CHAPITRE XIX

 

Holman engagea avec précaution le véhicule blindé sur la rampe qui depuis l’énorme abri souterrain les ramènerait à l’air libre, dans le brouillard. Son passager, un certain Mason, difforme dans sa combinaison de protection, observait la rue à travers son étroite visière plombée.

— Il semble un peu moins épais, observa Holman.

— Il s’est probablement déposé au fond du bassin londonien avant de s’étaler tout autour, répondit Mason.

Holman acquiesça ; cela semblait logique. Londres était bâtie dans un creux, une cuvette en forme de saucière entourée de collines. Le brouillard avait dû s’y amonceler et débordait maintenant sur toute la ville. A moins de vent fort, il s’en écoulerait sans doute par la Tamise, à travers le plat pays d’Essex.

— Prenons à gauche le long du quai, dit Mason qui vérifiait les instruments disposés devant lui. En traversant la City, nous serons dans la bonne direction.

Holman tourna à gauche en se guidant sur le trottoir. Sa vue portait tout juste jusqu’au trottoir opposé, ce qui n’était pas le cas ce matin, lorsqu’il s’était frayé un passage jusqu’à l’abri secret. Il frémit intérieurement en se remémorant son voyage irréel dans les rues noyées de brouillard.

Casey et lui contemplaient le brouillard dans un désarroi proche du désespoir quand le téléphone avait commencé à sonner. Il s’était arraché à la fascination du spectacle pour aller répondre, comme il aurait saisi une bouée de sauvetage.

C’était Douglas-Glyne, le sous-secrétaire d’Etat à la Défense. Il lui avait débité ses instructions, sans discussion possible. Holman devait se rendre au pont de Westminster, où l’attendrait un véhicule ressemblant à une voiture de reconnaissance de l’armée, mais plus grand et plus lourd, et muni de diverses antennes.

Il l’emmènerait à un rendez-vous secret, dont le lieu ne pouvait encore lui être révélé. Il devrait éviter de s’impliquer dans tout incident qui surviendrait sur son chemin ; son seul dessein serait de rallier le point de rendez-vous le plus vite possible, et en parfaite santé. Qu’il pense d’abord à se protéger, même s’il fallait pour cela qu’il tue ou blesse autrui ; une ou deux vies n’étaient rien au regard des millions de vies qu’il pourrait sauver si lui-même restait indemne. Sa compagne devait demeurer où elle était pour le moment : traverser la ville avec elle était trop risqué actuellement. Si quelque chose arrivait à Holman, on trouverait le moyen de la joindre. Quant à lui, on préférait ne pas lui envoyer la voiture spéciale à cause du temps qu’elle mettrait à l’atteindre : avec ses équipements particuliers, sa visibilité dans le brouillard était pratiquement nulle. Mais s’il le fallait, on ramènerait la jeune fille par ce moyen.

Le ministre raccrocha dès que son correspondant eut dit qu’il comprenait, qu’il suivrait les instructions. D’une voix qui s’efforçait de rester égale, Holman exposa la situation à Casey tout en s’habillant rapidement. Elle ne pleura pas, ne protesta pas : elle savait que les circonstances les menaient, que leur destin leur échappait, qu’il fallait obéir aux événements. Il lui dit de verrouiller la porte derrière lui, et de se barricader dans la chambre. Ils écourtèrent leurs adieux pour ne pas céder à la tentation de s’enfermer tous les deux, loin du monde et de sa folie. Au plus léger abandon de l’un ou de l’autre, il aurait été si facile d’y succomber... Ils s’embrassèrent vite, et il partit sans un mot.

Il emprunta l’escalier plutôt que l’ascenseur, qui n’était pas très fiable même en temps ordinaire. Une fois dans la rue, le cauchemar prit une nouvelle dimension.

Le plus effrayant, c’était l’impression de vide. D’absence totale. Rien n’avait plus de substance, rien n’était tout à fait réel. Il rasait les murs par crainte de heurter quelqu’un, et en même temps ne désirait rien tant que rencontrer l’un de ses semblables, un être de chair et de sang. Un étrange vagissement lui parvint, dont il s’aperçut qu’il était humain. Une voiture qui roulait vite passa à grand bruit ; le bruit décrut comme elle s’éloignait, puis il y eut un grand fracas, et le silence. Un hurlement, celui d’une femme, entrecoupé d’un rire strident, hystérique, un rire de démente. Tout cela lointain et irréel, factice comme la maison hantée d’un champ de foire.

Par bonheur, l’heure matinale voulait que la plupart des habitants soient encore endormis ou à peine éveillés. A l’idée de l’apocalypse qui s’installerait dans la journée, Holman pressa instinctivement le pas. Il devinait la tâche qui l’attendait, et curieusement n’en était pas mécontent. Mieux valait foncer dans l’action que piétiner dans le brouillard à attendre les événements. Et puis il ne serait plus seul, mais entouré de gens qu’il espérait normaux. Dieu merci, Casey était immunisée. Si le plan échouait, quoi qu’ils aient dans l’esprit (et il s’attendait à tout), il reviendrait la chercher et l’emmènerait. Et qu’ils aillent au diable, tous ! Ils avaient provoqué ce gâchis, qu’ils s’en arrangent ! Il aurait suffisamment payé de sa personne.

Il aperçut trop tard l’ombre qui surgit devant lui. Leur collision envoya l’autre à terre. Sans réfléchir, Holman se courba pour aider l’homme gisant à ses pieds. Ce dernier prit sa main tendue, et brusquement l’agrippa aux épaules. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres, et c’est alors seulement que Holman remarqua son étrange rictus. Il recula ; l’homme s’accrocha à lui, la bouche grande ouverte sur un hideux ricanement qui roulait dans sa gorge. Il tenta de le repousser, mais un bras lui encercla le cou, l’obligeant à baisser la tête. Pris de panique, il frappa : le ricanement de l’homme devint un grondement de rage et Holman reçut un formidable coup de pied dans la cheville. Il plongea subitement, réussissant à se soustraire à l’étreinte de son agresseur, puis de sa main posée à plat sous son menton le poussa en arrière avec force, en accompagnant le mouvement jusqu’à ce que la tête heurte le mur de brique. Il y eut un craquement sonore, et l’homme tomba sur ses genoux en portant la main à sa nuque avec un gémissement pitoyable. L’autre main cherchait à tâtons la jambe de son adversaire, qui s’empressa de s’enfuir.

Lorsqu’il cessa de courir, Holman se trouva complètement privé de repères. Rien en vue, ni à gauche ni à droite. Il continua d’un pas vif, sans abandonner sa vigilance, en espérant qu’il était dans la bonne direction. Un cri sur sa gauche, un long cri déchirant qui s’acheva sur le choc nauséeux d’un objet qui s’écrase. Quelque chose lui mouilla le visage, il y porta la main... c’était du sang. Il s’essuya vigoureusement la joue avec sa manche, révulsé à l’idée de ce qui venait de se passer. Quelqu’un, homme ou femme, avait sauté d’une fenêtre, et son corps en se brisant sur le pavé l’avait éclaboussé de sang.

Il pressa le pas. Plus il tarderait, plus il trouverait de gens dans les rues. Il fallait gagner du temps. Et s’il empruntait une voiture ? C’était risqué, car il conduirait quasiment à l’aveuglette, mais cela valait peut-être la peine d’essayer. On chantait à présent, pas très loin ; le chant se rapprochait, c’était une voix d’homme, riche et claire. Et joyeuse. La forme noire se précisa soudain : un homme à bicyclette qui décrivait de grands zigzags, lentement, indifférent à ce qui n’était pas sa chanson. Il vit Holman et se mit à tourner autour de lui sans cesser de chanter. Et ses yeux ne le quittaient pas, souriants, placides.

Comme le cycliste entamait son second circuit, Holman s’interrogea : s’il le délestait de son vélo afin de l’emprunter ? Mais non, ce serait sans doute plus dangereux que de marcher. Avec un signe de la main, l’homme disparut dans la brume. Sa chanson décrut dans le lointain, et Holman se sentit encore plus seul.

Il se retourna brusquement, sur le qui-vive, à l’approche d’un pas de course, mais on le dépassa sans qu’il pût voir autre chose qu’une silhouette fugitive. Il n’était pas raisonnable de continuer ainsi, il s’en rendait compte. Ses nerfs étaient tendus, sa progression trop lente ; à ce rythme-là, il allait mettre des heures pour atteindre Westminster et la foule envahirait les rues bien avant qu’il soit arrivé. Il fallait prendre une voiture : en trouver une ne poserait pas trop de difficultés et il savait démarrer sans clef. En suivant le bord du trottoir, il ne tarderait pas à trouver une voiture garée.

