CHAPITRE XVIII
Holman ouvrit les yeux. Son cerveau avait besoin de quelques secondes pour se remettre à fonctionner normalement. Il fixa le plafond, le temps que ses idées s’assemblent, puis se tourna vers la personne couchée à ses côtés. Dans la lumière grise qui filtrait à travers les rideaux tirés, son visage apparaissait semblable à ce qu’il était toujours, calme, à peine marqué par la vie. Mais il savait qu’à la grande lumière du jour, des griffures impalpables s’y esquisseraient : il était impossible qu’elle ait surmonté les rigueurs de ces derniers jours sans que celles-ci aient laissé quelque trace. Et la blessure qu’elle portait en elle serait plus terrible que toute séquelle physique.
Comme elle ressemblait peu à ce qu’elle était la dernière fois qu’il l’avait vue dans cet appartement ! Oublierait-il jamais son expression de haine hagarde, et la violence de son agression ? Parviendrait-il à effacer de son esprit la vision du passé, attendrait-il le moment où la folie réapparaîtrait sur son visage ? Et si le virus n’était qu’endormi, tapi dans les replis de son cerveau, retardant l’heure de recommencer son funeste voyage ?
Janet Halstead l’avait assuré que Casey était complètement guérie, comme il l’était lui-même, et qu’il n’y avait aucune chance de récidive, mais il avait encore peine à se débarrasser de toutes ses craintes. Seul le temps l’y aiderait.
Il était reconnaissant au médecin de lui avoir permis de ramener Casey à la maison. Tous les examens avaient été pratiqués sur elle comme sur lui et leur présence au centre n’était donc plus d’un intérêt capital, certes, mais Janet Halstead aurait pu néanmoins insister pour qu’ils restent, au cas où une éventualité nouvelle se présenterait. Elle ne l’avait pas fait ; pourvu que ses patients lui fassent un rapport chaque jour, elle était heureuse de les laisser partir, consciente de leur besoin d’intimité et de réconfort mutuel. Le traitement médical avait ses limites ; au-delà d’un certain point, c’était à l’instinct de protection présent en chaque individu d’achever la guérison.
Bien qu’on n’ait pas trouvé trace du brouillard depuis maintenant deux jours, Holman pouvait être appelé à tout moment. Les ravages causés étaient effarants, car tout le monde n’avait pu être évacué à temps. On n’avait d’ailleurs pas fini d’en découvrir les conséquences, puisque les délais de réaction au mycoplasme étaient plus ou moins longs à se manifester, selon les cas. Pour beaucoup, l’effet était immédiat, la folie instantanée : leurs cellules cérébrales dépérissaient rapidement sous l’offensive du parasite. Beaucoup de personnes trouvaient la mort ; beaucoup se la donnaient.
Le premier jour d’accalmie après la disparition inexplicable du brouillard avait laissé le pays en état d’hébétude. Puis l’opinion avait commencé à s’émouvoir. Le public exigeait que l’on réponde à ses questions. Qu’était ce brouillard ? D’où venait-il ? Si c’était de la mer, quelle était son origine ? Etait-il vraiment parti, pouvait-il réapparaître ? Des déments couraient-ils encore ? Quels étaient les premiers symptômes ? Le gouvernement avait-il réagi assez vite ? Quelles mesures étaient prises pour que pareil désastre ne se reproduise plus jamais ? Une puissance étrangère aurait-elle mené une expérience secrète, la Grande-Bretagne avait-elle le couteau sous la gorge ?
Toutes ces questions et bien d’autres avaient été posées, et le gouvernement était sommé de fournir des réponses – et vite. Maintenant c’était le moment des réponses et des garanties. Le cabinet d’urgence spécialement réuni avait même envisagé de révéler la vérité, mais l’idée avait été aussitôt rejetée.
La main de Holman se posa sur la taille de Casey. Et si le téléphone se mettait à sonner pour l’enlever à elle ? La pensée de retourner dans le brouillard lui répugnait. Il pria de tout cœur qu’il fût enfin vaincu.
