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— Attention ! avertit Bak en s’écartant du corps qui pendait entre Neboua et Ptahmosé, dans la barque au-dessus de lui. On n’a pas envie de le repêcher une deuxième fois.

— Vois avec quelle rapidité nous avons volé à ton secours ! dit Neboua en adressant un clin d’œil à son sergent. Nous serons sûrement de taille à te garder ta prise.

Bak ignora ces persiflages. Moins il réagirait, plus vite Neboua cesserait de le narguer.

— Tirons-le à l’intérieur, proposa Ptahmosé, empoignant énergiquement le bras du cadavre. Ho ! Hisse !

Les deux hommes bandèrent leurs muscles. La barque tangua, renvoyant dans les flots Bak et Imsiba qui s’étaient accrochés à la coque. Le corps chut dans le bateau avec un bruit sourd en exhalant une odeur fétide de pourriture. Bak remarqua sans pouvoir se défendre d’une secrète satisfaction que Neboua avalait sa salive. Le goût de l’alcool de datte faisait mauvais ménage avec la puanteur de la mort. Neboua esquissa un sourire piteux.

— La prochaine fois que tu chavires, je prie pour que tu ramènes une proie plus douce aux narines.

— Au lieu de bavarder, dégage-le du bord ! grommela Imsiba. Encore une gorgée d’eau et le poids de la vase que j’ai avalée me fera couler jusqu’au fond.

Maugréant et pestant, Neboua et Ptahmosé déplacèrent le poids mort vers l’avant et assirent le corps bien droit contre la proue. Pendant qu’ils contemplaient le visage enflé où s’était figée une expression de terreur, Bak se hissa à bord. Il se retint au mât dépouillé de sa voile rouge. L’odeur de décomposition et l’eau qu’il avait absorbée lui donnaient la nausée. Imsiba s’écroula contre la paroi. Les deux hommes avaient dû enlever la voile du bateau accidenté et l’enfoncer dans la brèche pour la colmater, afin de pouvoir le remorquer. Ces derniers efforts les avaient épuisés.

Ils dérivaient depuis longtemps, mais ce fut seulement en regardant en arrière que Bak mesura combien ils étaient loin de Bouhen. La forteresse n’était plus qu’une tache blanche indistincte à l’horizon.

— Le commandant Thouti n’aura pas de quoi nous féliciter, aujourd’hui, dit-il d’un ton morose.

Ptahmosé, en vétéran qui appréciait son grade de sergent-chef, arracha son regard du cadavre et se hâta de changer de place avec Bak pour déployer la voile. Imsiba se posta précipitamment derrière le gouvernail.

Tournant ses pensées vers le problème le plus immédiat, Bak s’agenouilla à côté de Neboua. Même les yeux fermés, il revoyait le visage du mort, cependant il lui restait à examiner sa dépouille. Sur la peau d’un blanc grisâtre, de pâles marbrures et des plaies irrégulières révélaient les chairs écorchées par des récifs ou d’autres obstacles. L’absence de trois orteils et d’un doigt signalait le passage de poissons affamés ou d’autres carnivores, peut-être un crocodile trop jeune et trop petit pour s’accrocher à ce festin. Bak avait vu pire, car le fleuve était un tombeau cruel, mais à ce spectacle une prière ne manquait jamais de monter à ses lèvres : « Puissé-je mourir loin des eaux du fleuve… »

Il interrogea du regard Neboua, qui avait servi à Ouaouat durant des années et comptait de nombreuses connaissances dans les garnisons jalonnant les rives.

— Sais-tu qui c’est ?

— Jamais vu de ma vie.

— Ptahmosé ?

Le sergent, qui dressait la grand-vergue, lança un nouveau coup d’œil sur le corps, puis secoua négativement la tête avant de se détourner pour orienter l’espar.

Imsiba pilotait la barque à contre-courant. La voile ondoyant sous la brise intercepta un souffle plus puissant et s’arrondit. La proue fendait de minuscules vaguelettes, maintenant un cap qui les conduirait au quai.

