CHAPITRE VI

 

Le domaine de Redbrook donnait sur l’une des rues les plus calmes d’Andover. Au bout d’une longue allée de gravier bordée d’arbres qui l’isolait du monde extérieur s’élevait la vaste demeure de brique rouge dont l’apparence intimidait tant les nouveaux élèves. Elle était déjà ancienne quand, en 1910, on en avait fait une école réservée aux classes sociales privilégiées. Prospère jusqu’aux années trente, elle connut ensuite la brusque défaveur des plus nantis : ils s’étaient aperçus que certains de ses élèves n’étaient pas aussi bien élevés que leurs propres rejetons, même si leurs parents possédaient une aisance suffisante pour s’acquitter de frais de scolarité exorbitants  – l’argent, à cette époque, ne provenant déjà plus uniquement de l’héritage. Les quinze années qui suivirent virent l’institution décliner ; jusqu’au jour où un jeune sous-directeur ambitieux et plein d’énergie s’attaqua aux vieilles traditions et autres méthodes pédagogiques inchangées depuis l’époque de Lord Redbrook pour en introduire de nouvelles, plus attrayantes, qui permettaient d’approcher de façon plus tonique des sujets souvent rébarbatifs. En cinq ans, il s’était institué directeur ; rajeunie par ses soins, l’école était devenue un établissement moderne, à la pointe du progrès ; privé encore, mais moins fermé. Ce directeur de talent se nommait Hayward. A présent, plus de trente ans après, les méthodes qu’il avait fait adopter étaient démodées, périmées.

Cinq années auparavant, Hayward s’était adjoint un sous-directeur, dans l’espoir d’insuffler un sang nouveau à sa maison  – car il savait que ses méthodes avaient vieilli, mais il aimait trop l’endroit pour l’abandonner. Ou peut-être, après tant d’années, redoutait-il de le quitter ? Les administrateurs de l’établissement, s’ils le poussaient depuis longtemps à se retirer, ressentaient tant de compassion pour le vieux monsieur qu’ils ne songeaient pas à l’y obliger. Ce furent eux qui lui suggérèrent d’engager un nouveau sous-directeur ; l’ancien était décédé depuis deux ans, et n’avait jamais été remplacé. Hayward envisageait d’embaucher un homme beaucoup plus jeune, qui fut près de ses trente ans, comme lui-même à ses débuts dans la maison, un homme plein de fougue, passionné d’expériences nouvelles. Hélas, les cadres plus jeunes étaient aussi plus ambitieux. Ils recherchaient les établissements les plus ouverts sur l’extérieur, qui feraient leur renom sans exiger d’eux une lutte incessante, trop longue à porter ses fruits. Monsieur Summers était venu, chaudement recommandé par l’un des membres du comité d’administration.

Ancien capitaine durant la Seconde Guerre mondiale, Summers avait perdu un bras sous les drapeaux. Il ne parlait jamais de sa blessure ni des circonstances où il l’avait reçue. Il évoquait très rarement ses exploits guerriers, et encore plus rarement sa carrière d’enseignant. L’étroitesse de ses vues pédagogiques avait certes déçu Hayward ; mais, d’une façon générale, il admettait volontiers la compétence de son assistant. Les élèves ne l’aimaient pas, il en était sûr ; pourtant, il leur manifestait  un extrême intérêt ; il était tout dévoué à l’institution, dont il saurait sans doute assumer la direction s’il le fallait. Mais ses chicaneries incessantes finissaient par irriter tout le monde.

De l’accident du car, Summers avait fait une question majeure, condamnant le pauvre Hodges sans nuances et exigeant son renvoi immédiat. Il tenait le chauffeur pour unique responsable et l’avait signifié au directeur. il conduisait comme un fou par un temps très dangereux, pour se rendre intéressant vis-à-vis des élèves, avec lesquels d’ailleurs il se comportait de façon trop familière.

