CHAPITRE XXI
Tapi dans l’obscurité de la boutique loin du regard des groupes qui hantaient les rues, Holman ne perdait pas de vue le véhicule de survie retourné au milieu de la rue. Le brouillard paraissait s’éclaircir, même s’il en subsistait des poches épaisses que l’air lui-même semblait colorer de jaune. Holman était revenu auprès du véhicule avec une extrême prudence, car tout dépendait d’un seul facteur : pourrait-il atteindre la radio ? L’aide de la base lui était nécessaire pour mener son plan à bien. Le matériel aussi.
Il avait conduit lentement. Chaque fois qu’il voyait un individu menaçant ou un groupe, il accélérait pour les mettre à bonne distance. Il avait dû monter deux fois sur le trottoir afin d’éviter des chauffards, et avait délibérément écrasé un chien fou furieux qui attaquait les gens ; mais c’était l’unique circonstance où il s’était permis d’intervenir, et seulement parce que l’animal était sur sa trajectoire. S’il avait fallu le poursuivre, il aurait passé son chemin. Il s’était détaché du cauchemar, qu’il regardait en simple observateur. C’était une façon de se protéger, il le savait ; il avait toujours eu la capacité, ou peut-être l’infortune, d’établir une distance sur le plan émotionnel, et ce chaque fois que la situation devenait intolérable : soit qu’il se jetât dans l’action, soit qu’il se retranchât dans une froide logique. Ce n’était pas sécheresse de cœur, car l’émotion affluait en lui après l’événement. Non, c’était aptitude naturelle à survivre.
Il n’éprouvait plus de réelle compassion pour ces gens ; ses sentiments s’apparentaient plutôt à la peur. Etrange comme la folie, qui n’est après tout qu’une maladie de l’esprit, fait horreur aux personnes « normales ». Est-ce à cause de la peur qu’elle suscite ? Même vis-à-vis de Casey, quand elle était internée, il avait ressenti cette tension, ce besoin pressant de s’éloigner, de la gommer de son esprit.
Elle avait dû éprouver la même chose envers lui quand il était en crise. Cette peur qu’on a de la personne qu’on aime, est ce qui rend la folie si cruelle aux proches de ceux qui en sont atteints. Et voici qu’une ville entière était prise de folie !
Son détachement toutefois n’était pas absolu. La vue des enfants, des nourrissons parfois, qui erraient dans les rues le plus souvent seuls, en pyjama et en chemise de nuit, avec cet air perdu sur la frimousse, savait encore le bouleverser. Il aurait voulu les recueillir pour les emmener en lieu sûr. Les garder à l’abri jusqu’à l’arrivée des secours ; il savait cependant que la meilleure façon de les aider était d’exécuter son plan.
L’idée était simple : le mycoplasme avait été enfermé des années sous terre, sous des tonnes de terre ; à présent qu’il était retourné aux entrailles de la terre, ce refuge souterrain construit par les hommes pouvait se transformer en une prison : il suffisait d’en sceller les deux extrémités.
Il était alors revenu auprès du véhicule qui, par bonheur, n’avait pas été saccagé. Sa radio bourdonnait encore : une voix appelait toutes les dix minutes, désespérant d’obtenir une réponse des deux passagers. Il s’était servi de cette radio pour annoncer son plan au quartier général. Là-bas, le son de sa voix avait soulevé une grande effervescence, et un immense soulagement. Joie vite maîtrisée, car ses interlocuteurs étaient des professionnels. On avait pris note de ses instructions.
Il avait demandé des explosifs, de ceux qu’on utilise sur les chantiers de démolition. Il en voulait une grande quantité, autant que pourrait en contenir le second véhicule de survie, pour le cas où le premier essai ne serait pas concluant. Il fallait aussi un expert en explosifs, ses propres connaissances sur le sujet étant extrêmement limitées. Il indiqua comment trouver sa position exacte – à son retour, il avait relevé le nom des rues qu’il empruntait. Ils le trouveraient à proximité du véhicule retourné, en un point où la rue des docks de l’Inde orientale croisait Hale Street. Il les pria de faire vite.
La voix de l’opérateur lui demanda instamment d’attendre sans bouger quel que soit le temps qu’on mette à arriver, et d’éviter tout ennui. S’il était agressé, qu’il utilise son revolver sans hésiter.
Holman avait eu un sourire sardonique. Il éprouvait peu de scrupules à tuer à présent, car il trouvait ces gens à peine humains, et leur hostilité contribuait à annuler sa sympathie. Il se rappelait celui qui étreignait la tête de sa femme à l’entrée du tunnel ; il avait lancé la voiture en marche arrière sur lui, animé par le dégoût et la haine de ce qu’il avait commis – haine déraisonnable, il le savait bien, puisque l’homme n’était pas responsable des actes que lui dictait son esprit dérangé. L’impact l’avait tué, il en était certain, et il n’en ressentait nul regret. Plus tard, quand il aurait le loisir de réfléchir, peut-être éprouverait-il de la pitié. Mais pour l’heure, il était devenu implacable, à cause de sa frayeur de la maladie, et surtout parce qu’il avait une mission à accomplir, que personne ne devait compromettre.
Au bout de deux heures, l’autre véhicule émergea enfin du brouillard et vint s’arrêter près du premier. Holman quitta sa cachette derrière le comptoir de la boutique, où il était blotti parmi les confiseries, déverrouilla la porte et sortit dans la rue. Il avait trouvé cette porte grande ouverte à son arrivée : le propriétaire avait dû partir précipitamment. Comme il s’approchait, la portière du véhicule s’entrouvrit sur une silhouette vêtue d’une lourde combinaison de protection, qui portait un fusil exceptionnel par la longueur de sa gâchette et son large viseur. L’homme était coiffé d’un casque muni d’une étroite visière noire, ce qui l’obligeait à pivoter tout le buste pour voir autour de lui. Il regardait venir Holman, et son arme peu à peu pointait vers lui, ses doigts gantés se crispaient sur la détente. Sa voix résonna, métallique :
— Restez où vous êtes !
— Pas d’affolement, dit Holman avec lassitude, c’est moi, Holman.
Il s’était arrêté néanmoins.
Une autre silhouette en gris descendait de voiture.
— Laissez, Capitaine, c’est Holman.
— Désolé, monsieur, s’excusa l’homme au fusil, je suis un peu nerveux après ce que nous avons vu en chemin.
— Ne vous excusez pas, répondit Holman, je comprends fort bien.
Celui qui venait d’apparaître écarta le capitaine et s’avança vers Holman.
— Tous mes compliments, monsieur Holman, fit une voix familière malgré la déformation du micro. Espérons que nous arriverons à temps pour réaliser votre plan, hein ?
Holman reconnut le léger accent germanique.
— Professeur Ryker ?
— C’est moi, j’ai décidé de voir la chose par moi-même avant de la bloquer. Quand ce sera fait, le brouillard sera plus facile à disperser. Ensuite, nous pratiquerons des ouvertures par lesquelles nous aspirerons le mycoplasme dans des conteneurs. Cela devrait nous fournir assez de produit pour vacciner la grande majorité de ceux que nous prendrons à temps. Mais avant tout, il faut s’en procurer un échantillon, car nous ne savons toujours pas exactement ce qu’est ce produit, hélas.
— Vous devez pourtant avoir une idée de sa composition, dit Holman.
