CHAPITRE XII

 

 

 

 

Par vent travers, la voile bordée serrée, le char avance rapidement malgré son chargement. Cal a voulu emporter des vivres, afin d’avoir le moins possible à chasser. Il a donc disposé des sacs de semoule et deux outres en peau au milieu du plancher, dans l’habitacle à ciel ouvert qu’il a bâti. Il a aussi emporté un lot de rechange de cordes et de voiles, et même une roue. Son arc est posé près de lui, à côté de la lance. Arrimé solidement, mais l’ouverture accessible, un autre sac contient les jumelles, le laser, la torche, la boussole et les cartes. La hache et le couteau sont à sa ceinture, la gourde à côté.

Le char, qui pourrait emmener trois ou quatre personnes, est assez long et la voile se gonfle bien. Il y a maintenant onze jours qu’il a quitté le village où personne n’a prêté grande attention à son départ. Un Vahussi doit faire un voyage dans sa vie, c’est de bon ton, et le sien a même tardé à venir ! L’enthousiasme peut-être, on a oublié qu’il était à l’origine des nouveautés et Cal en est ravi.

Il ne veut surtout pas que la légende parle d’un homme, cela déboucherait sur un culte ou une religion. Or les Vahussis n’en ont absolument pas besoin. Ils ont une morale à eux – curieuse peut-être pour un Terrien – mais qui a l’immense avantage d’être vague et de laisser à chacun le soin de diriger sa conduite. Une seule règle : respecter les autres. Au fond, il n’y a pas besoin d’en créer d’autres : tout est dans celle-ci.

Le char traverse une plaine qui s’étend à perte de vue. Coinçant la barre qui commande la roue arrière. Cal se penche, sort une cale et la boussole. Le char va au cap 171 et la position actuelle se situe aux deux tiers du chemin. Il y a une sorte de désert après cette plaine de 120 kilomètres. Il devrait arriver au désert en fin de journée. Il y a une petite rivière dans pas longtemps et il décide d’y remplir sa gourde et les deux de réserve. Malgré l’herbe épaisse, les roues sautent sur le sol et le char est assez secoué. Finalement, l’étape du soir est la bienvenue. Cal range la carte et la boussole et reprend la barre, surveillant la plaine. Un peu plus tard, il croise un troupeau de chèvres qui détalent, effrayées.

 

*

 

La rivière. Doucement, Cal choque un peu la voile, donnant assez de mou pour qu’elle se vide peu à peu et le char ralentit. Empoignant l’arc, il se redresse sur les genoux, méfiant. Dans les mêmes circonstances, il est tombé sur un troupeau d’antilopes-léopards, il y a deux jours, et n’a eu que le temps de sauter à bord du char et de s’enfuir.

Effectivement, voilà une antilope-léopard. Ses cornes émergent d’un buisson épais. Sans attendre, Cal stoppe le char, vise soigneusement juste au-dessous du menton et la flèche vole, venant traverser le cou de la bête. Elle pousse un cri, mi-hennissement, mi-brame, et les branches s’agitent. Puis, plus rien. Cal place le char, roue bloquée, de manière à partir rapidement en le remettant dans l’axe et se dirige doucement vers le buisson. L’antilope est couchée sur le flanc, agonisante. Il revient chercher la lance et, à distance, achève la bête. Depuis l’épisode du village, il déteste plus encore les antilopes-léopards. Bon, ça va fournir une bonne grillade pour ce soir. Finalement, il décide d’enlever la peau. C’est toujours un cadeau de grand prix et il aura peut-être l’occasion d’en faire.

Une heure plus tard, il a rangé les 10 kilos de viande prélevés, et roulé la peau à l’avant.

 

*

 

Il lui faut deux jours pour arriver au bout du désert. Le sol, rocailleux, n’a pas permis de rouler bien vite, et il a décidé, au retour, de contourner cette zone. Mieux vaut s’allonger plutôt que de risquer de casser quelque chose et se retrouver bloqué en plein désert.

Au cours de la dernière journée, il a aperçu la chaîne des montagnes, dans la brume de chaleur. Elles ne semblent pas tellement hautes, enfin pour cette planète, mais elles ont un aspect rébarbatif. Des blocs massifs. Au-delà du désert, une nouvelle plaine s’étend, légèrement vallonnée, et il entreprend de suivre les lignes de crête pour bénéficier du vent. Il arrive enfin au pied de la chaîne. Il n’est pas très tard ; il doit rester encore deux à trois heures de jour, mais il préfère s’arrêter pour décider de la suite.