Hayward avait convoqué le chauffeur, qui était en piètre état. Concierge, jardinier, l’homme vaquait à des tâches de toutes sortes pour l’institution. Après avoir reconnu ses torts, il avait lancé avec hargne une série d’insinuations sur le compte du sous-directeur. C’est à cause de ces insinuations que Hayward avait décidé de congédier Hodges, et non pour sa mésaventure dans le brouillard. Il ne pouvait tolérer qu’il répandît ces allégations contre un membre de son équipe, à plus forte raison s’il n’était pas en mesure d’en apporter la preuve. Quant à Summers, Hayward n’envisageait pas de l’interroger, c’eût été trop embarrassant pour tous les deux. En revanche, il avait bien l’intention de le tenir à l’œil.

Demain, il ferait venir Hodges pour lui annoncer sa décision. Il l’avertirait aussi, très fermement, de ne pas répandre de calomnies qui pourraient le mener en cour de justice pour diffamation. Par bonheur, l’accident lui-même n’avait pas eu de conséquences fâcheuses ; à part quelques bleus, aucun des trente-six garçons n’avait été sérieusement blessé. Rien à déplorer donc, si ce n’était le méchant coup qu’avait pris sur la tête l’infortuné Hodges  – même après une nuit de repos, il avait encore l’air sonné. Hayward regrettait vraiment de devoir le remercier. Mais un homme à tout faire se remplace plus aisément qu’un bon professeur, soupirait-il.

 

Dans le vieux fauteuil cassé de la réserve en sous-sol qu’il appelait son bureau, Hodges sirotait un thé très fort dans lequel il avait versé une large dose de whisky. Tout en considérant d’un œil fixe l’épais breuvage qu’il remuait pour le mélanger, il grommelait et haussait les épaules avec force claquements de langue.

Les carottes sont cuites, mon gars ! se répétait-il en ricanant. Tu croyais m’avoir eu, pas vrai ? Ah oui ! Rira bien qui rira le dernier. Non, non, il n’était pas saoul. Le whisky dans son thé, c’était sa pause de la matinée, comme tous les jours. Cette fois-ci, le capitaine Crochet allait enfin payer. Quand Summers était arrivé à l’école, cet imbécile ne l’avait pas reconnu. Mais lui, par contre, l’avait très bien reconnu. Il était simple caporal à l’époque, et Summers un blanc-bec de capitaine. A l’armée, on se donne le mot. On était renseigné sur son compte.

Le passé lui revenait. L’énorme camp militaire d’Aldershot, le rude terrain d’entraînement pour les milliers de nouvelles recrues. Il y avait de la tension dans l’air en ce temps-là ; la guerre en était à sa troisième année, chaque semaine voyait s’embarquer de plus en plus de soldats, qui semblaient de plus en plus jeunes, de moins en moins expérimentés. Employé aux cuisines, Hodges se félicitait de ce poste qui était une vraie sinécure alors. Il avait eu vent des rumeurs qui circulaient sur le compte du capitaine Summers. Ses copains et lui riaient sous cape à chaque apparition de sa longue silhouette, triste figure qu’ils saluaient réglementairement, quitte à agiter ensuite le petit doigt derrière son dos. Summers n’était pas seul de son espèce, loin de là ; dans un campement de cette taille, où se côtoyaient tant de « bleus », l’homosexualité était assez fréquente. Elle était pour la plupart sujet de persiflage et de mépris, et pourtant nombreux étaient ceux qui avaient sacrifié en secret à ses plaisirs illicites. Hodges lui-même n’avait-il pas essayé ? Oh ! une seule fois. Douloureux et aussi éreintant que le travail, avait-il estimé. Ici, le bromure qu’on administrait dans le thé, selon la légende, ne semblait guère produire son effet. Les nuits de garde, Hodges était pris de gaieté à la pensée de tous ces organes que des milliers de mains diligentes s’appliquaient à dresser secrètement vers les étoiles, un peu partout dans le camp.

Un jour, Summers avait fait le mauvais choix parmi les nouvelles recrues. Le garçon abordé, s’il possédait une frimousse assez efféminée, avait été appelé sous les drapeaux avec toute une bande de copains venus du nord de Londres, le capitaine l’avait découvert trop tard. A ses propositions, le jeune homme avait répondu qu’il pouvait toujours aller se faire voir. Par la suite, il s’était livré à un chantage, histoire de s’octroyer, à lui et à ses petits camarades, quelques privilèges particuliers, ou encore quelques billets de banque.