— Sans doute, sans doute. Des cellules cérébrales dégénérées peut-être, contaminées par le mycoplasme, et qui se multiplient en se nourrissant des impuretés et du bioxyde contenus dans l’air. Mais avoir une idée n’est pas suffisant. Il nous faut le produit même. Et vite, s’il doit nous être utile. C’est pourquoi vous allez nous conduire sans tarder vers ce tunnel, mon cher. Nous ne devons plus perdre une minute.
Et il l’entraîna vers le véhicule en lui prenant le bras avec bonhomie.
— Voici le capitaine Peters, notre expert en explosifs, dit-il en désignant l’homme au fusil.
— Monsieur, lança ce dernier à Holman, j’aimerais savoir ce qui est arrivé à Mason.
Holman montra les deux cadavres gisant sur la route près de l’autobus.
— L’un d’eux est Mason. Il a été blessé dans l’accident, et s’est trouvé pris dans une foule qui l’a tué à coups de pied.
Comme il grimpait dans le véhicule, Holman crut entendre le capitaine jurer à mi-voix. A l’intérieur il eut la surprise de trouver un troisième homme aussi lourdement équipé que les autres. Le capitaine le lui présenta comme étant le sergent Stanton.
— Avez-vous trouvé la place d’embarquer les explosifs ? s’enquit gravement Holman en voyant l’habitacle encombré de quatre personnes, dont trois volumineuses à cause de leur costume.
— Vous pourrez constater que nous en avons pris largement assez, monsieur, répondit non moins gravement le sergent.
L’horreur et la détresse qu’ils avaient affrontées rendaient impossible toute jovialité.
— Nous avons choisi le plastic. Il y en a suffisamment pour faire sauter la totalité du Parlement. Vous êtes assis dessus.
Holman remua sur son siège, mal à l’aise.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur, intervint le capitaine, c’est sans danger pour le moment.
— A moins qu’on ne nous percute, observa sèchement Stanton.
— Justement, approuva le capitaine, il serait plus prudent que ce soit monsieur Holman qui conduise, s’il est d’accord. Il aura une bien meilleure visibilité que nous ; qui sommes obligés de garder ce casque puisque la porte a été ouverte.
Holman et le sergent échangèrent leurs places.
— Evidemment, nous ne savons pas encore si ces tenues résisteront au mycoplasme, expliqua Ryker. En son centre surtout, là où il est le plus pur. C’est pourquoi il vous reviendra encore une fois, monsieur Holman, d’aller en prélever un échantillon.
Holman frissonna de façon visible, et Ryker poursuivit :
— Ne craignez pas trop, mon ami. Vous n’aurez pas à pénétrer dans l’intimité du noyau, puisque nous disposons d’un très long tube qu’il vous suffira de diriger jusqu’au bon endroit. Et puis l’un de nous vous accompagnera aussi loin que possible pour veiller à ce qu’il ne vous arrive rien.
Le véhicule démarra. Une fois de plus, ce fut le spectacle navrant d’une humanité dégradée. Holman remarqua que des groupes se formaient plus volontiers ; les individus isolés devenaient de plus en plus rares. Il le fit observer à ses compagnons.
— Nous nous en sommes aperçus également, dit Ryker. Des milliers de personnes se rassemblent autour du fleuve. Nous avons dû emprunter un autre itinéraire pour vous rejoindre.
— Près du fleuve ? Mon Dieu, vous ne craignez pas que..., commença Holman qui pensait à Bournemouth.
— C’est possible, estima gravement Ryker, devinant sa pensée. Il est d’autant plus essentiel que nous réussissions, cette fois. Il faut dissiper ce brouillard !
— Et en attendant, que comptez-vous faire ? Des milliers, ou plutôt des millions de gens, vont se suicider en masse. Ils se jetteront dans le fleuve, la Tamise débordera de noyés, on pourra la traverser à pied sec !
— Ne vous emportez pas, monsieur Holman, pria Ryker en posant sur son bras une main apaisante. Nous allons répandre sur toute la ville un gaz somnifère.
— Quoi ? Mais c’est impossible !
— Pas du tout. Depuis le début de la crise, des avions de toute sorte, commerciaux et militaires, ont été bourrés de chlorure de calcium et de protoxyde d’azote, gaz qu’on peut qualifier de soporifique. L’idée est de plonger la ville dans le sommeil aussi longtemps qu’on n’a pas trouvé de sérum, vous me suivez ? Rappelez-vous aussi que beaucoup d’habitants n’ont pas encore été atteints par la maladie, puisque le temps d’incubation varie selon les individus ; ceux-là auront le plus de chances de s’en sortir. Des centaines de personnes vont encore mourir, bien sûr, des milliers peut-être, mais nous en sauverons la majorité. A condition que nous possédions un sérum et qu’il soit administré à temps !
Holman appuya sur l’accélérateur. Le discours de Ryker l’avait convaincu. D’innombrables vies pouvaient être sauvées ! Il fallait réussir, quoi qu’ils aient à affronter, il fallait absolument réussir cette fois !
En passant au large des endroits sensibles, ils arrivèrent assez vite à l’entrée des tunnels jumeaux. Les deux soldats descendirent les premiers du véhicule, l’arme au poing, prêts à tirer si c’était nécessaire.
— Il y a un cadavre là, juste à l’entrée, signala le sergent.
— C’est moi qui l’ai tué, dit simplement Holman, et les autres acceptèrent le fait sans commentaire, et sans plus d’émotion que s’il annonçait avoir écrasé un insecte.
Ryker sortit le dernier.
— Maintenant, dit-il, nous allons nous assurer que le noyau se trouve toujours ici. Si c’est le cas, vous savez quelle sera votre tâche, monsieur Holman. Mais je vois qu’il y a deux tunnels ?
— En effet, expliqua Holman, celui-ci, à droite, est l’ancien tunnel, où la circulation se fait vers le nord ; l’autre, le plus récent, conduit vers le sud. Le noyau se trouve dans l’ancien. En tout cas, espérons qu’il y est encore.
Les quatre hommes pénétrèrent sous la voûte. Holman semblait bien frêle à côté des trois autres, encombrés de leur lourd harnachement et un réservoir à oxygène fixé dans le dos.
— C’est de la construction solide, observa le capitaine en examinant l’arche de l’entrée. De bons gros blocs de béton qui boucheront parfaitement l’accès. Cela ira tout seul.
— Bon Dieu, il y a une tête dans ce coin ! sursauta le sergent.
— Ce n’est rien, laissa tomber Holman.
Il s’enfonça de quelques mètres dans l’obscurité, attendit que ses yeux s’y soient habitués.
— Il est là, annonça-t-il au bout d’un moment.
Les deux soldats regagnèrent le véhicule et détachèrent le conteneur de plomb monté sur les roues d’un côté. L’engin était semblable à celui dont s’était servi Holman à Winchester, mais plus grand. Le sergent dégagea un long tube d’acier flexible effilé à une extrémité, l’enroula autour de son épaule et suivit le capitaine qui guidait le conteneur à moteur vers l’entrée du tunnel.
— Vous connaissez le maniement de cette machine, monsieur Holman, rappela Ryker en posant la main sur l’épaule de son interlocuteur, comme si ce contact rendait ses paroles plus intelligibles. Comme je vous le disais, il n’est pas nécessaire de trop approcher le noyau. Les soixante mètres du tube vous donneront du recul. Il suffira d’actionner ce bouton pour que l’appareil aspire le mycoplasme. Je vais vous accompagner ; je suis curieux de voir ce monstre de plus près.