Il dépassa une femme qui poussait un balai ordinaire, le long du caniveau, avec force remontrances adressées aux tas d’ordures, et force malédictions pour le monde en général.

Il dépassa un corps écartelé sur le sol, sans même s’arrêter pour voir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, et s’il était mort ou vivant.

 

  Il dépassa un chien qui dévorait la carcasse d’un de ses semblables. L’animal leva une gueule poisseuse de sang et de bave, et gronda de façon menaçante sans l’attaquer. Ses yeux mauvais le suivirent jusqu’à ce qu’il ait disparu dans le brouillard.

Holman avait à présent une respiration oppressée, difficile. A cause de l’air vicié, ou de la tension qui était sienne ? Il n’en put décider. Trouver une voiture devenait urgent.

C’est alors qu’il vit une lumière en face de lui, de plus en plus brillante à mesure qu’il avançait. Il crut d’abord que c’était un feu, puis, comme elle restait fixe, l’enseigne d’une boutique, et comprit enfin en s’approchant d’où elle provenait. Cette lumière lui offrait la solution qu’il cherchait, le moyen de traverser Londres rapidement et à moindres risques. Ce serait éprouvant, il le savait, mais finalement moins qu’un trajet en voiture. Il se mit à courir.

 

Une heure plus tard, il émergeait du métro à Trafalgar Square, les mains et la figure noirs, une torche luisant encore faiblement au poing. Le sombre parcours à travers les tunnels s’était déroulé sans incidents. Il avait trouvé la station St John’s Wood déserte, toutes lampes allumées pourtant. Elle avait probablement été abandonnée durant la nuit, et personne ne s’était soucié de fermer ses grilles ni d’éteindre le courant. Une porte marquée « Privé « était restée ouverte, il avait tôt fait d’y découvrir une forte torche de caoutchouc. Dans l’escalier descendant vers le quai, il s’était demandé si le courant avait été coupé, mais il n’existait aucun moyen de le savoir. Malgré son intention de s’écarter des lignes, il aurait été rassuré de savoir si elles étaient chargées ou non de leur électricité mortelle.

Heureusement, les ampoules simples disposées le long des tunnels étaient restées allumées aussi, sans doute pour les équipes de nettoyage et d’entretien  – mais plus loin, entre certaines stations, il s’était parfois trouvé plongé dans le noir complet. Il avait remarqué que la station était envahie de brouillard, moins épais toutefois qu’en surface. Même les quais n’en étaient pas tout à fait exempts. Une fois, des voix étouffées venant d’un tunnel parallèle au sien lui étaient parvenues ; il avait éteint sa torche et attendu dans le noir qu’elles s’éloignent. Sa principale inquiétude était qu’un train ne jaillisse dans le tunnel, idée dont il avait eu grand-peine à se débarrasser. Même les silhouettes noires et furtives des rats qu’il dérangeait l’avaient moins ennuyé qu’il ne l’aurait cru.

Il avait réussi. La joie d’émerger à nouveau à la lumière du jour, même obscurcie, le grisa. Le brouillard semblait un peu moins dense, mais n’était-ce pas le passage de l’obscurité à la grisaille qui le trompait ?

Il observa une pause pour s’orienter, et prit conscience d’un bruit étonnant sur sa droite, une sorte de roucoulement sans fin, monotone, obsédant. Les pigeons. Les milliers de pigeons de Trafalgar Square. Le brouillard les affectait-il, eux aussi ? Leur appel incantatoire piqua sa curiosité. Oubliant les instructions, il traversa une large avenue pour gagner le centre même du square, d’où s’élevait le bruit.

Les pigeons formaient un épais tapis gris qui se perdait dans la brume. Apparemment, leur masse recouvrait tout le reste du square. De temps en temps, l’un d’eux battait des ailes pour s’élever de quelques centimètres, retombait vite sur le dos des autres et se faufilait à travers la mêlée où il retrouvait une place. Les oiseaux blottis les uns contre les autres ne semblaient nullement effarouchés. Aucune nervosité, aucune précipitation, sauf chez ceux qui étaient délogés de leur place et manœuvraient pour la reprendre. Et toujours ce roucoulement profond, hypnotique, qui résonnait sinistrement dans l’air empoisonné. Holman s’avisa soudain de la présence parmi eux d’autres ombres de plus grande taille : fantomatiques, immobiles, muettes, celles de personnes qui n’avaient rien d’humain.

Il battit en retraite. Quelque chose allait se produire, il le sentait. Il reculait pas à pas, sans quitter les pigeons des yeux. Ce fut seulement lorsque le brouillard, son autre ennemi, les eut avalés, qu’il osa se retourner et s’éloigna vivement. Un geste un peu brusque de l’un de ceux qui étaient au milieu d’eux  – ils devaient être assez nombreux, puisqu’il avait dénombré cinq personnes à très courte distance-, un seul geste et les oiseaux entreraient en action. Attaqueraient-ils ? Il n’en savait rien, mais son instinct lui disait de s’enfuir : la menace qui émanait d’eux était presque tangible.

Il se hâta donc. Etait-ce la bonne direction ? Sur cette place ouverte, sans une bordure de trottoir ou un immeuble pour lui servir de repère, son angoisse augmentait encore. Si son sens de l’orientation ne le trompait pas, Whitehall devait se trouver en face, le Strand à gauche et le Mall juste à droite. Et lui au carrefour de toutes ces avenues.

Il entendit la voiture avant de la voir. Heureusement pour lui, le rugissement de son moteur et les cris de ses freins l’annonçaient de loin. A l’oreille, il tenta de localiser l’endroit où elle apparaîtrait. Le bruit venait du Strand, et passait, semblait-il, alternativement de la gauche à la droite. Il comprit alors la raison de ces crissements de freins : le conducteur décrivait d’un côté à l’autre de la route une sorte de zigzag frénétique. La voiture n’était plus qu’à vingt pas, et surgit du brouillard comme un démon .

Même s’il s’y attendait, la soudaineté de son apparition le pétrifia. Ce fut son instinct de survie qui lui fit esquiver au dernier moment le bolide rouge qui passa en trombe. La voiture de sport lui toucha la jambe, et le jeta au sol. Il aperçut le conducteur, un homme corpulent d’âge mûr qui riait d’un air égaré ; il était nu, jusqu’à la ceinture en tout cas. Sa passagère, une grosse dame du même âge, nue aussi, était debout, son ample poitrine cascadant sur le pare-brise. Elle aussi riait en poussant des cris suraigus.

A plat ventre sur l’asphalte, étourdi, Holman regarda la voiture s’enfoncer dans le brouillard. Il s’était hissé sur un genou quand retentit le hurlement des freins martyrisés, suivi d’un bref silence puis de l’épouvantable fracas de l’impact : la voiture s’était écrasée contre quelque chose. Et tout de suite, le battement de milliers d’ailes. Leur roucoulement devenu un seul cri perçant, les pigeons s’envolaient tous ensemble. Des hurlements humains se mêlèrent à leur piaillerie, et Holman sut qu’il avait vu juste : les oiseaux attaquaient.

Il se remit debout, remonta son pantalon pour examiner sa jambe : un gros hématome mais pas de plaie. Le danger était là tout proche, à la limite de son champ de vision : si un seul oiseau remarquait sa présence, tous fondraient sur lui. Il fallait courir, se sauver ; ce qu’il fit, en boitant un peu.

Enfin, ô soulagement, il se trouva sur le trottoir, et, autre soulagement, s’aperçut qu’il était à Whitehall. Le reste du trajet jusqu’au pont de Westminster fut non moins irréel, fantasmagorie de sons et d’images qui s’évanouissaient aussi vite qu’elles étaient apparues. Plus tard, il se rappellerait avoir croisé un groupe important qui se ruait vers le bruit comme des lemmings vont à leur destruction ; un immeuble, il ne savait plus lequel, dévoré par des flammes immenses ; deux voitures faisant la course côte à côte, et s’enchevêtrant l’une dans l’autre ; une bande se livrant à une rixe sous le monument aux morts. Tout cela confus et n’ayant pas grande signification sur le moment parce qu’il n’avait qu’une seule idée, se mettre en sécurité. Et la seule façon d’y parvenir était de retrouver la compagnie de gens sains d’esprit.

Il découvrit enfin le tournant qu’il cherchait. Le pont était juste en face. Les adorateurs de Krishna aussi.

Ils étaient assis à même le sol en un large cercle qu’il rompit bien involontairement. Quand il s’en rendit compte, il était trop tard pour battre en retraite.