Lorsqu’il apprit, peu de temps après, son prochain embarquement pour le front, le garçon soupçonna que Summers n’était pas étranger à cette décision. Une nuit, avec trois de ses amis, il alla s’embusquer sur une petite route écartée qui menait au camp. Summers rentrait par là après ses rendez-vous avec des jeunes gens de la ville ou des soldats, toujours seul, préférant son vélo acheté d’occasion à l’autobus, ou à la voiture de ses amis officiers. Il s’agissait pour le groupe de l’y attendre patiemment, en buvant de la bière et en s’esclaffant à la description de ce qu’on ferait subir au capitaine quand on le tiendrait.

Au bout d’une heure d’attente, ils le virent arriver sur la route sombre. Quand il fut parvenu à leur hauteur, ils s’élancèrent, retenant leurs cris d’allégresse et de colère, de peur d’être entendus d’un éventuel promeneur. Ils se mirent à le battre avec brutalité, en se dissimulant le visage de façon à ce qu’il ne puisse reconnaître aucun d’entre eux. Un coup violent à la gorge coupa net ses cris d’effroi et de douleur. Les jambes remontées, les bras sur la tête, il tenta de se protéger jusqu’au moment où les coups et les gifles l’obligèrent à ramper. Soudain, à travers ses vagissements terrifiés, on entendit le grondement d’un camion dont les feux étaient visibles à quelque distance.

Comme ses agresseurs s’arrêtaient brusquement de le frapper, Summers en profita pour se relever tant bien que mal. Titubant, il traversa la route, tomba plus qu’il ne sauta par-dessus une clôture. Leur distraction passée, deux soldats se ruèrent à sa poursuite avec un cri de rage, les deux autres jugeant plus prudent de se cacher dans les broussailles jusqu’à ce que le camion soit passé. Le garçon auquel s’en était pris Summers était des poursuivants, et il n’avait pas l’intention de laisser l’officier s’échapper comme cela.

Summers courait en trébuchant dans l’herbe, mais la panique et le martèlement sourd des bottes derrière lui lui donnaient des ailes. Sans voir où il allait, ni même s’en soucier, il fonça droit dans une clôture de fil de fer barbelé. Il ne vit pas les panneaux disposés à intervalles réguliers  – même s’il les avait vus, d’ailleurs, les aurait-il compris ? En proie à la terreur, il n’était plus capable de raisonnement. Le hurlement qu’il poussa en s’arrachant la joue sur un barbelé déchaîna les vociférations et les insultes de ses poursuivants. Affolé, il franchit la barrière en déchirant son uniforme et en s’écorchant affreusement, et fila à travers le champ de mines.

Derrière lui, le garçon rendu furieux ignora les panneaux pour suivre sa proie. Il avait tiré un couteau de sa poche. Son compagnon eut beau l’appeler, l’avertir du danger, lui crier de revenir, il était trop près de Summers. Le capitaine était tombé sur les genoux ; le bras levé vers son agresseur comme pour l’éviter, il pleurait comme un enfant, suppliait.

Le garçon eut un rictus de triomphe. Peu lui importait désormais que ce pédé l’eût reconnu. Il n’avait pas formé le projet d’aller aussi loin, mais à présent... A présent, il était décidé. Bientôt il prendrait la mer, et périrait sans doute dans cette maudite guerre. Le capitaine allait payer, et personne ne saurait de quelle main  – avec ses penchants bien connus, on pouvait accuser n’importe qui. Il leva le couteau très haut, pour que l’officier le voie bien, savourant l’expression d’épouvante qui brûlait maintenant dans les yeux de sa victime. Il sourit méchamment, et marcha sur lui.

L’explosion le tua sur le coup. Elle fit voltiger son corps comme une feuille soufflée par le vent, projeta en arrière le capitaine. Lorsque ce dernier voulut s’asseoir, il s’aperçut que son bras droit ne le supportait plus. Il chercha à comprendre pourquoi, et remarqua vaguement qu’une partie du bras manquait.