— Emportez ceci, monsieur, dit le capitaine en tendant à Holman un petit réservoir d’oxygène, vous pourriez en avoir besoin. Et voici une torche.
Holman le remercia, prit le réservoir en bandoulière et alluma la torche. Puis, empoignant le manche du conteneur mobile :
— Je suis prêt, Professeur.
Ils cheminèrent le long de la descente. Alors que le premier tournant apparaissait, Ryker manifesta quelque nervosité.
— Je l’aperçois, Holman.
Holman ne répondit pas. La tension montait en lui à chaque pas, la sensation de froid qu’il connaissait bien lui mouillait le dos. Il maintenait sa torche pointée vers le sol, sachant que le brouillard ne ferait que réverbérer son faisceau s’il l’éclairait de face, et se déplaçait l’œil fixé sur le mur, sans regarder cette luminescence qu’on devinait proche. Ryker le suivait.
Comme la courbe s’amorçait, ils marquèrent une pause. Holman se retourna vers le savant, en quête d’encouragement. Ryker hocha la tête en faisant signe de continuer.
— Je vais jusqu’à ce tournant avec vous de façon à avoir un meilleur angle de vue, mais je ne pourrai pas aller plus loin, Holman.
Holman prit une profonde inspiration qui le fit tousser. L’atmosphère n’était pas encore irrespirable, mais il devrait bientôt utiliser l’appareil à oxygène. Il se remit en marche.
Ils parcoururent encore une assez longue distance en ligne droite. Comme ils abordaient un autre tournant, Holman se retourna.
— N’allez pas plus loin, Professeur, la lumière devient très vive.
— Oui, oui, je crois que vous avez raison. Je n’y vois pas trop bien à travers cette visière, mais je pense que nous sommes proches du centre même du mycoplasme.
— Il doit se trouver derrière cette courbe, la lumière est plus intense dans l’angle de la voûte. Je vais avancer, et vous m’attendrez là. Je ferai tout mon possible pour ne pas sortir de votre champ de vision.
De nouveau, il dut se forcer pour approcher, mû par le sentiment impérieux du devoir. Le brouillard paraissait plus dense, par contraste peut-être avec la lumière qu’on devinait derrière lui. Il se retourna pour vérifier que Ryker était toujours en vue ; surtout, que le regard du professeur ne l’abandonne pas ! Il atteignit l’endroit où la voie s’incurvait doucement à droite, alors que le précédent tournant allait vers la gauche. Il s’y engagea sans quitter le côté gauche du tunnel, espérant accéder au noyau en se tenant le plus loin possible.
Au sommet de la courbe, là où la vue s’élargissait, la lumière était éblouissante. Etait-ce une illusion créée par cet espace confiné, mais le noyau semblait avoir grandi ; il n’était pas aussi brillant à Winchester, il en était certain. Car, même si alors il ne l’avait pas contemplé d’aussi près qu’aujourd’hui, la vaste nef de l’antique cathédrale lui avait permis d’en avoir une vision très nette. Rapidement, il se mit à assembler les éléments de sa machine, introduisit le tube d’acier dans la cavité destinée à cet effet et enclencha les pinces de sécurité qui le maintiendraient solidement. S’acquitter de sa tâche au plus vite et s’en aller encore plus vite, c’était tout ce qu’il désirait. Avant de guider le tuyau vers son but, il plaça sur sa bouche le masque à oxygène : l’odeur âcre s’intensifiait. Puis il plaça sur le sol l’extrémité rigide du tube et entreprit de le dérouler peu à peu en le faisant glisser lentement vers le milieu du tunnel. Il fut bientôt arrêté par le mur, mais peu importait, la paroi le guiderait jusqu’au centre de la masse lumineuse. Holman poursuivit son effort ; la sueur perlait à son front, à cause de la chaleur qui régnait dans cette cave, et surtout de l’angoisse qui lui étreignait le cœur.
Finalement, le tube atteignit la zone lumineuse et s’y enfonça, sans résistance, à la grande surprise de Holman ; il s’attendait presque à ce que le noyau possède une certaine consistance, du moins une sorte d’élasticité – mais non, ce n’était qu’un gaz chargé de particules, de myriades de microbes.
Ayant poussé le tube d’acier jusqu’à la limite de son extension, il pressa la commande qui déclencherait l’aspiration. La machine se mit à bourdonner : son réservoir spécialement renforcé se remplissait de la substance mortelle que le tube devenu rigide allait puiser à sa source. A Winchester, on lui avait recommandé de la laisser en marche au moins deux minutes ; ici, le réservoir étant plus grand, il compterait trois bonnes minutes. Baigné de clarté jaune, il mit un genou au sol et s’attarda à examiner le phénomène.
Il en était arrivé à le considérer comme un être vivant, et pensant. Un monstre, avait dit Ryker. Cela semblait approprié. Pourquoi ne pouvait-il se défaire de l’impression qu’il protestait contre le traitement qu’il lui infligeait ? C’était le vrombissement aigu de la machine, sans doute, la vibration du tuyau qui produisaient cette impression qu’exagérait son imagination. C’était du moins l’explication qu’il s’en donnait.
Trois longues minutes... A plusieurs reprises, il se surprit à dévorer des yeux cette masse de lumière. Quelque chose l’appelait, là, un besoin si fort, de plus en plus fort. Mais le temps était passé ; il fut soulagé d’éteindre la machine, d’actionner un autre bouton qui fermerait hermétiquement le conteneur, de détacher le tube qu’il laisserait sur place. Il se releva, porta encore une fois les yeux vers l’éblouissante clarté. Peut-être... Peut-être devait-il aller y voir de plus près ? Derrière les brumes qui en voilaient l’éclat, peut-être trouverait-il la clef des origines du virus ; quelque chose en tout cas dont il pourrait informer Ryker, une idée qui lui ferait accomplir un progrès décisif dans l’élaboration de sa théorie. Il était immunisé, après tout ; cela ne pouvait lui causer aucun mal.
Il se mit à marcher vers la source de lumière.
Il avait parcouru dix mètres qu’une main gantée s’abattit lourdement sur son épaule, et le fit pivoter rudement.
— Mais bon Dieu, qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Ryker, haletant de sa course dans cette tenue si incommode.
Les yeux hagards, Holman ne sut que répondre.
— Je distinguais à peine votre silhouette dans le brouillard, reprit Ryker,et quand je ne vous ai plus vu du tout, j’ai compris que quelque chose tournait mal. Il y avait longtemps que je n’avais pas couru aussi vite. Dites-moi maintenant, que faisiez-vous ?
Holman se passa la main sur le front.
— C’est incroyable, dit-il, je ne sais pas. Je marchais vers le noyau. Quelque chose me forçait à y aller, et... je ne sais pas.
— Je vois, fit pensivement Ryker. Surtout, ne le regardez plus. Tournez-lui le dos et laissez-nous remporter la machine. Aviez-vous terminé le travail ?
— Oui... oui. Le réservoir doit être plein. Mais vous, vous ne devriez pas être aussi près ! Votre combinaison n’est pas nécessairement une protection suffisante.
