CHAPITRE VII

 

CAL

 

 

Cela fait deux mois que je vis avec les Vahussis ; c’est le nom de cette race. Un peuple étonnant, d’ailleurs. On pourrait presque dire les intellectuels de cette planète, de ce continent en tout cas, puisque je ne connais pas les autres. Mentalement, ils sont évolués, c’est-à-dire qu’ils ont l’esprit ouvert, mais cet avantage est très atténué par une caractéristique l’individualisme. Bien sûr, c’est aussi une énorme qualité, dans la mesure où je ne m’imaginais pas une population aussi libre. Chacun ici fait ce qui lui plaît, il y a une espèce de respect de l’autre – ou d’indifférence, je n’ai jamais très bien compris – qui fait qu’il n’y a pas de tâches revenant à l’homme ou à la femme, pas de règles strictes ; chacun est libre. Et personne n’a pu me renseigner sur les origines de cette façon de vivre qui ne me paraît pas tellement naturelle, mais je raisonne là en Terrien. En tout cas, les Vahussis vivent ainsi depuis une éternité. L’envers de cette médaille, c’est que cet individualisme les a empêchés de s’organiser et donc de progresser. Ils vivent toujours de la même manière.

Ils aiment les belles histoires et passent des soirées à écouter des conteurs. Lesquels conteurs sont souvent les auteurs de ces histoires, d’ailleurs ! Je pensais au début qu’ils en étaient à la phase initiale de l’évolution, la cellule familiale. Pas du tout, ils vivent par affinité de groupe. Que deux ou trois personnes aient plaisir à se voir, et ils se construisent une habitation pour vivre ensemble. Et si un jour, ça ne leur convient plus, ils se séparent bons amis. Pas de mariage non plus : si un couple se plaît, il peut s’installer ou ne pas s’installer, ce qui ne change rien au fait qu’ils font l’amour. Ainsi il est fréquent qu’un homme et une femme vivant dans le même bungalow avec leurs enfants aient, au bout d’un certain temps, une liaison chacun de leur côté. Tout le monde trouve ça normal. Et si la femme, par exemple, se trouve bien comme ça, la situation peut s’éterniser. Au contraire, si son nouvel amour lui convient davantage, ce qui est le cas le plus fréquent, elle déménage avec armes, bagages et enfants pour aller s’installer chez le monsieur, lequel peut déjà être en ménage de son côté. Personne ne s’en froisse, surtout pas l’ancienne « épouse » ! En fait, la situation la plus classique est celle de la séparation après plusieurs mois, ou années, de vie commune, pour vivre avec quelqu’un d’autre, ou même seul. L’unique coutume concerne les enfants que leur mère emmène toujours avec elle. Si bien que les gosses ont un père-créateur et plusieurs pères-éducateurs dans leur vie. Ça ne les traumatise absolument pas puisqu’ils peuvent s’attacher davantage à celui qui leur convient le mieux.

À dire vrai, je ne connais aucun couple vivant ensemble depuis plus de trois ans ! La première conséquence en est le bonheur. Ça paraît absurde, mais ces gens sont heureux parce qu’ils ne se refoulent jamais. Si une femme plaît à un homme quelconque, il le lui fait comprendre et elle agit comme elle entend. Si elle est troublée, peut-être est-ce que ce sera une aventure d’une journée. Si c’est plus fort, ils en viendront à vivre ensemble. Rien n’est obligatoire. Ainsi je pensais avoir été accueilli par la famille de Louro. En effet, la maîtresse de maison est bien sa mère, Sospal, mais le vieillard est un ami qui n’a même pas été son amant ou son mari, comme on veut. Quant aux trois jeunes femmes, l’une est une amie de Sospal, une autre est, ou enfin a été, la femme de Louro et la troisième est la sœur de celle-ci… Tout de même étonnant, non ? Les enfants appartiennent aux trois. Il doit y avoir quelques homosexuels de temps à autre ; c’est un mot qui n’existe pas dans leur langue, car ils sont très simples. Ce qui s’en approche est amitié, et il n’y a pas d’ « amitiés particulières ». Seulement des amitiés. Mais comme des tas d’hommes et de femmes vivent ensemble avec naturel, si des couples homosexuels existent, personne n’a de raison de les remarquer. La mise à l’index que l’on connaissait sur Terre ne peut donc pas exister ici. Chacun mène sa vie comme il l’entend.