Bak examinait toujours le mort et tentait d’imaginer ses traits quand il était en vie, et intact. Un visage au modelé aussi pur que celui de Maakarê Hatchepsout idéalisé par le sculpteur dans une éternelle jeunesse. Des yeux sombres, des sourcils bruns réguliers, de courts cheveux marron cuivré qui bouclaient en séchant au soleil… Le corps avait possédé la même perfection, avec des épaules, une taille et des hanches si bien proportionnées qu’elles auraient satisfait aux canons de la beauté d’un maître artisan. Le pagne couvrant les cuisses était du lin le plus fin, et maintenu au niveau du nombril par un ceinturon à boucle de bronze. Un anneau d’or encerclait l’un des doigts, mais le chaton était brisé et la pierre – sans doute un scarabée – avait disparu.

— Un homme de qualité, d’après son apparence, conclut Bak. Un officier issu de la noblesse ?

Neboua saisit l’ourlet du pagne et palpa l’étoffe raffinée.

— Ou peut-être un marchand. Ceux dont les navires franchissent le Ventre de Pierres pour faire commerce avec les tribus du Sud amassent de véritables fortunes.

Bak se pencha afin d’observer de plus près la boucle de ceinture. Il distingua un dessin gravé en relief – le profil d’un dieu barbu.

— Ce n’est pas un marchand, je suis formel. Mais peut-être un ambassadeur de notre souveraine.

— Thouti va s’en ronger les ongles jusqu’au sang !

Curieux, Bak dégagea la boucle du tissu et l’inclina pour mieux voir. Une couronne à deux plumes s’élevait au-dessus du minuscule profil, encadré par ce qui ressemblait à des gerbes de blé, mais représentait en fait des faisceaux de lances. C’était l’emblème du régiment d’Amon, celui-là même où Bak avait servi dans la capitale.

— Pas possible ! souffla-t-il en plissant les yeux.

— Qu’y a-t-il ? interrogea Neboua. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Peu avant que je quitte Ouaset, certains des officiers qui, comme moi, avaient intégré le régiment d’Amon juste après la prise du pouvoir par Menkheperrê Touthmosis[3] ont commencé à porter cette boucle, symbole de notre fierté envers une unité militaire que nous avions contribué à rebâtir. Cet homme n’était pas des nôtres.

— En es-tu sûr ? Ses traits sont tellement déformés que son propre frère aurait peine à le reconnaître.

— J’ai quitté le régiment il y a moins d’un an, Neboua. Je n’oublierai pas de sitôt mes compagnons d’armes. Même en admettant qu’il soit arrivé après mon départ, il n’avait aucun droit d’arborer cette boucle, précisa-t-il d’un ton plus dur.

Il considéra le visage bouffi et sentit sa colère refluer. Quelle que soit la manière dont l’homme se l’était procurée, à la suite d’un larcin, d’un pari ou d’un troc, il avait été puni au centuple pour cette usurpation.

Bak ne s’accorda pas le temps de réfléchir et accomplit une besogne qui lui répugnait, mais dont il ne pouvait se dispenser. Il enfonça le pouce et l’index entre les commissures de la bouche froide et humide, saisit l’objet de bois qu’il avait d’abord pris pour la langue et tira. L’objet résista. Ravalant la bile qui lui montait à la gorge, il enfonça encore ses doigts et insista. Une poignée de bois apparut, suivie d’une lame en bronze. La tête du défunt retomba en avant, le menton contre la poitrine.

Les yeux de Bak se posèrent tour à tour sur cette tête affaissée et sur l’arme sanglante – un burin effilé. Il eut un frisson dans le dos en comprenant ce qui s’était passé. Le manche, long comme la largeur d’une main et maculé de rouge, avait obstrué la bouche du mort. La lame étroite, de moitié moins longue que le manche, avait plongé profondément dans la gorge. L’extrémité biseautée, rendue irrégulière par l’usure, avait déchiré la chair et saigné la victime de l’intérieur jusqu’à ce qu’elle expire.

— Quelle sorte d’homme est capable d’ôter la vie avec tant de cruauté ? dit Neboua, atterré.