On le retrouva un peu plus tard, assis au milieu du champ de mines ; il pressait son moignon sanglant et s’interrogeait à n’en plus finir sur ce qu’il était advenu du reste de son bras. Malgré la conspiration du silence, tout le monde au camp savait parfaitement à quoi s’en tenir. L’événement avait fait sensation. Ses moindres détails avaient réjoui Hodges ainsi que des milliers d’autres soldats. Bien entendu, Summers avait été réformé pour raison médicale : l’armée n’avait rien à faire d’un capitaine manchot. Hodges, embarqué bien malgré lui quelques mois plus tard, s’était empressé d’oublier l’incident pour ne penser qu’à sa survie. Il s’en était souvenu voici cinq ans seulement, lors de la présentation du nouveau sous-directeur dans le bureau de monsieur Hayward. Summers ne l’avait pas reconnu, naturellement, mais lui, si : le bras unique, la longue silhouette maigre avaient réveillé le passé. Il eut des scrupules de conscience : devait-il informer le directeur ou non ? La fréquentation d’un homme comme celui-là n’était pas conseillée pour de jeunes garçons. Finalement, il décida de se taire : l’information qu’il détenait pourrait lui être de quelque avantage, un jour. Et il avait été bien inspiré, il en avait la preuve aujourd’hui. De temps à autre, il s’était amusé à laisser entendre à Summers qu’il connaissait son passé. Pas directement, bien sûr, mais par des allusions, par des remarques apparemment anodines sur le service militaire, sur la guerre et les bizarreries qu’on y avait vues. Allusions aussi subtiles qu’un coup de pied dans le bas-ventre, mais Summers se contentait de le toiser comme s’il était un déchet que le chien aurait négligé d’enfouir.

Hodges vida son bol de thé presque noir, prit, pour faire bonne mesure, une lampée de whisky à même la bouteille, et s’essuya la bouche du dos de la main. Le coup reçu sur la  tête la veille lui donnait la migraine. Mais il fallait tailler les haies devant la grille. Il ramassa les grosses cisailles de jardin et entreprit de monter l’escalier.

 

Assis à son bureau, Summers rédigeait à l’intention des administrateurs un rapport complet sur l’incident du car. Il en rendait Hodges entièrement responsable, pour cause de conduite imprudente par temps hautement défavorable. Quand ce fut fini, il posa sa plume et se cala dans son fauteuil avec un sourire satisfait, puis relut rapidement l’ensemble, effaçant ou ajoutant quelques mots çà et là. C’était parfait, et ce document le blanchissait de tout blâme. Après tout, c’était l’idée du directeur d’emmener cette classe en excursion. Il y avait de la nervosité en fin de trimestre, soit. Mais s’il n’avait tenu qu’à lui, les élèves auraient plutôt fait vingt fois le tour du terrain de sport, et au trot ! Rien de tel pour éliminer toute nervosité.

Il se frotta les yeux avec vigueur, cilla rapidement plusieurs fois. Maudite migraine ! Depuis le matin, une douleur aiguë lui traversait les yeux ; cela ne durait que quelques secondes, mais c’était extrêmement pénible.

Voilà, son rapport était prêt. Il en réunit les feuillets, très content de lui-même. Miss Thorson, la secrétaire administrative de l’institution, se chargerait de le dactylographier. Il l’aurait volontiers enrichi de quelques commentaires désobligeants quant à certaines autres affaires concernant le fonctionnement de l’école, mais le document devant être co-signé par le directeur, il s’en abstint. Il pourrait toujours les transmettre oralement au conseil d’administration .

Et cette fois mon ami, jubila-t-il intérieurement en se levant de sa table, cette fois les carottes sont cuites. Quelle abjecte personne que ce Hodges ! Il l’avait connu bien des années auparavant quand il était à l’armée, il en était certain, mais dans quel camp ? Quelque chose le dérangeait dans le comportement de l’homme, ses remarques qui se voulaient désinvoltes, ses airs sournois quand il mentionnait la guerre. S’imaginait-il pouvoir l’intimider de quelque manière ? Que savait-il exactement de son passé ? En tout cas, quoi qu’il sût ou ne sût pas, ce répugnant personnage était un lien avec le passé. Et le passé, Summers voulait désespérément l’oublier.

