CHAPITRE X
A ce moment précis, à des kilomètres de là, pieds nus sur la plage de Bournemouth, Mavis Evers songeait au suicide. Elle venait de Londres, et avait roulé une partie de la nuit, luttant contre les larmes qui brouillaient sa vision. Son Austin mini rouge manqua plusieurs fois de quitter la route. Elle ne voulait pas mourir dans les débris de sa voiture, et que ses parents, ses amis ne sachent jamais si cette mort avait été accidentelle ou non. Elle désirait qu’ils sachent qu’elle s’était ôté la vie. Sa mort devait avoir un sens, si sa vie n’en avait pas eu. Même si Ronnie était la seule à comprendre vraiment ses raisons.
Ronnie l’avait détruite. Ronnie l’avait rendue amoureuse, Ronnie lui avait fait perdre son innocence.
Deux fois, elle avait dû s’arrêter sur le bas-côté, pour laisser s’apaiser la crise de larmes qui la submergeait. Une autre fois, une nappe de brouillard dérivait vers elle ; elle attendit qu’elle passe, en pleurant.
Pourquoi lui avoir fait cela ? Son amante, celle dont elle partageait la vie depuis deux ans, avec tant de joie ! Personne n’était admis dans l’intimité de leur bonheur. Elles riaient à la vie jusqu’au jour où Ronnie s’était soudain écartée, irrévocablement ; jusqu’au jour où elle avait rejeté ses caresses, avec tristesse mais fermeté. Après deux semaines d’argumentations, de prières, de questions, était venue enfin la terrible révélation. Ronnie était tombée amoureuse de quelqu’un d’autre. D’un homme. Elle était tombée amoureuse d’un homme.
Le destin a ses ironies. C’était Ronnie qui avait séduit Mavis. Elle l’avait initiée à une forme d’amour qu’elle ne connaissait pas, secrète, de cet amour que seules peuvent partager deux femmes. Un amour décrié par la plupart, mais que son caractère illicite rendait plus fort encore dans les cœurs qu’il touchait.
Mavis connaissait Ronnie depuis les années où, fillettes, elles habitaient Basingstoke. Leurs parents étaient amis ; souvent, tout le monde allait passer ensemble le week-end à la mer. Particulièrement à Bournemouth, dont Mavis chérissait le souvenir parce que c’était là, dans une maison de location où les deux filles partageaient le même lit, que Ronnie l’avait initiée aux délices de son propre corps. Elle avait onze ans, Ronnie douze. Leurs parents étaient sortis pour la soirée en leur promettant gaufrettes et limonade si elles étaient sages – comptant bien, en fait, les trouver profondément endormies à leur retour. Elles étaient au lit, très occupées à discuter des événements de la journée, des gens qu’elles aimaient ou qu’elles n’aimaient pas, quand Ronnie avait tout à coup demandé à Mavis si elle s’était déjà touchée. Où ca ? avait questionné la fillette perplexe.
Timidement, Ronnie avait posé ses doigts entre les jambes de Mavis, et vite les avait retirés. Surprise, troublée par l’étrange sensation qui l’avait traversée, Mavis s’était empressée de l’imiter, en riant et se tortillant de plaisir. Ronnie avait demandé si elle pouvait encore la toucher là et elle avait dit oui, à condition qu’elle puisse aussi toucher Ronnie. Une chaleur l’avait envahie tout entière. Les deux heures qui suivirent furent employées à la masturbation réciproque, innocents attouchements de fillettes électrisées.
Par la suite, cela ne s’était reproduit qu’en deux occasions, sans qu’elles y attachent de signification particulière : pour l’une comme pour l’autre, c’était un divertissement extrêmement agréable, mais rien de plus. Elles se virent assez peu durant les années ultérieures, car les parents de Ronnie avaient déménagé pour Londres. Lors des visites qu’elles se rendaient trois ou quatre fois par an, il n’était jamais question de leur intimité passée. Mavis l’avait compris, il n’y fallait voir qu’une étape de leur développement qu’elles avaient franchie ensemble. En définitive, Ronnie avait quitté ses parents pour emménager dans un appartement plus central, plus proche de son travail, de son cercle de relations. Elles s’étaient écrit un temps, puis leur correspondance s’était réduite à un échange de cartes à Noël et aux anniversaires.
