CHAPITRE IV

 

CAL

 

 

Pour une tente, c'est une tente. Pas à l'étroit, tonton Chak. À vue d'œil il y a au moins cinq « pièces ». Et celle-ci fait ses cinquante mètres carrés facilement…

Il est debout près d'une table couverte de papiers et de cartes. Une nouvelle fois je suis frappé par la noblesse de son allure. Et ce regard qui semble plonger au fond de votre âme…

On s'incline.

— Bonjour, Messieurs. Je suis heureux de vous voir de nouveau, Monsieur de Ter. Je sais ce que vous avez fait pour les soldats de mon armée et je vous en suis reconnaissant. On me dit que beaucoup retrouveront la santé et que ceux qui ont perdu un membre auront… comment appelez-vous cela ? Une prothèse ?

— Oui, Seigneur. Un pilon pour certains, un crochet pour d'autres. Cela ne leur rendra pas leur membre mais ils pourront se débrouiller seuls.

Il fait le tour de la table.

— Vous semblez disposer de connaissances… très en avance sur nos propres hommes de sciences, Messieurs…

Ça, je le craignais un peu, avec ce type. Il est manifestement d'une intelligence supérieure, et on accumule trop de choses inconnues. Qu'il se pose des questions, c'est inévitable : il faut seulement en rester là ! J'ai un geste vague de la main.

— À courir le monde comme nous le faisons on apprend beaucoup de choses, Seigneur. En particulier quand on a l'esprit curieux et la manie de participer aux événements dont nous sommes témoins…

Je laisse traîner les derniers mots et il pige immédiatement l'allusion, se permettant même un léger sourire, trop intelligent pour le prendre mal.

— On ne peut guère vous accuser de flatterie, Monsieur de Ter.

— Je suis heureux que vous le pensiez, Seigneur, cela donnera davantage de crédibilité au sujet que nous souhaiterions débattre avec vous, si vous nous y autorisez.

Il respire profondément et hoche doucement la tête. Puis il nous fait signe d'avancer vers la table entourée de plusieurs sièges et agite une sonnette au son aigu. Un officier apparaît et Chak lui demande de faire venir le Grand Capitaine, Tapori de Vastaj.

Dans la minute qui suit, le chef de l'armée pénètre dans la pièce et salue son Seigneur.

— Prenez place, Capitaine, ces messieurs ont des choses importantes à nous dire et je suis certain qu'elles vous concernent particulièrement.

J'acquiesce de la tête. Il a pigé, bien sûr. Je réfléchis un instant en me demandant par où commencer.

— En fait, Seigneur, la guerre ne représente qu'une facette de la situation. Et la situation actuelle conduit à la disparition du peuple vahussi, à plus ou moins brève échéance. La maladie fait des ravages terribles et les Noirs massacrent les survivants. Ils ne se rendent pas compte que bientôt ils devront aussi assassiner leurs propres camarades atteints par le mal ! Avec le temps cette maladie sera vaincue, évidemment, les hommes trouvent toujours la solution aux problèmes qui menacent la race. Mais, pour l'instant, les Noirs ne laissent pas le temps travailler pour eux.

— Vous pensez que l'on saura un jour soigner cette maladie, Monsieur de Ter ? dit Chak le visage soudain tendu.

— J'en ai la conviction absolue, Seigneur… Mais il faut être lucide, nous sommes témoins de la fin d'une époque qui ne reviendra jamais. Jamais, Seigneur, il faut en être persuadé !

— Que voulez-vous dire par là ? fait-il.

— Je veux dire que le monde a changé, qu'il n'oubliera jamais ce qui s'est passé et qu'il faut se préparer à vivre autrement. Rien ne marque plus profondément une nation que les guerres. Elles sont toujours le point de départ d'une nouvelle époque, pas forcément meilleure mais différente. Des hommes s'y révèlent qui ne peuvent plus retomber ensuite dans l'anonymat.

— Ceci est donc valable pour vous, Messieurs ?