Ce moignon... Sa seule vue ravivait en lui des souvenirs d’humiliation et de souffrance. Hodges connaissait-il toute l’histoire ? Ses sous-entendus finauds se rapportaient-ils à l’événement atroce et à ses causes ? Non, l’armée avait été discrète. Les quelques officiers de ses amis qui savaient sa faiblesse, dont certains, en vérité, la partageaient, avaient étouffé l’affaire comme seuls le pouvaient leurs services. Lui-même ne se rappelait pas grand-chose de cette nuit-là. En revanche, une bonne trentaine d’années après, il ressentait toujours cette douleur dans la main, comme si elle était encore là. Que de nuits passées sans dormir à cause de ces élancements sourds dans un membre qui n’existait plus ! Car la douleur ne provenait pas de la cicatrice, mais d’en dessous, là où il n’y avait rien.

Pourtant la mutilation infligée à son corps n’avait pas été la plus terrible. Celle infligée à son esprit l’avait fait souffrir encore davantage. Si le désir n’était pas mort en lui après l’accident, il découvrit que son corps était désormais impuissant à le satisfaire. Effarante découverte, qui l’avait mené au bord d’un désespoir suicidaire. Mais se tuer demandait un courage qu’il ne posséderait jamais. Il avait donc survécu à la blessure physique et aux tortures mentales, non parce que assez courageux pour défier l’adversité, mais par peur de la mort.

Et puis, Dieu merci, avec les années le désir s’était émoussé. Son esprit sans doute acceptait enfin son infirmité comme définitive, cédait à l’impuissance de son corps. Il ne ressentait plus d’appétit pour les jeunes garçons auxquels il enseignait, ni d’attirance pour les hommes qu’il côtoyait, même s’il aimait toujours les fréquenter. La vision de corps jeunes ne le bouleversait plus, mais il en appréciait la beauté, comme un homme dénué d’odorat peut apprécier la vue d’une rose.

De la fenêtre où il se trouvait, il aperçut une silhouette descendant pesamment l’allée en direction de la grande grille. L’allure voûtée, la démarche traînante étaient caractéristiques : c’était Hodges, à n’en pas douter. Summers se sourit à lui-même : savoir que l’homme cesserait bientôt de l’importuner lui procurait un vrai plaisir. Il remarqua que Hodges avait la tête bandée, et se félicita de cette blessure. L’individu méritait pis, se dit-il, et c’était justement ce qui allait lui advenir. Le vieil Hayvard était trop indulgent, mais cette fois, il ne pourrait pas écarter sa recommandation d’avoir à renvoyer Hodges. Son rapport serait transmis au conseil d’administration qui ne tolérerait certainement pas le comportement irresponsable du chauffeur et homme à tout faire.

Après un coup d’œil à sa montre, Summers se détourna brusquement de la fenêtre. C’était l’heure de sa tournée dans l’école avant son prochain cours. Pendant son temps libre, il pratiquait souvent de telles tournées, persuadé que c’était son devoir de sous-directeur d’inspecter régulièrement les classes où se déroulaient les cours comme de visiter les dortoirs vides pour s’assurer que les garçons les avaient laissés dans un ordre impeccable, lits faits, tables de nuit rangées. Bien des élèves avaient déjà été punis pour une chaussette abandonnée sous un lit. Il éprouvait une jouissance secrète à inventorier le contenu des placards, à la recherche de photos ou de livres pornographiques, d’objets variés qu’il pourrait confisquer. Il allait même jusqu’à renifler les mouchoirs sales pour y déceler des traces de masturbation.

Quelques expériences cuisantes avaient appris aux enfants à connaître ses bizarreries : ils évitaient soigneusement de laisser en évidence toute pièce compromettante. L’un d’eux avait eu l’imprudence d’oublier un dessin figurant un manchot étrangement ressemblant, agenouillé pour pouvoir coller son œil au trou d’une serrure. La légende en était : « Méfiance, méfiance, le capitaine Crochet est toujours là, surtout quand on est tout nu. « Le coupable avait été sévèrement châtié par Summers en personne ; le directeur n’avait pas été informé.