— Je sais, je sais, mais il fallait bien vous arrêter. Venez, allons-nous-en d’ici.
Après avoir récupéré la machine, ils rebroussèrent chemin jusqu’à l’entrée du tunnel, où les deux soldats furent très soulagés de les voir, car ils avaient vécu les affres de l’angoisse.
— Tout va bien, monsieur ? s’empressa le capitaine en prenant l’appareil.
— Tout est pour le mieux, répondit Ryker. Mais ne perdons pas davantage de temps : nous devons sceller l’entrée du tunnel immédiatement. Placez le conteneur hors d’atteinte ; nous nous occuperons de l’arrimer convenablement au véhicule plus tard, quand nous aurons achevé notre tâche.
Il leva les yeux vers la voûte et sourit dans son casque.
— C’est une chance pour nous qu’ils aient pensé à construire un autre tunnel. Le capitaine Peters et moi-même allons transporter une partie des explosifs à travers le nouveau tunnel et les installer à l’autre bout de celui-ci. Il faut sceller les deux ouvertures à la fois, de façon à ce que le mycoplasme soit prisonnier. Nous minuterons les explosions pour qu’elles interviennent simultanément.
Ils regagnèrent le véhicule et le sergent déchargea trois caisses d’explosifs.
— Ce sera plus que suffisant, commenta-t-il. Si la première tentative échoue, nous recommencerons autant de fois que nous voudrons.
Il sortit une autre boîte, plus petite que les autres.
— Les détonateurs, expliqua-t-il.
Le capitaine revenait les mains vides.
— J’ai installé le conteneur à mi-pente, Professeur, à l’intersection de la rampe d’accès au tunnel avec la route principale. Il y sera parfaitement en sécurité pour le moment. Il est pratiquement indestructible, et personne ne peut le déplacer à moins d’en connaître le fonctionnement.
Il plongea le bras à l’intérieur du véhicule et sortit un talkie-walkie.
— Nous resterons constamment en contact, dit-il. Prenez celui-ci, monsieur Holman. Il est d’un maniement très simple, et vous pourrez nous parler pendant que le sergent Stanton dispose ses explosifs.
Il tendit la radio à Holman qui l’examina brièvement, et acquiesça.
— Il nous faudra une vingtaine de minutes pour traverser le tunnel et placer la charge, poursuivit le capitaine en regardant sa montre. A moins d’ennuis, naturellement. Nous synchroniserons les explosions par radio. Vous êtes prêt, Professeur ?
Ryker fit signe que oui et grimpa dans la voiture. Avant d’y disparaitre, il se retourna et lança :
— Bonne chance à chacun de nous, et que Dieu nous aide !
Le sergent se mit en devoir de fixer l’explosif quelques mètres à l’intérieur du tunnel. Holman resta à bonne distance, bien qu’on lui eût affirmé que la charge était inoffensive tant qu’elle n’était pas amorcée. En fait, avait expliqué le sergent, c’étaient les amorces qui, elles, étaient dangereuses, parce que terriblement explosives. Il lui avait montré les petits tubes de métal.
— Là-dedans, vous trouvez un peu de nitrate de plomb, et beaucoup de trinitrotoluène – du TNT, si vous voulez. Un mélange très sensible. Mais ne vous inquiétez pas, monsieur, avait ajouté le sergent manifestement ravi du malaise de son interlocuteur, il ne vous arrivera rien avec moi.
Et de s’enfoncer dans le tunnel en sifflotant très faux, heureux d’avoir enfin à accomplir une tâche concrète qui requérait sa compétence.
Holman traîna hors du tunnel le corps de l’homme qui avait décapité sa femme ; pour quelque absurde raison, il ne voulait pas qu’il fût enseveli sous des tonnes de béton. Un instant après, le sergent apparut, déroulant avec lui un câble très fin.
— Cela devrait aller, annonça-t-il d’un ton presque enjoué.
La radio grésilla dans la main de Holman.
— Allô, m’entendez-vous, monsieur Holman ? fit la voix de Ryker, plus lointaine et déformée encore.
— Je vous entends très bien, Professeur.
— Le capitaine est occupé à l’intérieur du tunnel. Nous sommes passés facilement. Avec le brouillard, la visibilité était mauvaise, mais, en roulant à faible allure avec les codes le plus près possible du mur, nous y sommes parvenus sans incident. Nous n’avons rencontré personne, ce qui nous a plutôt arrangés. La sortie – ou l’entrée, c’est selon – se prête parfaitement à nos desseins. La rampe inclinée qui y accède est entièrement ceinte de gros blocs de béton. Nous nous sommes garés en haut de la route qui fait face à l’autre tunnel. Elle est beaucoup plus escarpée que de votre côté. C’est de là que je vous parle en ce moment ; j’ai une vue plongeante sur la sortie. Nous nous mettrons plus à l’abri dès que tout sera prêt. Qu’en est-il de votre côté ?
— Le sergent Stanton a mis l’amorce en place. Nous serons prêts d’une minute à l’autre.
— Bien. Le capitaine Peters me demande d’informer le sergent qu’il compte placer une charge aussi près de la voûte que possible, et une autre au pied du mur opposé. Pouvez-vous faire passer le message au sergent, je vous prie.
Holman s’exécuta. Le sergent qui se trouvait à quelques mètres sur la pente acquiesça de la tête, puis pointa le pouce vers sa poitrine et le leva pour signifier que tout était pour le mieux.
— Le sergent a fait la même chose, indiqua Holman dans le micro.
— Parfait. A présent, je suggère que nous nous mettions à couvert. Le capitaine revient, nous serons opérationnels sous peu. Je reprends contact avec vous dans quelques instants.
La radio se tut. Holman se dirigea vers le sergent Stanton, juché sur le parapet dominant la route qui plongeait vers le tunnel.
— Nous serons très bien à cette hauteur, monsieur, affirma le soldat comme Holman le rejoignait. J’ai réparti les charges de telle façon qu’il y ait peu de projections de ce côté. Quelques pierres peut-être auxquelles il faudra prendre garde, mais c’est tout.
— Et le conteneur ? s’inquiéta Holman en désignant l’emplacement de la boîte, un peu plus bas vers l’entrée.
— Ne vous faites pas de souci pour lui, monsieur. Il n’y a pas grand-chose qui puisse l’endommager.
Il connecta une fiche à une petite mallette.
— Un simple tour de manette, voyez-vous, et cette entrée s’écroulera dans la seconde, précisa le sergent, de plus en plus réjoui à mesure qu’approchait l’instant de « son « explosion.
La radio se remit à grésiller, une voix s’éleva :
— Ici le capitaine Peters. M’entendez-vous, sergent ?
— Je vous entends, mon capitaine, répondit l’intéressé en se penchant vers l’appareil.
— Bien. Ici nous sommes en position. Donnons-nous un compte à rebours d’une minute. Vérifiez votre compteur.
Holman vit le soldat regarder l’horloge intégrée au détonateur qu’il tenait en main. Son doigt ganté se posa en équilibre sur un bouton.
— A trois, vous le mettez en marche, ordonna la voix de Peters.
Il compta trois secondes ; le sergent poussa le bouton. Une trotteuse rouge commença sa course autour du cadran.
— Parfait, sergent. Je remets la radio au professeur Ryker. A soixante secondes, allez-y. Bonne chance, et rentrez la tête dans les épaules !