La vache, il m'a eu ! J'ai l'impression qu'il anticipe à chaque instant sur ce que je vais dire. Un cerveau, ce type. Pour mes projets ça s'arrange bien, mais je voudrais qu'il nous oublie un peu…

— Nous ne sommes rien, Seigneur, nous ne faisons qu'apporter ici des connaissances acquises dans d'autres régions. Je pensais à vous, Seigneur, en prononçant ces mots.

Il a un sourire amusé, mais me laisse poursuivre. Pas dupe, tonton Chak, mais que soupçonne-t-il exactement ? Je préfère ne pas le savoir, et espère qu'il aura la véritable intelligence de ne jamais vouloir en parler ouvertement.

— Les Noirs ont envahi tous les pays vahussis. Mais un seul Seigneur s'est dressé contre eux, vous, Seigneur ! Cela vous désigne définitivement et modifie tout aussi définitivement votre destin.

De Vastaj s'agite sur son siège. Il n'est pas à l'aise dans cette conversation où ce qui n'est pas exprimé est précisément le plus important. Son incompréhension n'enlève d'ailleurs rien à sa valeur et je n'ai aucun mépris pour lui. Sa bonne bouille burinée de vieux soldat fidèle m'inspire beaucoup de sympathie.

— Voudriez-vous modifier mon destin, Monsieur de Ter ?

Mais il commence à m'emmerder ce type à toujours me devancer et montrer qu'il voit très bien où je veux en venir avant même que je me sois exprimé !

— Seigneur, je fais d'une voix un poil sèche, vous m'avez autorisé à tenir cet entretien, je ne pense pas mériter…

— C'est exact, Monsieur de Ter, il me coupe, je vous prie d'accepter mes excuses, je me laisse parfois emporter par une certaine facilité.

Du coup, de Vastaj ouvre des yeux ronds. Il ne comprend rien et ne doit pas avoir vu souvent son Seigneur présenter des excuses. Pas son genre.

— Mon cousin et moi, je reprends, nous nous sommes résolument rangés à vos côtés et faisons tout notre possible pour vous aider. Etant étrangers à ce pays nous voyons la situation avec des yeux neufs. C'est en cela que nous pouvons peut-être vous aider le plus efficacement, à longue échéance.

Son regard s'est fait plus attentif. Là je pense que je l'ai intéressé et que pour une fois il ne devine pas immédiatement où je veux en venir.

— En envahissant plusieurs pays vahussis les Noirs ont donné une nouvelle dimension, géographique, à la portée de votre action. Cette guerre n'est finalement qu'une péripétie. D'une manière ou d'une autre les Noirs seront vaincus, j'en suis convaincu. Mais après ? C'est cet « après » le plus important. L'avenir de la nation vahussie est tellement plus grave que nos personnes. Même la vôtre, pardonnez-moi, Seigneur !

De Vastaj a un haut-le-corps, et je me demande si je n'y ai pas été un peu fort. Mais Chak est toujours aussi attentif, penché en avant, et a un geste impatient de la main pour me dire de continuer, alors je poursuis :

— Je l'ai dit, vous êtes le seul à vous dresser contre les Noirs, cela signifie qu'après leur destruction vous représenterez la seule autorité ayant assez de poids pour unifier ce que les Noirs tentent de détruire. Et, au-delà de l'unification, faire progresser cette nation. Leur invasion a abattu des frontières géographiques, il faut y voir un symbole. Cet immense pays sera à organiser à redresser, ensuite. C'est là votre tâche la plus grande, Seigneur, la plus importante et la plus lourde de conséquences pour l'avenir.

Et rrrran ! fermez le ban ! N'empêche que j'y crois à ma petite tirade ! Il reste juste une chose à dire.

— Ceci peut paraître encore loin, Seigneur, mais un chef doit voir loin. Si vous le voulez nous n'en parlerons plus avant que le moment en soit venu. L'esprit travaille mieux quand il n'est pas bousculé. Et voyons le souci le plus urgent, les Noirs.