Elle remua et se pelotonna dans son sommeil, en murmurant quelque chose. Il glissa la main dans son dos, la rapprocha de lui. Leurs corps se touchaient. A demi endormie, elle poussa une jambe entre les siennes, lui encercla la taille de son bras ; sa main descendit jusqu’au bas de son dos. Il sentit sa chair s’émouvoir contre elle, délicieusement .
Elle était éveillée à présent, les sens au moins, car son esprit embrumé continuait à sommeiller. Elle lui caressa légèrement le dos, soupira, dit son nom. Les lèvres dans ses cheveux, il lui chuchotait qu’il l’aimait. Elle tendit ses lèvres et ils échangèrent un baiser très tendre, il chercha ses seins dont les pointes, dans leur impatience, durcissaient sous ses doigts. Sa bouche vint les goûter.
Elle gémit, s’étira, se frotta contre la cuisse pressée entre ses jambes. Cette nuit, ils n’avaient éprouvé ni l’un ni l’autre le désir de faire l’amour ; le souvenir de la mort de son père était trop présent en eux. Ils avaient seulement besoin de se blottir l’un contre l’autre, de se donner leur chaleur, de se consoler. Ils s’étaient endormis très vite, épuisés qu’ils étaient par les événements de la semaine.
Le corps ce matin était reposé, et l’esprit avait fait le premier pas vers la guérison, un tout petit pas pour Casey. Elle ôta son sein à son amant, sa sensualité trouvant à s’exacerber dans l’acte de retrait, et se mit à lui mordiller le cou, délicatement d’abord, puis avec insistance, faisant venir le sang sous la peau, sans l’entamer toutefois.
Un sentiment de peur effleura John Holman, aussitôt réprimé. Elle murmurait des mots d’amour comme sa bouche poursuivait sa caresse tout le long de son torse, s’attardait sur les mamelons durcis, descendait encore, traçant sur la peau un sillage humide qui s’achevait dans la conque du nombril.
Le pénis se dressa à la rencontre des lèvres entrouvertes, et s’absorba soudain dans une caverne chaude dont l’entrée dissimulait une rangée de dents aiguës, mais dont l’intérieur abritait un petit animal soyeux et toujours en mouvement qui lui prodigua les marques d’accueil les plus empressées. Cette bouche qui s’emparait de sa chair dans un mouvement de va-et-vient régulier, cette langue toujours active et ces dents à peine perçues composaient une sensation délectable, qui lui donnait le frisson. Il saisit les épaules de sa partenaire, se mit à bouger avec elle, à lui imposer son rythme.
Il se retira d’elle avant que les frissons ne le submergent d’un plaisir trop exquis. Il attira doucement à lui son visage souriant, et prit avec passion la bouche qui gardait quelque chose du goût de son propre corps, ce qui exaspéra encore son désir.
Il posa sa main sur le ventre de la jeune femme, passa les doigts dans sa toison, trouva l’entrée secrète, humide aussi, avec son tendre bourgeon de chair. Elle se souleva un peu sur les talons, genoux pliés, cuisses tendues, avec des gémissements, et la tête qui roulait sur l’oreiller. Il ne cherchait pas à la pénétrer de ses doigts mais caressait la partie la plus sensible de son corps, en l’effleurant légèrement d’abord, puis plus fermement à mesure que sa chair le demandait.
Cette fois ce fut Casey qui s’écarta de lui avant que l’extase ne l’inonde. Elle lui pressa la hanche, il se glissa sur son ventre et entra en elle très facilement, en contraignant son désir impérieux. Le passage était lisse, il s’y enfonça le plus loin possible tandis qu’elle se cambrait à sa rencontre, mains appuyées sur ses reins pour le pousser au plus profond d’elle-même. Il se mit à bouger rythmiquement ; les plaintes de la jeune femme devinrent des cris, elle chercha ses lèvres avec frénésie avant de s’abattre sur l’oreiller. Le plaisir entamait sa lente montée. Elle fléchit les jambes mais ne les noua pas autour de lui, ne voulant pas restreindre leurs mouvements. La main de l’homme se referma sur l’un de ses seins qu’elle pétrit cruellement, de cette cruauté que donne la passion, qu’on accueille avec joie.