La radio s’interrompit.
Holman contempla, fasciné, la trotteuse rouge qui grignotait les secondes. Plusieurs fois il crut qu’elle s’était arrêtée : illusion d’optique, se dit-il. A quarante-cinq secondes, il éprouva le besoin pressant de se moucher, attribua cela à sa nervosité et se contenta de se frotter le nez d’un index tremblant. Encore dix secondes. Sa gorge était sèche. Sept. Il toussota. Cinq. Il se rappela de respirer. Trois. L’explosion serait-elle assez puissante pour obstruer complètement l’entrée ? Deux. Oui, il le fallait. Une.
Il s’enfouit la tête dans les mains et sentit plus qu’il ne vit le sergent tourner prestement la manette.
Cheveux et vêtements soufflés vers l’arrière, il perçut le déplacement de l’air avant d’entendre l’explosion. La terre avait-elle tremblé ? Puis, un quart de seconde après, vint le grondement d’abord étouffé, puis bientôt grandissant en un énorme roulement de tonnerre. Tête baissée contre le mur, il s’attendait à recevoir des gravats, mais rien ne vint. Au bout d’un moment, le sergent lui tapa sur l’épaule.
— C’est terminé, monsieur, et proprement.
Holman releva la tête, anxieux de voir le résultat. Le sergent était à genoux et lorgnait vers l’entrée du tunnel avec des hochements de tête, fort satisfait de lui-même. La poussière tourbillonnait, mêlée au brouillard, mais après quelques secondes elle commença à retomber. Ce qu’il vit alors arracha un sourire à Holman.
Des tonnes de béton et de pierre avaient comblé jusqu’à la voûte l’entrée du tunnel – si l’on pouvait encore lui donner ce nom. Un peu naïvement, Holman pensait voir le passage simplement obstrué, alors qu’un tronçon s’était écroulé sur une douzaine de mètres, formant une montagne de gravats qui rejoignait ce qui restait de la voûte.
Une tape amicale sur le bras du sergent en guise de félicitations et Holman s’empara de la radio.
— Allô, professeur Ryker ? appela-t-il, stupéfait de ne pas s’entendre.
Il comprit que sa tête résonnait encore du bruit de la déflagration et n’insista pas pour le moment. Le sergent avait dévalé la pente et examinait le tas de ruines. Satisfait, il se retourna pour adresser à Holman un signe de victoire.
La tête plus claire, ce dernier reprit la radio.
— Allô, Ryker, m’entendez-vous ?
Quelques parasites, et soudain :
— Allô allô, monsieur Holman ! Vous m’entendez ?
— Je vous entends, Professeur.
— Belle explosion, hein ? On dirait que nous en sommes venus à bout, qu’en dites-vous ? Le capitaine Peters est allé voir de plus près, mais d’ici, tout a l’air parfait. Et de votre côté ?
— L’accès est complètement obstrué. Le sergent Stanton est en train d’escalader les ruines, mais il a déjà indiqué que c’était réussi.
— Excellent, excellent. Je vais m’avancer un peu pour inspecter les dégâts. La poussière se dépose, l’atmosphère est plus claire de ce côté que du vôtre, j’aurai une image assez précise des résultats de notre petite explosion. Oui, oui, plus près je serai, mieux je verrai. Ah ! voici le capitaine Peters, juste en dessous de moi. Je pense qu’il est content de son travail. Il me cherche... . Ah ! il m’a vu, il me fait signe. Bon, bon, il a l’air ravi, il se serre la main.
Le poste émit une sorte de grincement métallique, qui devait être un gloussement de rire du professeur Ryker. Sa voix poursuivait :
— Je ne suis pas loin de l’éboulis et je dois dire qu’il me paraît très, très solide. Je vois un énorme bloc de béton vers le sommet, qui doit faire au moins sept mètres, et qui... — La radio se tut quelques instants, puis la voix reprit, soudain beaucoup plus tendue :
— Il y a quelque chose d’anormal. On dirait... de la poussière qui s’élève du sommet de ce bloc de béton... non, cela vient de derrière. Est-ce de la poussière ? — Une pause assez longue. — Ou bien le brouillard qu’on a dérangé ? Non, il est moins dense ici, c’est plutôt de la poussière. Je vais m’approcher. Cela fuse comme de la vapeur. Je suis près maintenant, je domine le bloc de béton et... (De nouveau la voix se brisa.)
— Une brèche ! cria le professeur, faisant sursauter Holman. Une brèche dans la voûte ! Et le brouillard... Le brouillard s’en échappe ! Mais c’est impossible, ce doit être la force de la déflagration. L’air prisonnier du tunnel chasse le brouillard vers l’extérieur, oui, ce ne peut être que cela, le brouillard ne pourrait pas... Nom de Dieu, je vois une lumière ! La brèche s’éclaire, il y a de la lumière... La lumière jaune, celle que nous avons vue dans le tunnel ! Le mycoplasme... Non ! Le mycoplasme s’échappe, il monte avec le brouillard ! Il faut que je m’éloigne d’ici, il faut...
La radio n’émit plus que quelques parasites. Pour la première fois depuis bien des années, Holman pleura.
— Holman ! Sergent Stanton ! M’entendez-vous ?
Au son de cette voix, Holman releva la tête et empoigna la radio. Il n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé depuis que le récepteur s’était tu : quelques secondes, ou plusieurs minutes, plus vraisemblablement. Ses larmes de frustration lui avaient ôté toute notion du temps. Le cauchemar ne finirait donc jamais ? Ne trouveraient-ils jamais la solution ?
— Allô, ici Holman, s’empressa-t-il de répondre. C’est Ryker ?
— Non, ici le capitaine Peters. Le professeur Ryker est à côté de moi, à bord du véhicule. Il ne va pas très bien, je crois.
— Que s’est-il passé ?
— Le mycoplasme s’est échappé. J’ai entendu le professeur crier et j’ai couru voir ce qui n’allait pas. Il était étendu sur la route, près du véhicule. Un peu plus loin, j’ai vu une... je ne sais pas comment dire, une masse compacte de lumière, si ce n’est pas trop impropre. Elle s’éloignait avec le brouillard, elle avait dû passer juste sur lui !
Holman retint son souffle.
— Et... comment est le professeur ?
— Je ne sais pas, il semble à moitié étourdi. Je l’ai traîné jusque dans la voiture, mais je ne peux pas risquer d’ôter son casque pour l’examiner. Je pense qu’il est surtout sous le choc de la frayeur ; cette chose qui se sauvait en venant droit sur lui a dû l’épouvanter. Il y a une minute, il a paru reprendre ses esprits : il m’a dit de suivre la lumière, qu’il ne fallait pas la perdre de vue cette fois, et je crois qu’il s’est évanoui. Mais il semble se rétablir à présent.
— Attention, Peters, l’exhorta Holman, il est peut-être contaminé.
— Je n’ai pas cette impression. Je crois qu’il est en état de choc, simplement. Enfin, je suis en train de suivre cette chose, ce noyau. Je le tiens dans mon champ de vision. Nous n’avons parcouru qu’une petite distance, mais il semble se diriger vers l’est, vers...
De nouveau le silence, véritable torture.
— Holman, je vois deux énormes constructions qui se dressent devant nous dans le brouillard... On dirait... oui, oui, ce sont des gazomètres. Deux gigantesques gazomètres !
