CHAPITRE IV

 

 

 

 

D’après Sistaz, la ville est à deux heures de char. Il est originaire de Senoul et connaît à fond le port bien qu’il y ait deux ans qu’il en soit parti. Mais il a rassuré Cal, il n’est pas recherché. Pour ne pas causer d’ennuis à sa famille, il a déclaré qu’il partait en voyage vers le haut pays. Son retour ne devrait donc pas alerter les autorités.

Il a été un peu étonné lorsque Cal lui a demandé s’il possédait un val, mais il lui a donné toute sa fortune, un val et trois décimas, un val représentant paraît-il dix décimas. Tout de suite. Cal a reconnu le métal, de l’argent pour le val et du fer pour les décimas. Il a eu aussi l’idée de faire fouiller leurs victimes. Les prêtres portaient chacun une petite bourse et Lou ramène ainsi 53 vais et 60 décimas. Une fortune, d’après Sistaz qui n’en a jamais vu autant.

Après avoir réfléchi. Cal a décidé de poursuivre le voyage en char, mais il a demandé au Vahussi d’emprunter aux soldats morts de quoi améliorer ses propres vêtements et surtout de paraître plus innocent, moins « malfaisant ». Pas très chaud d’abord, le grand gaillard a finalement compris et s’est exécuté. Il restait encore à creuser une tombe aux victimes et à cacher le reste des vêtements qui seraient peut-être utilisables plus tard.

Il a été aussi décidé de l’histoire à raconter : Sistaz a fait leur connaissance en voyage, au sud du plateau central, très loin d’ici, et il les a amenés jusqu’à Senoul, où ils voulaient voir la construction des bricks. Ça devait suffire pour répondre à des questions indiscrètes.

Pendant que Lou tient la barre du char à voile. Cal réfléchit. Il n’a encore aucun plan d’action. Pour l’instant, il en est encore à se documenter et à s’organiser. À la lumière de ce qu’il vient d’apprendre, il est déjà possible de préparer l’avenir, mais pour cela il a besoin de regagner la Base.

— Sistaz, dit-il, au bout d’un moment, est-ce que la côte est très habitée ?

— Au nord du port, à partir de deux jours de marche, oui, répond le gars en tournant le buste, mais au sud il n’y a rien.

— Alors tu vas nous guider vers la limite nord de la ville. Vous irez à pied, Lou et toi, voir comment ça se passe. Tu as encore de la famille.

— Deux sœurs, en maison.

Cal sursaute en étouffant un rire.

— En maison ! Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Elles vivent avec un homme, quoi, je pense qu’elles ont aussi des enfants. Leur compagnon faisait tout ce qu’il pouvait pour plaire aux prêtres quand j’étais là-bas, ajoute-t-il d’un air dégoûté.

— Peut-être ont-elles changé de compagnon, non ?

— Tu es fou, proteste Sistaz, elles ne veulent pas se suicider, même si elles sont plutôt bêtes !

Cette fois, c’est Cal qui ne comprend plus.

— Autrefois les Vahussies changeaient de compagnon quand ça leur faisait plaisir, ça n’est plus comme ça ?

— Oh ! il y a très longtemps que les choses ont changé ! Les prêtres condamnent les changements de maison. Depuis des dizaines d’années, on se choisit une maison. Ça veut dire qu’un homme et une femme s’installent ensemble et qu’ils n’ont plus le droit de se quitter, toute leur vie !

« Et voilà, songe Cal, la bonne vieille morale terrienne se retrouve ici. Il est probable qu’elle y fait autant de ravages. »

— Et il n’y a jamais d’incidents ? Si une Vahussie quitte la maison ?

— Elle est brûlée par les prêtres, au Temple. C’est un crime de quitter sa maison.

— Et s’il s’agit de l’homme ?

— Il est condamné aux bricks pour dix ans.

La supériorité masculine ! Et dire que les Vahussis avaient un mode de vie à la fois libre, naturel et si bien équilibré ! Les prêtres ont fichu en l’air tout cela. Lorsqu’une femme et un homme se plaisaient, ils avaient le choix entre être des amants ou vivre ensemble. Si dans un couple l’un des deux désirait avoir une liaison, rien ne l’en empêchait, ce qui avait pour résultat d’enlever toute hypocrisie, toute envie rentrée à ce peuple. Et il n’y avait ni excès, ni drame.