Il les avait souvent rencontrés dans Londres, vêtus de longues robes chatoyantes de couleur safran, tête rasée pour les hommes ; ils psalmodiaient leur chant au son de tambourins discordants, en traînant les pieds dans une sorte de danse sautillante. Holman s’en amusait secrètement et trouvait sympathique cette fraîcheur d’âme, cette religion vécue dans l’innocence et la gaieté. Rien de commun avec l’impression sinistre qu’ils donnaient aujourd’hui.

Celui qui dirigeait le chant au centre du cercle ouvrit grands les bras :

— Sois le bienvenu, frère ! Ce jour est celui du Commencement ! Joins-toi à notre action de grâces.

Holman risqua un coup d’œil alentour ; les autres s’étaient levés et avançaient vers lui de leur démarche particulière, en resserrant le cercle.

— Allons, frère, le temps est venu ! insista le chef qui était d’une taille impressionnante.

Alors que le chant lugubre s’intensifiait, il posa deux mains gigantesques sur les épaules de Holman. Celui-ci tenta de se soustraire à sa poigne, en vain. L’autre se pencha vers lui à le toucher et chuchota :

— Si tu essaies de t’échapper je te casse en deux, ordure.

La violence de ses paroles plus que de son étreinte cloua Holman au sol.

— A genoux, frère. Humilie-toi et tu seras sauvé.

Impossible de résister à toutes ces mains qui le forçaient à s’agenouiller. Celles du géant l’accompagnèrent, si bien qu’ils se trouvèrent à genoux nez à nez. Dans la face bestiale de l’homme, les yeux cruels brillaient d’un éclat vitreux. Un filet de salive coulait du coin de sa bouche.

— Je t’aime, frère, nous t’aimons tous ! beugla-t-il avant d’ajouter dans un chuchotement :

— J’aurai ta peau, minable.

Décernant un grand sourire à Holman, il lui baisa le front.

— Ce jour est celui de ton Commencement. Pour que tout commence, tu dois d’abord mourir, proclama-t-il tandis que les autres venaient embrasser Holman à tour de rôle puis s’agenouiller autour de lui en groupe compact.

— Vous... Il faut me laisser partir, bredouilla anxieusement Holman. Je suis le seul qui puisse quelque chose pour dissiper le brouillard.

— Le brouillard, frère ? Il n’y a pas de brouillard. Ce qui nous environne, c’est l’esprit du genre humain. Ce jour est celui du Commencement. Cette brume est celle des âmes qui ont déjà entrepris le voyage.

— Lâchez-moi !

— Paix ! Le pont que tu vas emprunter est court, et la douleur est brève comparée au bonheur éternel qui t’attend, clama le chef.

Puis, sur le ton de la confidence :

— Tu seras le cinquième aujourd’hui, saloperie. Je te romprai le cou comme une vulgaire allumette.

Et ses mains se fermèrent sur le cou de sa victime. Avant que les énormes doigts ne l’enserrent, Holman envoya son poing dans l’estomac de l’homme. Le coup n’eut d’autre effet que de crisper le sourire du chef religieux en une grimace. Il se leva en hissant sa victime par le cou, et ses doigts commencèrent à serrer.

Dans un geste désespéré, Holman plia les jambes de façon à s’affaisser, puis se lança en avant, tête baissée. Par chance, les adeptes étaient toujours agenouillés autour de leur chef, si bien que celui-ci, tombant à la renverse, alla heurter durement une tête courbée. Dans la mêlée qui s’ensuivit, Holman réussit à se libérer de l’étau qui lui serrait la gorge. Un coup de poing bien appliqué, et il eut la satisfaction de voir le sang jaillir du nez du géant.

Les longues tuniques qui entravaient les mouvements des initiés donnaient un avantage à Holman. Sans chercher encore à se redresser, il roula sur le chef dont la tête fut projetée au sol par un coup d’épaule. L’une des adeptes qu’il avait frappée par accident à la poitrine tomba en arrière, ce qui lui donna un peu d’espace pour se relever. Dans un concert de cris, des mains s’accrochèrent à lui, qu’il détacha de quelques claques. Il repoussait des corps à demi étendus, il gagnait du terrain. Entendant le géant rugir derrière lui, il redoubla ses efforts. Au moment où il crut être libre, une main se referma sur sa cheville ; il trébucha, roula sur le pavé devant la terrasse d’un restaurant.

Il se remit sur pied aussi vite que possible, mais déjà le géant venait vers lui, enjambant des corps comme il aurait pataugé dans un cours d’eau, braillant des obscénités. Le sang coulant de son nez lui barbouillait la face et lui faisait un masque rouge, celui même de la haine. Ses adeptes se relevaient tant bien que mal. L’un d’eux qui se dressait devant lui fut repoussé sans ménagement, et atterrit aux pieds de Holman.

Celui-ci était adossé à la baie vitrée du restaurant, les mains bien à plat pesant sur le verre, prêt à bondir : Le géant n’était plus qu’à un mètre, bras étendus pour une étreinte mortelle, si concentré sur sa proie qu’il ne vit pas l’homme accroupi aux pieds de Holman, qui tentait de se relever. Holman se jeta sur le côté comme le géant s’élançait  – et butait sur le corps de son fidèle.

La vitre vola en éclats, et l’homme s’affala dans un beuglement au milieu des gâteaux et des mets disposés derrière la vitrine. La lourde glace s’abattit comme une guillotine sur son torse et son cou.

Holman courait déjà, ce qui lui évita d’être blessé par les morceaux de verre ; il se servait à présent du brouillard comme d’un allié, essayant de s’y cacher, de trouver refuge dans sa grisaille. Mais les fanatiques le poursuivaient ; certains avaient ramassé des éclats de verre qu’ils brandissaient comme des armes. Holman courait à l’aveugle, talonné par leurs cris de vengeance. En dépit de tous ses efforts, il ne parvenait pas à atteindre la vitesse qui le dissimulerait à leurs yeux.

Le pont était tout près, il le savait. Pourvu que la voiture du gouvernement soit là à l’attendre... Haletant, il parvint à la bifurcation le long du quai de l’Embarkment. Mais, s’affola-t-il soudain, de quel côté le véhicule se tiendrait-il ? De ce côté, à la limite de sa vision, ou de l’autre, celui du pont ? Sans hésiter, il quitta le trottoir et s’élança au milieu de la route. Pourvu qu’il ait calculé juste ! Il se voyait mal battant le brouillard à la recherche de la voiture, avec cette foule de déments sur les talons.

Il atteignit le terre-plein au milieu de l’avenue et continua, comptant sur la chance et son instinct de survie pour le tirer d’affaire. S’arrêter pour jeter un coup d’œil alentour était tout à fait hors de question : cela aurait signifié la mort.

Ce fut alors que deux cercles brillants s’allumèrent face à lui, et qu’apparut derrière eux la forme nébuleuse d’une drôle de machine. On entendait le bruit du moteur, elle venait vers lui ! Etait-ce la voiture tant espérée ? Oui, oui, sûrement !

Mais que faisait-elle ? Elle le contournait, prenait de la vitesse, le dépassait... Avec un haut-le-cœur, Holman comprit l’intention du conducteur. Le lourd véhicule enfonçait le groupe des adorateurs de Krishna, envoyant certains voltiger, en écrasant d’autres sous ses larges roues, dispersant les plus heureux. Après quoi il fit demi-tour et revint vers Holman. Il allait vite malgré les apparences ; ses freins crissèrent et Holman s’écarta vivement pour ne pas être renversé à son tour.

Un portillon s’ouvrit de son côté et une voix métallique s’éleva :

— Désolé, monsieur, mais pour l’heure votre vie est beaucoup plus précieuse que la leur. Il le fallait, c’était votre seule chance. Entrez, je vous prie, nous avons peu de temps devant nous.

Holman se plia en deux pour pénétrer dans le véhicule. Il y trouva un personnage harnaché d’un costume semblable à ceux de ses compagnons de Winchester, mais plus volumineux encore et d’aspect moins maniable, avec un large casque dont l’étroite visière sombre ne laissait pas voir les yeux. La voix métallique provenait d’un petit micro au centre du casque.

— Fermez la porte, monsieur. Il n’est pas souhaitable de faire entrer le brouillard, pas plus que l’un de ces fous.

Holman obéit.

— Où m’emmenez-vous ? s’enquit-il.

— Vous allez le voir. Je m’appelle Mason. Excusez-moi de ne pas vous serrer la main, ces gants sont très encombrants. Je me suis inquiété à votre sujet, je dois vous le dire. Il y a une éternité que je vous attends.

— J’ai eu quelques problèmes en route, répliqua Holman qui s’affala sur son siège, hors d’haleine. Où allons-nous ?