En pensée, Holman passa rapidement en revue les occasions où il s’était servi de la route à trois voies sortant de ce tunnel. La dernière fois, c’était la nuit : sur sa gauche, juste à la sortie du tunnel sud, il avait eu la vision fantastique de ce qui ressemblait à un décor de science-fiction. C’était une immense raffinerie de gaz, dont les tours argentées et les réservoirs prenaient un aspect impressionnant sous la lumière électrique. Ses deux gazomètres principaux (probablement ceux que décrivait Peters) dominaient plusieurs rangées de réservoirs plus petits. On avait édifié cette raffinerie sur la rive même afin de faciliter l’acheminement du charbon qui remontait la Tamise par péniches pour être transformé en gaz de ville. C’était l’une des plus grandes usines de son espèce en Angleterre : elle desservait une vaste zone du secteur sud-est.
— Holman, quel est cet endroit ? demanda alors une voix familière.
— Professeur, est-ce vous ? s’enquit anxieusement Holman. Vous allez bien ?
— Oui, oui, la tête me tourne un peu, à part cela je vais bien. Dites-moi vite quel est cet endroit en face de nous ?
Holman lui exposa ce qu’il savait de l’usine et lui indiqua le moyen d’y pénétrer, si c’était nécessaire.
— Je crois que c’est nécessaire, en effet, répondit le professeur. Le noyau se dirige droit sur elle. N’oubliez pas que la combustion du gaz produit en grande quantité du bioxyde de carbone et de l’anhydride sulfureux qui contribuent largement à polluer notre atmosphère ; c’est ce que recherche actuellement le mycoplasme, comme s’il se savait menacé et s’efforçait d’acquérir une nouvelle énergie. Ah ! Le capitaine Peters a repéré la voie d’accès dont vous parliez ; nous nous y engageons. Nous sommes près des gazomètres maintenant, qui nous dominent de toute leur hauteur. Il y a une grille, nous la franchissons. Ça y est, je le vois.
— Où est-il, où est-il ? cria Holman.
Un rire aigu résonna.
— Où pourrait-il se nicher, dites-moi, monsieur Holman, sinon entre les deux gazomètres, comme un petit enfant apeuré entre ses monstrueux parents ?
Holman regarda le récepteur, interloqué. La voix de Ryker l’avait frappé par ses accents fantasques.
— Ryker ?
— Savez-vous de quoi se compose le gaz de ville, monsieur Holman ? reprit le professeur sur un ton plus animé. Laissez-moi vous renseigner sur ce point : c’est un mélange toxique comprenant cinquante pour cent d’hydrogène, vingt pour cent de méthane, sept à dix-sept pour cent de protoxyde de carbone, trois pour cent de bioxyde de carbone, huit pour cent d’azote et deux pour cent d’hydrocarbures. Qui plus est, poursuivit Ryker comme s’il faisait un cours à un étudiant curieux, il contient de l’ammoniac, du soufre, de l’acide cyanhydrique, du benzène et autres substances. Autrement dit, c’est un mélange hautement combustible. J’y vois une indication que nous donne le mycoplasme, qu’en pensez-vous, monsieur Holman ?
Le contact radio fut coupé avant que l’intéressé eût le temps de répondre, ce qui raviva son sentiment d’impuissance. Ryker voulait faire sauter les réservoirs, et le mycoplasme avec eux ! Quels ravages une explosion de cette force causerait-elle à l’environnement ? Mais le professeur avait raison : l’enjeu valait la peine de prendre le risque.
Dans l’immédiat, un objectif : traverser le fleuve par le tunnel encore intact pour prêter assistance aux deux hommes, sur la rive opposée. Et prévenir le sergent qui ignorait encore la suite des événements. Mettant sa radio en bandoulière, Holman s’apprêtait à l’appeler mais ne put émettre un son : il venait de s’apercevoir qu’il était bien près d’avoir des problèmes.
Il n’était plus seul. Une foule de gens attirés par l’explosion s’était assemblée derrière lui : deux cents personnes à peu près, amassées sur la route qui menait au tunnel. Peut-être hantaient-elles déjà les rues en troupe avant la déflagration, comment savoir ? En tout cas, leur silence absolu était plus inquiétant que n’importe quels hurlements. Mystérieusement, ces gens sentaient qu’il était différent, il le savait.
Il commença à reculer sous leurs regards fixes, très prudemment, car un geste un peu brusque serait le signal qui les jetterait dans l’action. Il y eut un mouvement dans la foule : un jeune garçon qui pouvait avoir quatorze ans s’y frayait un passage. Arrivé au premier rang, il lança d’une voix mal assurée :
— S’il vous plaît, monsieur, expliquez-moi ce qui se passe !
Holman le considéra avec surprise. Le pauvre gosse n’avait pas encore été touché par la maladie. Il errait au milieu de la horde sans comprendre. S’avançant vers l’enfant, il se pencha vers lui.
— Ecoute, mon garçon...
Il ne put aller plus loin. Au son de sa voix, la marée humaine s’était soudain élancée. L’enfant tomba instantanément. Il était perdu, c’était évident. Des mains se saisirent de Holman, qui chancela sous la pression de la foule. Il se débattit, distribua les coups, essaya de se débarrasser de leur étreinte. Il assomma un homme avec son genou, frappa à revers une femme qui lui agrippait les cheveux, envoya un coup de coude dans l’estomac d’un autre qui tentait de l’étrangler. Mais ils étaient bien trop nombreux. Il se sentit basculer, il fut renversé, écrasé, ne parvint plus à respirer...
Un coup de feu claqua. Quelqu’un près de lui poussa un cri, tomba en avant. Etait-ce le cri d’un homme ou d’une femme, il n’aurait su le dire, et peu lui importait. La foule se figea, puis reflua dans la bousculade générale. C’était le bruit de la détonation, plus que le reste, qui l’avait effrayée.
— Sauvez-vous, vite ! cria alors la voix mécanique du sergent Stanton.
Le temps de se relever, Holman franchit en s’aidant de la main la balustrade de fer qui courait le long de la route, d’un bond qui l’emmena deux mètres en contrebas. Bien qu’il eût atterri sur les genoux, le sergent Stanton ne lui laissa aucun répit.
— Par ici, vite, plus vite ! s’époumona-t-il, et un autre coup de feu claqua.
Holman bondit sur ses pieds et courut vers le soldat.
— Heureusement que vous aviez votre fusil, haleta-t-il.
— Après ce que j’ai vu aujourd’hui, je ne me déplacerais plus sans, répliqua le sergent qui tira de nouveau dans la foule. Pas très précis comme tir avec ce déguisement, mais dans cette populace, qui se soucie de précision, hein ?
Il épaula encore et tira.
— Dans le tunnel maintenant, rapidement, le capitaine attend. Passez devant, je vous rejoins. Je vais les retenir tout en battant en retraite progressivement.
Jugeant inutile pour le moment de lui expliquer ce qui était arrivé aux autres, Holman s’écria :
— Je reste avec vous, je vais vous prêter main-forte.
— Qu’est-ce que vous voulez faire, leur cracher dessus ?
— J’ai une arme. — Il lui montra son revolver.