— Un homme submergé par la haine ou par la colère, jusqu’à la folie.

Bak se pencha sur le corps pour examiner les poignets. Aucun ne présentait les meurtrissures qu’aurait laissées une corde. Il passa ses doigts dans les cheveux bouclés sans déceler de bosse.

— Nous atteindrons bientôt le quai, annonça Imsiba. Souhaites-tu que Ptahmosé et moi nous emportions le défunt à la Maison des Morts, pendant que tu te présentes devant le commandant ?

— Sortez-le du bateau, mais trouvez quelqu’un d’autre pour l’emporter là-bas. Nous avons promis de rendre ces barques à Setou avant la nuit, et vous devez vous en charger en priorité.

Sur le quai nord tout proche, un marin soulageait sa vessie par-dessus la poupe d’une barge de transport serrée le long du débarcadère. Plus loin en amont, à une courte distance du quai sud, se trouvait l’endroit où la barque avait heurté le palmier. Par la pensée, Bak remonta le cours du fleuve jusqu’au Ventre de Pierres, d’où il débouchait. L’homme venait de là-bas, à coup sûr, mais d’où exactement ? Combien de temps un corps restait-il intact dans ces eaux tumultueuses ?

— Je préférerais affronter le commandant Thouti que ce vieux démon de Setou, maugréa Ptahmosé. Quand il verra le trou dans son bateau, ses cris de désespoir retentiront jusqu’à Ma’am.

— Tout homme doit danser sur la musique d’une lyre désaccordée de temps à autre, dit Neboua.

Bak tourna les yeux vers Rê, bas sur l’horizon occidental, et balança entre son obligation de répondre à l’appel du commandant et la nécessité d’obtenir des informations.

— Imsiba et moi rendrons les barques. Nous allons vous déposer tous les deux sur le quai et nous emmènerons le corps de ce malheureux sur la berge où les pêcheurs laissent leurs embarcations. Seuls des hommes qui gagnent leur pain sur le fleuve sauront répondre aux questions que je me pose.

Imsiba exprima tout haut le doute qui se lisait dans le regard de ses compagnons :

— Ne devrais-tu pas d’abord te rendre chez le commandant, mon ami ?

— Ces journées si chaudes n’épargnent guère les morts. Bientôt ce corps aura perdu sa couleur et ses formes, à moins qu’il ne passe entre les mains des embaumeurs. Je tiens à ce que les pêcheurs le voient maintenant, avant qu’il ne s’altère davantage.

 

— Eh bien, Setou, qu’en penses-tu ?

Bak ne savait quelle odeur était la plus repoussante, celle, douceâtre, de la mort, celle du pêcheur grisonnant accroupi de l’autre côté du corps, ou celle de la demi-douzaine de barques tirées à sec le long de la rive.

Setou, sa bouche plissée trahissant une intense réflexion, bascula en arrière sur ses hanches osseuses et se gratta l’intérieur de la cuisse.

— Je dirais qu’il a été tué.

Imsiba secoua la tête, comme incapable de supporter tant de bêtise. Trois pêcheurs plus jeunes, complètement nus, échangeaient des simagrées de politesse au-dessus des filets qu’ils étendaient sur des cadres de bois branlants pour les faire sécher.

Sachant que les villageois n’aimaient pas être brusqués, Bak implora Amon de lui accorder la patience.

— Les années t’ont donné la sagesse, vieil homme, mais, malgré mon jeune âge, je puis voir comment il a perdu la vie.

— Il s’pourrait bien…

Setou fixait toujours le corps. Ses ongles cassés remontèrent vers son pagne lombaire sale et déchiré.

— S’pourrait bien qu’il ait été jeté d’un bateau, en amont du Ventre de Pierres.

— Ne raconte pas d’âneries, Setou ! intervint Imsiba en poussant le vieux du genou, pas assez fort pour le faire tomber, mais suffisamment pour lui rappeler qu’il pouvait finir le nez dans la poussière. Aucun navire n’est remonté plus haut que Bouhen de toute la semaine.