J’avoue avoir été choqué au début par ces mœurs, mais à voir vivre les Vahussis, je me suis aperçu qu’ils avaient simplement effacé les contraintes et l’hypocrisie. On s’aime ? On vit ensemble. On aime quelqu’un d’autre ? On vit avec lui. On ne s’entend plus avec l’autre ? On vit seul. On aime bien faire l’amour avec l’autre, mais la vie commune est impossible ? On s’installe ailleurs pour ne se retrouver que dans les moments amoureux. Tout cela est tellement ancré dans les mœurs que les individus, « abandonnés » comme nous dirions sur Terre, n’ont pas plus de peine ou de ressentiment que le Terrien qui perdait un emploi, par exemple. Première conséquence : pas de mariage, donc pas de divorce douloureux et pas de crime passionnel. Quant aux enfants, ils ne sont pas foule, comme on pourrait le croire. J’ai l’impression que les femmes se connaissent très bien et se contrôlent facilement. Tout le monde respecte les enfants. Dame, votre fils peut être élevé par un autre, alors soyez gentil avec un petit garçon comme vous souhaitez qu’on le soit avec votre fiston…

Curiosité du système : si vous invitez quelqu’un à venir passer la soirée, ce qui est fréquent, vous ne savez jamais avec qui il viendra. Mais le conjoint du moment sera toujours bien accueilli. Si bien que si vous voulez avoir un couple, pour être sûr, il faut inviter personnellement l’homme et la femme… et quatre personnes peuvent très bien débarquer !

Mais la grande liberté des Vahussis n’est possible que grâce à la facilité de vie ici. Les arbres à gros fruits jaunes procurent une semoule – ils sont nettement meilleurs que le fruit de notre arbre à pain terrien – dont ils font une sorte de couscous ou, en l’écrasant, une farine. Le lac fourmille de poissons qu’ils pèchent à la main. Ils se mettent en ligne à quatre ou cinq et avancent vers la plage en faisant bouillonner l’eau. Les poissons sont ainsi repoussés en eau peu profonde. Il n’y a plus qu’à les ramasser. Pour la viande, ils mangent essentiellement celle de cette espèce de chèvres que j’avais remarquées à la grotte. Ils en font des élevages gardés par les enfants, dont c’est un peu le bien. Ils en tirent du lait, un fromage mou, de la laine qu’ils savent encore mal utiliser, et la viande.

Leur tissu vient d’une plante qui produit une sorte de fil, très long, qu’ils attachent bout à bout pour tisser grossièrement. Les couleurs sont fournies par le mélange du jus de certains fruits et de terre. La gamme est d’ailleurs faible : des rouges, des bruns et des violets. D’un village de l’ouest, ils obtiennent des objets de métal, essentiellement une fonte assez grossière qu’ils utilisent pour les couteaux, les haches et les pointes de lance. Leurs lances sont très courtes, 1,50 m, et ils n’ont pas encore appris à les lancer. Ils ne sont d’ailleurs pas belliqueux du tout, pas lâches non plus – je l’ai vu avec Louro – mais le combat leur est étranger. Ils ne savent pas ce qu’il faut faire. Tant mieux ! D’après ce que j’ai appris, les Vahussis vivent en village d’une centaine de personnes, dans toute la région qui s’étend, des rives du lac immense, à plusieurs centaines de kilomètres à l’est et à l’ouest. Curieusement, alors qu’ils vivent près du lac, ils en sont encore au radeau et à la perche. En fait, cette race stagne depuis longtemps. C’est pourquoi ma pirogue leur a causé une telle impression.

Le lendemain de mon arrivée, après le combat avec les antilopes-léopards qui m’a fait intégrer véritablement à la population, alors que je n’en étais encore que l’hôte, j’ai encore eu un coup dur. Meztiyano n’était plus là ! Je l’ai cherchée toute la matinée, en vain. Le moral à zéro, me sentant isolé, j’ai rencontré la jeune femme qui avait défié Mez, la veille au soir, lors de l’épisode de la jarre d’eau. Elle allait pêcher avec deux ou trois autres indigènes et je l’ai suivie pour m’occuper. Elle a été très gentille, car mon désespoir devait se lire sur mon visage… D’elle-même, elle m’a dit le nom d’un poisson que je venais d’attraper et je l’ai répété, à sa grande joie, ajoutant les quelques mots que j’avais appris. Elle a compris ce que je faisais et m’a servi d’institutrice. Les jours suivants, mon vocabulaire s’est enrichi et nous sommes devenus très copains, Tsoura et moi. C’est grâce à elle si j’ai appris la langue des Vahussis.

