de pierre supportait une statue de Min, dieu de la fertilité souvent associé à Amon. L’une avait été construite maintes générations plus tôt par Kheperkarê Senousret[10], l’autre il y avait à peine cinquante ans, par Djeserkarê Amenhotep[11], grand-père d’Hatchepsout.
— A-t-on mis le feu aux rouleaux afin de brûler le corps ? demanda Bak, réfléchissant tout haut. Ou bien voulait-on détruire des informations ? Mais peut-être le tueur – voire Ouserhet lui-même – a-t-il trébuché sur la lampe à huile, déclenchant l’incendie…
Il n’attendait pas de réponse et n’en reçut aucune. Au bout de quelques instants, Amonked déclara d’un air grave :
— Je n’avais jamais fait sa connaissance. Je l’avais simplement vu de loin, à plusieurs reprises. Mais selon Hapouseneb, le grand prêtre, il était très compétent. Un véritable expert, capable de régler les situations les plus délicates.
— Pas assez, toutefois, semble-t-il.
Ignorant ce léger sarcasme, Amonked s’adossa contre la balustrade de l’envolée de marches qui donnait accès à la plus ancienne des chapelles.
— Par malheur, je ne t’ai pas tout dit lorsque nous bavardions, ce matin. J’avais reçu un message troublant de la part d’Ouserhet et je comptais te demander de m’accompagner auprès de lui. Hélas, avec cette procession qui occupe la première place dans tous les esprits, je n’ai vu aucun besoin de me hâter.
— Tu ne l’avais jamais rencontré, et pourtant il t’a écrit ? interrogea Bak, le regard pénétrant.
— Hapouseneb doit assumer de nombreuses tâches tout au long de la Belle Fête d’Opet. Par conséquent, la plupart du temps il ne sera pas disponible. Il avait confié une mission particulière à Ouserhet et m’avait demandé de le recevoir en cas d’urgence. J’ai accepté, puis je n’y ai plus pensé. À mon vif regret, depuis qu’on l’a trouvé mort.
Bak s’appuya contre le muret extérieur du bel édifice symétrique, indifférent aux splendides bas-reliefs représentant l’ancien roi et le dieu Min. Les couleurs, quoique un peu altérées, étaient encore assez vibrantes pour enchanter l’œil et alléger le cœur d’un homme beaucoup moins préoccupé que lui.
— Quelle était la teneur de ce message ?
Amonked poussa un soupir de tristesse.
— Il était bref et direct, et ne fait qu’accroître le mystère. Ouserhet disait avoir découvert des faits abominables et requérait un entretien privé avant ce soir.
— C’est tout ?
— Oui.
Amonked se leva et indiqua d’un signe qu’ils devaient partir.
— J’ai le sentiment d’avoir failli envers Hapouseneb, or je déteste manquer à ma promesse.
Il s’interrompit, et n’ajouta qu’à contrecœur :
— J’hésite à te le demander car, comme tout le monde, tu attends la fête avec impatience. Mais je souhaite que tu découvres à quels faits le message faisait allusion, et que tu arrêtes le meurtrier d’Ouserhet. Tu devras y parvenir avant la fin de la fête et le retour d’Amon à Ipet-isout, car alors il te faudra poursuivre ton voyage vers Mennoufer.