Elle parvint au plaisir la première, mais la sève tiède qui jaillit de lui intensifia sa jouissance. Il cessa de se mouvoir, elle reçut avec bonheur le corps qui s’abandonnait sur le sien. Ils demeurèrent ainsi enlacés jusqu’à ce que leur souffle se soit apaisé, ainsi que les battements de leur cœur. Elle lui caressait le dos, il se soulevait sur ses coudes pour la soulager de son poids.
Il se retira d’elle enfin, baisant au passage sa poitrine empourprée par l’orgasme, et roula sur le dos. Elle se tourna vers lui, l’entoura de son bras, de sa jambe posée sur les siennes. Elle contemplait son visage détendu, et fit courir un doigt le long de son profil, sur ses lèvres, son menton, jusque sur sa poitrine où sa main se nicha.
— Tu ne me l’as pas encore dit, murmura-t-elle.
— Quoi donc, chérie ?
— Tu ne me l’as pas dit.
— Qu’est-ce que je ne t’ai pas dit ?
— Pourquoi tu m’appelles Casey.
Il se mit à rire doucement.
— Tu veux vraiment le savoir, chérie ?
— Oui.
— Mais tu vas te fâcher.
— Me fâcher ? Tu ferais mieux de me le dire en vitesse !
— Tu es sûre que tu veux le savoir ?
— Oui ! s’indigna-t-elle.
— Eh bien... (Il sourit. la surveilla du coin de l’œil.) Quand j’étais enfant, j’avais une petite chienne...
— ... et je l’appelais Casey...
— Tu l’appelais...
— ... et quand je t’ai vue...
— Casey ! Tu as...
— ... tu avais les mêmes yeux tristes...
— ... tu...
— ...et à cause de ces yeux-là, je suis tombé amoureux de toi... et j’ai su que j’avais retrouvé quelque chose qui compterait dans ma vie... C’est pourquoi je t’ai appelée Casey.
Elle se jeta contre lui, riant à demi mais prête à pleurer. Il l’étreignit avec un sourire étrangement proche de la tristesse.
— Imagine mon ravissement quand j’ai découvert que tu étais aussi une maîtresse de maison accomplie !
Cette fois, elle pleura tout de bon. De bonheur, de tristesse, de soulagement qu’ils soient réunis.
— Tu crois que c’est fini maintenant ?
— Quoi, le brouillard ? Quel cauchemar ! J’espère que c’est fini. Sinon, je ne sais vraiment pas ce qu’on peut faire.
— Ils vont sûrement trouver une solution.
— Le chlorure de calcium a dû régler la question. Il en a fallu beaucoup, c’est tout.
— Pourquoi tant de réticence à l’annoncer de manière officielle ?
— Parce qu’ils ne comprennent pas comment la réaction chimique a pu détruire le mycoplasme. Sur le conseil de Ryker, ils ont décidé de jouer la prudence. Ils attendent d’avoir une certitude absolue.
— Et quand l’auront-ils ?
— Est-ce que je sais ? Quand ils auront ratissé tout le pays, je suppose.
Elle se pressa contre lui.
— Ou quand il n’y aura plus de nouveaux cas de démence, dit-elle en frissonnant.
— Ils disposent d’un traitement à présent. Pourvu que le mal ne frappe pas massivement, ils peuvent soigner les malades qu’ils trouvent.
— A moins qu’ils ne commencent par se tuer.
Il ne répondit pas. Ils avaient eu de la chance, tous les deux, mais le souvenir pèserait lourd dans leurs mémoires. Il y aurait bien des silences entre eux chaque fois qu’il resurgirait. Se libérer du cauchemar leur prendrait des années, mais leur expérience leur permettrait de se comprendre et de s’entraider.
Le regard de Casey croisa le sien. Elle aussi était perdue dans ses pensées.
— Je me sens très bien, sourit-elle.
D’un geste décidé, il s’assit. Aucun des deux ne devrait plonger trop avant dans les sables mouvants de la mémoire.
— Je vais faire du café, annonça-t-il.
— Non, protesta-t-elle en le repoussant, tu restes là. Moi j’y vais.
