CHAPITRE III

 

Le révérend Martin Hurdle allait à pas pesants à travers champs. Il avait le cœur lourd, l’esprit préoccupé par la catastrophe qui avait accablé le village voisin, ce petit village paisible presque entièrement détruit par un extravagant séisme. Toute la semaine, les journaux n’avaient parlé que de cela. L’émotion venait de ce que le phénomène s’était produit en Angleterre, et non dans l’un de ces pays lointains dont on connaissait à peine l’existence. Les Anglais se sentaient concernés par ce qui arrivait ici, chez eux ; alors qu’un événement qu’ils suivaient à distance par les médias avait peine à susciter réellement leur sympathie. Celui-ci avait frappé des gens de leur espèce : pour les habitants du village, c’étaient des parents, des voisins ; pour le reste de la population, des compatriotes. Il comptait axer sur ce thème son sermon d’aujourd’hui : à la lumière de cette tragédie, était-il possible de comprendre pleinement la situation d’autres nations du monde dont le malheur était le lot habituel, et d’y compatir ? Les gens étaient tellement préoccupés de leurs problèmes quotidiens : l’argent, le travail, les affaires de cœur, les disputes de famille, de voisins, les fâcheries d’avec la vie  – petites misères dont seule une vraie catastrophe révélait la mesquinerie.

Ce drame les obligerait à voir plus loin, à considérer ce qui se passait dans le monde, à saisir le caractère égoïste, l’insignifiance de leurs soucis. Saurait-il l’utiliser pour montrer à ses fidèles la vraie dimension de la vie ? Le monde ne tournait pas autour d’individus, mais de la grande masse de l’humanité. C’est pour cette raison que chacun devait aider son prochain, tous les autres, à exister et à survivre. Que la catastrophe se soit produite dans le village voisin prouvait qu’elle pouvait frapper n’importe où, à tout moment ; personne n’en était à l’abri, aucune communauté, aucune nation.

Les phrases s’enchaînaient avec force dans sa pensée. Il savait exactement comment il parlerait à sa congrégation en ce dimanche matin, à quel moment sa voix s’adoucirait jusqu’à n’être plus qu’un murmure, pour s’enfler ensuite de toute sa puissance jusqu’à faire vibrer l’assistance. Trente années de pastorat lui avaient appris à tirer parti des inflexions les plus subtiles de son organe, qui savait être tonitruant quand il fallait émouvoir ses paroissiens. A cinquante-deux ans, le révérend ne désespérait pas tout à fait de la nature humaine : on trouvait de la bonté chez les pires individus, pensait-il, comme de l’hypocrisie chez les plus grands dévots. Encore que...

Il haussa les épaules, découragé. Habituellement, sa promenade matinale du dimanche lui procurait du plaisir ; il traversait les champs d’un pas vif, en se répétant le sermon qu’il prononcerait devant ses fidèles. Mais aujourd’hui, la récente tragédie devait le tourmenter gravement. Dès sa première annonce, il avait roulé jusqu’au village pour proposer son aide, réconforter les blessés, administrer aux mourants l’extrême-onction. Il n’avait vu autant de blessés et de morts que durant la dernière guerre ; il pensait en avoir fini avec ce souvenir, mais le désastre en avait ranimé l’horreur, rouvert des cicatrices qu’il croyait fermées.

Levant soudain les yeux qu’il tenait fixés au sol, il s’aperçut qu’il marchait dans la brume. Les brumes matinales lui étaient familières, mais celle-ci l’intrigua. Elle était épaisse, très épaisse même tout à coup, et jaunâtre, avec une odeur bizarre. Peut-être devrait-il revenir sur ses pas pour en sortir ? S’il allait se perdre et arriver en retard pour le service !

Il rebroussa chemin sans pour autant sortir de la brume, ce qui le rendit étrangement nerveux. Ce n’était pas une brume, d’ailleurs. Un brouillard, plutôt. Se trouver brusquement plongé dans un brouillard aussi dense par une matinée d’été aussi radieuse, voilà qui était curieux. Car il était aussi épais que la fameuse « purée de pois « londonienne ! C’est tout juste s’il laissait deviner la lumière du soleil. Le révérend s’arrêta. Ne s’était-il pas trompé de direction ?

— Bonté divine ! grommela-t-il, je me suis perdu !