Une langue simple, en vérité. Le vocabulaire de base ne doit pas dépasser six à sept cents mots. Mais on peut établir des quantités de nuances, en fabriquant à volonté des mots composés. J’ai vite pigé le système et, après des débuts laborieux, j’ai été capable de me faire comprendre et d’interpréter les réponses. Bien sûr, ce fut aussitôt des monceaux de questions, parfois gênantes. Je m’en tirais en faisant mine de ne pas comprendre. Ça m’a permis de gagner du temps et de bâtir une petite fable : Je viens de très loin au sud, des rives de la mer, un très grand lac. En somme je suis un grand voyageur et j’ai appris quantité de choses des villages visités. Ça va me permettre de leur apporter des connaissances sans qu’ils en soient étonnés.

Je crois bien que j’étais tombé très amoureux de Mez et son départ m’en a fait baver. Mais je me suis forcé à ne jamais poser de question. Je pense que je suis vexé de son départ ! Je ne l’ai pas oubliée, loin de là, mais je m’efforce de ne pas y penser. Je suis resté dans le bungalow de Louro qui m’avait accueilli, et sauvé la vie aussi ! Et tout le monde a trouvé ça normal. On ne s’étonne pas non plus de mon célibat. Tsoura m’a fait comprendre avec beaucoup de tact – la délicatesse de ces gens me stupéfie toujours – que je lui plaisais. Elle est mignonne, mais je suis comme un gosse à qui on a refusé quelque chose et qui fait la tête, n’acceptant plus rien. Tsoura l’a compris. Elle a été un peu triste deux jours, puis son sourire est revenu et nous sommes devenus une bonne paire de copains. Car, c’est étrange, il n’y a aucune différence entre les hommes et les femmes, ici. Indifféremment, ils s’occupent de chasse, de pêche parfois et même des travaux intérieurs. J’imagine que cela vient de ce que la force des hommes n’est pas nécessaire pour vivre dans ce petit paradis. Alors ils n’ont jamais eu l’occasion d’établir une quelconque domination. D’où une égalité totale qui fait qu’un homme et une femme peuvent avoir des relations d’amitié le plus simplement du monde. Ce qui n’empêche pas qu’ils puissent aussi avoir envie l’un de l’autre un jour, auquel cas ils se le disent. Et si chacun est d’accord, ils s’aiment puis redeviennent copains. Tout cela est fait gentiment, en respectant la vie de l’autre.

Depuis plus de quinze jours, je pratique parfaitement la langue Vahussie et j’ai même remporté un bon succès de conteur, l’autre soir. Je m’étais rendu compte qu’ils avaient un sens de l’humour très vif, un mélange des humours saxon et français de notre vieille Europe. Alors, dans l’après-midi, je me suis souvenu de vieilles histoires dont j’ai modifié le contexte pour éviter des révélations, et le soir j’ai pris la parole. Tout le monde se tordait. Ce fut vraiment une belle soirée. Du coup, deux ou trois jolies filles m’ont beaucoup entouré. Les femmes, terriennes ou Vahussies…

Je vais m’attaquer maintenant à mon plan. J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et mis au point un processus qui devrait faire considérablement progresser leur évolution en quelques années. Bien sûr, je me suis demandé si j’avais le droit de donner un coup de pouce à l’évolution humaine ici. Sur Terre, la théorie générale était qu’il ne fallait pas intervenir au risque de causer des troubles profonds. Seulement à voir ce que ça a donné chez nous, chaque invention étant utilisée de la pire façon, je ne suis plus convaincu du tout. C’est pourquoi j’ai décidé de donner ce coup de pouce afin de contrôler l’utilisation que l’on fera de chaque nouveauté. Il y a une quantité de choses à faire. Tempérer l’individualisme par une notion de collectivité, par exemple. Là encore, j’ai beaucoup réfléchi et je pense que l’on peut apprendre à agir en fonction des autres, sans pour autant être esclave des autres.