— Avec ce petit truc-là, ils vous tomberont vite dessus, et s’ils vous tombent dessus, cela ne m’aidera pas beaucoup, hein ? Croyez-moi monsieur, partez, je les retiendrai. Regardez-les, tremblotants comme des chiens. Ils ne s’approcheront pas. Tenez, regardez celle-là, par exemple !
Une femme se traînait vers eux à quatre pattes. Le sergent tira. La femme poussa un cri perçant, et la foule recula d’un mètre.
— Et voilà le travail ! ricana le soldat dont Holman imaginait le sourire réjoui derrière son masque.
Tant de cruauté l’atterrait. Ils se trouvaient dans une situation dangereuse, certes, et lui-même éprouvait de moins en moins de sympathie pour ces aliénés, mais tout de même, il ne pouvait admettre l’attitude inhumaine du sergent, qui mitraillait ces gens comme il l’aurait fait d’un troupeau de bêtes malades qu’il fallait abattre. Serait-il devenu fou, lui aussi ?
— Une dernière question, sergent : que faisons-nous du conteneur ?
— Laissons-le sur place pour l’instant. Ils ne peuvent pas l’endommager, ni le déplacer. Nous le ramasserons après, quand nous reviendrons avec la voiture. Et maintenant, oui ou non, allez-vous entrer dans ce foutu tunnel... monsieur ?
Après un dernier regard à la foule intimidée mais qui avançait néanmoins peu à peu, Holman disparut dans le tunnel en laissant le sergent au pied de l’éboulis qu’il avait provoqué. Les murs renvoyaient l’écho de ses pas ; comme il s’enfonçait dans l’obscurité, il entendit deux coups de feu tirés à bref intervalle. Pourvu que le sergent réussisse ! Dans le tunnel, il jouirait d’une relative sécurité, car la foule n’irait pas jusqu’à les poursuivre dans les ténèbres.
Le sergent Stanton avait péché par témérité en affichant un tel mépris. Pendant qu’il tirait tranquillement sur la foule, prenant soin de viser les individus qui semblaient les plus dangereux, quelqu’un avait contourné puis escaladé le monticule derrière lui. Les malades mentaux sont doués d’un sens de l’astuce très particulier : l’homme choisit un gros bloc de béton parmi ceux qui encombraient la couverture des tunnels accolés, et le lança presque nonchalamment à la tête de Stanton qui ne se doutait de rien. Le casque pourtant très résistant du sergent n’empêcha pas l’impact de lui défoncer le crâne. Il s’effondra et la foule se rua en avant avec des hurlements de plaisir ; le corps inerte fut empoigné, redressé, jeté en l’air pour la joie de l’entendre se fracasser en retombant sur le sol. Puis on lui arracha ses vêtements, et on courut le porter en triomphe dans le tunnel, en le brandissant à bout de bras.
Holman entendit la clameur de la foule derrière lui. Il attendit que résonnent les coups de feu, et rien ne vint. Il comprit alors : le sergent avait perdu.
Il était à présent dans la nuit totale, sans doute à mi-chemin des deux ouvertures, invisibles à cause des nombreux tournants. Cette lueur grisâtre qui signifierait la fin du tunnel n’apparaîtrait-elle donc jamais ? Il avait l’impression d’être plongé dans le néant, de n’avoir plus de corps ; enfermé en lui-même, livré à ses frayeurs maintenant sans limites puisque non vérifiables par les yeux. Quelques heures auparavant (quelques heures ? il lui semblait qu’il y avait des siècles), dans les souterrains du métro, il avait au moins une torche pour le relier au monde ; à présent, seuls le contact rugueux du mur de béton et celui de l’asphalte sous ses pieds lui disaient qu’il était encore au nombre des vivants. Ses doigts qui suivaient la paroi à tâtons n’osaient pas s’en éloigner de peur de ne plus la retrouver ensuite. Il progressait vite, trop vite, sans vouloir penser qu’un obstacle inattendu pouvait se présenter. Ryker avait dit que la voie était dégagée, mais lui circulait en voiture...
Derrière lui, les vociférations de la foule en délire paraissaient plus proches qu’elles ne l’étaient en réalité à cause de l’écho, il le savait ; il pressa néanmoins le pas. Le mur s’incurvait doucement, la route amorçait une lente montée. Ses yeux lui jouaient-ils des tours ? A l’extrémité droite de son champ de vision, le noir lui semblait moins noir... Il cilla plusieurs fois. Oui décidément, il voyait du gris là devant. Un dernier tournant, la côte qui s’accentuait, et là, au bout, enfin la lumière du jour ! Il respirait péniblement, souffrait de crampes affreuses dans les cuisses, mais la vue de cette faible lueur et la promesse d’une lumière plus franche lui donnèrent un regain d’énergie. S’il n’avait pas surmonté sa fatigue, il décida de la traiter par le mépris.
Aiguillonné par les cris de la populace et la proximité de la lumière du jour, il continua de courir au même rythme, même si ses jambes n’en pouvaient plus. Il lui fallut encore cinq minutes pour émerger du tunnel ; bien que mêlé de brouillard, l’air relativement frais le ranima un peu, et c’était heureux, car la montée qui rejoignait l’autoroute était la plus rude. Il était presque arrivé en haut quand la radio qui pendait à son épaule émit des craquements. A l’intérieur du tunnel, il avait plusieurs fois été tenté de se débarrasser de ce fardeau qui l’encombrait inutilement ; maintenant, il était bien content de ne pas l’avoir fait.
— Allô ? Allô ? M’entendez-vous ? fit une voix pressante.
— Allô oui, ici Holman ! Je vous entends. C’est Ryker ou Peters ?
— Heureux de vous entendre ! C’est le capitaine Peters.
Holman s’affala contre le mur de la voie d’accès au tunnel, et s’efforçant d’articuler entre deux halètements :
— Avez-vous placé les explosifs ? demanda-t-il.
— Oui, c’est fait. Au pied des gazomètres chaque fois que je l’ai pu. C’est de l’acier, mais ça craquera comme des œufs avec les charges de plastic que j’ai posées. Je règle le compteur sur cinq minutes : cela nous donnera tout le temps de regagner le tunnel. Il va nous falloir un abri à toute épreuve.
Avant que Holman ait pu lui parler de la foule qui avait envahi le souterrain, il enchaîna :
— Voici Ryker qui revient. Il jetait un dernier coup d’œil au dispositif pendant que je branchais les fils. Je crois qu’il est encore en état de choc, vous savez. Tantôt parfaitement lucide, et tantôt à côté de ses... Bon Dieu ! Il n’a pas son casque !
Holman entendit le capitaine appeler le professeur Ryker, puis la radio cessa d’émettre. Il se haussa pour regarder par-dessus le mur, encore assez bas à cet endroit, mais qui allait en s’élevant vers le tunnel. Il ne put qu’apercevoir la silhouette massive des gazomètres à travers le brouillard qui, il le remarqua, s’éclaircissait considérablement.
— Peters ! Peters ! cria-t-il dans le récepteur, que se passe-t-il ? Pour l’amour de Dieu, répondez !
Il appelait encore à grands cris quand il s’aperçut qu’on répondait. C’était la voix du capitaine, plus lointaine encore, comme affaiblie, dépouillée de toute raideur militaire. Les mots trahissaient un sentiment proche de la panique.