Alors que Mavis venait de fêter ses vingt et un ans, elle s’aperçut que son travail l’ennuyait, que ses parents l’ennuyaient et que sa vie était dépourvue d’amitiés masculines. Elle décida alors que Londres lui conviendrait mieux à elle aussi. Elle contacta Ronnie : connaissait-elle un appartement disponible à un prix raisonnable ? Ronnie lui proposa de venir habiter chez elle jusqu’à ce qu’elle ait trouvé quelque chose. C’est ainsi que Mavis avait emménagé chez Ronnie. La grande ville l’impressionnait, et son amie d’enfance l’intimida un peu : Ronnie était devenue une jeune femme ravissante et sophistiquée – en apparence du moins. Mavis apprendrait vite que c’était une attitude qu’elle adoptait envers les gens qu’elle ne connaissait pas très bien, dont elle-même faisait encore partie à ce moment-là, mais plus pour très longtemps.
Ronnie avait de nombreux amis, dont plusieurs de couleur. Ils décontenançaient Mavis, qui s’évertua à se mettre au diapason de leur cynisme blasé et renonça au bout de quelques semaines ; elle ne s’adapterait jamais à leur groupe, où les fausses valeurs s’accommodaient d’idéaux très superficiels. Sous son vernis au contraire, Ronnie avait conservé la nature qu’elle lui avait connue jadis, compréhensive et solitaire. Comme elle détestait s’imposer, Mavis cherchait un appartement. Mais on ne lui offrait que des logements désespérants. Un soir, au retour d’une de ses expéditions infructueuses au pays lugubre des chambres meublées, elle fondit en larmes. Les appartements qui lui plaisaient étaient largement au-dessus de ses moyens ; ceux qu’elle pouvait se payer, hideux et minables au-delà de toute expression. Trempée jusqu’aux os par la bruine tenace de Londres, elle s’effondra aux premières paroles de sympathie de son amie, vaincue par l’émotion.
Ronnie s’était assise auprès d’elle ; le bras passé autour de ses épaules secouées de sanglots, elle lui avait dit de ne pas se tourmenter, qu’elles trouveraient bien quelque chose plus tard. Dans l’immédiat, qu’elle ôte ses vêtements humides, prenne un bain chaud et au lit ! Elle lui apporterait une boisson réconfortante. Mavis avait pleuré encore un peu tandis que Ronnie caressait doucement ses cheveux mouillés. La crise apaisée, avec un sourire d’excuse, elle était passée dans la pièce exiguë qui servait de vestiaire et de chambre d’amis pour se mettre en peignoir pendant que Ronnie faisait couler le bain. Elle resta dans l’eau dix bonnes minutes, le temps de se réchauffer et de se calmer, se savonna, se lava les cheveux avant de se sécher dans l’une des serviettes incroyablement douces de Ronnie. Depuis qu’elle était venue à Londres, son amie avait réussi ; d’abord secrétaire du président d’une firme américaine de cigarettes, elle était devenue son assistante personnelle. Le loyer de son appartement devait être élevé, si l’on se référait à ceux demandés pour les logements beaucoup plus modestes que Mavis avait visités. Elle portait des vêtements coûteux et possédait une garde-robe dont l’abondance et la variété faisait bâiller Mavis d’admiration. Mais fondamentalement, elle était la même amie charmante que Mavis avait connue bien des années auparavant.
De sa chambre, la voix de Ronnie lui parvint.
— Mets-toi au lit, je t’apporte du chocolat chaud et le remontant que je t’ai promis !
— Merci ! cria Mavis qui se mit en devoir de se frictionner vigoureusement la tête avec sa serviette, puis brossa ses mèches emmêlées jusqu’à ce qu’elles retombent joliment sur ses épaules. Comme elle ouvrait son peignoir, elle rencontra son reflet dans le miroir aussi grand qu’elle. La lueur de la lampe de chevet nimbait de douceur sa chair rose aux rondeurs très pures. Elle s’examina un instant, assez contente de sa silhouette. Sans être étourdissante, elle était ferme et souple, toute en courbes mais absolument pas empâtée. Elle passa ses mains sur ses flancs et ses hanches, sa taille, remonta vers les seins. Comme elle les flattait de ses paumes, elle prit conscience du regard de Ronnie qui l’observait de la porte.