Ou bien il s’agissait d’une petite aventure sans lendemain et personne n’en pâtissait, ou bien cela devenait sérieux, et à ce moment un nouveau couple se formait, c’est tout. La morale vahussie reposait essentiellement sur le respect de la liberté. Chacun d’eux le savait et n’essayait éventuellement de retenir un conjoint qu’en le séduisant de nouveau. Si c’était l’échec, tant pis, on ne pouvait s’en prendre qu’à soi-même.

Pas de drame de la jalousie, pas de crime passionnel, tout se passait d’autant mieux que les Vahussies décidaient seules d’avoir un enfant. Et traditionnellement, un enfant appartenait à la mère qui en était seule responsable. En revanche, son compagnon du moment était tenu de les nourrir, de les protéger et de les éduquer, ce qu’il faisait sans contrainte, sans histoires. Un enfant avait ainsi plusieurs pères « éducateurs », mais pouvait toujours s’attacher davantage à l’un d’eux.

Tout cela, assez ahurissant pour des Terriens qui en auraient aussitôt profité pour plonger dans une sorte d’érotisme forcené, faisait au contraire régner une harmonie naturelle dans le peuple vahussi. Trop beau et trop simple pour que les prêtres n’y mettent pas « bon » ordre ! C’est l’une des premières tâches de l’envahisseur que de modifier les mœurs du pays conquis, jusqu’à lui faire oublier ses origines.

— Et personne ne proteste, reprend Cal ?

Sistaz hausse les épaules.

— Les anciens qui ont connu l’autre époque sont de plus en plus rares et de toute façon, il est interdit d’en parler, c’est une Faute !

— Donc tes sœurs sont toujours mariées, enfin en maison ?

— Sûrement.

— Mmmm. Si tu vas les voir, comment t’accueilleront-elles ?

— Ça dépend de ma bourse, il fait avec un sourire sans joie.

— Alors tu prendras une douzaine de vais, c’est assez ?

— Douze ? Je crois bien que je n’en ai jamais eu plus, c’est beaucoup, tu sais !

— Tant mieux, de cette manière, tu seras bien accueilli. Et puis tu iras traîner dans les auberges pour écouter ce qu’on dit et il te faudra de l’argent pour boire. Tâche seulement de ne pas trop boire et de ne pas trop parler non plus. Je pense aussi que tu devrais bien laisser ton arc dans le char pour te promener en ville. Ce sera plus discret. Tu sais te battre au poignard ?

Le Vahussi a un léger sourire.

— Alors ça suffira, d’ailleurs Lou fera la même chose. Si tu étais attaqué, où que tu sois, hurle aussi fort que tu le peux en appelant Lou. S’il n’est pas loin, il viendra à ton aide.

— Je n’ai pas besoin d’aide, fit Sistaz avec un petit froncement de sourcils.

Susceptible, le grand gaillard…

 

*

 

Le char est garé à l’orée d’un bois qui borde la mer. Ce sont ces arbres qui ressemblent étonnamment aux cèdres du Liban terriens, en plus hauts et plus bleutés. On entend battre les vagues contre les rochers et les galets d’une plage proche. Là-bas Sistaz et Lou se retournent et font un signe de la main avant de s’enfoncer dans la forêt. Il est entendu que tous trois doivent se retrouver le soir à cet endroit.

Cal fait un tour pour s’assurer qu’il est seul et entre en communication avec HI, en pressant le contacteur de sa dent émettrice d’un coup de langue.

— Envoie-moi un amphib par la mer et préviens-moi quand je pourrai entrer dans l’eau.

— Oui, résonne la voix métallique de l’ordinateur sous son palais.

Moins de dix minutes plus tard, HI rappelle.

— Tu peux descendre dans l’eau, nage vers le large, le sas sera ouvert juste sous tes pieds.

— O.K. ! Mais ne me fais pas boire la tasse, hein ?

— Quelle tasse ? demande HI.

— Oh ! laisse tomber, ce n’est rien ! fait Cal.

— Tomber quoi ?

— Merde ! Tu as compris !

— Je sais qu’il s’agit d’un juron, donc sans signification pour moi.

— D’accord, d’accord, dit Cal excédé, tu as raison, tu as toujours raison et puis la paix maintenant, tais-toi !

— Bien.