— Un instant, je vous prie. Je les avertis que je vous ai récupéré.

Il pressa un bouton et fit son rapport : mission réussie, son passager et lui regagnaient la base. Puis il se tourna vers Holman.

— A présent, je préférerais que vous conduisiez. Ces véhicules ne sont pas conçus pour circuler dans un épais brouillard, comme le laissent supposer ces ouvertures réduites. Et ce costume n’arrange rien .

— Le costume est plombé ?

— Oui, monsieur. C’est ce qui le rend si horriblement lourd. Il est supposé protéger des radiations, comprenez-vous. Comme l’ensemble de ce véhicule.

— Des radiations ?

— Oui. Nous l’appelons le véhicule de survie. Vous comprendrez pourquoi plus tard.

— Avec tous ces instruments, ces jauges et ces boutons, je ne suis pas sûr de pouvoir le conduire.

— Oh, ne vous laissez pas intimider par tous ces gadgets. Conduire cet engin ne pose aucun problème, c’est on ne peut plus simple. Il se manie comme une auto tamponneuse et son circuit est entièrement électrique : une pédale pour démarrer, une autre pour s’arrêter. Allons-y maintenant, ils sont plusieurs à vous attendre avec impatience !

 

Suivant les instructions de Mason, Holman s’engagea lentement sur le quai et tourna à gauche dans ce qui paraissait un parking souterrain situé sous un complexe de bureaux réservés au gouvernement. Il était plongé dans l’obscurité, mais les phares du véhicule éclairèrent plusieurs rangées de voitures rassemblées là. Holman suivit la rampe qui descendait toujours plus profond, et s’achevait devant un solide mur de béton. Mason actionna un bouton avant de prononcer quelques mots incompréhensibles, sans doute en code, pensa Holman. Le mur qui leur barrait la route s’éleva soudain au plafond, découvrant une pièce tout en longueur.

Mason lui fit signe d’avancer, il obéit. Un autre mur les arrêta, puis se releva au bout d’une minute, aussi soudainement que le premier. Ils se trouvèrent alors devant un long couloir faiblement éclairé qui semblait également finir sur un mur aveugle. Comme ils franchissaient ce dernier, Holman vit qu’il était de métal gris, épais de cinquante centimètres environ.

Le couloir descendait en pente douce ; ils passèrent encore deux portes avant de pénétrer sur une vaste surface dégagée. Holman estima qu’ils avaient parcouru au moins quatre cents mètres sous terre. Dans un coin reculé, il remarqua un autre véhicule identique au leur. Un groupe d’hommes vêtus de combinaisons grises les attendait, tous munis de longues perches reliées à un réservoir central ; ils les pointèrent vers le véhicule et se mirent à l’asperger d’une substance presque invisible.

— Encore un peu de patience, monsieur, expliqua Mason. Nous avons été décontaminés à notre première entrée dans le tunnel, mais il s’agit ici d’une précaution supplémentaire .

— Ils nous aspergent avec quoi ?

— Ce complexe est rigoureusement stérile : pas un germe n’entre ici. Toute personne, tout objet qui y pénètrent sont désinfectés. Il a été bâti pour contenir au moins trois cents personnes pendant quelque chose comme dix années, voyez-vous. Si un microbe s’égarait en un lieu aussi confiné, il causerait des ravages.

— Dix ans ? s’étonna Holman. Mais quel est donc cet endroit ?

— Vous l’ignorez ? Je pensais qu’on vous l’avait dit.

— Non, on ne m’a rien dit.

— C’est un abri antiatomique. Il appartient au gouvernement.

Comme Holman n’émettait aucun commentaire, Mason poursuivit :

— Sa construction a été entreprise au début des années soixante et son aménagement ne cesse de se perfectionner. Si le pays arrivait à une situation de crise  – celle où la guerre atomique serait inévitable  – c’est ici que se réfugieraient ses personnalités les plus éminentes. Un tunnel le relie directement aux Chambres du Parlement, un autre au Palais.

Holman eut un sourire désabusé.

— Existe-t-il d’autres abris comme celui-ci ? Pour les gens ordinaires, j’entends.

— Eh bien... je ne possède pas d’informations sur ce point, monsieur. Ces affaires relèvent du secret. Je sais qu’il n’y en a pas d’autre à Londres, mais j’en ai visité un à Manchester et je présume que la plupart des grandes villes possèdent le leur.

— Tous réservés à des « personnalités », n’est-ce pas ?

— C’est possible, en effet. Comment prendre en charge toute la population de Grande-Bretagne, n’est-ce pas ?

Holman soupira.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire. Mais je me demande quels sont les critères qui vous désignent comme une  personnalité.

Mason changea de sujet.

— Il est temps que nous sortions, dit-il.

Un jeune cadre se mit en devoir de guider Holman à travers de nombreux couloirs. Efficace, parfait, impeccable dans son costume bleu marine à fine rayure, sa cravate bordeaux et son col immaculé, il expliqua calmement à Holman le déroulement des événements de la nuit et la manière dont on y avait fait face. Le Premier ministre était là avec la presque totalité de son Cabinet ; le gouvernement avait été le premier averti avec la famille royale, maintenant en sécurité en Ecosse. Le Premier ministre avait décidé de rester à Londres et de diriger les opérations depuis cet abri qui offrait la surface idéale de manœuvre : impénétrable, muni de ressources pratiquement illimitées, il était relié à tous les points du globe, et disposait d’une salle d’opérations vaste et bien équipée. Il possédait ses propres sources d’énergie, un central téléphonique qui venait de faire ses preuves pour quand celui de Londres était hors d’usage (Holman comprit comment ils avaient réussi à le joindre). L’armée était rassemblée à proximité de Londres, prête à intervenir à la moindre injonction, mais la plupart des chefs d’état-major se trouvaient ici pour aider le Premier ministre à élaborer un plan de campagne. Le professeur Ryker était présent ainsi que de nombreux éminents scientifiques ; ils travaillaient d’arrache-pied sur une nouvelle théorie de Ryker s’appliquant à l’expansion rapide du brouillard  – qui peut-être donnerait la clé de son invention. Janet Halstead était sur place avec son équipe de chercheurs et quelques victimes du brouillard qu’elle s’employait à traiter. En ce vaste abri souterrain étaient rassemblées beaucoup de personnes possédant une compétence particulière, des médecins aux ministres du culte, des naturalistes aux charpentiers et aux plombiers ; sans qu’ils le sachent généralement, tous avaient été désignés au préalable pour une telle opération de survie : leurs noms et adresses étaient consignés sur une liste revue tous les trois mois.

En chemin, Holman reconnut beaucoup de visages, rendus familiers par les médias. Quelle pouvait être l’utilité de la plupart d’entre eux dans cette situation, voilà qui le plongeait dans la perplexité. Et puis beaucoup étaient très riches, ce qui éveillait fortement ses soupçons.

Avaient-ils acheté leur place ici ? Ou consenti certaines faveurs aux hommes politiques du gouvernement, en échange d’un ticket de survie au jour du Jugement ?

Beaucoup de ces personnes, hommes ou femmes, semblaient dans un état second. Des faces terreuses, en larmes souvent, se tournaient vers lui sans comprendre ; certains espéraient reconnaître un ami, un parent ; d’autres l’enviaient de se diriger vers un but, d’avoir une tâche à accomplir, une action positive à mener.

— Comment êtes-vous parvenus à réunir ici tant de monde en un temps aussi bref ? demanda-t-il au jeune cadre qui le précédait.

— C’était le résultat d’une décision.

— Quelle décision ?

— Il est apparu que la population de Londres ne pouvait être sauvée en totalité ; et en admettant qu’on eût essayé, la panique qui se serait ensuivie aurait sérieusement compromis le sauvetage de certaines individualités de premier plan.

Holman lui saisit le bras pour l’obliger à s’arrêter.

— Voulez-vous dire qu’on n’a même pas essayé ? s’indigna-t-il. Qu’on a laissé les gens dormir tranquillement pendant que le brouillard...

— Bien sûr qu’on a essayé ! aboya le jeune cadre. C’est une affaire de bon sens. Un tiers de nos forces armées s’est déployé dans Londres pour avertir certains et les amener ici, le reste a fait pour le mieux. Des milliers de gens ont fui dans les faubourgs grâce à l’armée, mais Londres est très étendu, figurez-vous. Affaire de bon sens, vous dis-je !

Sur ces fortes paroles, il dégagea son bras et se remit en marche, laissant Holman médusé. Mécontent, celui-ci lui emboîta le pas.