Malgré la douleur qui revenait soudain lui transpercer le crâne, Summers quitta le bureau, son rapport sous le bras. Dans le couloir, il prêta l’oreille à la porte de chaque classe, souhaitant presque entendre l’écho d’un chahut. Arrivé au secrétariat qui jouxtait le bureau du directeur, il tendit le document à Miss Thorson qui promit de le taper avant le déjeuner. Satisfait, il poursuivit sa ronde. Ses élèves étaient pour l’heure dans le gymnase, aile relativement récente du vieux bâtiment, construite dans la petite cour de récréation. Ils étaient tous remis du choc de la veille ; plusieurs avaient fièrement exhibé leurs bleus à ceux qui n’avaient pas pris part à l’excursion, et tous célébraient l’événement en grossissant beaucoup les faits. Comme il traversait la cour, impatient sans s’en rendre compte d’assister aux exercices physiques des jeunes garçons, Summers se prit à chantonner.

 

Arrivé à quelques mètres de la grille, Hodges s’arrêta tout à coup ; il resta immobile quelques minutes puis lâcha ses cisailles et tomba à genoux en pressant ses mains sur son visage. Il se balançait d’avant en arrière et finalement se trouva à quatre pattes, regardant fixement le sol. Les cisailles luisaient faiblement devant ses yeux, il les ramassa et amena l’instrument sous son nez, comme s’il le voyait pour la première fois. A gestes saccadés, il l’ouvrit puis le referma, se releva lentement et marcha vers l’école en le tenant à deux mains devant lui, comme une baguette de sourcier. Il entra par la grand-porte, passa devant le secrétariat qui était ouvert. Miss Thorson ne lui jeta qu’un regard distrait : elle était occupée à taper fébrilement. En descendant le couloir qui menait à l’arrière du bâtiment, Hodges aperçut par la sortie donnant sur la cour de récréation une silhouette vêtue de noir qui marchait d’un pas vif vers le gymnase. Sa maigreur et le moignon qui oscillait à son côté le renseignèrent. Il la suivit.

 

Au milieu de la salle, Osborne, le professeur d’éducation physique, continuait à sauter seul en écartant bras et jambes, une-deux, une-deux. L’un des garçons s’était arrêté de sauter, puis un autre, et tous avaient fini par l’imiter. Ils restaient immobiles à regarder s’agiter leur professeur, bras ballants, n’échangeant aucune parole mais sans doute en étrange communion. Osborne cessa finalement de gesticuler pour tonner en toisant ses élèves :

— Qui vous a dit de vous arrêter ?

Les garçons le regardaient fixement.

— Allons, au boulot, en vitesse ! hurla le prof qui reprit l’exercice mais s’interrompit aussitôt en s’apercevant que les garçons ne suivaient pas son exemple. Sidéré par cette soudaine attitude, suspectant une farce, il marcha sur l’élève le plus proche de lui. Grand costaud, braillard qui réagissait vite et durement à la moindre insolence, il était néanmoins populaire parmi les élèves  – pour certains, il faisait presque figure de héros. Ses prouesses athlétiques dans toutes sortes de sports lui avaient même acquis la sympathie de ses collègues enseignants.

— Quel est ce nouveau jeu, Jenkins ? rugit-il.

Dans le visage dénué d’expression du garçon, les lèvres remuèrent sans émettre aucun son. Osborne le poussa avec rudesse pour passer au suivant.

— Clark, que veut dire tout ceci ?

Clark, l’un de ses élèves préférés en raison de son aptitude prometteuse au sport, ne répondit pas davantage, mais le dévisagea comme s’il ne l’avait jamais vu.

A grandes enjambées, le prof s’avança vers le groupe.

— C’est bon, vous m’avez bien eu, mais à présent je vous donne cinq secondes pour vous remuer, pas une de plus ! Une...

Il ne vit pas Clark, maintenant derrière lui, qui se dirigeait vers un banc où gisait une batte de cricket.

— Deux... Je vous avertis, les gars, vous serez punis !

Clark se saisit de la batte et revint vers le professeur en colère.

