CHAPITRE XII
Le commandant Joe Ennard prit place dans le cockpit du Boeing géant 347, en saluant son équipage d’un sourire forcé.
— C’était comment, ce jour de congé ? s’enquit le mécanicien de vol.
— Formidable, répondit Joe sans enthousiasme.
Tout en procédant aux vérifications de décollage, il revoyait sa journée avec Sylvia, qui avait si bien commencé et s’était achevée si pitoyablement. Pressant son bouton de transmission, il demanda au Contrôle la permission de mettre ses moteurs en marche. Message reçu, permission accordée. Aidé du commandant en second, il commença à tirer des manettes et le Jumbo jet revint à la vie dans un grondement. Le bruit accrut la douleur sourde qu’il ressentait juste au-dessus des yeux.
Il avait passé la journée de la veille à New Forest en compagnie de sa femme, dans l’espoir de retrouver un peu de l’élan qui les portait l’un vers l’autre aux débuts de leur mariage. Les aventures de hasard qu’il menait depuis plusieurs années, Sylvia les connaissait, bien sûr, mais elle s’efforçait de les accepter en raison de ses propres manques. A trente-huit ans, la puissance sexuelle de Joe Ennard avait à peine diminué par rapport à celle qu’il avait à vingt-cinq. Sa femme serait-elle restée la même si son mariage avait suivi un cours normal, il n’en savait rien, mais la répugnance de Sylvia pour l’acte sexuel avait apparemment renforcé ses propres besoins plutôt que de les amenuiser ; et bien qu’il l’aimât encore, cette situation l’avait obligé à chercher ailleurs de quoi combler cette lacune importante de leur mariage.
L’ironie, c’est qu’il se sentait coupable. Elle n’avait jamais dit un mot sur son infidélité, jamais blâmé son inconduite. Il l’avait souvent surprise à pleurer silencieusement, mais ses larmes ne l’accusaient pas, ce n’étaient que des larmes de regret. Tout avait commencé deux ans après leur mariage, quand ils avaient perdu le bébé. Ce n’était pas la faute de Sylvia mais personne, pas même les médecins, n’avait pu l’en convaincre. Joe assistait à la naissance ; il avait vu sortir du ventre cet être humain si joliment formé, si minuscule, si parfait – mais mort. Les docteurs avaient réponse à tout, bien entendu, mais cela ne pouvait ramener le bébé à la vie.
Par la suite, elle redouta une nouvelle grossesse qui pourrait s’achever de la même manière, ce qui la conduisit à devenir frigide. Les précautions qu’ils prenaient n’apaisaient pas ses craintes, et il renonça assez vite à toute tentative. Ils continuaient de s’aimer profondément cependant. Les aventures occasionnelles de Joe ne portaient pas à conséquence ; son cœur n’était pas impliqué dans ces passades physiques qui lui procuraient quelque détente. Peut-on être infidèle à sa femme tout en l’aimant encore ? Dans le cas de Joe, la réponse était oui.
Et puis, la journée d’hier... Une journée destinée dans son esprit à les rapprocher, à combler la faille qui, il le sentait, s’agrandissait entre eux. Finalement, les années d’infidélité n’étaient pas sans conséquences ; il avait décidé qu’il ne chercherait plus hors mariage le soulagement physique. Il avait emmené Sylvia dans la forêt qu’ils avaient tant fréquentée avant de se marier, dans l’intention de lui promettre amour et loyauté : il ne laisserait plus son corps les trahir, il puiserait dans leur mariage la force de nouer de nouveaux liens entre eux, de recommencer.
Mais dans le brouillard qui les avait soudain enveloppés, elle lui avait dit qu’elle le quittait. Elle avait trouvé un autre homme prêt à vivre comme elle l’entendait, qui ne voulait pas d’autres femmes pour satisfaire ses désirs, qui se contenterait de l’aimer pour elle-même et non pour son corps.
Il avait été si consterné qu’il n’avait pas songé à l’implorer.
Ce matin, il avait ressenti un étrange soulagement, comme si on lui avait ôté des épaules un très lourd fardeau.