Installant son camp sur une hauteur, il affale la voile du char et le décharge de ce dont il a besoin, puis il coupe du bois avec sa hache. Il en faut une bonne quantité pour alimenter toute la nuit les trois feux. C’est une technique qui consiste à s’entourer de feux pour dormir. Lui a décidé, au début du voyage, d’en faire trois en triangle. Il fait beaucoup de braises avant de dormir et y jette de gros morceaux de bois. En général, cela suffit jusqu’au matin. Mais de toute manière, il se lève toujours une ou deux fois durant la nuit et en profite pour rajouter du bois. Il prépare rapidement les feux et met à cuire son repas du soir. Après quoi, il sort la carte, les jumelles et la boussole, et s’assied face aux montagnes. Il s’agit de trouver celle-où-il-ne-faut-pas-aller !

D’après Ripou, on la voit facilement. Mais comment ? Il n’a pas été capable de le préciser. Il savait seulement qu’elle était juste à côté de celle-où-on-a-envie-d’aller ! Belle précision ! Longtemps, Cal reste là à observer la chaîne à la jumelle tout en consultant la carte. D’après celle-ci, une seule vallée permet de pénétrer au cœur du massif. Elle est orientée nord-ouest sud-est et on ne peut en voir l’entrée d’ici. Elle est plus loin à l’ouest.

Demain, il faudra longer la chaîne vers l’ouest, au moins jusqu’à cette vallée. Il se lève et va s’occuper du repas. La nuit tombe alors qu’il est en train de manger et il alimente davantage les feux. S’il faisait moins chaud, ça irait tout à fait, mais dans cette région, la température est élevée et les feux n’arrangent rien.

Ce soir-là. Cal a de la peine à s’endormir, se demandant ce qu’il est venu faire ici. Alors que ça lui arrive de moins en moins souvent, il songe à Giuse. Où est-il ? Est-il encore vivant ? Il se sent las, déprimé, et le sommeil ne veut pas venir.

 

*

 

Levé dès l’apparition du soleil, il fait rapidement ses préparatifs et se met en route. La nuit n’a pas été bonne, il a rêvé à la Terre, voyant l’éclatement de la planète sous l’impact des fusées antimatières. Deux heures plus tard, il arrive à l’entrée de la vallée. La brise était bonne ce matin et il roulait, la voile à 90° en vent arrière, l’allure la moins fatigante et la plus rapide sur ce char.

Elle s’ouvre largement mais rétrécit beaucoup au bout de quelques kilomètres. Cal balaie les sommets avec ses jumelles et s’arrête sur une pente herbeuse, douce. Des conifères poussant çà et là et un torrent ondule joliment à travers les sous-bois. « Voilà un coin magnifique » songe-t-il et il va reposer ses jumelles lorsqu’il se fige : la montagne-où-on-a-envie-d’aller ! Attentif, il ramène les jumelles sur les sommets proches, sans rien percevoir de particulier. Il range les jumelles, borde la voile et le char démarre vers une petite pente douce descendant vers la vallée. Rapidement il vérifie qu’il n’y a aucun obstacle et laisse le char prendre de la vitesse. Il débouche ainsi dans la vallée à plus de 80 km/h et braque à gauche.

Dans la vallée, le vent a des tourbillons et le contrôle de la voile est délicat avec les sautes dues au relief. Il passe la convergence d’une autre vallée, très étroite, venant de gauche, et tout de suite les choses changent. Sous un effet de venturi, il débouche de la petite vallée étroite un vent violent qui fait accélérer brutalement le char. Le Terrien, à moitié éjecté par la puissance du démarrage, lâche l’écoute de la grand-voile qui part vers l’avant, retenue à 90° par les haubans. Jurant sourdement. Cal se penche à l’extérieur pour aller saisir l’écoute qui traîne à terre. Laissée libre, la roue arrière directrice change de direction selon les inégalités du sol et il a toutes les peines du monde à rester à bord, d’autant que le char file à toute vitesse.

Il réussit enfin à saisir l’écoute et revient prendre la barre pour contrôler la course de l’engin qui se dirigeait droit vers un rocher noirâtre. Le char le frôle à toute vitesse, pendant que Cal réalise en un éclair.

La vallée ne mesure plus que 300 mètres de large et le vent pousse le char à près de 70 km/h, forçant Cal à décrire des zigzags pour surveiller le sol devant.

Le vent forcit au fur et à mesure que la vallée se rétrécit, et maintenant le char est animé de folie, filant à une vitesse jamais atteinte. Cramponné à la barre de direction, Cal tente désespérément de trouver une solution pour arrêter la machine, mais elle semble accélérer de minute en minute. Il est impossible de continuer les courbes à droite et à gauche.