Son cœur se mit à battre à grands coups : une masse sombre, nébuleuse, s’approchait. Large, un peu moins haute que lui, mais volumineuse, elle se déplaçait sans bruit, comme suspendue dans l’air, avançait, énorme à présent... Et voici que... Ciel ! Une autre forme la rejoignait, se fondait en elle, et l’ensemble approchait, masse écrasante qui se dirigeait droit sur lui, comme à dessein ! Ouvrant et fermant la bouche sans qu’il en sorte un son, il se mit à reculer à pas mesurés d’abord, puis de plus en plus rapides, les yeux fixés sur ces formes qui grandissaient devant lui.

Soudain, il heurta quelque chose de solide, virevolta, et de frayeur tomba sur les genoux. Là, au-dessus de lui, une autre forme noire, muette, menaçante...

C’est alors que le rire le saisit. Un rire frénétique qui inonda ses joues de larmes de soulagement, qui lui fit marteler le sol à coups de poings.

Il avait fait irruption dans un troupeau de vaches ! Son hilarité redoubla, si bruyante qu’il manqua s’étrangler à plusieurs reprises en aspirant de trop larges goulées de cet air malsain. Les vaches l’observaient d’un œil placide, avec quelques meuglements impatients pour tout commentaire.

Il lui fallut cinq bonnes minutes pour recouvrer ses esprits avant de se gourmander pour sa sottise. S’effrayer d’un troupeau de vaches ! Ce bon George Ross, leur propriétaire, hurlerait de rire quand il lui raconterait son aventure. Et il avait cru qu’elles ne touchaient pas terre ! Cet épais brouillard ne permettait pas de voir leurs pattes, tout simplement. L’épisode lui aurait au moins enseigné une leçon : l’inconnu est toujours plus effrayant que la réalité.

Retrouver son chemin lui demanda encore vingt minutes d’effort.

 

L’homme perçut un froissement de feuilles sur sa gauche, et s’aplatit dans le buisson. Etait-ce un humain ou un animal ? Prudence, prudence. Si Tom Abbot était repris à braconner sur les terres du colonel, il aurait de graves ennuis. La dernière fois, le colonel Meredith l’avait surpris la main dans le sac ; il l’avait gratifié d’une de ces rossées dont il aimait se vanter au pub du village, avant de l’avertir qu’en cas de récidive, il l’escorterait jusqu’au commissariat de police, « incontinent ». Incontinent ! Ca faisait chic, sûrement. Mais il n’attraperait plus Tom, ah non ! L’autre fois, c’était parce qu’il avait un peu trop traîné sur le matin, pour compenser sa maigre prise du jour. Le colonel l’avait repéré comme il se cachait dans les buissons ; il s’était approché furtivement et lui était tombé dessus à coups de canne sur la tête et les épaules. Confondu, étourdi, Tom n’avait opposé aucune résistance, même quand il l’avait trainé par le col comme une vulgaire racaille et jeté hors du domaine en le menaçant des gendarmes et d’une autre « sacrément bonne correction « s’il y remettait le pied.

En tout cas, colonel Meredith, se répéta-t-il, vous n’aurez plus le vieux Tom ! Trop malin pour des gens comme vous, malgré votre belle maison, vos belles voitures et vos amis si chics ! Ce joli petit faisan, vous voyez ? Je l’ai attrapé ici ce matin, et je compte bien en cueillir un autre avant de m’en retourner. Il est encore trop tôt pour que vous vous leviez, j’ai une bonne heure tranquille devant moi. J’ai disparu de la circulation pendant trois mois, colonel Meredith, pour vous faire croire que vous m’aviez fait peur, mais, hé ! hé ! il ne renonce pas comme ca le vieux Tom ! Je tirerai un bon prix de ce faisan, et sans questions indiscrètes encore.

L’œil aux aguets, le braconnier reprit sa progression dans le sous-bois, tout en continuant à pester contre son propriétaire. Là ! Il y avait quelque chose, une présence qui n’était pas humaine. Il s’immobilisa. Surtout ne pas faire fuir le gibier, le laisser venir à son heure ! Mais quel gibier ? Un faisan ? Les bois en étaient pleins, tous sous la protection de ce salaud de colonel. Heureusement, Tom avait de la patience. Tom savait attendre que le gibier se montre, une heure s’il le fallait, sans bouger un cil. Viens, mon beau, prends ton temps, Tom t’attendra.