Il regarda sa silhouette nue se glisser dans la chemise qu’il avait jetée n’importe où. Trop large, elle flottait autour d’elle de façon fort attrayante ; comme elle se penchait pour l’embrasser, la vue de ses petits seins réveilla en lui un désir. Elle contourna le lit et, une fois de plus, l’image qu’elle donnait seulement quelques jours plus tôt dans la chambre obscure lui envahit l’esprit. Mais à présent, il était plus facile de la chasser.
Elle commença à tirer les rideaux, et s’arrêta à mi-chemin, figée.
— John..., s’écria-t-elle, incapable de détacher les yeux de la lumière étrangement voilée qui venait du dehors.
Il bondit du lit, ressentant déjà l’impression de froid qu’il connaissait bien. D’un seul geste, il tira les rideaux brutalement et considéra d’un œil atterré la scène qui s’offrait.
— Oh mon Dieu ! souffla-t-il.
Il n’y avait pas de scène à voir. Seulement un lourd voile gris, teinté de jaune.
Ils restèrent là immobiles, pétrifiés d’effroi. Il leur fallut un long moment pour remarquer la sonnerie insistante du téléphone dans la pièce voisine.
Ils avaient essayé d’avertir la ville de ce qui approchait. Un petit nuage apparu subitement, que poussait un vent fort. Il était survenu après deux jours de recherche, juste au moment où l’on commençait à se détendre. Caché au début par les brumes de l’aube, il s’était levé comme s’il n’attendait qu’un allié, le vent du nord-est, pour rassembler ses forces. Dans la panique générale, beaucoup d’hommes s’étaient dispersés car le nuage se déplaçait droit sur eux. Les plus braves s’étaient souvenus d’appeler leur base par radio, mais la plupart n’avaient pensé qu’à se préserver.
Comme le brouillard balayait la campagne, il augmentait de volume. Il traversa de petites agglomérations, puis des zones industrielles infestées de fumées nocives qui ne cessaient jamais de se déverser, même la nuit ; l’air pollué lui convenait à merveille, il l’accueillit en son sein empoisonné, et en profita pour grossir encore. Il atteignit les faubourgs. Sa taille rendait le vent moins efficace. Il dériva vers la métropole.
On avait rassemblé à toute vitesse les troupes éparpillées qui précédaient le brouillard avec des haut-parleurs vociférant des messages d’avertissement. C’était pratiquement inutile, ils s’en rendaient compte : le temps que la population émerge du sommeil et comprenne le message, il serait trop tard. Le brouillard serait déjà sur elle.
Ils essayèrent néanmoins. Les deux tiers des effectifs en tout cas. Le troisième tiers filait vers Londres pour s’acquitter d’autres tâches.
Janet Halstead fut tirée de son sommeil par l’un de ses assistants. Enfilant son peignoir, elle gagna le bureau adjacent à ses appartements. Elle prit le téléphone, écouta en silence ce que lui disait son correspondant. Son expression ne se modifia pas. A peine ses yeux trahirent-ils une lassitude mêlée de tristesse. Elle raccrocha le combiné, le contempla pensivement un instant. Toute sa personne alors parut s’animer, et elle se mit à bombarder d’instructions son assistant médusé. Il fallait évacuer immédiatement le Centre de la Recherche. Le matériel, les notes et tout ce qui pouvait se démonter facilement devaient être transportés ailleurs, dans un local secret. Un transport spécial était déjà en route pour venir chercher le tout.
Stan Reynolds était un des vigiles chargés de la sécurité au siège d’une compagnie pétrolière géante. Cette nuit-là, il déambulait le long d’un couloir recouvert d’une épaisse moquette en direction de sa pièce favorite, tout en haut de la tour qui dominait la Tamise. Cette salle de conférences possédait la table la plus grande qu’il ait jamais vue, et il en avait vu beaucoup ces dernières années dans les diverses sociétés qui l’avaient employé. Elle était du plus beau chêne, très épaisse, et soixante personnes tenaient à l’aise autour de son plateau. Elle avait coûté, paraît-il, plus de six mille livres. Le vigile ouvrit la porte monumentale et entra, en allumant toutes les lampes au passage.