De Vastaj bouge sur son siège pour montrer combien il apprécie qu'on en arrive enfin à des choses sérieuses… Chak de Palar, lui, opine du chef.

— C'est entendu, Monsieur de Ter, nous reparlerons de cela plus tard, j'ai en effet besoin de réfléchir à toutes ces choses. Mais je vous remercie de m'avoir parlé ainsi, peut-être n'avais-je pas entrevu toutes les conséquences de la situation. Alors, ces Noirs ?

Je me penche vers les cartes déployées sur la table.

— Mon cousin va vous exposer ce que nous savons. Giuse se racle la gorge et pointe le doigt vers la carte illustrant la partie nord du pays.

— Actuellement, Seigneur, les Noirs ont organisé un immense rassemblement de leurs forces à cet endroit, la grande plaine de Forzi. On dit que les bandes y affluent de toute part. Ils seraient maintenant près de quinze mille. En grande majorité des cavaliers, mais aussi des canons. Probablement une cinquantaine.

— Etes-vous sûr de ces chiffres, Monsieur ? lâche de Vastaj qui a l'air catastrophé.

— D'après ce que je sais ils sont proches de la vérité, Capitaine, répond Giuse en regardant fixement le chef de l'armée de Palar.

Evidemment de Vastaj pense aux quelques centaines de soldats qui lui restent…

— C'est impossible… jamais nous ne pourrons vaincre une armée pareille, murmure-t-il.

— C'est bien pourquoi il ne faut pas accepter d'affrontement général, continue Giuse. Nous serions écrasés. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes paralysés. Il est absolument nécessaire d'envoyer des patrouilles de quelques cavaliers en permanence dans toutes les directions. Elles devront refuser le combat pour observer et seulement observer. Ce seront nos yeux, Capitaine. Il est vital de savoir ce que font les Noirs, combien ils sont dans la région et où ils se dirigent. Ensuite seulement nous combattrons.

— Combattre ?

— Si nous ne pouvons pas rencontrer l'armée noire nous pouvons quand même attaquer les petits détachements quand nous serons en position de force.

À la mine du Grand Capitaine de Palar je vois que ça ne lui plaît pas beaucoup, alors j'interviens :

— Comprenez, Capitaine, que chacune de ces victoires ne sera guère importante du seul point de vue des forces en présence, bien sûr, mais elles auront un impact terrible sur les populations. La rumeur s'en répandra, les Noirs perdront beaucoup de leur réputation d'invincibilité. Et ce dont nous avons besoin pour l'instant c'est de temps. Du temps pour recruter des soldats, les entraîner sérieusement et forger une véritable armée. C'est pourquoi il ne faudra jamais hésiter à reculer, à fuir même, pour éviter une bataille rangée. Imaginez ce qui se passera si les Noirs sont obligés de se déplacer en armées complètes sous peine d'être anéantis ? Ils perdront la face.

— Monsieur de Ter a parfaitement raison, de Vastaj, intervient Chak de Palar. Ce plan est parfait et réaliste. Nous ne sommes pas encore capables d'écraser leur grande armée, mais nous pouvons leur faire un mal considérable par une succession de petites victoires. Une victoire est une victoire, qu'elle soit l'œuvre de cinquante ou de cinq mille hommes. Soyons modestes et gagnons ce que nous pouvons gagner.

Une fois de plus j'admire la lucidité de Chak. Il a tout de suite compris, lui, l'effet psychologique d'une tactique qui ridiculisera les Noirs chaque fois un peu plus.

— Chaque combat gagné devra être suivi d'une tournée des villages avoisinants, avec les dépouilles des Noirs, afin de solliciter des engagements, reprend Giuse. Chaque circonstance devra être systématiquement utilisée… Maintenant voulez-vous regarder cette région, Seigneur, continue Giuse. Le grand fleuve Neve a formé ici plusieurs grandes îles faisant parfois trente kilomètres de long. Je vous propose, Seigneur, d'y installer votre camp. Des navires à voile serviront à gagner une rive ou l'autre, avec les antlis, ou à fuir en remontant ou descendant le courant assez loin pour distancer un ennemi éventuel. De là nous pourrons rayonner dans le pays, et des postes de surveillance, sur les rives, nous avertiront en cas de danger.