— Regarde bien cet homme, Setou, reprit Bak en lui montrant les marbrures rouges sur la peau cireuse. Lis ces marques sur son corps et parle-moi de ses voyages en amont.

Le vieillard se pencha, les genoux écartés, et étudia les blessures en se grattant pensivement la fesse.

— Il est passé par le Ventre de Pierres, mais je vois que, ça, tu l’avais déjà deviné.

— Il ne l’a sûrement pas franchi en totalité, objecta Bak. Semneh, la forteresse la plus au sud, est à plusieurs jours de marche, et l’on dit ces eaux infestées de crocodiles.

— Pour ça, y en aurait eu, des crocodiles. Des rochers pour lui barrer la route. Des arbres et des buissons pour le retenir. Des pièces d’eau stagnantes où il aurait pu flotter sans trouver d’issue. Doit pas être resté dans l’eau bien longtemps, dit Setou en secouant la tête. Un jour et une nuit tout au plus.

— D’où vient-il, à ton avis ?

— Moi, tu comprends, j’me suis jamais aventuré très loin dans le Ventre de Pierres, mais d’après ceux qui y ont été…

Le vieillard plissa les lèvres et fronça les sourcils, feignant d’aboutir à une conclusion après mûre réflexion :

— J’suppose qu’il pourrait venir d’Iken. Maintenant, les eaux sont peut-être assez hautes pour le porter de si loin.

Son ton réticent semblait démentir ses paroles alors même qu’il les prononçait.

— J’sais pas… Là-haut, le fleuve recrache souvent ce qu’il avale. Et ce qu’il garde dans sa bouche, il le donne en offrande à Sobek.

Le dieu-crocodile. Bak se leva avec satisfaction, certain que Setou lui avait dit tout ce qu’il pouvait. La cité fortifiée d’Iken était, selon la rumeur, aussi vaste que Bouhen, un centre d’échanges où se croisaient des individus de toute espèce. Le lieu idéal pour un imposteur, ou pour un voleur.

 

— Avez-vous autre chose à déclarer pour votre défense ? demanda le commandant Thouti.

— Non, chef ! répondirent en chœur Bak et Neboua.

Thouti s’accouda sur les bras de son fauteuil et considéra sévèrement les officiers par-dessus ses doigts en pyramide. Il était petit mais large d’épaules, et ses muscles puissants étaient soulignés par les jeux d’ombre et de lumière tombant d’une torche fixée au mur, à côté d’une porte close. Ses épais sourcils, son menton volontaire et les plis durs de sa bouche avaient fait trembler plus d’une forte tête.

— Vous qui devriez servir d’exemples ! Ni l’excès de boisson… dit-il en regardant ostensiblement Neboua, avant de tourner les yeux vers Bak, debout à côté de son ami… ni une imprudente témérité, provoquant la destruction du bien d’autrui, ne guideront nos hommes sur le chemin de la loi et de l’ordre.

— Non, chef ! répondirent ses victimes à l’unisson.

Il les tint sous son regard réprobateur, laissant les secondes s’égrener. Pour éviter de bouger, Bak se concentrait sur le décor de la pièce, peu meublée et pourtant encombrée. Autour du fauteuil du commandant étaient disposés six trépieds, deux tables basses et des paniers débordant de papyrus. Une lance, un arc, un carquois ainsi qu’un bouclier étaient appuyés contre un mur. Des jouets, dont quelques-uns cassés, jonchaient le sol. Chaque fois que Bak pénétrait dans ce bureau, il était consterné par le désordre et se rappelait avec tristesse la veuve de l’ancien commandant, qui en avait fait un havre de sobre élégance du vivant de son époux.

Enfin, Thouti reprit la parole :

— Je ne vois rien à ajouter là-dessus. Vous êtes des hommes responsables, en âge de discerner vos erreurs de conduite. Maintenant, asseyez-vous, et parlez-moi de ce mort que vous avez découvert.