— Quatre. C’est votre dernière chance.

Comme les lèvres d’Osborne formaient le mot cinq, la batte que brandissait Clark s’abattit à toute volée. La salle retentit de l’impact du bois sur le crâne, et le professeur s’écroula en avant en tenant sa tête à deux mains, presque aveuglé par la douleur. Il se retourna juste à temps pour voir la lourde batte s’abattre à nouveau sur lui ; il hurla, et son expression de stupeur horrifiée fut tout de suite effacée par le deuxième coup.

Il s’effondra, conscient encore mais assommé par la douleur. Un troisième coup l’envoya rouler sur le ventre. Le sang coulait dans son cou, tachait son survêtement bleu. Dans une clameur furieuse, les garçons se lancèrent alors à l’assaut, d’un seul mouvement. Ils piétinèrent le corps pantelant avec leurs tennis, lui arrachèrent son pantalon et le mirent sur le dos pour triturer ses testicules et les meurtrir à coups de pied. Plusieurs se déshabillèrent ; les shorts et les vestes ôtés, ils se mirent à frotter leurs pénis gonflés. L’un des plus petits grimpa sur le professeur et tenta de le posséder comme s’il était une femme, mais les autres l’écartèrent et le jetèrent à terre. Ils achevèrent de dévêtir Osborne en lui enlevant le haut de son survêtement, puis le traînèrent vers les barres murales. Fixé au mur par une extrémité, l’ensemble des barres pouvait se déployer à volonté ; des cordes à grimper pendaient de leur cadre.

Après l’avoir soulevé, les garçons plaquèrent Osborne contre les barres ; deux d’entre eux montèrent de chaque côté pour lui lier les poignets aux barreaux avec les cordes, très haut au-dessus de sa tête. Ses pieds furent enfoncés entre les deux derniers échelons, de façon à être coincés au niveau des chevilles.

Ainsi suspendu, l’homme fut en butte aux crachats, aux coups de poing et de pied. Tandis que certains se contentaient de le conspuer, d’autres couraient à la réserve de matériel et rapportaient des piquets, des cordes à sauter, des battes supplémentaires. Un garçon était aux prises avec une lourde medicine ball. Les cris et les rires cessèrent lorsque se forma un demi-cercle autour de l’individu qui gémissait. Le sang des blessures qu’il portait à la tête commençait à se répandre sur son corps. Il se tordait, faiblement, à cause de cette posture plus qu’inconfortable. Chacun à son tour se mit à le battre, à coups de piquets ou de battes, à le cingler avec les poignées de bois des cordes à sauter. L’un des plus vigoureux qui frappait systématiquement aux rotules et aux parties intimes lui écrasa le sexe. Clark saisit la medicine ball et la lui lança à la tête, que le choc renvoya heurter violemment les barres. Tous les visages avaient la même expression de folie animale, yeux dilatés, bouche ouverte dont coulait la bave ; pris d’une excitation démente, ils n’avaient presque plus rien d’humain. Tous les visages, sauf un : celui d’un petit gars tapi dans un coin, tout tremblant, trop terrifié pour s’enfuir, paralysé au point de ne pouvoir détacher les yeux de l’incroyable scène. Il n’avait pas été autorisé à se joindre à l’excursion de la veille parce qu’il relevait de maladie. Recroquevillé en boule, les bras enserrant ses jambes remontées, le nez enfoui dans ses genoux, il priait, il suppliait que les autres ne le remarquent pas.

A l’entrée du gymnase, Summers marqua une pause. La douleur dans sa tête devenait plus sévère. Il se tamponna le front d’un mouchoir pour essuyer la sueur. Je dois couver quelque chose, se dit-il. Seraient-ce les suites de l’accident de la veille, plus sérieux qu’il ne l’imaginait ? Enfin, la fin du trimestre approchait, il aurait deux mois pour se reposer et oublier un moment ces fichus élèves.