Les Vahussis ont un sens naturel du jeu. Rien ne les amuse plus que de courir après un faux lièvre, un diss comme ils l’appellent. Mais chacun agit pour soi, dans une mêlée incroyable. Je vais leur apprendre à jouer à de vieux jeux terriens : le football et le rugby. Oui, je sais, cela paraît idiot ! Mais la notion d’équipe leur est inconnue. Jamais un joueur Vahussi ne serait capable de marquer un essai ou un but, parce qu’il voudrait le faire seul. Seul contre 29 ou 21 adversaires et partenaires, ce serait forcément un échec. En revanche, en jouant avec ses équipiers, il sera capable de marquer et cette idée devrait les séduire. En outre, ces jeux débouchent sur les notions d’entraide, de respect de l’effort, de respect de l’adversaire – et non de l’ennemi – de tolérance aussi. La tolérance, ils connaissent déjà, mais un exemple différent leur serait utile ; parce que pour l’instant, elle est non réfléchie, instinctive. Or, il me paraît nécessaire qu’ils réfléchissent.

Pour arriver à cela, j’ai confectionné avec Tsoura deux ballons de peau. Un sacré boulot, jusqu’à ce que je me souvienne de l’arbre résineux. La résine a un pouvoir collant extraordinaire dont les Vahussis ne se servent pas. Ils n’en ont pas eu besoin jusqu’ici. C’est le ballon de rugby qui nous a donné le plus de mal ! On y est finalement arrivé avec des estomacs séchés de chèvres. Gonflé à l’aide d’un roseau creux et bouché avec de la résine, cela a donné une vessie acceptable. On a ensuite recouvert le tout de morceaux de peau collés sur la vessie. Tsoura n’y a rien compris jusqu’à ce que, le ballon de football terminé, je le fasse rebondir. Sa tête !…

J’ai l’intention de proposer le football demain, sur la plage. Je vais prendre cinq gars avec moi, et je vais leur demander, comme un service, de faire certaines manœuvres simples. Puis je composerai deux autres équipes et je les ferai jouer. Je suis sûr qu’ils ne marqueront aucun but. Après, je ferai revenir mes cinq bonshommes et on refera une partie contre l’une des deux autres équipes. Cette fois, on inscrira des buts, grâce à mes petites combinaisons ! Je sais que cette démonstration les marquera.

Je ferai la même chose pour le rugby, par la suite.

J’ai aussi l’intention d’inventer une écriture. Là encore, j’ai beaucoup réfléchi : il est tout simple de montrer la décomposition syllabique d’un mot, c’est-à-dire phonétique. Tenez, un exemple : pho-né-ti-que, cela peut faire fo-ne-tik. En supprimant les lettres C, H, Q, W, X, et Y, on peut parfaitement écrire phonétiquement n’importe quel mot : on-pe-parfai-te-man-e-krir, etc. Il y a juste vingt lettres à comprendre et quelques sons particuliers comme on, an, ai, etc. le vais commencer avec Tsoura, qui me semble avoir un esprit curieux et qui réfléchit pas mal, et l’un de ses fils d’une dizaine d’années. J’ai aussi bien d’autres projets. Ils savent compter par exemple, mais jusqu’à 10 ; le nombre des doigts… Là aussi, il y a à faire.

Dans les jours à venir, je vais retourner en pirogue à la grotte chercher une grande partie de mes affaires. Je pense que je pourrai charger les caisses dans les deux pirogues. J’ai trouvé une bonne cachette à trois heures de marche d’ici, dans un éboulis rocheux, près du lac, une petite grotte naturelle, elle. Et je préfère avoir tout ça près de moi, ne serait-ce que pour examiner le contenu des microfilms. Il y a peut-être des documents utiles pour moi.

J’ai parfois la crainte de ne pas pouvoir apporter à cette race tout ce que je sais, avant de mourir. Une vie, c’est long, bien sûr, mais je dois leur faire accepter tant de choses… Et il faut aussi que ces connaissances arrivent aux autres villages, qu’elles s’étendent pour subsister s’il arrivait malheur à notre village.