Alors là, le gars Giuse il me bluffe ! Son histoire est remarquablement ficelée. Il a tout prévu et de plus le plan est immédiatement réalisable. Du cousu main, et je sens une bouffée d'orgueil m'envahir. C'est quelqu'un, mon vieux Giuse !

— La dernière chose concerne l'efficacité des soldats, poursuit-il. Capitaine, vous avez vu nos pistolets à l'œuvre, pendant la bataille. Ils représentent un avantage important, vous le reconnaîtrez. En venant du sud nous avons laissé en arrière une partie appréciable de notre matériel afin d'aller plus vite. Nous avons là-bas, des fusils et des pistolets pour équiper environ deux cents soldats d'infanterie et autant de cavaliers.

Cette fois il pavoise le Grand Capitaine…

— Seigneur, dit-il en se tournant vers Chak, vous avez certainement constaté que les décharges de ces armes ont provoqué un flottement lors de la charge dont nous avons été victimes, à la fin de la bataille. Sans elles nous aurions été culbutés, je dois l'avouer. Si nous pouvons disposer de telles armes, alors je crois que nous vaincrons, en effet !

Chak sourit.

— Avec deux cents fusils, de Vastaj ? Bien sûr, lui a vu plus loin !

— À dire vrai la fabrication de ces armes repose sur une méthode de fonderie qui ne présente pas de difficultés insurmontables, Seigneur, fait Giuse avec un léger sourire à son tour.

Chak devient attentif.

— Voulez-vous dire que vous sauriez en fabriquer, Monsieur de Ter ?

— Mon cousin est passionné par l'industrie, Seigneur, comme je le suis de chirurgie, je lâche, tranquille.

C'est le silence, d'un seul coup. Le regard de Chak va à Giuse et revient vers moi. Je sais très bien quelle question se forme derrière ce front haut, mais je me contente de lui rendre paisiblement son regard, sans détourner les yeux.

— Et je suppose que sa compétence est comparable à la vôtre ? finit-il par laisser tomber.

— Certainement, Seigneur, dans notre famille nous n'acceptons pas les demi-mesures. Je vous propose que mon cousin parte prochainement vers le sud organiser une fabrique qui produira ces armes en quantité suffisante pour équiper votre future armée.

— La région de Koul est tranquille, Seigneur, fait le Grand Capitaine très excité, et il y a plusieurs fabriques…

— C'est entendu, faites pour le mieux, Monsieur de Ter, je vous donnerai un ordre écrit qui vous procurera toute l'aide nécessaire.

Il se lève pour signifier que l'entretien est terminé mais me rappelle au moment où je vais sortir.

— Monsieur de Ter.

— Seigneur ?

— Que déduisez-vous de ce rassemblement des Noirs, vous n'en avez rien dit ?

— Je pense qu'ils s'organisent, Seigneur. Qu'ils élisent un chef et se partagent leurs conquêtes.

— Un seul chef…, murmure-t-il, donc le meilleur ou celui qui a le plus de prestige, dans leurs rangs. Ce n'est pas bon signe, n'est-ce pas ?

— Ne perdez pas confiance, Seigneur, le vainqueur n'est pas toujours celui qui prend le meilleur départ.

Il hausse légèrement les sourcils et fait :

— Oh…

Il se paie encore ma tête, celui-là !

Dehors Giuse et de Vastaj m'attendent. Le Grand Capitaine a l'air d'avoir un moral en hausse et fait de grands gestes du bras.

— … J'envoie immédiatement un détachement vers le fleuve pour inspecter les îles et trouver la plus convenable, dit-il quand j'arrive à leur hauteur. Messieurs, je bénis le sort qui vous a fait joindre Palar en ce moment !

Et enthousiaste, avec ça. Si ça continue il va faire un gros bécot à Giuse !