Il était tapi là depuis dix minutes au moins lorsqu’il prit conscience des volutes jaunâtres s’enroulant autour de ses jambes. De la brume, nom de Dieu, c’était bien sa chance ! Il se retourna, considéra avec surprise la nappe épaisse qui le cernait. Bizarre, c’était bien la première fois qu’il voyait du brouillard ici. Enfin, il attendrait un peu plus longtemps, voilà tout. Pourvu que l’animal se manifeste avant que le brouillard ne devienne trop dense !

Bientôt, il en fut complètement enveloppé et maugréa de plus belle : si sa proie ne se décidait pas à bouger tout de suite, il ne pourrait plus la voir. Hélas, rien ne bougea, et la brume gagna encore. C’est quand il ne sut même plus distinguer le buisson qu’il entendit un bruissement de feuillage accompagné d’un bruit de fuite. Manqué ! Il se releva en jurant et en tapant du pied.

Tant pis, une seule prise valait mieux que rien du tout. Il ne lui restait plus qu’à rentrer. Il s’enfonça dans le brouillard qui ne le gênait aucunement : le coin lui était si familier qu’il aurait trouvé son chemin les yeux fermés.

 

Le révérend Martin Hurdle se préparait pour l’office du dimanche. En revêtant sa soutane, il souriait au souvenir de la panique qu’il avait ressentie quelques instants plus tôt, lorsqu’il s’était égaré dans le brouillard. Cette promenade matinale qui était habituellement l’une des joies de la semaine avait failli tourner au cauchemar. Quel soulagement indicible de retrouver le soleil, quel plaisir de n’être plus prisonnier de ce sinistre nuage ! Il éprouvait une légère migraine, mais le principal était d’en avoir fini avec cette expérience désagréable ; nul doute qu’il s’en amuserait quand il la relaterait à ses amis.

L’église était presque pleine aujourd’hui. Le beau temps était pour quelque chose dans cette affluence, mais surtout la tragédie survenue au village voisin. Le pasteur avait accueilli ses paroissiens sur son seuil, échangeant quelques mots avec certains, des sourires et des salutations avec les autres. A l’heure où devait commencer l’office, il entrait dans la sacristie par une porte latérale, houspillait ses enfants de chœur qui lambinaient et pénétrait avec eux, d’un pas alerte, dans le sanctuaire.

Le service commença comme de coutume, plaisir pour les uns, corvée pour les autres ; cette fois pourtant, la proximité de la catastrophe lui donnait une signification particulière pour la majorité des fidèles. Dans les premiers rangs, quelques-uns notèrent que l’officiant se passait la main sur le front à plusieurs reprises, comme s’il souffrait de fatigue ou de migraine ; le service n’en continua pas moins sans incident.

Tout le monde s’assit pour écouter l’homélie. Les regards suivirent anxieusement le pasteur qui montait en chaire ; en ce temps de tristesse, on avait besoin du réconfort de ses paroles. L’homme de Dieu contempla ces regards de détresse fixés sur lui dans leur attente de la bonne parole.

Et le révérend Martin Hurdle, pasteur de Saint Augustin depuis dix-huit ans, releva sa soutane, ouvrit son pantalon et, le pénis dressé, urina sur sa congrégation.

 

— Mais où sont donc passées ces maudites vaches ?

La face tannée et sillonnée de rides de George Ross se plissa un peu plus, s’il était possible.

— Je parie qu’elles se sont encore sauvées par la brèche !

Il arrivait fréquemment en effet que le troupeau franchisse la haie d’arbustes et de broussailles qui entourait son pré pour aller s’ébattre dans le champ voisin. Le fermier gagna l’endroit en maugréant.

— Comme si je n’avais rien d’autre à faire de ma matinée qu’à courir après ces idiotes ! Elles me le paieront !

La brèche franchie, il regarda de tous côtés.

— Alors, où êtes-vous, bande de... ?

A la vue du brouillard qui avait envahi l’extrémité de son champ, il s’arrêta, médusé.

— Ben alors ! Jamais vu une chose pareille ! s’ébahit-il en grattant son menton mal rasé.

Comme il se dirigeait par là, il vit non sans plaisir ses vaches émerger de l’épais nuage.

— Ah oui, vous pouvez être fières ! fulmina-t-il. Pour aller se perdre là-dedans, il faut être sacrément stupides !