Un énorme bloc de rocher droit devant. Il se couche sur la barre pour forcer le char à obliquer à droite. La direction est terriblement dure, mais ça passe. Cette fois, c’est la catastrophe, il n’y a plus rien à tenter pour arrêter le char et il va sauter au sol lorsqu’il aperçoit sur la droite une pente herbeuse montant le long de la montagne. C’est une manœuvre dangereuse, car le vent venant de l’arrière gauche et la voile étant par conséquent à droite, il risque de voir passer la baume à toute vitesse. Mais il n’y a pas le choix ! Il tire la barre à lui et le char oblique, commençant à pencher sur la droite. Il faudrait lâcher encore un peu l’écoute pour libérer davantage la voile, mais quand elle va changer de côté, elle risque de briser les haubans à gauche. Cal rejette le corps en arrière pour faire contrepoids, sans quitter des yeux la pente. La voilà. Le char s’y engage au moment où la baume change de côté. Cal tire l’écoute désespérément pour gagner ce qu’il peut, et se cramponne. Une secousse terrible dans le bras. La voile n’a pas touché les haubans. Il ne manque pas grand-chose, mais il n’y a pas eu de choc. En revanche, le char qui avait ralenti en bas de la pente semble avoir repris de la vitesse. Incroyable ! Le sol monte mais le char continue à grimper à plus de 80 km/h ! Cette fois. Cal braque droit vers le sommet, suivant la ligne de plus grande pente et, enfin, la vitesse tombe.

Sur son élan, le char est monté tout en haut de la pente, à plusieurs centaines de mètres de la vallée. Cal arrête la machine, affale la voile, bloque les roues et descend. Son corps est raide, tant il a été crispé. Des yeux, il parcourt le trajet suivi et hoche la tête, incrédule. En tout cas, pour le retour, il faudra tirer un bon nombre de bords… et il n’est pas sorti tout de suite de la vallée !

Revenant à sa position, il va chercher son matériel pour tâcher de se situer. Puis, avec les jumelles, il fait un tour d’horizon. La montagne-où-l’on-a-envie-d’aller est de l’autre côté de la vallée, à l’est. Il fait demi-tour sur lui-même pour examiner ce flanc-ci. Au-dessus de lui s’étend une forêt et, au-delà, commence la rocaille. Sur la gauche, des coulées de lave ont laissé de longues bandes lisses, noirâtres, et plus loin il… Rapidement, Cal revient en arrière. De la lave, ici ? Sans le moindre volcan ? Et une lave n’a jamais eu cette couleur ! D’un seul coup il sait qu’il est bien sur la montagne-où-il-ne-faut-pas-aller. Et sa curiosité est éveillée. Il n’est pas géologue, mais il y a là quelque chose qui l’étonne. Il revient au char, le fixe de son mieux et prend son arc, la gourde, le carquois et le sac contenant ses trésors terriens, laser, torche, cartes, etc.

Une heure plus tard, il a traversé la forêt. Depuis un moment, une idée trotte dans sa tête sans qu’il puisse la préciser. C’est une gêne qui l’énerve comme autrefois, lorsqu’il était sur le point de trouver la solution qu’un client attendait de lui.

Il s’arrête pour jeter un œil, à l’aide des jumelles. L’objectif passe sur un col dont l’un des côtés comprend une paroi et une énorme protubérance ronde, remonte à l’autre bout vers le sommet et… revient en arrière fixer la protubérance. Voici bien quelque chose d’extraordinaire. La nature est fantaisiste, bien sûr, mais comment a-t-elle pu donner cette forme si lisse et si régulière à ce bloc immense ? Il remet le sac sur son épaule et se met en route.

Il lui faut presque une heure pour arriver enfin au pied du rocher ; il s’arrête. Le bloc, beaucoup moins lisse vu d’ici, est encastré dans la paroi par son diamètre vertical en une demi-sphère dont la base est à 2 mètres du sol. Il est immense, mesurant facilement 30 mètres de diamètre. Cal en fait le tour sans rien remarquer.

« Pourtant il y a quelque chose », songe-t-il en reculant pour avoir une vue d’ensemble. Il s’assied et boit une longue rasade à sa gourde.

Rien. Il ne remarque rien, et pourtant il est sûr maintenant qu’il y a là quelque chose d’anormal. En bas de la demi-sphère, des sortes de gouttes granitiques sont figées. Elles ont une couleur sombre comme le rocher en bas qu’il a failli… Bon Dieu ! voilà ce qui lui trottait dans le crâne depuis tout à l’heure. Le rocher de la vallée avait exactement la couleur de la roche qu’il a vitrifiée au laser dans la grotte ! Et ici aussi la sphère de granit semble avoir fondu !