Au haut bout de la table trônait le magnifique fauteuil de cuir du président. Il s’y laissa choir et, après avoir ôté ses bottes, s’installa les pieds sur la table. Puis, avec un soupir de béatitude, s’abîma dans un rêve coloré où il n’était question que de gros marchés et des jeux du pouvoir.
Sa nuit ainsi achevée, il se redressa, remit ses chaussures et trottina vers les immenses baies vitrées par lesquelles l’on voyait tout le sud de Londres. La vision des lumières scintillantes comme des myriades d’étoiles sur fond de velours noir l’emplissait immanquablement d’une grande fierté pour sa ville.
Cette fois pourtant, la vue était toute différente. Le ciel était orange. Orange ? Il s’aperçut que le sud de Londres était cerné de gigantesques feux qui lançaient à intervalles réguliers leurs flammes effrayantes. L’espace d’un instant, il se crut revenu en arrière, au temps de la guerre et du Blitz, et des brasiers allumés par les bombes ennemies.
Mais les feux perdaient de leur éclat, un à un recouverts d’un voile semi-opaque ne laissant filtrer qu’une faible lueur rouge.
Il crut entendre la voix d’un haut-parleur au loin, indistincte ; de toute façon, il était trop absorbé par ce qui se déroulait sous ses yeux pour vouloir déchiffrer le message.
Il observait l’avancée du brouillard qui éteignait peu à peu les millions de lumières, engloutissait la ville morceau par morceau, atteignait le fleuve juste au-dessous de lui.
Le fleuve aussi disparut. Le brouillard se colla à l’immense baie vitrée de la salle de conférences.
C’était l’aube. A la fenêtre de sa chambre, McLellan contemplait le brouillard. Il avait les yeux brûlants de larmes contenues. A sa couleur jaunâtre, il avait reconnu le brouillard. Il n’était d’ailleurs pas surpris : la confiance qu’il accordait au gouvernement en temps de crise étant fort limitée, il s’attendait à un tel gâchis. Son poste au ministère de l’Environnement lui permettait d’être mieux informé du danger que le public en général ; il avait également été témoin des accidents étranges survenus à son collègue Holman et au défunt Spiers. Beaucoup de gens ignoraient encore que ce n’était pas le brouillard qui tuait, mais la folie qu’il provoquait : c’était elle qui menait les hommes à la mort.
Il se retourna. Sa femme endormie, pelotonnée sous les couvertures, si vulnérable... Et dans les chambres voisines, ses enfants... Des larmes amères jaillirent de ses yeux. Combien de temps faudrait-il au poison pour investir leurs esprits, pour faire d’eux des déments ? Que ferait-il de lui ? Et si sa famille périssait de sa propre main ? Sa pensée s’affolait. Il devait pourtant y avoir un moyen de les protéger.
Avant tout, se calmer. Il s’assit sur le bord du lit, attentif à ne pas éveiller sa femme. Il existait sûrement une solutions ! Les attacher, les enfermer dans leurs chambres ? Oui, mais lui ? Qui les protégerait de lui ? S’assurer qu’ils étaient à l’abri les uns des autres, et se perdre dans le brouillard, à la grâce de Dieu ? Non, il ne les quitterait pas : ce serait déserter. Il fallait qu’il trouve, et qu’il trouve vite, car personne ne savait combien de temps mettrait le poison à agir. Une journée pour Spiers, quelques minutes pour Holman.
Voilà, il tenait la solution ! Elle n’était pas idéale, mais elle leur donnerait un peu de temps ; le temps pour les autorités d’amorcer une action, de commencer à sauver des vies.