Soulagé de s’en tirer à si bon compte, Bak approcha un tabouret de la seconde porte, entrebâillée, où passait de temps en temps un souffle d’air tiède venu de l’escalier sombre communiquant avec le toit. Neboua ouvrit largement la porte et posa une épaule contre l’embrasure. Bak relata la manière dont il avait trouvé le corps et en décrivit l’apparence.

— Un homme de qualité ou un vaurien, résuma Thouti.

Il poussa un long soupir chagrin, se leva et enjamba les obstacles pour aller ouvrir la porte principale. Des rires et des hurlements joyeux d’enfants résonnaient dans la cour au-dehors. Une brise bienfaisante, répandant des odeurs d’oignons et de poisson, flotta à travers la pièce.

— Je crains, hélas, que nous ne devions adopter la première hypothèse.

— Ne risquons surtout pas de négliger un homme dont le père pourrait être puissant ! lâcha Neboua en adressant un clin d’œil discret à Bak.

— Tu es un remarquable officier, capitaine, répliqua Thouti d’un ton acide, toutefois je crains pour ton avenir si tu ne te plies pas très vite aux règles de la diplomatie.

— J’ai ordonné à l’embaumeur de ne rien entreprendre pour l’instant, se hâta d’indiquer Bak afin d’empêcher Neboua de répondre imprudemment. Avec de la chance, j’apprendrai le nom du défunt avant que l’état de sa dépouille n’oblige à l’inhumation.

— Et avec de la chance, renchérit Neboua, un messager arrivera dans la nuit pour nous apprendre qu’un homme est porté manquant dans une des autres forteresses.

Thouti regagna son fauteuil et ajusta l’épais coussin posé sur le siège. Alors qu’il s’asseyait, un rire d’enfant se mua en cris stridents. La voix du commandant prit une inflexion coupante.

— Si je ne suis pas alerté au plus vite, son chef de garnison aura des comptes à rendre.

— Le décès ne remonte sans doute pas à plus d’un jour, dit Bak, qui dut hausser le ton pour dominer les pleurs. Aucun officier compétent ne signalerait une disparition avant d’avoir mené des recherches rigoureuses.

— Il était peut-être en mission, souligna Neboua. Si c’est le cas, on ne s’inquiétera pas de son absence avant plusieurs jours.

Mais Bak exprima sur ce point une divergence de vue :

— Ce n’est ni le membre d’une tribu ni un villageois qui lui aurait laissé un burin de bronze dans la gorge. Ils cherchent toujours à réutiliser le métal, même endommagé.

Thouti se laissa aller en arrière dans son fauteuil, les doigts entrelacés sur sa nuque, et observa Bak avec un léger sourire.

— Laisserais-tu entendre qu’un homme de Kemet lui a ôté la vie, à l’intérieur des murs d’une forteresse ? Tu ne connais pas encore son nom. Ne crois-tu pas qu’une conclusion aussi désagréable est un peu prématurée ?

Bak serra les dents et s’abstint de répondre. Cette hypothèse était hâtive, il devait en convenir, mais il ne trouvait pas de théorie plus plausible.

— J’irai au Bureau des scribes demain, aux premières lueurs du jour. Si cet homme se rendait dans le sud à bord d’un navire, il a dû préciser là-bas la raison de son voyage. Les scribes se souviendront assurément de lui. Son visage et son corps étaient façonnés à l’image d’un dieu.

— Et s’il avait omis de signaler sa présence ? interrogea Neboua.

Dans la cour, les pleurs redoublèrent, tournant à la rage.

— Nous devrons supposer que, comme tant d’autres, il a évité Bouhen par une des pistes du désert, répondit Thouti d’un ton crispé.

Neboua grimaça. L’impuissance des patrouilles face aux nomades qui contournaient Bouhen pour ne pas s’acquitter des droits obligatoires de passage était une épine continuelle au pied du commandant, qui ne manquait pas une occasion de revenir sur le sujet.

Bak, aussi irrité par le bruit que par ces piques, traversa la pièce et ferma résolument la porte, réduisant les hurlements à une plainte assourdie.

