CHAPITRE PREMIER
Lentement, le village s’éveillait pour renaître à la vie. Lentement, parce que rien ne se faisait vite dans cette partie du Wiltshire ; les villageois avaient leur notion du temps, qu’ils prenaient soin de cultiver depuis des siècles. Gagnés par le sentiment de sécurité qu’elle procurait, les nouveaux venus ne tardaient pas à se laisser happer par la placidité ambiante. Les jeunes qui ne tiennent pas en place, eux, ne restaient jamais longtemps ; mais ils n’oubliaient pas la quiétude rassurante du village, qui souvent leur manquait. Les rares touristes qui découvraient l’endroit par hasard en goûtaient le charme vieillot, quelques minutes au moins, le temps de l’explorer à fond. Puis le voyageur poursuivait son chemin, non sans regrets pour la paix du village – et non sans inquiétude quant à l’ennui qu’il devait distiller.
A huit heures trente précises, comme elle le faisait invariablement depuis vingt ans, Jessie ouvrait son épicerie. Sa première cliente, madame Thackery, n’arriverait pas avant huit heures quarante-cinq, mais il n’était pas question pour autant de déroger au rite de cette ouverture matinale. Même la mort de Tom, son dernier mari, n’avait pas empêché Jessie d’ouvrir à l’heure pile, huit heures trente ; le surlendemain, pour l’enterrement, elle n’avait fermé la boutique qu’une heure, entre dix et onze.
Jessie adorait sa causette du matin avec madame Thackery. Celle-ci venait immanquablement, qu’elle ait une emplette à faire ou non, partager une tasse de thé avec l’épicière. Cette présence fidèle lui était d’un grand réconfort depuis la mort de Tom. Les deux femmes ne se lassaient pas de leur bavardage : un bon sujet les occupait facilement durant quinze jours, et s’il s’agissait d’un décès au village, cela pouvait aller jusqu’à trois semaines.
Monsieur Papworth, le boucher d’en face, balayait le trottoir devant sa boutique. Jessie lui fit un signe de la main. Il était gentil, monsieur Papworth. Surtout depuis que sa femme l’avait quitté. Partie après six ans de mariage ! L’événement avait fait sensation au village, pour le moins. Le couple était mal assorti, à la vérité. Elle était bien trop jeune pour lui, trop frivole ; elle ne supportait pas le calme de cette existence. Il était revenu de vacances à Bournemouth en sa compagnie ; lui que tout le monde prenait pour un célibataire endurci, après tant d’années, l’avait présentée comme sa femme légitime. Cela ne pouvait pas durer, chacun ici le savait depuis le début ; malgré tout, il avait voulu essayer. Enfin, c’était du passé désormais. Il traversait la rue de plus en plus souvent, tout le village savait ce qui était dans l’air : il y avait de bonnes chances que la boucherie et l’épicerie s’associent dans le cadre d’une affaire familiale. Mais il ne fallait rien brusquer : chaque chose viendrait en son temps.
— Bonjour, madame Bundock ! firent ensemble deux voix d’enfants, rompant le cours de sa rêverie.
L’œil levé vers elle, c’était le jeune Freddy Gravies et sa toute petite sœur, Clara. Elle leur sourit.
— Bonjour, vous deux. Vous allez à l’école ?
— Oui, répondit Freddy qui se tordait le cou pour regarder les bocaux de bonbons rangés sur l’étagère, derrière le comptoir.
— Et pour toi, Clara, cela se passe bien ?
La petite personne de cinq ans venait d’entrer à l’école.
— Très bien madame, merci, murmura-t-elle timidement.
— C’est une surprise de vous voir aujourd’hui, les enfants. Le jour de l’argent de poche n’est-ce pas le samedi d’habitude ?
— Si, mais comme on a ciré toutes les bottes de Papa hier, il nous a fait un cadeau spécial, expliqua Freddy, rose de plaisir.
Leur père était policier au commissariat de la ville voisine. Un peu bourru, mais sympathique, il adorait ses deux enfants qu’il élevait pourtant strictement.
— Voyons, qu’est-ce que vous allez prendre ? questionna Jessie, certaine qu’ils n’auraient pas grand-chose à dépenser. Vite mes petits, il ne faudrait pas que vous manquiez le car !