Bizarre quand même, un pareil brouillard ici. Bien plus épais qu’une simple brume. Encore leur maudite pollution ! Il se gratta le menton, perplexe.

Le troupeau s’approchait sans hâte.

— Allez, on se presse, mes jolies !

Le brouillard dérivait à présent vers la prairie voisine. L’étonnant, c’est qu’il se présentait comme une masse compacte bien délimitée qu’on voyait avancer, et pas du tout comme la nappe grise habituelle.

Les vaches arrivaient ; les premières le dépassèrent.

— Allez, allez, à l’étable ! vociféra-t-il en assenant une grande claque sur une croupe qui passait.

La vache s’arrêta, tourna la tête vers lui.

— Avance donc ! grogna le fermier avec une autre tape.

La vache ne bougea pas, mais continua à le dévisager. George lui décerna une bordée d’injures puis se retourna pour voir où en était le troupeau. Toutes les vaches s’étaient arrêtées et le dévisageaient.

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?

Pourquoi donc se sentait-il nerveux ? Il émanait de son troupeau une tension incompréhensible.

— Avancez, bon Dieu ! On rentre à la maison !

Ni ses gesticulations ni ses tentatives pour les mettre en mouvement n’eurent d’effet : les vaches s’entêtaient à l’observer.

Puis, petit à petit, elles se rapprochèrent.

Il comprit brusquement qu’il était cerné en voyant leur cercle se resserrer autour de lui. Qu’arrivait-il à ses vaches ? Il n’y comprenait rien. Pourquoi ces animaux doux et placides arboraient-ils un air si menaçant ? On le bousculait dans le dos. Furieux, il se retourna : c’était la vache qui avait reçu une claque précédemment. Il se répandit en invectives. Son bon sens lui disait que sa peur grandissante était absurde.

Un bruit de sabots, une autre poussée par-derrière, plus violente cette fois, qui le jeta à terre.

— Arrière, sales bêtes, arrière !

Il se redressa tant bien que mal à quatre pattes et voulut se lever, en vain : chaque fois qu’il essayait, une bourrade le renvoyait au sol. Une vache se tourna de façon à lui lancer une ruade ; le coup l’atteignit violemment dans les côtes, et l’envoya rouler quelques mètres plus loin.

Ensuite les coups se multiplièrent. Il ne retint plus ses cris. On eût dit que les animaux prenaient leur tour pour s’élancer avant de le frapper. L’un d’eux le toucha en pleine face. Le nez cassé, l’homme resta quelques secondes aveuglé par son sang. Quand il fut de nouveau en mesure de distinguer quelque chose, il crut ouvrir les yeux sur une scène de cauchemar.

Les vaches galopaient autour de lui, les yeux exorbités, une bave écumeuse à la bouche. Elles le piétinaient l’une après l’autre, l’abattaient d’un coup de tête lorsqu’il tentait encore de se relever, s’enhardirent enfin à le mordre ; les doigts dont il voulut se protéger le visage furent successivement arrachés. Le hurlement qu’il poussa se noya dans un affreux gargouillis : un choc lui avait brisé la mâchoire et le sang ruisselait dans sa gorge.

Lorsqu’il ne bougea plus, étendu à demi inconscient dans l’herbe boueuse, les vaches se rassemblèrent pour écraser sous leurs sabots ce qui restait de vie dans son corps méconnaissable.

 

Dissimulé dans les broussailles, le braconnier observait la maison. Il était sorti du brouillard, mais, au lieu de regagner sa masure en lisière du village, il avait emprunté la route qui menait à la vaste demeure campagnarde du colonel. Passé la grille, une longue allée serpentant au milieu des arbres l’avait conduit près de la maison. De sa cachette, il épiait l’édifice à travers les feuilles, et attendait. Ses yeux étrangement vitreux allaient de droite à gauche ; se décidant, il se glissa furtivement vers l’arrière du bâtiment. Quelques années auparavant, il avait effectué de petits travaux pour le jardinier en chef du colonel : c’est pourquoi il connaissait si bien l’endroit, ses meilleurs coins pour braconner, ses meilleures cachettes. Il se dirigea vers une cabane de bois située au fond du jardin, dont il poussa la porte. Son regard était devenu fixe, et il se souciait peu à présent de faire du bruit ou non ; tranquillement, à gestes mesurés, il se saisit d’une hache rouillée par le temps, mais dont la lame était encore aiguisée. Sur le point de quitter la cabane, il avisa une boîte de clous, ceux de huit centimètres  qu’on utilisait pour les palissades. Il en ramassa une poignée qu’il enfouit dans sa poche.