Libre, il était libre. Ce ne serait pas lui qui la quitterait, c’est elle qui partirait. Il ne s’inquiéterait pas des conséquences désastreuses que pourrait avoir sur elle leur séparation, puisqu’elle serait heureuse. Peut-être était-ce ce qui l’avait lié à elle toutes ces années : non pas l’amour, mais la peur de la blesser alors qu’elle avait déjà tant souffert. Il s’était surpris à s’interroger sur l’homme qu’elle aimait. Qui était-il ? Est-ce qu’il le connaissait ? Etait-il marié, que faisait-il ? Il s’en enquit auprès de Sylvia sans malice ni indignation vertueuse ; elle le sentit, et lui répondit. Il s’appelait Kevin – impossible de se souvenir de son prénom –, Joe ne l’avait jamais rencontré, il était divorcé, exerçait la profession d’ingénieur en radars. Elle l’avait rencontré à Londres alors que Joe était en vol. Ils s’étaient connus il y avait des années, bien avant leur mariage, et ne s’étaient jamais revus depuis. Elle se livrait à une frénésie de courses et était venue buter sur lui à la sortie d’un grand magasin de Tottenham Court Road. Il allait déjeuner et lui avait proposé de se joindre à lui. Elle avait accepté.
Kevin lui avait raconté son divorce trois ans auparavant, mais elle avait peu parlé de sa relation avec Joe. A la fin du repas, ils savaient tous deux qu’un contact s’était noué. C’était une rencontre comme ils n’en avaient pas fait depuis des années. Il lui avait parlé avec fierté des nouvelles possibilités du radar qu’il contribuait à développer, dans la tour géante des Postes et Télécommunications qu’ils occupaient pour l’instant ; s’ils prenaient rendez-vous pour le lendemain, il lui ferait visiter en privé le fantastique édifice.
Elle avait promis, mais elle ne vint pas. Six jours plus tard seulement, lors d’une autre absence de Joe, elle appela son bureau dans la tour. Il y avait maintenant six mois qu’ils se voyaient, et leurs sentiments l’un pour l’autre avaient tellement grandi qu’ils ne voulaient plus vivre séparés.
Le sourire de Joe la surprit, et ses vœux de bonheur pour tous les deux. Etait-il si facile de mettre un point final à dix années de mariage ?
Sur le trajet jusqu’à l’aéroport d’Heathrow, la migraine avait empêché Joe de penser à l’échec de son mariage. Il n’avait pas pris la peine de signaler son mal de tête au médecin du travail, estimant que cette douleur sourde n’occasionnait qu’une gêne mineure.
Le Jumbo 747 roula vers la piste qu’on lui avait attribuée, et prit place dans la queue derrière les autres appareils en attente. Lourd de plus de trois cent cinquante tonnes, il n’était pas chargé au maximum, mais transportait presque trois cents passagers.
En attendant l’ordre de décollage de la tour de contrôle, Joe s’essuya le front. L’ordre fut donné, et comme toujours ce fut un soulagement. La poussée des quatre moteurs géants le plaqua sur son siège. L’avion roulait sur la piste en prenant de la vitesse à chaque seconde. Au bout de mille huit cents mètres d’élan, il put relâcher le manche à balai, lever le nez de l’appareil, dont tout le poids portait alors sur les quatre grosses roues d’atterrissage arrière. Et l’énorme monstre quitta le sol et prit de la hauteur, spectacle extravagant célébrant le triomphe de l’ingéniosité humaine.
Comme le Boeing décrivait une courbe au-dessus de l’aéroport avant de prendre de la hauteur, l’équipage exhala un soupir de soulagement. Toujours ce moment de tension où l’on se demandait si l’appareil allait s’élever ou s’écraser au sol, malgré les années d’expérience qui prêchaient à coup sûr pour la première solution.
Miller, le second, adressa un large sourire au pilote.
— A nous deux, New York ! Beryl, ma douce, j’arrive avec mon petit oiseau !
Il rit à sa propre plaisanterie. Beryl était hôtesse de l’air chez une compagnie concurrente. Il l’avait rencontrée à Kennedy Airport.
Le commandant ne releva pas sa boutade, ce qui le surprit.
— Tout va bien, chef ? lui demanda-t-il.
Joe Ennard regardait fixement devant lui, les mains crispées sur le manche à balai.
— Commandant ! appela nerveusement le jeune mécanicien intimidé, dont c’était seulement le second vol avec le commandant Ennard, commandant, heu... nous dévions légèrement.
Miller, lui, n’avait pas besoin de consulter ses instruments. Un simple coup d’œil au sol, qui n’était encore qu’à trois mille mètres, suffisait à le renseigner.
— C’est par là qu’il faut aller, chef ! plaisanta-t-il en pointant le pouce vers le haut. Chef ? Hé, Joe !