— Il m’a pris des mains le détonateur. Il subit l’effet du brouillard, j’en suis sûr. Pourtant... (il lutta pour maîtriser sa voix) pourtant il semble tout à fait lucide. Il a dit que nous ne pouvions pas prendre le risque d’attendre cinq minutes, que le noyau allait s’échapper, et qu’il fallait le détruire sur-le-champ pendant que nous en avions l’occasion. J’ai refusé, il m’a poussé et a pris le détonateur. Je n’ai pas osé résister de peur de déclencher le mécanisme par mégarde et... Il s’éloigne, il marche vers le noyau ! Holman, je ne sais pas où vous êtes, mais surtout, abritez-vous ! Regagnez le tunnel si possible. Moi je m’en vais avec la voiture ! J’ai peut-être encore une chance !
Quelques craquements, et la radio se tut. Holman ne tenta pas de rappeler le capitaine : le malheureux n’avait pas une seconde à perdre ! Il observa l’immense usine, tremblant à la pensée de ce qui se préparait. Il crut alors y déceler un mouvement. Le brouillard ôtait toute certitude, mais... oui, cela ressemblait au véhicule de survie ! Peters allait réussir !
Deux faits se produisirent alors simultanément. En bas, la foule se déversa du tunnel, brandissant un trophée qui évoquait une carcasse ensanglantée. Et, tandis qu’il se retournait vers le groupe, un éclair éblouissant déchira l’atmosphère, suivi d’une première déflagration assourdissante et de quelques explosions de tonnerre qui secouèrent la terre elle-même.
Holman se recroquevilla en boule, cherchant à se faire aussi petit que possible. Le souffle chaud lui brûla le dos, roussit ses cheveux qui grésillèrent ; il crut que ses tympans éclataient, sentit le sang couler de son nez. Le grondement semblait ne pas devoir finir, le béton craquait autour de lui. Ses oreilles rendues sourdes ne pouvaient entendre les explosions qui se succédaient, mais il percevait leur souffle, par vagues qui faisaient trembler le sol. Les réservoirs de gaz sautaient un à un. Là-haut, juste au-dessus de lui, le monde n’était plus qu’un brasier ; s’il se levait, la chaleur lui brûlerait les yeux. La chance avait voulu qu’il fût mieux placé que la plupart de ceux qui s’entassaient à l’entrée du tunnel, ainsi pressé contre le mur solide que renforçait la route courant à son sommet ; alors que ceux-là, s’ils étaient à l’abri du gros de l’explosion, se trouvaient relativement exposés ; Beaucoup furent brûlés vifs par le souffle incandescent, d’autres violemment refoulés à l’intérieur du souterrain et fracassés par des projections de métal ou de maçonnerie ; d’autres encore, les plus nombreux, écrasés sous les blocs de béton alors qu’une partie du tunnel s’effondrait.
Un long, un très long moment passa avant qu’il ne trouve le courage d’ôter de sa tête ses mains couvertes d’ampoules et de lever les yeux. Il vit que la rampe était jonchée de débris, pierres et pièces métalliques dont certaines auraient pu le tuer sur le coup. Il préféra éviter de regarder du côté du tunnel, n’ayant nul désir de contempler le carnage ; lentement, péniblement, il se redressa sur les genoux, et centimètre par centimètre, leva la tête vers la scène que lui cachait le mur.
L’espace tout entier était un gigantesque globe de feu.
On ne distinguait plus les structures de l’usine à gaz, ni aucun bâtiment d’aucune sorte ; tout ce qui restait debout – si c’était le cas – disparaissait complètement dans les tourbillons de l’incendie. S’il n’entendait plus de nouvelles déflagrations, il voyait les explosions soudaines de flammes jaunes qui éclataient dans le brasier rouge et orange. Déjà, la chaleur lui blessait les yeux. Il dut se baisser de nouveau, ciller rapidement pour les humecter, et laissa passer une minute avant de se relever.
Le feu gagnait sur la droite, dévorant la totalité de l’usine et la plupart des manufactures environnantes. Même les bâtiments situés de l’autre côté de l’autoroute avaient été ravagés. La dévastation était effroyable. Manifestement, les gazomètres avaient été pleins ; leur explosion avait déclenché une réaction en chaîne parmi les réservoirs environnants, semant la destruction à une allure vertigineuse.
A quelques centaines de mètres, il aperçut ce qui devait être la carcasse du véhicule de survie gisant sur le flanc, presque entièrement carbonisé. Bouleversé, il s’affaissa contre le mur, y appuya la tête, ferma ses paupières douloureuses. Comme le prix à payer était lourd... Il n’éprouvait plus de colère, même envers ceux qui avaient conçu cette horreur diabolique avant de la libérer par stupidité. Ni colère ni peur. Il était au-delà des sentiments extrêmes ; il ne ressentait plus que lassitude, mêlée à une profonde tristesse. Le mycoplasme n’existait plus, il le savait. Les flammes l’avaient détruit, alliées de l’homme et ennemies à la fois. Rien ne pouvait résister à ce brasier purificateur autant que destructeur, pas même ce virus créé par l’homme, ce mal qui, semblait-il, ne se résumait pas à une simple organisation de cellules parasites ; mais peut-être lui prêtait-il une complexité qu’il n’avait pas ? Possédait-il, par exemple, la faculté d’échapper à ceux qui voulaient le détruire, ou n’obéissait-il qu’aux caprices du vent ? Son pouvoir hypnotique n’était-il qu’imagination, reflet de cette volonté inconsciente d’autodestruction que tout individu dissimule dans les replis les plus secrets de son cerveau, mais qui est toujours prête à faire surface ? Ryker était-il devenu fou ? Ou avait-il compris que cette action était la seule vraiment sûre ? Peut-être savait-il que le virus dominait peu à peu son esprit, s’était emparé de son cerveau, qu’il s’y reproduisait tranquillement au détriment des cellules saines qu’il tuait une à une. Sachant cela, sa dernière décision raisonnable aurait été d’en finir, de se supprimer en même temps que le mycoplasme. A moins que son suicide n’ait été le fait de la folie, jointe au pouvoir d’attraction qu’exerçait le noyau ? Ces questions trouveraient-elles un jour une réponse ? Pour le moment, Holman ne souhaitait même pas savoir. Il n’avait qu’un seul désir : se reposer.
Un courant d’air plus froid le tira de son apathie. Sa main aggripa le faîte du mur, et il se hissa sur ses pieds. L’incendie s’étirait en une sorte de champignon gigantesque couronné de fumée noire. Presque blanches en son centre, magnifiques, les flammes s’élevaient avec une fureur terrifiante, entraînant l’air chaud dans l’atmosphère plus fraîche, créant ainsi une spirale ascendante sans cesse renouvelée, un maelstrom montant jusqu’au ciel. Et le brouillard s’animait, ses volutes de fumée gris jaunâtre rendaient visible le mouvement de l’air, s’enroulaient en tourbillons avec les flammes, s’élançaient à l’assaut du ciel où elles se dispersaient. La totalité du brouillard ne disparaîtrait pas ainsi, il ne fallait pas l’espérer, mais une vaste surface serait dégagée ; le reste de la nappe irait en s’éclaircissant, et le vent achèverait de le disperser, car, sans son noyau, le brouillard n’avait plus de raison d’être.
Holman se rassit, dos appuyé au mur, mains posées sur les genoux remontés, et se plongea dans la contemplation du ciel. Il attendait qu’apparaisse la première échappée de bleu.