Finalement, malgré les siècles qui se sont écoulés, Cal n’a pas eu si souvent à converser avec l’ordinateur de la Base et les ordinateurs terriens étaient tellement primaires comparés à HI ! Si bien qu’il a encore des difficultés avec l’éminence grise de la Base…

Il se déshabille, ne gardant que son collant, et cache ses vêtements dans un creux de rocher avant de plonger L’eau est quasi délicieuse, juste un peu fraîche pour être parfaite selon son goût, mais délicieuse quand même. Tranquillement il s’éloigne dans un crawl, à l’aise, souple.

À cinquante mètres du bord, il sent des bulles d’air monter sous lui, l’ouverture du sas. Il s’arrête, plongeant la tête dans l’eau. Le panneau est là, à deux mètres. Il gonfle ses poumons et d’un coup de reins – un classique « canard » de plongée sous-marine – s’enfonce. Ses mains agrippent le bord du panneau et il pénètre à l’intérieur du petit sas qui déjà se vide.

Une minute plus tard, il pénètre dans le poste de pilotage du module dont les témoins lumineux du tableau indiquent qu’il est en pilotage automatique. Les écrans qui entourent les trois sièges restituent la visibilité extérieure, si bien que l’on a l’impression d’être dans une bulle transparente. Une bulle qui file diablement vite. Des nuages de poisson défilent, des forêts sous-marines aussi et puis plus rien, le module a atteint les limites du plateau continental et les fonds sont à quelques centaines de mètres plus bas.

Après avoir navigué en plongée durant cinq bonnes minutes, le module remonte à la surface et la quitte pour voler à une dizaine de mètres d’altitude. Il est en pleine accélération et sa vitesse atteint plus de Mach 6 lorsqu’il grimpe droit vers le ciel, la seule façon de ne pas être repéré si jamais un bateau quelconque navigue dans un rayon de quatre cents kilomètres. Un autre virage dont la brutalité est totalement absorbé par les compensateurs, et l’appareil descend à la verticale vers la Base.

C’est le moment le plus délicat. La Base est installée dans une chaîne de montagnes orientée est-ouest au milieu du continent. Certes, il n’y a pas beaucoup d’habitants sur cette planète immense, grande comme deux à trois fois la Terre, mais un objet métallique tombant du ciel produit des éclats de lumière visibles dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Cal y songe et décide qu’il s’attellera à ce problème plus tard, lorsque cette affaire sera réglée. Le mieux serait de trouver un endroit qui ne serait jamais très habité, un pôle par exemple. Le pôle Sud, pour éviter les explorateurs, tôt ou tard attirés par la curiosité et l’exploit.

Le module a pénétré dans la cheminée d’accès qui se referme. Cal sort du module et se rend tout de suite à son appartement. Une boule métallique bleutée est apparue, volant à ses côtés. Le brave vieux robot 205, son robot serviteur de l’époque où il a pénétré pour la première fois dans la Base. Par son intermédiaire, pour éviter les chatouillements du palais avec l’émetteur buccal, il s’adresse à l’ordinateur :

— HI, tu as d’autres vêtements de cette époque, ici ?

— Oui, dans le placard de ta chambre.

Cal enfile de nouveaux collants et une chemise vert pâle à manches bouffantes, puis il passe dans la salle de contrôle, s’asseyant au poste de commande.

— HI, commence-t-il, j’ai besoin d’un troupeau d’antlis, ce sont les antilopes-léopards. Tu vas m’en repérer et sélectionner les plus jeunes adultes que tu enlèveras de nuit pour les déposer dans une vallée fermée. Il m’en faut cinq cents. Ensuite, tu y enverras des robots-vahussis qui auront pour tâche de les dresser à accepter des cavaliers. Fais fabriquer des selles terriennes confortables, des selles américaines ou camarguaises par exemple, tu trouveras les éléments dans la documentation terrienne que j’ai apportée autrefois. Ah ! Il faudra d’abord leur couper les cornes.

« Je veux aussi qu’on les habitue à être dirigés à la fois aux genoux et aux mors, comme des chevaux terriens. Ils seront également entraînés à chevaucher en rang et à mener des charges. Je pense que vingt robots travaillant nuit et jour suffiront ; désigne un élément de combat complet. Donne à ces robots une banque mémorielle rudimentaire d’équitation, tu dois pouvoir en fabriquer avec la documentation. Ils apprendront le reste à l’usage. »

Il s’arrête un instant pour vérifier qu’il n’a rien oublié à ce sujet, puis passe à autre chose.

— Combien de temps te faudrait-il pour fabriquer d’autres robots-vahussis ?