Clara désigna les chewing-gums et Freddy hocha la tête : il était d’accord.
— Trois malabars chacun, dit-il.
— Très bien, mais les malabars sont moins chers le lundi. Pour six pence, vous en aurez quatre chacun aujourd’hui.
La mine épanouie, les enfants la regardèrent prendre le bocal et en extraire les bonbons. Après avoir remercié très poliment, Clara en fourra trois dans sa poche et se mit en devoir de déballer le quatrième. Freddy paya, prit possession de son bien et suivit l’exemple de sa sœur.
— Au revoir les enfants, bonne journée ! leur lança Jessie comme ils sortaient en courant, Freddy tenant fermement serrée la menotte de Clara.
— Bonjour, Jessie !
Le facteur posait sa bicyclette contre la porte.
— Bonjour, Tom. Il y a quelque chose pour moi ?
— Une lettre par avion, de votre fiston sans doute, précisa l’homme en entrant dans la boutique. On va avoir une belle journée aujourd’hui encore, avec un ciel si clair !
Il lui tendit l’enveloppe bleue et rouge, et vit qu’une ombre de tristesse passait sur son visage.
— Ca fait presque un an qu’il est à l’armée, hein ?
Elle hocha la tête, le regard fixé sur les timbres.
— Que voulez-vous, Jessie, c’était couru d’avance... Un jeune comme lui ne pouvait pas moisir toute sa vie dans un village pareil, hein ? Il a besoin de voir le monde, votre Andy, toujours à bouger, toujours à l’affût d’une bêtise ! Il est temps qu’il vive un peu, non ?
Elle hocha encore la tête, avec un soupir, et se mit à ouvrir l’enveloppe.
— Vous avez raison, Tom, je le sais bien, mais il me manque tellement... C’est un gentil garçon, vous savez.
Le facteur secoua la tête, haussa les épaules.
— Bon, à demain, Jessie. Je dois vous laisser.
— Oui, au revoir, Tom.
Elle déplia le mince papier bleu. A mesure qu’elle lisait, son sourire s’affirmait. Le naturel bouillant d’Andy transparaissait à chaque ligne.
Brusquement la tête lui tourna ; titubante, elle dut s’appuyer au comptoir. Elle porta la main à son front ; au creux de l’estomac, un malaise inquiétant l’avait saisie. C’est alors qu’elle entendit un roulement profond, un son qui provenait d’en dessous, sous ses pieds. Le sol se mit à bouger – elle se cramponna encore au comptoir –, puis à trembler franchement. Les bocaux s’entrechoquaient sur leurs étagères, les boîtes de conserve roulaient à terre. Le grondement s’amplifiait, envahissait tout... Lâchant sa lettre, elle pressa les mains sur ses oreilles. Une violente secousse lui fit perdre l’équilibre et tomber à genoux. On avait l’impression que la boutique tout entière s’était mise en mouvement. La vitrine craqua avant de s’abattre, les rayonnages s’effondrèrent. Jessie hurla. Dans le bruit devenu assourdissant, elle voulut s’élancer vers le seuil ; mais chaque fois qu’elle tentait de se lever, elle était rejetée au sol, à genoux. La terreur que la maison ne s’écroule sur elle fut pourtant la plus forte : elle gagna la porte en rampant, le corps parcouru de vibrations, sur un sol qui manquait se dérober à chaque secousse.
Sur le seuil enfin lui apparut la route traversant le village ; mais comment croire à la réalité de ce que contemplaient ses yeux ?
Au milieu de la rue, le facteur s’agrippait à sa bicyclette. Une fissure immense se formait à ses pieds, qui s’ouvrit soudain et l’engloutit. La crevasse serpenta tout le long de la rue, jusqu’à l’endroit où le garçonnet et sa petite sœur regardaient, pétrifiés, serrés l’un contre l’autre, puis atteignit madame Thackery qui se dirigeait vers l’épicerie. Le village était comme éventré, déchiré en son milieu ! Et le sol s’ouvrit, gigantesque mâchoire béante, et la route disparut.
Jessie n’eut que le temps d’apercevoir le visage terrifié de monsieur Papworth ; de l’autre côté de la rue, boutiques et maisons furent toutes aspirées dans les entrailles de la terre.