Vivement, elle laissa retomber ses mains, et rougit en s’apercevant que ses mamelons s’étaient raidis, minuscules pointes roses.
— Tu as un corps adorable, constata tranquillement Ronnie.
— Oh, je ne suis pas une Vénus, sourit Mavis, embarrassée, mais je crois que cela peut aller.
— Tu es belle.
Ronnie vint déposer sur la petite coiffeuse placée à côté du lit le plateau chargé de chocolat chaud et de deux cognacs. Elle tira les couvertures, tapota l’oreiller.
— Allez, grimpe là-dedans avant de prendre froid ! dit-elle en tenant les couvertures ouvertes.
Mavis se glissa entre les draps et Ronnie s’assit au bord du lit sans recouvrir entièrement le corps de son amie : ses seins et sa taille étaient nus. Mavis se sentit rougir plus encore tandis que Ronnie la contemplait sans honte, un sourire imperceptible aux lèvres.
— Tu te rappelles quand nous étions gamines ?
Mavis se rappelait, mais ce soir ce souvenir semblait prendre une résonance particulière. Elle acquiesça de la tête.
— Ton corps était joli déjà, poursuivit Ronnie dont les yeux s’attardaient sur les pointes jumelles de chair rose un peu plus provocantes encore.
Etrangement, son regard ne gênait plus Mavis, qui commençait au contraire à y prendre plaisir. En elle montait une exaltation semblable à celle éprouvée quand elle était petite. Son cœur battait, ses nerfs frémissaient. Elle ne pensait pas à ce qui pouvait se produire, pas plus qu’elle n’en repoussait la pensée. Même engourdi, son esprit était singulièrement vivant.
Ronnie éleva la main jusqu’à la joue de son amie.
— Avoir une amie m’a manqué, murmura-t-elle en effleurant à peine la peau, avec une légèreté qui donnait à sa caresse une délicate sensualité.
— Je croyais que tu avais beaucoup d’amis ici, hésita Mavis d’une toute petite voix.
Une lueur de tristesse traversa les yeux de Ronnie, fugace et si ténue...
— Oui, j’ai beaucoup d’amis. Mais pas une amie véritable-comme toi autrefois.
Mavis baissa les yeux.
— Excuse-moi, Ronnie.
— Ne t’excuse pas, sourit Ronnie. Tu es là à présent.
Sa main vint se poser sur le cou de Mavis, et s’y arrêta.
Les doigts appuyèrent un peu, puis redevinrent très légers. Mavis respirait plus vite, ses seins se soulevaient comme sous l’effet de la houle. Sa main trouva la main posée sur son cou, et la serra.
Les yeux de Ronnie se mirent à briller – était-ce de larmes ? Sa respiration se précipita tandis que sa main commençait son voyage sur la peau nacrée, en une caresse impalpable, qui prit fin sur la colline douce qu’elle cherchait. Mavis frissonna sous la paume qui enfermait son sein, dont le mamelon était pressé entre deux doigts. Ronnie se pencha, toucha la pointe rose de ses lèvres, l’embrassa délicatement, l’humecta de sa langue.
Mavis fut irradiée d’une chaleur qui naissait dans les seins, descendait vers le ventre et se lovait entre les cuisses. Son corps vibrait tout entier, jusqu’à l’extrémité des membres, d’une sensation électrisante, absolument délectable. Ce que tout cela signifiait, elle n’y voulait vraiment pas penser. Cela n’avait strictement aucune importance.
Ronnie avait passé son bras autour du dos de son amie. Tout en l’attirant à elle, elle posait ses lèvres sur son cou dont elle goûtait et mordillait la chair, avec infiniment de douceur. Mavis s’enfonça un peu plus dans le lit, et elles se trouvèrent allongées côte à côte, à la même hauteur. Elle n’avait pas touché Ronnie encore, elle n’osait pas. Son subconscient lui chuchotait-il qu’à ce point d’abandon, tout serait irrévocable ?