Cette fois. Cal est pris d’une excitation qui fait trembler ses mains. Il sort le laser et la torche qu’il passe à sa ceinture et avance vers la sphère.

A 10 mètres, il s’arrête et branche la demi-charge du laser qu’il lève d’un geste lent. Brusquement, le fait de serrer la poignée de l’instrument, peut-être, il a repris son calme. Il décide de faire une entaille dans le bloc et sa main décrit une courbe rapide dans l’air. Quelques débris de granit tombent, c’est tout ! Ce n’est pas possible, le laser ne fonctionne plus ! Il le braque vers le sol où le rayon invisible entame immédiatement la roche… Il approche alors du bloc et, l’œil rond, cherche une trace. En vain. Rien. Il recule à nouveau et recommence d’un geste si vaste qu’il se termine en direction de la paroi. Elle non plus ne réagit pas, laissant seulement tomber quelques petits débris de roche. Cal en ramasse un morceau pour l’examiner. C’est bien du granit, et en tout cas une matière exactement semblable à celle qu’il a creusée pour faire la grotte. Et le laser ne peut pas la traverser ? C’est impensable ! Aucune matière ne résiste au rayon !

Cal braque à nouveau son instrument, longeant la paroi, presse la détente tous les trois pas, essayant de mesurer ainsi en quelque sorte la partie inattaquable. Il arrive de l’autre côté du col, après avoir parcouru une cinquantaine de mètres. La pente descend très fort, sur ce versant, et la paroi s’achève brusquement sur un éboulis.

 

*

 

Cela fait plus de six heures qu’il est là à essayer d’entamer la roche. Il a découvert, sur le versant nord du col, du côté où son char est immobilisé, que la roche devient tendre, ce qui est une façon de parler, une quarantaine de mètres avant la demi-sphère, et il y a taillé des petites marches pour grimper au sommet de la paroi. Mais là-haut, il s’est heurté au même problème.

Il est fatigué, affamé, mais ne peut pas renoncer. Il a entamé une demi-charge de laser et il serait trop absurde qu’elle soit fichue pour rien. Alors il se contente de boire et reprend ses recherches. Assis sur un rocher au point le plus haut du col, il réfléchit. Il a cherché au-dessus, au nord, de face, en vain. Finalement, il reste le versant sud… et le dessous ! C’est cela qui lui donne l’idée. L’éboulis comporte des blocs en équilibre. Marchant prudemment en haut de la pente, il se glisse jusqu’à la roche supérieure. Un coup de laser et, coupée en deux, elle commence à rouler vers la vallée. Réconforté par ce succès. Cal poursuit sa tâche, réfléchissant avant d’attaquer chaque bloc.

Un énorme rocher bascule et dévoile soudain un trou à la base de la paroi ! Cal descend tout de suite. L’excavation semble profonde et il allume la torche. Le rayon dévoile un coude à droite, au bout de 3 à 4 mètres. D’après cette orientation, le couloir, s’il continue, se dirige vers la région inattaquable au laser. L’entrée mesure un peu moins de 2 mètres de haut et il se baisse pour y pénétrer. Les parois et le sol sont secs, aucune trace d’animaux non plus. Il avance jusqu’au coude. Le couloir continue, en remontant apparemment et il décide de continuer. Si cela dure encore longtemps, il y aura peut-être un problème d’air. Aussi, il décide de marcher à pas lents et de surveiller sa respiration. Il parcourt ainsi quelques mètres. Le couloir continue tout droit et il entreprend de compter ses pas afin de savoir jusqu’où il pourra pénétrer dans le rocher.

Au soixante-dix-huitième pas, il entre dans une sorte de salle de plusieurs mètres de côté. Là, plus d’issue. Réglant le laser sur un faisceau de 20 centimètres de long, il entreprend de sonder les murs en creusant des petits cônes. Le mur de droite se laisse tout de suite entamer. Il continue ses sondages tous les 2 mètres, et un peu avant le mur du fond, brusquement ça ne marche plus ! Sélectionnant le faisceau de dispersion minimum, il approche le laser à 10 centimètres du mur et tente de faire fondre la roche. Elle rougit, bleuit et quelques gouttes coulent, mais c’est tout. Il recule un peu pour avoir une vue d’ensemble lorsqu’une somnolence brutale le saisit. Il a le temps de penser en une fraction de seconde que quelqu’un l’endort et qu’il avait raison, il y a là quelque chose d’anormal… et s’effondre…