— Il s’agirait alors d’un individu peu scrupuleux, comme je l’ai soupçonné en reconnaissant sa boucle de ceinture, auquel cas nous devrions nous soucier davantage des méfaits qu’il a commis en amont que de sa position sociale.

Thouti fixa la porte, ou peut-être Bak, avec ce qui ressemblait à un sourire approbateur.

— Lieutenant Bak, présente-toi au rapport dès que tu auras appris son identité. S’il appartenait à un corps militaire, comme le suggérait son apparence, je devrai aviser son supérieur de sa mort. Toutefois, ajouta-t-il manifestement à contrecœur, s’il était de noble extraction et que son meurtrier demeure inconnu, tu devras remonter le fleuve en vue d’enquêter sur cette affaire.

— Moi, chef ? s’étonna Bak.

Ses devoirs ne l’avaient jamais conduit à plus de deux heures de marche de Bouhen, excepté lors d’un unique voyage vers une mine d’or éloignée.

— Cette responsabilité n’incombe pas à Bak ! remarqua Neboua, les sourcils froncés. C’est au chef de la garnison concernée de l’assumer.

Thouti joignit les mains sur son estomac.

— Hier soir, j’ai reçu un message de la capitale me conférant toute autorité sur les garnisons du Ventre de Pierres. Cela consistant également à maintenir l’ordre, j’ai décidé, Bak, de te confier le règlement de toutes les offenses majeures contre Maât survenant dans ma juridiction. Voici moins de quatre heures, j’ai adressé un message en ce sens aux chefs de garnison et au vice-roi.

Bak sourit, ravi et flatté par cette nouvelle. Jamais auparavant le commandant ne lui avait marqué d’estime particulière pour ses qualités de policier ou d’officier.

— J’apprécie cette preuve de confiance, chef.

Thouti hocha la tête. La joie de Bak céda la place à la prudence et son sourire s’effaça.

— Si je dois remonter le fleuve, je n’ai pas de temps à perdre. Enquêter sur un homme rompu à tromper la justice, c’est comme traquer une bête sauvage à travers le désert. Plus ses traces sont anciennes, plus elles sont difficiles à repérer.

— Trop de questions demeurent en suspens pour prendre cette décision sur-le-champ. En outre, j’ai à vous entretenir d’une autre affaire tout aussi importante, voire plus encore.

Bak sentit son enthousiasme retomber. Avant de pénétrer dans ce bureau, il ne lui était pas venu à l’idée qu’on lui confierait une mission plus ambitieuse que de découvrir le nom et l’origine du défunt. Puisqu’on le chargeait de rechercher le criminel, il avait hâte de s’atteler à son enquête. Qu’y avait-il de plus important que de rééquilibrer les plateaux de la justice ?

Thouti leur fit signe de s’asseoir, se réinstalla dans son fauteuil et but dans la coupe à pied posée sur la table, près de son accoudoir.

— Il y a environ deux mois, un messager en route pour Kemet s’est arrêté à Bouhen. Il portait une missive d’Amon-Psaro, le puissant roi d’une tribu du pays de Kouch. Peut-être le connaissez-vous ?

Bak avait entendu son nom mais ne savait rien de ce souverain, dont la sphère d’influence se trouvait loin au sud, bien au-delà du Ventre de Pierres. Cependant, Neboua devint pensif :

— Un homme à surveiller. Il exerce une très forte influence sur les autres rois de cette terre misérable. Je n’aimerais pas affronter l’armée qu’il pourrait lever s’il trouvait une raison de porter la guerre contre Kemet.

— Moi non plus, convint Thouti. Comme les autres garnisons du Ventre de Pierres, nous serions en première ligne. Je doute que nous soyons à même de le contenir le temps de recevoir des renforts.

— Un marchand, ou quelqu’un ayant eu à faire dans le Sud, aurait-il commis une offense qu’Amon-Psaro ne peut laisser impunie ? s’inquiéta Bak.

— Nullement. Son premier-né, un garçon de dix ou onze ans qui héritera un jour du trône, souffre d’un mal devant lequel tous les médecins s’avouent impuissants. Le messager apportait une lettre à notre souveraine, Maakarê Hatchepsout elle-même, requérant que le dieu Amon soit envoyé à Kouch afin de guérir l’enfant.