Il retraversa le jardin sans chercher à se cacher, et marcha droit sur la maison. La porte de derrière s’ouvrit comme il l’atteignait : la cuisinière des Meredith aérait sa cuisine pleine des vapeurs du petit déjeuner qu’elle venait de préparer, et que la bonne montait au colonel et à son épouse. A présent, c’était l’heure de son thé matinal. Dès qu’elle l’aurait pris, elle s’attellerait aux préparatifs du déjeuner ; comme on attendait beaucoup d’invités, elle aurait fort à faire.

La hache la frappa sans qu’elle ait pu pousser un cri. A peine si elle aperçut la lueur démente d’un regard d’homme ; sa peur ne parvint jamais à son paroxysme : le temps que la frayeur l’effleure, elle avait déjà expiré.

Tom Abbot traversa la cuisine et grimpa l’escalier qui menait dans le hall. Il n’était jamais entré dans la demeure, et se fiait au bruit des voix pour le guider. Il ouvrit la première porte qui se présenta, ne s’arrêta qu’au milieu d’un salon plus vaste que tout le rez-de-chaussée de son pauvre logis et attendit, les yeux fixes.

Le bruit d’un pas passant devant la porte ouverte l’incita à regagner l’entrée. A nouveau, des voix résonnèrent. Il se dirigea vers une autre porte.

La bonne chantonnait en descendant l’escalier. Pour mieux voir les marches, elle tenait haut son plateau chargé de miettes de toasts et d’écorces de pamplemousse.

— Mettez la bouilloire, madame Peabody, appela-t-elle gaiement, on va prendre une bonne tasse de thé pendant qu’ils se tapent leurs œufs au bacon !

La cuisine était vide, et la bouilloire fumait. Un peu surprise, elle posa son plateau, éteignit le gaz. La porte donnant sur le jardin était ouverte ; la cuisinière avait dû sortir prendre un peu l’air ou jeter quelque déchet à la poubelle.

— Madame Peabody ! Madame Peabody ! appela la bonne en contournant la grande table qui barrait le passage.

Un cri déchirant lui vint aux lèvres : sur le seuil gisait un cadavre, le crâne fendu jusqu’à l’arête du nez. A sa carrure et ses vêtements, elle reconnut la cuisinière, même si le visage couvert de sang, les traits convulsés en une grimace de terreur n’offraient plus aucune ressemblance avec ceux qu’elle connaissait. Madame Peabody ! Juste avant de s’évanouir, la bonne perçut un autre cri, un cri perçant qui venait d’en haut.

En reprenant conscience, elle fut d’abord incapable de se rappeler ce qui s’était passé. Puis la mémoire lui revint, et son corps se raidit tout entier. Elle vit le cadavre dont les pieds touchaient presque aux siens et s’écarta en frissonnant. Il fallait appeler au secours, mais ses cordes vocales étaient paralysées d’effroi. Elle parvint à se relever, tituba vers l’escalier qu’elle monta à grande peine, secouée de sanglots. Fuir, rien n’aurait su l’empêcher de fuir cette cuisine. Elle atteignit l’entrée et courut vers la salle à manger, suffocante, sans voix pour crier à l’aide.

A la porte, la vision qui s’offrit à elle l’arrêta net.

Sa maîtresse gisait sur le sol dans une mare de sang. Sa tête n’était plus rattachée au corps que par quelques tendons du cou ; elle pendait sur l’épaule, et lui adressait un rictus. Le colonel était couché sur la longue table, écartelé par les grands clous plantés dans ses paumes et dans ses chevilles. Devant lui se dressait un homme armé d’une hache dégouttante de sang.

Sous les yeux de la bonne pétrifiée, muette d’horreur, l’homme éleva haut la hache et l’abattit de toutes ses forces. L’outil trancha une main, se ficha dans le bois. Après l’avoir arraché difficilement de la table, l’homme le brandit de nouveau. Il coupa l’autre main ; le colonel était inconscient. Il taillada un pied, puis l’autre ; le colonel était mort.

La bonne réussit enfin à hurler : l’homme à la hache avait tourné la tête vers elle et la regardait.

Fog
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