— Selon les ordres, les chaînes de montage sont toujours prêtes à fonctionner, ce sont les organes internes qui manquent. En y affectant 75 % du potentiel de la Base, il est possible d’en sortir dix par semaine.

— Alors, mets-en une centaine en fabrication. Combien peuvent-ils recevoir de banques mémorielles ?

— Ils reçoivent, en série, une banque standard de combattant galactique qui comprend aussi le combat à mains nues, et une banque de comportement humain. En dehors de cela, ils peuvent recevoir trois banques normales.

— Alors tu vas leur coller, systématiquement à tous, une banque de combattant de cette époque-ci, couvrant l’utilisation des armes locales et celle des chevaux. Tu as dû observer tout cela pendant mon sommeil, et deux banques de techniciens inférieurs de la métallurgie et du bois. Et fais en sorte qu’ils ne se ressemblent pas tous, hein ? Fais varier les tailles, l’aspect du visage et la chevelure.

— Oui.

Au fur et à mesure qu’il donne ses ordres, les idées, vagues au début, s’ordonnent dans son crâne. Pour l’instant, il s’organise, ce qui amène un sourire sur ses lèvres. Une déformation de son métier de logicien sur terre, il a la manie de procéder avec ordre et de réfléchir avant de foncer. Une chose qui agaçait prodigieusement son ami Giuse, autrefois…

— Fais-moi passer une carte de la côte de Senoul sur l’écran frontal, ordonne-t-il à l’ordinateur de la Base.

L’écran géant s’éclaire brusquement. La côte est là.

En fait, il ne s’agit pas d’une carte, à proprement parler, mais d’une image de la côte, transmise par les minuscules satellites d’observation en orbite haute. Doucement, il fait défiler la côte vers le nord de Senoul, secouant inconsciemment la tête. Non ça ne va pas, il y a trop de petits ports de pêche.

Il cherche un coin désert. Basculant un contacteur, il revient à Senoul et explore le sud. Des rochers et de longues plages de sable et de galets. Tiens ! Une sorte de presqu’île boisée à l’extrémité d’un cap. Il stoppe le défilement et y revient. Quatre cents kilomètres au sud de Senoul, ça va. Pas de village à moins de trois cents kilomètres dans les terres, pas de port. Il augmente le grossissement et jure sourdement. Pas étonnant que le coin soit désert, la presqu’île est barrée à son début par un marais.

Pas de veine, il y avait tout ce qu’il fallait pour son projet, les différentes essences d’arbres nécessaires, y compris des arbres-caoutchouc comme il les appelle. La presqu’île offre, sur la côte sud, une série de petites criques bien protégées et, à l’extrémité, une grande baie presque fermée puisque le goulet qui donne sur la pleine mer ne doit pas faire plus de cent mètres de large.

Là, des bateaux seraient totalement à l’abri. En outre, cette baie comporte elle aussi une multitude de petites anfractuosités qui serviraient d’autant de chantiers navals ! La presqu’île, depuis son extrémité jusqu’au marais, mesure environ cinq kilomètres. Enfin l’idéal ! Pas d’histoires, il faut que ça marche.

— HI, je veux que ce marais soit sondé, il n’est pas possible qu’il n’existe pas un passage. Débrouille-toi pour qu’il soit franchissable à un endroit ou à un autre. Au besoin, construis une route sur pilotis, en bois. Regarde cela cette nuit, tu m’en rendras compte demain matin. Si tu vois une possibilité, envoie tous les robots là-bas, les robot-vahussis et tout ce qui n’est pas nécessaire ici. Mais que le passage soit discret surtout ! Que des bâtis de lancement de bateaux soient installés dans les petites criques, là, dans cette grande baie. Je veux aussi que l’on construise des maisons d’habitation en pierre et que l’on stocke dans des grands hangars près des chantiers, des troncs pour faire des mâts et des planches. Installe tout ce qui est nécessaire à la vie d’une petite ville et des chantiers navals avec des moyens de levage et de transport des troncs et des mâts, etc.

«… Bon ! Autre chose : je vais emmener les trois super-robots à Senoul ; ramène-les ici et… Ah ! j’allais oublier : tiens, voilà un val, la monnaie locale : fais-en une analyse et fabriques-en, disons, un million de pièces. Tu dois avoir repéré des gisements d’argent, je suppose ? »

— Oui.