Il alla dans la chambre de sa fille, ôta de son chevalet le tableau noir sur lequel elle jouait à la maîtresse, se munit d’une craie et sortit le plus silencieusement possible. Assis sur la dernière marche de l’escalier, il traça un message à la craie sur le tableau, en grandes majuscules. Puis il ouvrit la porte d’entrée et plaça le message sur le seuil avant de remonter au premier étage. Dans la salle de bains, il s’empara du flacon rangé tout en haut de l’armoire à pharmacie. Un somnifère qu’utilisait parfois sa femme pour calmer ses nerfs mis à mal par trois enfants très remuants. Il remplit d’eau un verre, entra de nouveau dans la chambre de sa fille. Asseyant l’enfant dans son lit malgré ses protestations ensommeillées, il l’obligea à avaler cinq pilules. Un baiser sur le front, et il la recoucha, la borda ; puis répéta l’opération sur les deux garçons dormant dans la chambre voisine. Paul s’était montré peu coopératif, mais la promesse d’une surprise mirifique l’avait fléchi. La suite serait plus difficile. Il faudrait qu’il réveille Joan, qu’il lui explique pourquoi il agissait ainsi. Etait-ce un effet de son imagination, ou ressentait-il vraiment les premières atteintes d’une migraine ?
Joan se mit à pleurer et refusa d’abord de prendre les pilules. Après une argumentation serrée et beaucoup de prières, elle accepta pourtant de se laisser convaincre. McLellan avala pour sa part huit comprimés. Il n’en connaissait pas la dose fatale, mais il estimait que celle administrée à sa famille et à lui-même n’était pas trop dangereuse. Et, vu les circonstances, il fallait prendre le risque.
Il se recoucha dans la chaleur du lit, attira dans ses bras sa femme qui pleurait. Ils attendirent que vienne le sommeil.
Irma Bidmead se levait toujours tôt. A soixante-treize ans, comment perdre son temps à dormir ? Et puis ses chats auraient faim.
Elle avait treize chats, tous des chats perdus qu’elle avait adoptés. Ou peut-être étaient-ce eux qui l’avaient adoptée. Souvent, la nuit, elle traînait dans les bas-quartiers de Kensington avec un cabas rempli de restes et de divers morceaux destinés aux chats errants. Les animaux reconnaissaient sa silhouette maigre et le sifflement qu’elle lançait pour les appeler. Ils la suivaient dans les ruelles obscures, jusqu’au moment où elle décidait que leur groupe était suffisant et s’arrêtait pour les nourrir. Elle leur parlait, les grondait pour leur gloutonnerie, tout en s’amusant de leurs acrobaties. C’était à qui serait rassasié le premier.
Tous les deux ou trois mois, une camionnette l’attendait à un endroit convenu. Une douzaine de chats y étaient entassés et conduits jusqu’à un hôpital du sud de Londres. Le conducteur, avec qui elle avait conclu cet arrangement, prenait la part du lion sur le prix que payait l’hôpital pour les animaux, mais l’opération rapportait tout de même à la vieille une coquette somme. La vivisection était un marché lucratif malgré les clameurs de la SPA et les appuis massifs dont elle bénéficiait ; comme les autorités la savaient nécessaire, elles fermaient les yeux.
L’argent de la vente, Irma l’utilisait à nourrir ses propres chats. Parce qu’elle adorait ses chats.
La puanteur qui régnait dans la pièce quand elle ouvrit la porte ce matin-là ne la gêna nullement ; elle avait vécu toute sa vie en compagnie de ces créatures, et leur odeur faisait partie d’elle-même. Les effluves des treize chats enfermés toute la nuit dans ce local n’affectaient ses narines en aucune façon.
— Bonjour, mes mignons ! claironna-t-elle.
Comme chaque matin, ils allaient se précipiter pour se frotter contre la vieille robe de chambre dans laquelle elle dormait. Mais non. Ce matin, ils ne bronchaient pas, immobiles, silencieux.
La contrariété qu’elle éprouva l’empêcha de remarquer la brume jaunâtre qui filtrait par la fenêtre ouverte à l’espagnolette.
— Qu’est-ce qui vous prend aujourd’hui ? glapit-elle, fâchée. Vous voulez faire les malins ? Eh bien, débrouillez-vous pour manger seuls !
Elle sortit de la pièce en tapant du pied. Dans la cuisine, elle alla chercher deux harengs saurs sur le coin de l’évier. Tout en marmottant, elle fonça jusqu’au repaire des chats et jeta les poissons au milieu de la pièce.
— Voilà ! Ne vous étranglez pas avec les arêtes, et estimez-vous heureux de votre sort !