Les lèvres de Ronnie trouvèrent enfin les siennes et leur baiser fut doux, et lent, comme si la passion risquait de l’abîmer. Sa langue entre les lèvres de Mavis reçut une réponse timide et sa main s’empara de nouveau des seins de son amie, allant de l’un à l’autre, plus pressante cette fois. Mavis se mit à gémir faiblement lorsque cette main entama sa lente descente vers le lieu qui l’attendait, qui l’espérait si ardemment... Sur le ventre plat, elle s’attarda un instant à palper les muscles frémissants, puis continua son voyage sans hâte jusqu’à la toison où se cache le passage qui mène au centre ; et ses doigts s’engagèrent légèrement dans les courtes boucles emmêlées. Mais au lieu de descendre entre les cuisses, elle passa son chemin et vint caresser le haut charnu des jambes. Après un instant de frustration, Mavis comprit que c’était là une exquise agacerie : les doigts remontaient vers l’intérieur si sensible des cuisses. Elle les ouvrit un peu pour ne pas entraver leur trajet... et Ronnie fut là.
Les doigts de Ronnie glissèrent en elle, s’enfoncèrent dans son vagin humide. Gémissante, Mavis se noua fiévreusement à son amie, cédant enfin à la passion éveillée en elle. Qu’elle la touche, la caresse, lui fasse mal même, elle ne désirait plus rien d’autre. Ses doigts défirent la blouse de Ronnie, cherchant les seins qui attendaient si patiemment d’être palpés ; elle désirait ce corps, aussi fort qu’elle avait désiré que Ronnie prenne le sien. Ses caresses la menèrent en un lieu secret entre les jambes de Ronnie. Les jambes de son amante ! Cette pensée exaspéra son désir jusqu’à l’intolérable. Elles s’adonnèrent alors à une frénésie de sensualité, où les cris de joie s’entrecoupaient de longues plaintes frémissantes.
Elles ne se quittèrent pas jusqu’au matin. Répugnant à dormir, elles avaient parlé jusqu’à l’aube ; elles avaient tant à découvrir l’une de l’autre ! Elles avaient beaucoup fait l’amour cette nuit, de bien des façons différentes, mais toujours avec tendresse et douceur. Etaient-elles des lesbiennes ? Elles s’interrogèrent là-dessus, et convinrent qu’elles n’en éprouvaient ni honte ni culpabilité. Ronnie reconnut tristement avoir déjà eu des aventures avec des femmes ; mais aucune n’avait su la toucher au cœur comme Mavis, aucune n’était allée au-delà de la simple satisfaction d’un désir physique.
Mavis confessa qu’elle avait fait l’amour une fois, avec un homme. L’expérience ne lui avait pas déplu, mais elle n’avait pas eu de signification très profonde. Chacune fut émue par les révélations de l’autre ; et toutes deux s’aperçurent qu’elles avaient trouvé quelque chose d’unique.
Ronnie et Mavis vécurent alors ensemble deux années heureuses, non à la façon d’un homme et d’une femme, mais de deux amantes, car aucune n’avait le goût d’adopter un rôle masculin. L’amour physique se passait de tout appareillage artificiel ; elles atteignaient à la satisfaction simplement par le corps de l’autre, chacune conservant sa féminité. Elles considéraient leur intimité comme un bien très pur.
Et puis, deux semaines auparavant, un changement brutal s’était opéré en Ronnie. Elle avait rejeté les caresses de Mavis, et sombrait dans de longs silences maussades, sans vouloir divulguer la raison de sa mauvaise humeur.
Plusieurs fois, elle était sortie le soir et avait refusé de dire où. La veille enfin, après trois nuits consécutives passées dehors, elle avait subitement avoué : elle n’aimait plus Mavis, elle avait rencontré quelqu’un qui avait balayé ses anciennes peurs, lui avait montré que l’amour physique qu’elle avait toujours redouté était un acte merveilleux, profondément émouvant. Elle était tombée amoureuse d’un homme, et avait laissé cet homme l’aimer.