Il ouvrit la porte et s’arrêta de nouveau, cette fois sous l’effet du choc, bouche bée, jambes flageolantes. Les garçons, nus pour la plupart, étaient agglutinés autour d’une chose rouge et rose suspendue aux barres murales. Cela ressemblait à une carcasse, de ces carcasses sanglantes qu’on voit chez le boucher. Et, soudain, il comprit que c’était Osborne. Mort, sûrement : la tête ballottait sur la poitrine, les mains pendaient mollement des cordes qui les attachaient. Il vit que le corps n’était plus que plaies et contusions, que le sang ruisselait du crâne fendu. Il vit que des garçons avaient les pieds rouges d’avoir piétiné la flaque qui s’était formée à terre. Il s’approcha, incapable encore d’articuler un son, et ils le dévisagèrent. Il vit que certains se roulaient sur le sol dans les convulsions de l’extase due à la masturbation, que d’autres étaient accouplés. Il vit le ravage qu’ils avaient infligé à ce corps devenu obscène, la façon dont ils l’avaient battu. Les garçons le regardaient, ses garçons, si purs dans leur innocence, si démoniaques dans leurs déviations. Là, devant lui, magnifiques dans leur nudité !

Soudain, une sensation monta en lui... Dans cette partie de son corps endormie depuis tant d’années... Il baissa les yeux vers la grosseur apparue entre ses jambes, stupéfait. Un voile obscurcit ses yeux, il secoua la tête par saccades. Et un sourire se forma sur ses lèvres. Il marcha vers les garçons silencieux.

— Oui, fit-il d’une voix pressante. Oui, oh oui !

 

Hodges tenait toujours les cisailles devant lui. Il ne voyait que la porte, là-bas. La cour traversée, il poussa le battant. La scène étrange qui s’offrit à ses yeux ne suscita aucune réaction physique visible, et peu de chose dans son cerveau. Au fond de la salle, deux hommes étaient attachés aux barres de gymnastique qui garnissaient le mur. L’un suspendu, tout à fait immobile, le corps à peine identifiable comme celui d’un être humain ; l’autre se tortillant et gémissant, non de souffrance, mais du plaisir de la souffrance. Son bras gauche était lié par le poignet aux traverses de bois, tandis que le droit était ligoté au-dessus du coude, parce qu’il n’y avait pas de poignet. Les pieds étaient coincés entre les barreaux du bas, les genoux légèrement fléchis, le pelvis projeté en avant. Les deux hommes étaient nus ; Hodges voyait le pénis démesurément érigé de celui qui était en vie. Les garçons frappaient l’organe à coups de bâton, fouettaient le patient avec des cordes. L’homme était Summers. Ses yeux luisaient d’excitation, sa tête se renversait d’extase.

— Capitaine Crochet, appela Hodges à haute voix.

Tous les yeux se tournèrent vers lui, même ceux de Summers qui cessa ses contorsions. Il s’avança en brandissant ses grandes cisailles de jardin dont il fit claquer les lames.

— Capitaine Crochet, capitaine Crochet, répétait-il en approchant du personnage réduit à l’impuissance. Sur ses traits se lisait une joie diabolique.

Summers aussi souriait, un filet de salive à la bouche. Sa poitrine se soulevait au rythme d’une respiration courte, heurtée, tandis qu’il levait vers Hodges un regard chargé d’attente. Face à lui, Hodges étudiait son anatomie, et ses yeux s’arrêtèrent sur l’énorme pénis. Il s’en saisit avec un gloussement qui se mua bientôt en un rire tonitruant, un rire de dément. Summers fit écho à son rire ; il hochait la tête, en un geste apparemment sans signification.

Hodges lâcha le membre turgescent et éleva lentement les cisailles. L’objet se trouvait entre les deux lames aiguisées.

— Oui, oui ! cria Summers, dont le corps tout entier tremblait à présent d’excitation.

Les garçons silencieux regardèrent les deux lames se refermer. Le gymnase résonna d’un hurlement aigu.

Fog
titlepage.xhtml
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_000.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_001.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_002.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_003.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_004.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_005.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_006.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_007.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_008.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_009.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_010.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_011.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_012.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_013.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_014.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_015.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_016.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_017.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_018.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_019.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_020.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_021.htm
Herbert,James-Fog.(The fog).(1975).French.ebook.Alexandriz_split_022.htm