— Alors trouve-m’en un assez isolé et mets-le en exploitation discrètement.

— Il y en a un assez riche à cent vingt-sept kilomètres de la presqu’île, dans les collines du sud-ouest.

— Parfait. Bon. Mets-toi déjà au travail avec notre stock ici, et donne-moi un millier de vais avant de partir. Je quitterai la Base une heure et demie avant la nuit. En attendant, je vais passer à l’injecteur hypnotique. Il faut que je connaisse les techniques du combat à mains nues. Emprunte aux banques de karaté et de judo que tu as composées sur ma documentation. Je veux être capable aussi bien d’attaquer que de me défendre.

— Ce sera prêt dans un quart d’heure.

— O.K. ! Fais-moi servir un verre dans mon appartement, en attendant.

 

*

 

La nuit dure, à cette époque, environ douze heures, de la vingt-quatrième à la sixième heure, sur cette planète aux jours de trente heures. Vers 22 h 30, le module lâche Cal et les trois robots, Salvo, Ripou et Bellem, chacun avec leur fourbi, à cinquante mètres du rivage qu’ils regagnent à la nage. Ce n’est encore que le printemps et même s’il est court et que l’hiver n’est pas méchant à cette latitude, le petit vent qui souffle en permanence tout au long de l’année glace Cal, maintenant que le soleil est bas sur l’horizon.

Le voyage a été plus court cette fois-ci, la mer était vide, au large. Il s’habille en frissonnant, suivi des robots qui portent les vais, et rejoint le char en faisant un détour par le nord. Sistaz et Lou sont déjà là. Le Vahussi a un sursaut en voyant les trois silhouettes qui encadrent Cal et bondit sur son arc.

— Du calme, mon vieux, crie Cal en levant la main, amusé, ce sont mes amis. Je te présente Salvo, le grand gars à gauche, Bellem le taciturne avec sa mine renfrognée habituelle et Ripou, l’heureux homme, perpétuellement heureux de vivre, comme tu peux le voir à son air satisfait.

On peut dire que HI a parfaitement réussi les super-robots qui ont tous des physionomies très différentes, Lou arborant une tranquillité et une bonté quasiment peintes sur son visage.

— Tu ne m’avais pas dit que tu avais des amis ici, gronde Sistaz le sourcil froncé.

— Ils ne devaient nous rejoindre que plus tard. mais tu vois, ils sont déjà là depuis cet après-midi. Est-ce que tu vas te décider à me faire confiance ou faudra-t-il te convaincre chaque fois que tu seras surpris ? Tu sais, ça risque d’arriver assez souvent avec moi !

Sistaz laisse peu à peu un sourire monter jusqu’à ses lèvres et lâche son arc.

— L’habitude, tu comprends. De toute manière, je n’avais aucune chance avec Lou derrière moi et tes trois amis prêts à tirer malgré leur allure tranquille…

Cal approuve de la tête et s’assied.

— Pendant que Ripou et Bellem nous préparent à manger, vous allez me raconter ce qui se passe en ville. Salvo, à tout hasard, prends donc la garde.

Les robots-humanoïdes acquiescent et se mettent au travail. Salvo prend son arc et s’éloigne sous les arbres.

— Alors, fait Cal, pas d’ennuis ?

— Non, la ville est calme, même les chantiers sont presque silencieux, commence le Vahussi. Quand j’étais gosse, les ouvriers faisaient tant de bruit qu’on était complètement assourdi et il paraît qu’avant c’était pire.

Effectivement, lors du premier séjour de Cal, lorsqu’il leur avait appris à fabriquer des voiliers de pêche d’abord, puis des bricks, les chantiers étaient pleins de rires et de cris. Les Vahussis avaient un sens de l’humour étonnamment développé, compte tenu de leur évolution balbutiante.

— Il y a beaucoup de choses en train, aux chantiers ?

— Un brick est pas loin du lancement et deux autres en sont à la coque.

— À propos, à qui ils appartiennent, ces chantiers ?

— Au Seigneur de Senoul, tiens !

— C’est un Vahussi ?

— Ben oui, enfin il vient de Porsa, quoi !

Pour Sistaz, Porsa est un pays vahussi, c’est une notion appréciable qui montre la tolérance d’un peuple ignorant le racisme. Pour les Vahussis d’ici, les Porsages sont également vahussis, mais d’une autre région, c’est tout. L’unification du continent, plus tard, dans un ou deux millénaires peut-être, se fera d’autant plus facilement. D’autant que tous parlent la même langue, à quelques mots idiomatiques et un accent près.