Elle regagna sa chambre au pas de charge et se remit au lit, en poussant le chat lové dans sa chaleur qui dormait toujours avec elle. Il se hérissa de mécontentement, puis se réinstalla confortablement. Irma cria à l’intention des autres :
— Et ne venez pas ramper autour de moi quand vous aurez fini ! Je ne veux rien savoir, j’ai trop mal à la tête ! Bande d’ingrats, marmonna-t-elle en remontant ses couvertures, je sais bien ce que vous méritez ! A l’hôpital, tous ! Sauf toi, ma belle. Toi, tu aimes ta vieille maîtresse.
Elle sourit au chat qui ronronnait à côté d’elle.
— Toi, tu es une bonne fille, pas comme les autres, qui ne pensent qu’à manger ! Ooh, ma pauvre tête !
Elle ferma les yeux, toute à sa douleur.
Les chats dédaignèrent le poisson. Sans bruit, ils passèrent dans la chambre d’Irma et attendirent au pied du lit où elle s’assoupissait.
Le commissaire divisionnaire Wreford dévala les escaliers et pénétra dans la cuisine. Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, il remplit d’eau la bouilloire électrique et l’alluma. Dieu, qu’il était fatigué ! Ce maudit brouillard lui avait valu des heures et des heures de travail supplémentaire et la nuit dernière était la première où il avait pu se reposer. Enfin, avec un peu de chance, tout était fini à présent ; il allait pouvoir prendre un peu de congé. Il se félicitait de sa prudence dans l’affaire Holman. Il aurait pu choisir de l’évincer en le taxant d’excentricité, mais l’expérience lui avait appris à ne jamais négliger un avertissement, quelle que soit sa source. Il avait adroitement joué en ne rendant pas son enquête officielle, en tout cas pas avant d’avoir découvert que l’histoire contenait une part de vérité ; alors seulement, il avait remué ciel et terre, réclamant des crédits pour des mesures d’urgence avant le terrible désastre de Bournemouth.
Barrow s’en était étranglé, il l’aurait parié. Un peu trop ambitieux, Barrow : il devait espérer avec impatience que son chef ait un gros pépin.
Il attendit que l’eau frissonne en souriant aux anges. Allons, Barrow n’était pas si mauvais bougre. Un peu brutal parfois mais il s’adoucirait avec l’expérience ; et même en cela, il lui était utile pour le moment.
La vapeur sortant de la bouilloire interrompit le cours de ses pensées. Il versa l’eau sur le thé.
Le laitier déposait chaque matin sa bouteille sur le seuil. Wreford alla l’y chercher, impatient d’inhaler quelques bonnes goulées de l’air vif du matin. C’était un rite depuis des années – il expliquait à sa femme que c’était le seul moment où un habitant de Londres pouvait respirer normalement. Dès neuf heures, les rues seraient saturées de fumée ; c’est pourquoi il prenait son bol d’air quotidien à sept heures et demie : cela consistait à respirer à fond sur le pas de sa porte durant cinq minutes, pendant que le thé infusait.
Il commença à prendre son inspiration en ouvrant la porte ; avant même qu’il ait vu le brouillard, ses poumons en étaient à moitié remplis.
L’inspecteur principal Barrow dormait. La semaine avait été dure, et c’était son premier vrai repos. Jouer les bonnes d’enfants pour Holman ne lui avait pas plu du tout. Il avait bien mieux à accomplir dans une crise comme celle-ci, qui lui offrait l’occasion de faire ses preuves, de s’imposer. N’était-ce pas lui qui le premier avait amené Holman ? Le personnage l’irritait. Il reconnaissait avoir été dur avec lui au début, mais dès qu’il avait compris son erreur, il avait essayé de la réparer. En tant que garde du corps, il avait pris Holman sous sa protection, s’était inquiété pour lui, avait voulu jeter les bases d’une relation plus cordiale. A cause de son immunité, Holman était devenu un homme très important ; s’il lui était arrivé quelque chose, c’est son garde du corps qui en aurait subi les conséquences. Holman lui avait refusé sa sympathie, il avait maintenu une distance entre eux ; sans doute lui gardait-il rancune de la façon dont il l’avait d’abord traité.