— J’imagine quels médecins on trouve dans cet endroit infect, railla Neboua. À mon avis, leur art se limite aux cataplasmes de boue souillée.

— Une requête qu’on ne refuse pas à la légère, commenta Bak.

Thouti acquiesça.

— Amon et les médecins voyageant avec lui ont levé les voiles il y a près d’un mois.

« Comment s’étonner que le commandant préfère éviter d’avoir un meurtre sur les bras ! » songea Bak. Le dieu passerait par Bouhen avant de traverser le Ventre de Pierres, et il appartiendrait au chef de la garnison de pourvoir à sa sécurité et à son bien-être.

Thouti allongea les jambes, croisa les chevilles et but quelques gorgées.

— Depuis, les courriers n’ont cessé d’aller et de venir les uns après les autres. La forteresse de Semneh, à la frontière de Ouaouat et de Kouch, a été choisie comme point de rencontre. Le nombre et le rang de ceux qui accompagneront chaque groupe ont été déterminés selon les règles de l’étiquette.

Il vida sa coupe et la reposa près de lui.

— Je vous ai désignés tous les deux pour nous représenter.

— Nous nous rendrons à Semneh avec le dieu ? s’enthousiasma Neboua, les traits épanouis par un large sourire.

Le défunt était oublié et la déception de Bak n’était plus qu’une ombre. Il s’imaginait déjà dans la procession, à la suite des prêtres. Puis le souvenir du corps flottant au-dessus de lui resurgit dans ses pensées.

— Quand Amon est-il attendu, chef ?

— Dans deux jours, trois au plus tard.

Bak faillit rire de l’absurdité de cette situation. Le dieu et le mort réclameraient probablement son attention en même temps, or il ne voyait aucun moyen de servir les deux à la fois.

Thouti se carra dans son fauteuil.

— Toi, Neboua, tu fourniras les hommes qui tireront la nef sacrée hors du fleuve et la haleront jusqu’à ce qu’elle ait franchi les rapides les plus périlleux.

Le visage de Neboua s’allongea à l’idée d’une tâche aussi servile.

— Tes hommes ne peineront que jusqu’à Iken, le rassura Thouti. À partir de là, chaque chef de garnison désignera ses propres soldats pour tirer la barque le long de sa zone de commandement. À Iken, un nautonier se chargera de la remorquer sur les eaux navigables.

Il attendit que Neboua marque son assentiment pour ajouter :

— Une seconde tâche, infiniment plus importante, te sera dévolue. Tu devras sélectionner trente hommes parmi tes meilleurs éléments. Vous serez chargés de garder Amon, fut-ce au prix de votre vie. Pour nous, il est le plus grand de tous les dieux, mais aux yeux des peuples du désert, ce n’est qu’une statue d’or, bien tentante pour ceux qui cherchent à s’enrichir facilement.

— Et moi, que devrai-je faire ? demanda Bak, intrigué.

— Tu désigneras dix de tes Medjai. Durant le voyage vers Semneh, ils assureront la protection d’Amon aux côtés des hommes de Neboua. Une fois sur place, ils formeront la garde rapprochée d’Amon-Psaro.

Le cœur de Bak s’enfla de fierté. Se voir confier une aussi haute mission était un honneur insigne.

— Tu te tiendras à la tête de tes hommes, à condition que ta présence ne soit pas requise pour élucider ce crime, nuança Thouti avec amertume. Si tu dois rechercher le meurtrier, ton sergent, Imsiba, te remplacera.

Bak inclina la tête. Il se sentait déchiré entre des désirs contradictoires, au point qu’il ne trouvait rien à répondre. Il brûlait de se rendre à Iken, ou dans la forteresse dont la victime était originaire, afin de se montrer digne de la confiance de Thouti. Mais il aspirait tout autant à escorter Amon, à partager la joie et l’honneur de ses hommes servant le dieu et le roi kouchite. Parviendrait-il à concilier les deux ?

La main droite d'Amon
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