Ils pénétrèrent dans une vaste salle où une foule de gens s’affairait autour de cartes, d’écrans et de matériel électronique. Il y régnait un calme étonnant, comme si l’émeute en surface se déroulait dans un autre monde, irréel parce que invisible : les écrans de télévision ne révélaient qu’une image grise, dont émergeait de temps en temps une figure fantomatique, qui disparaissait aussitôt.

Ils ne comprennent pas, se dit Holman. Ils ne savent pas ce qui se passe là-haut, la folie qui s’est emparée de toute la ville, le chaos que dissimulent ces brumes sur leurs écrans. Ils sont secoués, sans doute, mais non concernés dans les fibres de leur être, parce que la situation est irréelle. Ils ont eu connaissance de la tragédie de Bournemouth, de la catastrophe du Boeing ; mais comment leur raison pourrait-elle accepter l’idée que l’une des plus grandes villes du monde est devenue folle ? Lui-même ne pouvait saisir l’horreur de la chose que parce qu’il y avait été mêlé de près, et même confronté. Peut-être auraient-ils réagi de la même façon si c’était de l’holocauste que l’abri souterrain devait les sauver ? Ils étaient de ceux que ne concernait pas le malheur des autres, qui ne savaient qu’observer et attendre. Et s’étonner.

— Par ici, monsieur Holman, fit la voix du jeune cadre.

Il désignait une porte gardée par un soldat en armes. Holman s’avança, l’air interrogateur.

— C’est la salle des opérations, expliqua le guide. Le ministre vous attend pour vous donner ses instructions en personne.

 

En pilotant son véhicule dans la rue pleine de brouillard, Holman prenait surtout garde aux groupes, à ceux qui circulaient en bandes, comme des loups à l’affût de victimes esseulées, sans défense. Ceux-là étaient les plus dangereux.

La plupart des habitants ne prêtaient aucune attention à cette voiture de formes si étranges, car aujourd’hui tout était étrange. Mason ne portait pas de casque, car le véhicule n’avait pas été ouvert. Ils avaient pris celui qui était stationné dans l’abri, pendant que l’autre était soigneusement désinfecté.

— Alors, comment vous sentez-vous ? demanda Mason à Holman avec un sourire tendu, davantage pour faire la conversation que par réelle curiosité.

— Mal. Je me sens mal. Je préférerais nous conduire à l’air libre, loin de tout cela.

— Je vous comprends bien, mais pensez à la responsabilité que nous portons ! J’ai besoin de vous pour me guider. A l’extérieur, je n’y verrai rien, avec cet équipement.

— Le brouillard semble moins dense maintenant.

— Il s’étale, comme nous le disions, et s’éclaircit, mais ne se déplace pas encore, selon nos renseignements. Ecoutez, nous resterons très peu de temps dehors. Le temps que j’aspire un peu de cette cochonnerie dans nos réservoirs, et nous pourrons disposer. Si je n’avais pas besoin de vos yeux, je pourrais m’en acquitter seul.

Mon pauvre ami, si vous saviez, songea amèrement Holman. Dans un étui dissimulé à hauteur de poitrine, il portait un revolver. Le Premier ministre lui avait donné pour instructions de sauvegarder sa vie coûte que coûte, même s’il devait pour ce faire tuer son compagnon. On ignorait encore si la combinaison spéciale offrait une protection efficace contre un mycoplasme qu’on n’avait toujours pas analysé ; si le comportement de Mason devenait menaçant, il devrait se débarrasser immédiatement de lui et poursuivre seul sa mission. Comme Holman regimbait, le ministre avait eu des mots très durs pour lui signifier que le choix ne lui appartenait pas, qu’une seule vie n’était rien au regard des millions qui étaient en danger. Holman s’était laissé arracher la promesse d’exécuter cet ordre en cas de besoin ; il savait pourtant que ce serait seulement le moment venu  – s’il venait  – qu’il serait capable de prendre une décision.

Ryker assistait à cette réunion. Il avait affirmé à Holman que le péril s’aggravait.  La croissance rapide du brouillard dans la nuit l’incitait à penser qu’elle entrait dans les plans de Broadmeyer. Le mycoplasme devait se nourrir de l’air pollué, et en faire son profit : plus la ville était importante, et donc industrialisée, plus le virus était actif. Le brouillard lui-même était un effet secondaire de la concentration en air impur de l’atmosphère ; il n’était nocif qu’en raison des germes qui y flottaient. Le professeur était parvenu à certaines conclusions quant à son origine, mais il faudrait longtemps pour l’étudier et aboutir à des solutions. Dans l’intervalle, le meilleur moyen d’analyser rapidement le produit était de s’en procurer un large échantillon. Cette fois Holman réussirait, il en était certain. Holman aurait aimé avoir la même certitude.

En regagnant le véhicule, il avait rencontré Janet Halshead. Son entrain envolé, le visage marqué par l’épuisement, elle paraissait vieille. Elle aussi le pressa de réussir : c’était à cette seule condition qu’ils pourraient réparer en partie les terribles dommages déjà occasionnés. S’ils trouvaient un vaccin contre le virus, rien n’empêcherait les secours de circuler dans la zone sinistrée pour retenir les habitants d’attenter à leur vie ou à celle des autres.

Holman l’avait quittée sans prononcer un mot. Comment promettre de réussir ? Tant de facteurs étaient en jeu ! Il avait déjà surmonté bien des risques auparavant, mais jamais de cette nature, ni aussi nombreux. Il s’efforcerait de réussir, voilà tout.

— Seigneur, regardez là-devant ! s’exclama Mason.

Il désignait quatre voitures encastrées les unes dans les autres qui flambaient au milieu de la rue. Il était impossible de distinguer si elles avaient des occupants, mais une foule s’était attroupée pour contempler l’incendie. Comme Holman et Mason s’approchaient, l’horreur de la situation leur glaça le sang : du groupe des spectateurs se détachaient des individus qui couraient se jeter dans le feu. Ils y étaient encouragés par la foule qui poussait des hourras à chaque nouvelle action, puis retombait dans le silence.

— Il faut les arrêter ! cria Holman, incapable de détourner les yeux de la scène.

— Non, répliqua fermement Mason, nous avons des ordres. Nous ne devons intervenir en aucun cas. Interdiction absolue !

Holman comprit qu’il était inutile d’argumenter. Du reste, Mason avait raison : ils n’avaient pas le droit de compromettre leur mission. S’ils s’impliquaient dans chaque incident survenant en chemin, ils n’arriveraient jamais à destination.

— Bon, d’accord, concéda-t-il, si nous ne pouvons rien pour eux, éloignons-nous le plus vite possible.

— Nous allons les contourner, dit Mason, soulagé. Reculons et prenons à gauche, cela nous mènera au Strand.

Au cours de la manœuvre, Holman manqua percuter un gros camion qui les dépassa à toute vitesse, fonçant droit sur le brasier. Bien que leur véhicule soit insonorisé, il était équipé de récepteurs permettant de capter les bruits extérieurs, fonction nécessaire du fait du manque de visibilité. Ils perçurent donc le formidable impact.

— Mon Dieu, souffla Mason, c’est épouvantable.

— Et cela ne fait que commencer, souligna Holman. Le pire est à venir.

Il ne se trompait pas. Ils croisèrent beaucoup d’immeubles en flammes, beaucoup de voitures aussi ; des théories de gens errant dans les rues, la folie inscrite sur les traits ; d’autres prostrés dans un coin, qui de temps en temps relevaient sur le monde des yeux égarés, remplis de frayeur. Ils doublèrent des corps qui étaient tombés ou avaient sauté d’immeubles voisins ; ils entendirent des hurlements de frayeur ou de rire, des chansons vociférées à tue-tête ; ils virent des gens prier à genoux. Et le plus surprenant, c’est qu’ils virent aussi des gens se conduire normalement, faire la queue aux arrêts de bus, marcher d’un pas vif vers leur travail peut-être, avec des parapluies ou des serviettes, pénétrer dans des immeubles ouverts, attendre patiemment devant des portes encore closes, bavarder tranquillement comme un jour ordinaire, sans s’apercevoir du chaos ambiant. Etait-ce leur façon d’être fous ?

Ils descendirent lentement Fleet Street en direction de Ludgate Circus. Il leur fallait à tout instant se cuirasser contre ce qu’ils voyaient, résister à l’impulsion impérieuse de s’arrêter pour secourir ceux qui étaient confrontés à des circonstances particulièrement critiques. Par bonheur, songeait Holman, ils n’avaient pas rencontré d’enfants. Cela arriverait peut-être dans des quartiers plus résidentiels, et il se prit à souhaiter ne pas les voir dans le brouillard, car il doutait de savoir rester insensible à la détresse d’un enfant.