— Qu’as-tu vu ?

— Les rues sont tranquilles, aux marchés il n’y a pas beaucoup de gens.

— Des soldats ?

— Non, pas tellement. On a vu une patrouille.

— Dans les auberges que dit-on ?

— Il n’y avait pas grand monde dans les auberges non plus. Et c’est curieux, les hommes à qui j’ai payé à boire… À propos, il faut que je te rende ton argent…

— Non, laisse, garde-le, continue.

— Eh ben, ces gars, ils avaient l’air gêné.

— Ils t’ont dit qui ils étaient ?

— L’un était aux boules de farine et deux autres sont charpentiers aux chantiers.

Les boules de farine, c’est un peu la base de la nourriture. Ce sont de grosses boules vertes qui poussent dans des arbres du genre de l’arbre à pain des régions subtropicales terriennes. On trouve à l’intérieur une sorte de végétal qui, séché, devient une farine très fine au goût agréable. Les Vahussis l’employaient autrefois pour faire des galettes et, mélangée au lait de rulade, des gâteaux finalement assez bons.

— Mais enfin, ils t’ont bien parlé de quelque chose !

— De leur femme, de l’hiver qui a été plus froid que d’habitude, de trucs comme ça.

— Lou, as-tu l’impression qu’ils étaient sur leurs gardes ?

— Non, ils parlaient machinalement, sans y faire attention.

Cette fois, Cal commence à comprendre.

— Sans âme, murmure-t-il pour lui-même. Bon, et ta famille, Sistaz ?

— C’est bien ce que je pensais, mes sœurs n’ont été aimables que lorsque j’ai dit que je ne comptais pas habiter chez elles et qu’elles ont vu ma bourse. Leurs maris travaillent pour le Seigneur, aux entrepôts. Ils sont riches maintenant, et il y a de la nourriture en abondance chez eux, même de la viande ; ils ont des diss domestiques.

Bellem apporte à manger dans un plat et donne des écuelles de bois à Sistaz, Cal et Lou. Impossible de faire autrement, pour les robots. Ils sont censés être humains, donc manger. HI a prévu cela et les a effectivement dotés de mâchoires et d’une poche intérieure pour retenir aliments broyés et liquides. Dès qu’ils sont seuls, ils évacuent le contenu de la poche. Mais en dernier recours, ils ont encore la possibilité de désintégrer le tout à l’intérieur même de la poitrine. Le seul inconvénient, dans ce cas, c’est une élévation de la chaleur interne devant l’énergie produite qu’il faut disperser, évidemment.

Pendant que les trois hommes se mettent à manger une sorte de ratatouille de légumes, un diss finit de griller sur le feu. Cal, tout en mastiquant énergiquement, réfléchit. En fait, il aurait préféré une ville patrouillée sans cesse par des soldats. Cela aurait au moins indiqué que les prêtres craignaient une rébellion, alors qu’au contraire la tranquillité témoigne de la passivité des Vahussis. Ce sont ceux-là qu’il faudra réveiller un jour.

— Comment se déroule la vie à Senoul ? Quel est le jour de repos, par exemple ?

— Il n’y a pas de jour de repos ! répond Sistaz étonné.

— Tu veux dire que tout le monde travaille chaque jour ?

— Eh, bien sûr !

— Mais il doit bien y avoir des célébrations religieuses, non ? Le peuple doit être prié d’y assister, je suppose ?

— Ah, ça ! Tous les soirs vers la vingtième heure, on se réunit au Temple, ensemble avec un Délégué de Frahal : c’est souvent un étudiant en théologie qui a reçu des Hommes-de-Frahal le droit de faire des incantations et les accusations.

— Quelles accusations ?

— On doit s’accuser des fautes commises, au moins deux fois par mois, devant l’assemblée du soir, et un Délégué prononce la peine.

— C’est-à-dire ?

— La plupart du temps, une dizaine de coups de fouet, c’est tout.

Voilà donc l’explication de ces petits fouets aux manches travaillés que les prêtres rencontrés le matin portaient à la ceinture, à côté de l’épée.

— Et tout le monde y passe ? Femmes, vieillards et enfants ?

— À partir de huit ans, oui. Mais pour les enfants, souvent, les coups sont très doux.

Encore heureux !