Elle avait expliqué en pleurant beaucoup qu’elle n’avait pas voulu ce qui était arrivé. Mais Philip s’était montré si tendre, si gentil, qu’il avait fait fondre ses inhibitions vis-à-vis des hommes, qu’il avait purifié son corps. Ces derniers mots avaient heurté terriblement Mavis. Purifié ? L’amour qu’elles avaient partagé était-il donc sale ? Qu’elles dorment ensemble, serrées l’une contre l’autre, était-ce sale, était-ce révoltant ? Elle s’emporta, implora Ronnie de ne pas partir, supplia à genoux. Ronnie l’avait repoussée violemment, et c’était cette violence qui l’avait étonnée le plus, et préparée à accepter l’idée que son amie la rejetait. Ronnie n’avait jamais usé contre elle de violence physique ; et là elle l’avait repoussée comme si cet acte symbolisait la rupture de leurs liens. Toute honte bue, Mavis s’était traînée à ses pieds en pleurant, puis avait tenté de l’étreindre, d’enfouir sa tête contre sa poitrine. Ronnie s’était laissé faire, jusqu’à ce que Mavis tente d’aller plus loin, dans un effort désespéré de ramener par ses caresses leur précédente intimité. Ronnie alors s’était éloignée d’un bond en jetant Mavis à terre et en criant qu’elle ne devait plus jamais la toucher.
Mavis sut à ce moment qu’elle avait perdu. Dupée, elle avait été dupée ! Son chagrin se mua en fureur. C’était Ronnie qui l’avait initiée à cette vie, Ronnie qui l’avait séduite ! Et maintenant, elle l’écartait comme un objet négligeable, une phase éphémère qu’elle avait dépassée ! Elle avait trouvé une vie « normale », et l’abandonnait pour un autre amour. Qu’allait-elle devenir, Mavis ? Une lesbienne aigrie, solitaire ? Elle pleura de pitié pour elle-même.
Ronnie avait gagné la porte qu’elle ouvrit.
— Je suis navrée, Mavis, vraiment navrée. Mais il faut que je parte, Philip m’attend en bas dans sa voiture. Il n’est pas au courant pour nous, et je ne souhaite pas qu’il le soit. Un jour peut-être je lui dirai, quand je serai sûre de lui. Crois-moi, Mavis, je n’ai pas voulu ce qui est arrivé – je ne pensais même pas que ce soit possible –, mais je suis dans le vrai. Je pense que nous faisions fausse route, toi et moi. Pardonne-moi, chérie. J’espère qu’un jour tu trouveras ce que j’ai trouvé.
Ronnie partie, Mavis demeura prostrée sur le plancher, à verser des larmes amères. La cruauté de son amante la bouleversait, son propre sort l’épouvantait. Devait-elle reconnaître enfin leur histoire pour ce qu’elle était, celle de deux femmes vivant ensemble dans une relation anormale ? Elle n’avait jamais accepté le fait qu’elle était homosexuelle, mais en quelque sorte, le départ de son amie ôtait toute sa sensibilité à leur inclination mutuelle, et la révélait sous son vrai jour. Une lesbienne, voilà ce qu’elle était.
Comment vivre avec cette réalité ? Elle s’en sentait incapable. La culpabilité refoulée depuis des années remontait à la surface ; pour la première fois, elle eut des remords. Elle pleurait, mais elle voulait Ronnie, elle la voulait dans ses bras, et qu’elle la réconforte, qu’elle la possède. Et son désir aggravait la honte qu’elle ressentait. Elle se releva, le visage rougi déformé de larmes, et alla se blottir sur le canapé, genoux au menton. Les deux années passées revenaient à sa mémoire, deux années d’intimité et de projets. Et puis le temps où elles étaient encore enfants, amies que leur innocent secret faisait glousser de rire. La première fois à Bournemouth, elle le comprenait à présent, leur union avait été scellée à leur insu. Pourquoi ce changement du destin ? Quelle force poussait donc les êtres à se détruire les uns les autres ?
C’est alors qu’elle prit sa décision. En refoulant ses larmes, elle alla chercher la petite voiture rouge qu’elles avaient achetée ensemble. Faudrait-il que leurs biens soient partagés, comme ceux d’un couple qui divorce ?
Elle avait roulé dans la nuit jusqu’à Bournemouth, en s’arrêtant quand elle ne pouvait plus contenir ses pleurs. Il y eut aussi ce brouillard épais qui l’obligea à patienter. Elle trouvait sa seule consolation dans la pensée de ce qu’elle allait accomplir.