Il tendit la main, lui secoua le bras.
— Ca va ? Allons Joe, réagis !
Penché en avant, il scruta anxieusement le visage figé du pilote, le secoua encore.
Du revers de la main, Joe Ennard lui assena un coup en pleine figure qui le renvoya au fond de son siège. Du sang apparut au coin de sa bouche.
— Terry, attrape-le ! hurla-t-il au mécanicien avant de se tourner vers ses propres commandes pour tenter d’arracher le contrôle de l’avion à la poigne du pilote.
Le mécanicien détacha sa ceinture et se précipita, incertain de ce qu’il devait faire, hésitant à porter la main sur le commandant.
— Ecarte-le des commandes ! lui cria Miller dont les efforts de pilotage étaient vains sans la coopération du pilote.
Terry agrippa les mains de Joe et tenta de leur faire lâcher prise, sans succès. Il plaça son bras autour du cou du commandant et serra en tirant vers l’arrière. Pendant ce temps, Miller essayait de détacher les doigts crispés sur la commande. Aucun n’entendit les coups discrets mais insistants à la porte fermée de la cabine : le chef steward s’inquiétait lui aussi de la trajectoire de leur vol.
Subitement, d’un mouvement très vif, le commandant Ennard se débarrassa de sa ceinture de sécurité et se dressa, autant que le lui permettait sa posture entravée. De toute sa puissance exacerbée par la folie, il frappa son copilote d’un coup de poing qui le recroquevilla sur son siège, à moitié aveuglé. Puis il lança son coude dans les côtes du mécanicien qui le lâcha en se pliant de douleur. Un autre coup de l’avant-bras l’envoya s’écraser au sol de la cabine.
La tête dans les mains, Miller se frottait les yeux pour retrouver une vision claire. Il cria à l’intention du mécanicien assommé :
— Prends le pistolet et abats-le !
En toute illégalité, ils gardaient un pistolet caché derrière le bloc radio. C’était un accord secrètement passé entre eux, comme parmi beaucoup d’autres équipages, par mesure de protection contre les détournements qui se multipliaient.
Les exhortations du copilote furent interrompues par un coup assené des deux poings sur sa nuque. Il s’effondra sur ses commandes, inconscient.
Joe Ennard se rassit à sa place et reprit le manche à balai. Sa tête résonnait de la voix irritée venue de la tour de contrôle qui bourdonnait dans la cabine. Il ne s’en soucia pas ; ses yeux vitreux cherchaient un point de repère familier dans le paysage londonien qu’il survolait.
Un sourire de satisfaction fendit largement ses traits, un étrange sourire lui découvrant les dents comme on en voit aux crânes humains. Il avait trouvé ce qu’il cherchait.
Peu à peu, Terry prenait conscience des coups violents qui ébranlaient la porte. Le chef steward avait perçu l’écho de la lutte et exigeait anxieusement qu’on lui ouvre, se moquant à présent que les passagers entendent ou non. Le mécanicien se hissa péniblement sur les genoux et vit le commandant courbé sur les commandes, comme s’il observait un point situé en dessous de lui.
Le pilote poussa la manette vers l’avant, et Terry sentit que l’appareil plongeait au plein régime de ses quatre moteurs ; l’énorme machine bondit avec une puissance incroyable. Désespérément, le jeune mécanicien atteignit le pistolet caché, débloqua gauchement le cran de sûreté, puis se traîna jusqu’au siège du pilote en tenant l’arme devant lui, d’une main qui tremblait.
— Arrêtez ! cria-t-il, redressez ou je tire !
Il réussit à se relever en prenant appui sur le siège du commandant, posa son arme sur sa nuque en l’implorant d’abaisser la manette. Son regard tomba alors sur le bâtiment qui approchait à toute vitesse. Avec un hurlement, il pressa la détente.
Avant le bruit de la détonation, avant que la cervelle du commandant ne gicle avec son sang sur les instruments de bord, Terry crut l’entendre articuler quelque chose. Etait-ce « Bonjour, Kevin » ? Le mécanicien n’eut ni le temps ni le désir d’y réfléchir davantage, tout occupé de la terreur qui l’habitait.
Dans un rugissement d’apocalypse dont le fracas assourdit Londres, le Jumbo 747 percuta la haute tour des Postes et Télécommunications. Ses trois cent cinquante tonnes de métal pulvérisé culbutèrent le bâtiment comme un vulgaire jeu de cubes.