— Mais sans jour de repos, comment est-ce qu’on se détend, ici, comment s’amuse-t-on ? Quand est-ce que l’on pratique les jeux, le football par exemple ?

Ça, c’est un peu l’enfant chéri de Cal. Il a instauré ce vieux jeu terrien au cours de son premier séjour. À l’époque les Vahussis, s’ils avaient de grandes qualités de cœur, étaient très individualistes, sans aucun sens de l’organisation. Pour leur en faire comprendre l’importance. Cal leur a enseigné le football et le rugby. À première vue cela paraissait assez puéril, mais l’obligation, pour marquer un but ou un essai, d’avoir recours aux membres de son équipe, provoque un processus de réflexion irréversible qui se retrouve dans la vie quotidienne.

Et effectivement, les résultats étaient déjà là au cours de la dernière des deux années que le Terrien avaient passées dans le village vahussi près de la mer intérieure. Il ne s’était pas mêlé, délibérément, de l’organisation du travail du premier chantier naval, et les Vahussis eux-mêmes avaient désigné des chefs d’équipe et organisé le travail collectif. Et les deux jeux avaient un succès fou auprès de la population. Les équipes comprenaient d’ailleurs indifféremment des hommes et des femmes. Celles-ci occupaient souvent les postes de trois-quarts, au rugby, grâce à leur rapidité.

Sistaz a l’air très surpris.

— Mais il y a au moins cent ans que les jeux sont interdits !

Cal reste silencieux, découragé, quand soudain il se redresse, l’œil illuminé d’une petite flamme. Puis il éclate de rire.

— Je tiens peut-être une idée. Bon sang, ça va peut-être marcher… Sistaz, est-ce qu’il y a une plage à proximité de la ville ?

— Oui, juste à côté des chantiers !

— Bien, très bien. Et ce Temple, il n’est pas isolé, je veux dire qu’il n’y a pas une place devant pour se rassembler ?

— Si, bien sûr !

Un rire silencieux agite Cal.

— Voilà ce qu’on va faire. Cette nuit, Salvo, Lou et Bellem vont aller en ville. Sur la plage, ils vont installer des buts de football et les limites du terrain. Ils vont marquer le sol, comme si une partie avait eu lieu. Et derrière chaque but, ils mettront un tableau pour le score, avec le nom des équipes…Par exemple, les « Joyeux Délégués de Senoul » d’un côté et les « Gros Hommes-de-Frahal » de l’autre. Et les premiers seront vainqueurs, disons par 3 à 1 ! Ensuite, ils installeront un terrain de rugby devant le temple avec pour équipes… tiens ! les « Diss volants du Seigneur » vainqueurs des « Soldats Pétulants » par 12 à 3…

Sistaz part d’un énorme éclat de rire.

— Mais… mais tout le monde va rigoler !

— C’est exactement ce que je veux. Les Vahussis ont le sens de l’humour, c’est comme ça qu’on va les réveiller. Mais ce n’est pas tout. Parle-moi du Seigneur de Senoul, des prêtres, des notables ; ils doivent bien avoir des travers, des habitudes quelconques ? On va peindre des inscriptions sur les murs pour se payer leur tête. Chaque fois ensuite qu’un Vahussi pensera au personnage en question, il ne pourra plus le prendre tout à fait au sérieux.

Du coup Sistaz ne dit plus rien. Soufflé le bonhomme !

— Et tu crois que ça fera quelque chose ? Contre les prêtres ? Je veux dire pour les faire partir ?

— La population n’est pas prisonnière, n’est-ce pas ? Si des gens veulent s’en aller, ils le peuvent, non ?

— Quand même, oui.

— Ce que je veux, c’est vider Senoul des ouvriers du chantier, des commerçants, d’une bonne partie de la population, pour ne laisser sur place que les partisans des prêtres, trop peu nombreux pour faire marcher la cité. De deux choses l’une : ou bien les Hommes-de-Frahal se trouveront seuls en face d’une ville vide et ils seront vaincus sans avoir combattu ; ou ils voudront forcer les gens à revenir et ce sera le combat, mais dans un lieu que nous choisirons nous-mêmes, et pas leur territoire habituel. Ensuite, l’exemple de Senoul sera contagieux pour toutes les villes. Il y aura des batailles, certes, mais nous gagnerons, tu peux me croire !

— Je te crois, fait Sistaz d’une voix grave, jamais je n’ai été aussi sûr de quelque chose.