Quoi qu’il en soit, cela n’avait plus guère d’importance, puisque la terreur semblait loin. Après bien des dégâts, le danger était jugulé – à les en croire du moins.
Au milieu de toutes ces pensées qui lui trottaient dans la tête, ce qui était chez lui un signe d’extrême lassitude, il s’était écroulé dans son lit avec bonheur, sans compagnie féminine pour une fois. Trop fatigué même pour cela.
Il était immédiatement tombé dans un profond sommeil, et dormait encore comme entrait dans sa chambre la pauvre lumière du jour que laissait filtrer le brouillard.
Samson King se frayait difficilement un chemin à travers le brouillard. Il vivait à Londres depuis l’âge de quinze ans, mais n’en avait jamais vu d’aussi épais. Heureusement qu’il n’habitait pas trop loin du dépôt ; sinon, il ne l’aurait jamais trouvé. Et à vrai dire, il n’était pas très sûr d’aller dans la bonne direction. Fichu temps. Le soleil de la Jamaïque ne lui manquait pas autant qu’aux vieux copains du pays, parce qu’il se rappelait mal les plages chaudes et la mer turquoise qu’ils décrivaient. Il était habitué au soleil timide de l’Angleterre, et trouvait même désagréable les quelques jours d’intense chaleur dont bénéficiait parfois le pays.
Avec ce temps-là, ils ne croyaient tout de même pas qu’il allait sortir le bus ? Bernice ne voulait pas qu’il se présente à son travail, mais lui craignait que cela ne fasse mauvais effet dans son dossier. Pas question de perdre cette place comme il en avait perdu beaucoup d’autres : il aimait bien être là-haut derrière le volant de son monstre rouge qu’il maîtrisait parfaitement, à narguer les autres conducteurs intimidés.
Alors, où était-il ? « Quel temps de chien ! « sacra-t-il tout haut, pour entendre le son de sa propre voix. Il n’avait pas rencontré âme qui vive, ce qui lui donnait l’impression bizarre d’être un esprit errant dans un monde de ténèbres.
Le dépôt devait se trouver de l’autre côté de la rue, à une cinquantaine de mètres du passage pour piétons qu’il voyait en face de lui . Ce carrefour l’aidait souvent à dégager son autobus avant d’emprunter la rue très passante.
Il entreprit de traverser en se guidant sur les bandes noires et blanches, l’œil aux aguets sur tout véhicule qui pourrait survenir. Il avait la migraine, parce que sans doute ses yeux se fatiguaient à scruter le brouillard pour essayer de discerner des formes connues. Au moins, les rues seraient plus dégagées aujourd’hui ! Il pouffa de rire sans savoir pourquoi, et riait encore en atteignant le trottoir opposé. Il tourna à droite, et marcha le plus près possible des boutiques.
Repris d’accès de fou rire, il pénétra bientôt dans le garage. Il ne se demanda pas pourquoi le dépôt était vide, sans contrôleurs, sans équipe de nettoyage sur le départ, pourquoi aucun camarade de travail ne l’attendait. Il ne se posa aucune question.
Hilare encore, il se contenta de grimper dans sa cabine. De temps en temps, un rire nerveux le secouait. Il démarra, et sortit lentement l’autobus du dépôt.
Tout Londres s’éveillait pour découvrir le brouillard jaunâtre qui cernait la ville. Certains comprenaient le sens de ce qu’ils voyaient, d’autres non ; beaucoup étaient déjà trop fous pour s’en soucier. Des milliers de personnes avaient fui durant la nuit, celles qui avaient eu la chance d’entendre les avertissements diffusés par la radio ou les haut-parleurs. Celles-là avaient, à leur tour, informé parents, amis ou proches, soit par téléphone (ce qui, à cause du chaos, était parfois aléatoire), soit en courant les prévenir de vive voix.
Mais pour cette immense cité, les quelques milliers qui avaient pu fuir formaient un groupe infime comparé aux millions n’ayant reçu aucune information. On alluma d’énormes feux, mais le brouillard s’éleva avec leur chaleur, et redescendit aussitôt après.
La panique de la nuit précédente n’était rien auprès de ce qui viendrait le lendemain, qui ferait de la ville un pandémonium étrange et tragique.