A présent, pieds nus sur la plage, elle contemplait la mer grise, si désolée dans la lumière de l’aube. Elle ne pleurait plus ; ses larmes n’étaient pas taries, mais à quoi bon pleurer quand on va mourir ? L’image de Ronnie ne la quittait pas, son visage au sourire triste, ses yeux bruns très doux toujours un peu mélancoliques, même quand ils riaient.
Laissant ses chaussures sur le sable, Mavis marcha jusqu’à la mer. Le froid de l’eau la fit frissonner, mais son cœur avait plus froid encore. Elle avança, eut de l’eau aux genoux. Le courant la poussait, comme s’il l’exhortait à revenir sur ses pas. L’eau atteignit ses cuisses, plaquant sur sa peau le mince tissu de sa jupe, puis toucha cette partie de son corps adorée de Ronnie, et si souvent aimée. A mesure qu’elle s’y enfonçait, la mer qui la repoussait tout à l’heure l’attirait, l’enveloppait, l’accueillait en son sein glacé. Le froid et la pression de l’eau sur sa poitrine rendaient maintenant sa respiration difficile, et aussi la peur qu’elle commençait à éprouver. Elle cessa d’avancer, luttant pour garder l’équilibre en cet élément devenu inamical.
La mort. La mort si absolue... Souffrirait-elle avant de succomber ? Son corps résisterait-il à la dernière seconde, s’affolerait-il de sentir le quitter le souffle de vie qu’elle avait voulu laisser fuir ? S’il la trahissait, s’il luttait pour retenir la vie, l’oubli final qu’elle espérait rapide se changerait-il en une longue agonie ? Et quelle peine infligerait-elle à Ronnie, quelle angoisse de se savoir responsable de sa mort ! Voulait-elle détruire son amante, comme elle-même était détruite ? Elle aimait encore Ronnie, elle ne voulait pas lui rendre blessure pour blessure. Et s’il y avait encore une chance ? Si Ronnie s’apercevait qu’elle n’était pas faite pour l’amour hétérosexuel ? Peut-être reviendrait-elle vers elle dans quelques semaines, déçue par son expérience, aspirant à la compréhension et au réconfort que seule Mavis pouvait lui donner. Oui, il devait y avoir une chance ! Elle l’attendrait, prête à pardonner, impatiente d’ouvrir les bras à Ronnie repentante. Et leur amour serait plus fort que jamais, parce qu’elles sauraient toutes deux qu’elles étaient irrévocablement liées.
Autour d’elle, les flots noirs l’épouvantaient.
Elle ne voulait plus mourir. Désespérément, elle se démena pour faire demi-tour, regagner le rivage. Elle manqua perdre l’équilibre, et poussa un cri de terreur. Elle n’était pas bonne nageuse : si elle perdait pied, elle aurait toutes les difficultés à atteindre la plage. Et il serait si vain de mourir, maintenant qu’elle savait n’avoir pas nécessairement perdu son amante, et que leurs liens pourraient se renouer.
Attentive à garder pied, elle chancelait, perdait du terrain. C’était comme un cauchemar, quand les jambes deviennent de plomb et refusent de courir, de fuir la mort qui est derrière.
Petit à petit, elle parvint en un point où l’eau ne lui arrivait plus qu’à la taille, et s’arrêta un instant pour reprendre souffle. Elle était sauvée, quel soulagement ! Etrangement, un sentiment de légèreté lui vint, à présent que le spectre de la mort s’éloignait.
Comme elle haletait sous l’effort, ses yeux s’agrandirent de stupeur.
Voici que par centaines, par milliers peut-être, des gens descendaient les marches qui menaient à la plage, et marchaient droit vers la mer !
Rêvait-elle ? Sa détresse lui avait-elle troublé l’esprit ? Toute une population marchait en rangs serrés vers la mer, sans bruit, les yeux fixés sur l’horizon comme si, de là-bas, on leur faisait signe. Les visages étaient blancs, comme en extase, à peine humains. Des enfants se mêlaient à la foule, certains marchaient seuls, semblant n’appartenir à personne ; ceux qui ne pouvaient marcher étaient portés. Dans cette masse humaine, la plupart était en tenue de nuit, quelques-uns étaient nus : ils s’étaient levés de leur lit, comme pour répondre à un appel que Mavis n’avait pas perçu. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, vers l’horizon qui s’éclaircissait : il n’y avait rien, que la mer noire et menaçante.