Subitement, en bas de Fleet Street, ils furent entourés d’une bande d’ouvriers qui se mirent à tambouriner sur les flancs de la voiture en essayant de distinguer ses passagers à travers les petites ouvertures. Ils tapaient sur le verre pour le briser ; des pas lourds sur leur tête indiquèrent à Holman et Mason que certains étaient grimpés sur le toit.

— Nom de Dieu ! Les typos de Fleet Street, maintenant ! s’écria Mason.

— Ils ont dû travailler toute la nuit, acquiesça Holman. C’est impossible qu’ils n’aient pas été prévenus ?

Mason haussa les épaules.

— Nous allons devoir leur passer dessus !

A ce moment, le véhicule commença à tanguer.

— Ils essaient de nous renverser ! hurla Holman.

— Démarrez ! ordonna Mason qui coupa le son extérieur.

Il ne voulait pas que Holman entende les cris qui jailliraient de la foule quand ils avanceraient.

La mort dans l’âme, Holman enfonça l’accélérateur. Mais le souvenir de Winchester l’aida à surmonter en partie ses scrupules. Il y allait de sa propre survie.

La voiture bondit. Saisis, les hommes refluèrent en désordre. Quelques-uns, qui n’avaient pas été assez rapides, disparurent sous les roues. Holman sentit les cahots de la voiture qui leur passait sur le corps, mais ne relâcha pas la pédale pour autant. Ceux qui étaient montés sur le toit allèrent voler à quelques mètres. L’engin s’ouvrit un chemin dans la cohue ; Holman s’interdit de penser à ses malheureuses victimes. Comment, il ne le sut jamais. Parce qu’il voyait en elles la menace plus que l’être humain ? Parce que leur folie les rendait moins humains ? Ou parce qu’il ne pouvait s’accorder le luxe de la réflexion s’il voulait poursuivre son action ?

Ce fut lorsque le passage fut enfin libre et qu’ils gravirent la colline de Saint Paul que ses mains se mirent à trembler.

Mason le remarqua et dit :

— Ecoutez, laissez-moi prendre la relève. Vous avez assez fait.

— Non, cela va aller. Je préfère conduire, au moins je n’ai pas trop à réfléchir. Ne perdez pas de vue vos instruments ; assurez-vous que nous gardons la bonne direction.

Après lui avoir décerné une tape sur l’épaule, Mason se concentra sur les instruments disposés en face de lui. Puis il contacta la base, rapporta les incidents qu’ils venaient de vivre et signala que le brouillard semblait moins dense. Holman regarda sa montre ; ils n’étaient partis que depuis une demi-heure environ. Cela lui avait paru durer des heures.

Leur correspondant radio les informa que les habitants fuyaient Londres par milliers ; d’immenses camps d’internement avaient été mis en place ; la police et les troupes étaient venues de tout le pays pour entourer la ville de barrages, et tentaient de retenir les fuyards en les emprisonnant pour leur sauvegarde. Naturellement, il était impossible de sauver tout le monde, mais par chance la plupart des fugitifs n’étaient pas encore affectés par le mycoplasme : ceux-là acceptaient volontiers de se livrer aux autorités afin qu’elles les protègent quand la folie les frapperait.

Les hélicoptères qui survolaient le brouillard indiquaient qu’il était nettement plus épais autour du fleuve, particulièrement aux abords des quais devant la Tour de Londres. La nappe s’était étendue, mais il se confirmait qu’elle était moins dense, surtout à sa périphérie. De très grands feux étaient visibles tout autour de Londres.

La voix ajouta que toute la flotte aérienne convergeait actuellement vers la capitale avec des chargements de chlorure de calcium, mais qu’il faudrait des heures pour que l’opération de saupoudrage prenne effet.

L’opérateur promit ensuite de leur communiquer toute information utile et leur souhaita bonne chance à tous deux. Mason coupa le contact et dit à Holman :

— Tout est en ordre, et nous tenons le bon cap. C’est là quelque part sur les quais.

Ils passaient devant la cathédrale Saint Paul, étonnés de voir tant de gens assis sur les marches, le visage vide d’expression, qui semblaient n’échanger aucune parole.

— Remettez le son, demanda Holman.

Non, aucun bruit n’émanait de cette multitude.

— On dirait un rassemblement d’oiseaux, observa Mason. Un seul bruit un peu fort, et ils s’éparpilleront sur la place.

Holman se souvint des pigeons de Trafalgar Square et conta l’épisode à Mason.

— Elle fait froid dans le dos, votre histoire ! s’écria ce dernier. Si nous allions un peu plus vite ?

Holman accéléra autant qu’il l’osa. Ils laissèrent bientôt l’édifice derrière eux.

— Vous remarquerez qu’ils se groupent la plupart du temps, observa Mason.

— En effet. C’est comme si l’effondrement de leurs cellules cérébrales leur faisait perdre leur individualité. Ils s’assemblent en troupeaux à la façon des animaux. Voyez ces attroupements aux arrêts d’autobus, par exemple. J’ai d’abord cru qu’ils faisaient la queue par automatisme, mais je réalise à présent qu’ils se regroupent dans les endroits où il est normal et habituel de se grouper.

— Regardez celui-là !

Mason désignait une silhouette surgie du brouillard juste devant eux. Un homme complètement nu, brandissant une longue épée incurvée dans l’intention de charger le véhicule.

Holman vira sec pour l’éviter, et le manqua d’ailleurs de peu. Mason se retourna pour l’apercevoir par la vitre arrière, mais le personnage avait déjà disparu dans la brume.

— Dans la folie collective, on trouve encore quelques individus, commenta-t-il.

En quittant le quartier des affaires de la City, ils furent confrontés à une scène spectaculaire. Au beau milieu d’une rue s’agitait un fouillis de corps blancs et roses, un enchevêtrement de bras et de jambes. En regardant mieux, ils virent qu’il s’agissait de petits groupes, mais si tassés les uns contre les autres qu’ils semblaient former une seule masse compacte de chair. Tous s’adonnaient à la copulation.

— Ça alors ! s’ébahit Mason. Regardez-les ! Une orgie !

— Un couple a dû commencer et les autres l’ont imité.

— J’en vois qui ont la soixantaine !

— Exact, et d’autres sont encore des enfants.

— Qu’allons-nous faire ? questionna Mason effaré.

La soudaine perplexité de son compagnon amena un demi-sourire sur les lèvres de Holman. Le calme de Mason en d’autres circonstances l’avait agacé.

— Ma foi, dit-il, nous ne pouvons pas les rejoindre, mon vieux. On les contourne, naturellement.

Il prit une petite rue transversale tandis que Mason se dévissait le cou pour voir le spectacle le plus longtemps possible, maudissant le brouillard qui l’en privait.

— Incroyable, répéta-t-il à plusieurs reprises.

Holman tourna dans une rue qui les ramena sur leur trajectoire première. Mais au bout d’une cinquantaine de mètres, il s’arrêta abruptement.

— Qu’y a-t-il ? sursauta Mason qui vérifiait ses instruments.

— Là, regardez !

Mason plissa les yeux pour percer le brouillard. Il entendit les cris de la jeune fille avant de l’apercevoir. Elle ne paraissait pas plus de quinze ans. Blottie sous un porche, elle fixait quelque chose de ses yeux agrandis par la terreur.

Deux hommes venaient vers elle, la démarche lourde, les vêtements en lambeaux, et l’expression hilare. Leurs figures et leurs mains noires de crasse leur donnaient un aspect encore plus menaçant. Mais le pire, c’est qu’ils s’étaient défaits tous deux et manipulaient leur pénis en braillant des obscénités à la petite, avec le détail des prouesses qu’ils comptaient accomplir. L’adolescente ne semblait pas atteinte de démence. Elle s’accroupit dans l’encoignure en gémissant, les mains pressées sur le visage comme pour effacer cette vision de son esprit.

— Bon Dieu, non ! fit Holman.

— Ecoutez ; il n’est pas question de sortir ici. Dans ce costume, je ne vous serai d’aucune aide. Et vous êtes trop précieux pour risquer votre vie. Si nous nous arrêtons pour secourir tous ceux qui ont des ennuis, nous n’arriverons jamais au noyau.

— La ferme, dit tranquillement Holman.