Ils s’approchaient, et elle vit qu’ils étaient réellement des milliers. Ils sortaient de partout, des maisons, des hôtels, des rues transversales, pour former une foule immense qui se déplaçait sans autre bruit que son piétinement, encore que leur grande majorité fût nu-pieds.
Sous les yeux horrifiés de Mavis, une vieille femme qui marchait en tête trébucha et tomba – et la foule, loin de s’écarter, la piétina dans le sable. Ils entrèrent dans la mer sans ralentir le pas, ils avancèrent en masse compacte, tel un mur humain. A droite, à gauche, le mur s’étendait aussi loin que portait la vue. Que signifiait cette scène inconcevable ? Mavis ne chercha pas à le comprendre : elle ne pensait qu’à s’écarter de cette multitude.
Elle recula, mais la mer était là, non moins menaçante. Elle jeta des cris à ces gens, comme un enfant qui va être puni supplie ses parents qui avancent sur lui. Ils continuèrent sans rien entendre, sans rien voir. Elle se vit perdue, elle courut vers eux pour tenter de rompre ce mur, en vain : ils la refoulèrent, sourds à ses prières. A coups de poing, elle réussit à se faufiler entre leurs premiers rangs, mais dut renoncer, écrasée sous le nombre, repoussée vers la mer, la mer qui l’attendait.
Elle tomba, lutta désespérément pour se relever, renversa ce faisant un petit garçon qu’elle alla aussitôt chercher sous l’eau. L’enfant avait un regard fixe, absent, qui ne la voyait pas ; il ne savait même pas qu’il venait de tomber.
Un autre choc la fit lâcher le garçon ; elle plongea, ses poumons se remplirent d’eau salée. Elle émergea suffocante, à demi aveuglée, se débattit, hurla. Que lui arrivait-il ? S’était-elle tuée, se trouvait-elle dans l’enfer des suicidés ? Elle s’effondra sur les genoux, et d’autres corps s’affaissèrent sur elle, l’empêchant de se relever. Sous l’eau, elle se débattit encore, au milieu des jambes et des bras emmêlés. L’air s’échappa de ses poumons comme elle essayait de crier, et une grande fatigue l’envahit. Elle luttait de plus en plus faiblement, jusqu’au moment où elle ne lutta plus : elle s’abandonna dans le noir, et les corps qui continuaient de tomber la plaquèrent au sol, sur le sable si doux. Elle avait les yeux grands ouverts, les dernières bulles d’air s’envolaient de ses lèvres. Elle n’éprouvait plus ni terreur ni souffrance. La mémoire l’avait fuie, aucun souvenir ne venait narguer son agonie. Aucune pensée pour Dieu non plus, aucune question. Rien qu’une brume d’absence, un voile blanc qui descendait. Non pas un voile de paix, ni d’horreur, ni même de vide. Le néant. Plus de peur, plus d’émotions, plus de froid. Elle était morte.
Les habitants et vacanciers de Bournemouth avaient quitté leurs maisons, hôtels et pensions de famille par milliers pour se déverser sur la plage. Le brouillard qui avait gâché leur journée de la veille les tuait ce matin. Ils allaient vers la mer se noyer comme des lemmings ; ceux qui venaient derrière grimpaient sur les cadavres entassés sur le bord. Ceux qui pour une raison ou pour une autre ne pouvaient marcher se donnèrent la mort de diverses façons. Des centaines de personnes ne purent atteindre le rivage, bloqué par trop de noyés. Celles-là furent emmenées hurlantes de la plage par ceux qui étaient accourus pour tenter de limiter l’hécatombe.
Le brouillard ne demeura pas sur la mer ; à cause de sa fraîcheur peut-être, ou des vents trop forts pour lui. Il reprit sa course vers l’intérieur du pays, en laissant derrière lui ses méfaits. Telle une chose vivante, il se déplaçait sans cesse, comme s’il cherchait quelque chose.