Il écrasa l’accélérateur et la voiture bondit. Comme elle prenait de la vitesse, il monta sur le trottoir et fonça vers les deux hommes, deux roues sur le trottoir, les deux autres sur la route. Le ricanement des deux violeurs eut à peine le temps de se muer en une grimace de peur que le véhicule était déjà sur eux. L’un disparut sous les roues, l’autre fut projeté contre le béton d’une façade. Leur cri et celui de l’adolescente, plus aigu et plus prolongé, résonnèrent dans la tête de Holman bien après qu’ils se furent tus. Il arrêta son véhicule d’un grand coup de frein qui envoya Mason buter contre ses instruments, puis pivota sur son siège, juste à temps pour apercevoir par le hublot arrière l’adolescente qui s’enfuyait en courant, le visage toujours caché dans ses mains.

L’un gisait sans vie sur la chaussée, recroquevillé, comme ratatiné. L’autre était allongé au pied du mur contre lequel il s’était écrasé, le cou tordu et les yeux grands ouverts fixés sur la voiture qui lui avait infligé une mort aussi terrible.

Holman se détourna. Penché sur son volant, il se passa la main sur le front, le regard perdu dans le vague. Silencieusement, Mason lui posa une main sur l’épaule, avec une tape de réconfort. Aucun mot ne fut échangé. Holman démarra, se replaça sur la voie et revint peu à peu à son allure normale.

La suite du trajet les rendit moins sensibles aux scènes qu’ils rencontraient, qu’elles soient horrifiantes ou simplement bizarres. La vision d’une femme âgée qui poussait dans une voiture d’enfant le corps manifestement mort de son mari dont le sang dégouttait sur l’asphalte parvint à grand-peine jusqu’à leur conscience ; celle de trois hommes assis dans le caniveau occupés à boire ce qui semblait être un bidon de pétrole et agitant sur leur passage des mouchoirs crasseux ne leur parla pas davantage. Dans le cas de Holman, cette indifférence était due sans doute au fait qu’il venait de tuer deux humains. Rien ne pouvait surpasser l’horreur d’avoir pris délibérément la vie d’autres hommes, qu’ils soient déments ou non. Le remords ne le taraudait pas encore, mais déjà le dégoût de son acte ; puisqu’il y avait été contraint, sa résolution de trouver le moyen de détruire le virus était plus forte que jamais. Chez Mason, c’était la nature même des événements, leur étrangeté, qui l’amenait à une certaine indifférence. Les images présentes n’étaient pas devenues irréelles à leurs yeux, c’étaient eux qui dans leur espace clos s’en étaient retranchés, observateurs d’un monde extravagant, où ils étaient plongés comme des explorateurs à bord de leur capsule au fond de la mer.

Régulièrement, Mason contactait la base souterraine et donnait une description sans émotion de ce qui les entourait, incendies, déprédations, pertes de vies humaines. Tout à coup, il pria son compagnon de faire halte. Holman ne savait pas où ils se trouvaient exactement ; non loin des quais est, sans doute.

— Qu’y a-t-il, Mason ?

— Nous l’avons perdu, annonça Mason qui s’affairait avec ses instruments ; il lança à la base un message pressant.

— Mais comment est-ce possible ? demanda Holman.

— Nous suivons les indications d’un hélicoptère qui survole le brouillard. Ses détecteurs localisent le centre du mycoplasme puis communique l’information au quartier général qui la répercute sur nos cadrans directionnels. C’est compliqué parce que, bien entendu, l’hélico ne voit pas à travers le brouillard. Mais là, plus rien : nos cadrans ne fonctionnent plus.

Une voix s’éleva alors du micro.

— Allô, D.V.1 ? Ici la base. M’entendez-vous ?

— Ici C.V.1, nous vous entendons, répondit Mason.

— Il y a un problème. Charlie 2 nous dit qu’il a perdu le noyau. Ses instruments sont muets. Ils se mettent en chasse jusqu’à ce qu’ils le repèrent. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé. La seule explication serait que ce maudit truc se soit jeté dans le fleuve  – vous en êtes tout près  –, mais c’est peu vraisemblable. Ne bougez pas avant d’avoir reçu d’autres instructions. Ce ne sera pas long. Terminé.

Mason se rencogna sur son siège.

— Merde alors ! Nous touchions au but.

— Vous croyez qu’ils vont le retrouver ?

— Comment savoir ? C’est la deuxième fois que cela se produit.

Il jetait des coups d’œil nerveux par les ouvertures.

— Je dois avouer que je n’aime pas beaucoup rester ainsi en terrain découvert.

— Moi non plus, reconnut Holman. Nous sommes trop vulnérables. Garons-nous plutôt contre un immeuble.

Il avança prudemment, coupant la large avenue à la recherche d’un bâtiment qui les protégerait quelque peu.

C’est alors que le bus émergea du brouillard tel un énorme monstre rouge, précédé d’une brève seconde par ses phares comme deux prunelles luisantes. L’avant en était tout éclaboussé de rouge plus sombre, le sang des victimes qu’il avait percutées dans sa course effrénée. Il fit une embardée vers la drôle de voiture ; devinant l’intention du chauffeur, Holman écrasa l’accélérateur pour libérer la voie. C’était trop tard.

L’autobus heurta le véhicule par le travers, vers l’arrière. La voiture voltigea un instant, retomba sur son toit. De gris, le monde soudain devint noir.

 

Pour la deuxième fois ce matin, Janet Halstead eut l’impression que la pièce tourbillonnait autour d’elle. Elle avait dépassé le seuil de l’épuisement, et elle le savait. Le peu de sommeil qu’elle s’était accordé ces derniers jours avait été troublé, et la nuit précédente interrompue par cette nouvelle crise plus grave encore. Il fallait pourtant tenir : d’innombrables vies dépendaient du travail qu’elle menait avec son équipe. Il semblait que le professeur Ryker et son escouade de biologistes soient près d’aboutir. Dans ce cas, était-il vraiment nécessaire de renvoyer Holman dans le brouillard ? Elle soupira avec lassitude. Etait-ce l’inquiétude qui lui dictait ces pensées ? La sympathie que lui inspirait Holman avait évolué en un sentiment presque maternel. Il lui était désagréable de voir les pouvoirs officiels l’utiliser comme un simple instrument.

Il avait commis une erreur grossière, ce pouvoir sans visage, et voici qu’il exigeait d’un homme seul, qui n’y était pour rien, qu’il tente de réparer cette erreur.

Mais c’était sans doute nécessaire. Il pouvait probablement leur faire gagner un temps précieux, des heures, des jour, peut-être. Pour le moment, il était irremplaçable.

Elle revint au rapport qu’elle tenait en main. Le dernier patient traité avait très bien réagi à la transfusion et à la radiothérapie. Celui-là avait eu la chance d’être soigné à temps ; d’autres seraient moins heureux. Et ce n’était que le commencement, les premiers cas parmi les milliers, les millions peut-être, qu’il faudrait traiter. Parce que l’Angleterre n’était pas l’un de ces pays reculés, primitifs, dont les habitants mouraient faute de civilisation, le monde serait prêt à les assister. Parce qu’elle était peuplée d’Occidentaux instruits, d’autres pays étaient impatients de l’aider, non par simple solidarité humaine, mais parce que si un tel désastre pouvait se produire en Grande-Bretagne, il pouvait se produire n’importe où. Et dans cette hypothèse, ou une circonstance approchante, le pays concerné désirait s’assurer qu’il recevrait en retour la même assistance qu’il offrait à présent.

Janet se dit néanmoins que toute assistance, quels qu’en soient le motif et la source, serait la bienvenue dans les semaines à venir.

 

Stan Reynolds, vigile de sécurité au siège d’une compagnie pétrolière dominant la Tamise, remit ses pieds chaussés de lourdes bottes sur la table de chêne de la salle de conférences. Il fumait un gros cigare, et sirotait un whisky de bonne marque.

— Si c’est assez bon pour le président, ce doit être assez bon pour moi, pouffa-t-il en secouant sa cendre sur le tapis.

Les flammes qui dévoraient l’étage inférieur commençaient à chauffer le plancher. Auparavant, il avait visité beaucoup de bureaux de l’immense tour, vidant tiroirs et casiers de leurs papiers dont il avait fait de grands tas sur la moquette.

Il haïssait cet immeuble qui représentait un style de vie qui n’était pas le sien, et ne le serait jamais. Il avait pour tâche de veiller sur les bureaux directoriaux, au prix de sa vie si c’était nécessaire, et pour quel bénéfice ? Un salaire de misère, et le privilège de se voir gratifier d’un « bonjour « ou d’un « bonsoir « par ces poseurs de directeurs, quand cela leur chantait. Voilà pourquoi il avait mis le feu à leurs papiers « secrets « et à leurs dossiers  strictement confidentiels ». Et puis, il aimait les feux, cela lui rappelait le Blitz. Il était quelqu’un en ce temps-là : un sergent d’active respecté des soldats et même des blancs-becs de jeunes officiers. Une fois, il était en permission pendant l’un des pires bombardements ; ses voisins étaient venus lui demander son aide, à lui. Oui, on le respectait, alors.

Il avait vidé la moitié de la bouteille de whisky, et il en prit encore une longue lampée. Comme les doubles portes du bureau s’enflammaient, il se leva en titubant.

— Messieurs, prononça-t-il en parcourant des yeux les deux rangées de sièges vides, j’aimerais porter un toast.

Il grimpa sur le fauteuil de cuir noir, puis sur la table dont ses bottes éraflèrent vilainement la surface lisse. Levant haut la bouteille, il hurla :

— J’emmerde le président !

Sur quoi il s’adjugea une autre goulée, et manqua s’étrangler de rire.

Baissant les yeux, il vit les marques que ses bottes avaient laissées sur la table et cela le jeta dans un nouvel accès de fou rire. Avec son talon, il grava un sillon dans le bois et fut ravi du résultat. Il fit de même avec l’autre talon, puis s’appliqua à rayer toute la longueur de la table, en se retournant dix fois en chemin pour admirer la trace de ses évolutions. Arrivé à l’autre extrémité, il vida la bouteille et la lança à la tête du portrait de l’ancien président accroché en bonne place. Enfin, dans un grand cri de triomphe, il s’élança en courant du bout de la table de chêne, sauta par-dessus le fauteuil du président et d’un bond se rua sur la grande baie vitrée qui s’ouvrait derrière lui.

Comme il n’était plus tout jeune, son saut manquait un peu de vitesse ; il franchit la vitre jusqu’à la taille, et le poids de son corps le fit basculer dans le vide. Pendant sa chute, il ne vit pas le sol, mais seulement la couverture d’un gris jaunâtre prête à le recevoir.

 

McLellan et sa famille dormaient à poings fermés. Au-dehors, dans cette rue de Wimbledon si calme de coutume, c’était l’émeute. Les voisins se battaient à coups de bouteilles, de tisonniers, de ce qui leur tombait sous la main. On s’arrachait les yeux, on s’ouvrait la gorge. Vêtements lacérés, coups de pied et coups de poing, personne n’aurait su dire le pourquoi de cette rixe, personne d’ailleurs ne se posait la question. Tous étaient déjà trop loin dans la folie.

McLellan avait de la chance : les voisins ne prêtèrent pas attention à la pancarte qu’il avait disposée sur son seuil, où on lisait : ICI FAMILLE SOUS SOMNIFERES POUR SA SAUVE-GARDE. DE GRACE, AIDEZ-NOUS ! En traçant ce message à la craie sur un tableau d’enfant, il savait que leurs chances étaient minces, mais il n’avait pas le choix. Plutôt mourir dans son sommeil qu’être livré aux affres de la folie.

Jusque-là, on ne les avait pas dérangés. Les voisins étaient trop occupés à s’entre-tuer pour forcer leur porte. Alors ils continuaient à dormir.

 

Irma Bidmead, cette vieille femme qui adorait les chats même si elle les vendait aux laboratoires à des fins de vivisection, Irma Bidmead était morte. Ses pensionnaires achevaient de ronger sa chair froide mêlée à quelques lambeaux d’une vieille robe de chambre. Avec leurs griffes, ils avaient commencé par les yeux ; puis, la vieille femme aveugle se défendant moins, ils s’étaient assis sur son visage et l’avaient étouffée. Quand sa faible résistance avait cessé, ils avaient entrepris de la manger. A présent ils étaient repus, leur gloutonnerie plus que rassasiée. Ce soir, ils sortiraient à la recherche d’une chair plus jeune et plus tendre. Cela ne devrait pas être trop difficile à trouver.

 

Le commissaire divisionnaire Wreford riait en écoutant les vagissements qui montaient du placard où il avait enfermé sa femme. Assis sur leur lit, il regardait les portes bomber sous les poussées qu’elle leur donnait de l’intérieur. Ses plaintes avaient une résonance particulière, plutôt rauque, parce que, ce matin, il était monté avec une bouilloire remplie d’eau bouillante ; sa femme dormait tête renversée, bouche ouverte, et il y avait versé le contenu de la bouilloire. Ses ronflements l’avaient toujours exaspéré.

Ensuite, elle avait poussé de tels cris qu’il l’avait empaquetée dans les draps, puis enfermée dans le placard.

Mais elle allait finir par se calmer et il la laisserait sortir. Il lui expliquerait tout, et elle comprendrait le sens de sa plaisanterie. Sinon, si elle recommençait à le harceler à son habitude, il lui montrerait le couteau de cuisine qu’il avait là, sur les genoux. On pouvait en faire des choses avec un couteau de cuisine... A Scotland Yard, il avait vu des centaines de photos qui l’attestaient. Très amusantes, ces photos  – et fascinant, ce qu’on pouvait faire avec un visage humain. Par exemple, lui fabriquer un sourire permanent. Il montrerait ça à sa femme tout à l’heure, quand il lui permettrait de sortir  – si elle s’avisait de pleurnicher.

Il attendit patiemment, souriant à la porte du placard.

 

L’inspecteur principal Barrow venait de s’éveiller. Il se tenait à sa fenêtre en peignoir, et contemplait le brouillard. Subitement il s’en détourna, marcha sur sa penderie. Il sortit son plus beau costume qu’il étala soigneusement sur le lit, prit dans un tiroir une chemise propre, la posa sur le tout. Après quoi, il descendit de l’étagère du haut une grande boîte en carton. C’était son « musée noir « personnel où, de façon absolument contraire au règlement, il avait réuni une collection des armes dont il avait eu à se servir. Il en examina un moment le contenu avant d’en extraire un objet particulier, puis remit le couvercle, et rangea la boîte.

Il se rendit alors dans la salle de bains, ouvrit les robinets de la baignoire. Pendant qu’elle se remplissait, il se rasa avec soin.

 

Samson King prenait un plaisir extrême à piloter son autobus. Il ne savait pas où il était car il avait quitté son trajet normal, mais cela n’avait aucune importance. Libre, il se sentait libre comme l’oiseau, et cent fois, mille fois plus puissant que d’habitude ! Son monstre rouge avait chargé et renversé tout ce qui passait à sa portée, les gens, les voitures, tout ce qui se dressait devant lui. Et ses passagers s’étaient bien amusés aussi : ils étaient tous pliés de rire aux fenêtres, à pointer du doigt et à interpeller ceux qui les regardaient, effarés. Il avait ramassé à trois reprises les groupes qui attendaient aux arrêts d’autobus, et ils étaient bien une cinquantaine dans son véhicule à présent.

Le souvenir de certain arrêt lui arracha des gloussements de joie. Au lieu de s’arrêter, il avait foncé dans la queue, encouragé par ses passagers que fascinait la vision des corps disparaissant sous ses roues comme des quilles.

Du fait de la visibilité réduite, il avait percuté plusieurs panneaux et des refuges. La bordure du trottoir lui servait de repère, mais parfois il passait de l’autre côté de la chaussée et, sensation électrisante, y roulait en aveugle un instant. Dans les grands carrefours, il aimait beaucoup tournoyer sur lui-même, si vite qu’il manquait se renverser.

Mais son plus grand ravissement avait été la traversée de la Tamise sur le pont de la Tour. Il y avait du monde sur le pont ; il avait fait fuir des gens devant lui en louvoyant de gauche à droite. Acculés, ils n’avaient eu d’autre ressource que d’escalader le parapet et de sauter dans l’eau malpropre. Ç’avait été un grand moment !

A présent il filait sur une large avenue, peu soucieux de savoir où il se trouvait. Fou d’excitation, il allait de plus en plus vite même s’il ne voyait rien, écrasant sans pitié tout ce qui croisait son chemin.

C’est alors qu’il vit le véhicule. Curieux véhicule gris, hérissé d’objets bizarres. Il ne s’attarda pas d’ailleurs sur son étrangeté, parce qu’il avait déjà décidé de l’éperonner. La voiture traversait l’avenue devant lui ; elle accéléra brusquement : le chauffeur l’avait vu arriver et tentait de dégager la voie.

Samson rit de bon cœur. Comme s’il pouvait lui échapper ! Il appuya encore sur l’accélérateur : en deux secondes, le bus était sur la voiture et la percutait vers l’arrière ; projetée en l’air, elle retombait sens dessus dessous et se couchait sur le flanc. Il perdit le contrôle de l’autobus mais n’essaya pas de redresser : il était trop occupé à rire.

Le bus lancé à toute vitesse quitta la route et vint s’encastrer dans une boutique.

Fog
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