— Oh ! Capitaine, je fais, avez-vous beaucoup de femmes dans l'armée de Palar ?

— De femmes ? Mais non, pourquoi demandez-vous cela ?

— Pendant la bataille une jeune femme m'a sauvé la vie, je vous assure qu'elle se battait comme un vieux soldat.

— Ah ! je vois ! Il s'agit d'une jeune fille, Nela Kelisi. Son père était officier de la Garde de Palar. Il est mort de la maladie. Son fils, qui se préparait à entrer à l'Ecole des officiers, a été bouleversé et ne s'en est jamais remis. Il a rejoint les Noirs ! Il devait être tué peu de temps après. Nela a décidé de laver l'honneur de sa famille en combattant au côté de la cavalerie. Nous n'avons jamais pu l'éloigner et désormais elle accompagne nos détachements et se bat avec eux. Elle a toujours montré un grand courage, et notre Seigneur l'a plusieurs fois félicitée personnellement.

— J'aimerais la remercier, savez-vous où je la trouverai ?

Il hèle un soldat et lui ordonne d'aller chercher la jeune fille, avant de se tourner vers moi, en souriant.

— À vos risques et périls, Monsieur. Nela Kelisi n'est pas commode à manier. Et s'il est une chose qu'elle déteste ce sont bien les remerciements… À vous revoir, Messieurs.

— Qu'est-ce que c'est que cette nana ? demande Giuse, curieux.

— Tu en sais autant que moi, je fais.

— Bon. Dis donc, je vais voir où en est le convoi.

Je le regarde s'éloigner quand :

— Vous m'avez demandée, Monsieur ? fait une voix froide derrière moi.

Je me retourne et encaisse le choc de deux yeux violet foncé où monte une tempête… Elle tourne le dos au soleil dont un rayon vient frapper ses cheveux blond pâle. Les boucles s'irisent dans la lumière et lui font une auréole transparente. Je fais un pas sur le côté pour mieux voir son visage.

Des traits délicats derrière lesquels s'annonce une force de caractère illustrée par le menton fin mais d'une étonnante netteté. Les arêtes de son nez, très droit, paraissent à angle vif sur les narines minces, presque frémissantes, surmontant une bouche dont le modelé adoucit un peu l'expression sévère de l'ensemble. Le dessin des lèvres est très pur, leur importance égale, même si elle les pince légèrement sous l'effet d'une colère qui ne demande qu'à éclater.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté comme ça à la regarder, à me laisser envahir de sa violence contenue, qui ne masque pas complètement un charme plein, vrai. Quand je me ressaisis, je sais comment l'aborder, éviter cette colère latente qui n'est peut-être qu'une barrière de défense.

Mon visage se durcit et je prends ma voix sèche, exigeante.

— Vous savez qui je suis, Mademoiselle Kelisi ?

Ses yeux cillent, montrant que je l'ai un instant démontée. J'attends sa réponse sans la quitter des yeux.

— Vous êtes Monsieur de Ter, un allié de Palar.

— C'est exact, Mademoiselle. Montrez-vous toujours la même arrogance pour les alliés de votre Seigneur ?

D'un seul coup je la sens perdue, désorientée et une bouffée de tendresse m'envahit. Il ne faut pas…

— Je…, commence-t-elle.

— Laissez-moi finir, je la coupe sèchement, mon cousin et moi nous apportons à Palar sa seule chance de vaincre : des armes inconnues dans cette région reculée, semble-t-il. Le Seigneur de Palar vient de me confier la tâche d'entraîner les combattants de son armée à utiliser ces armes et il a accepté le plan que nous avons imaginé pour conduire cette guerre. Je n'ai pas de temps à perdre en vaine susceptibilité et n'ai pas l'intention d'expliquer à chaque combattant les raisons qui motivent telle ou telle de mes décisions. M'avez-vous compris, Mademoiselle Kelisi ? Suis-je assez clair ?

— Mais je…

Je la coupe encore une fois.

— La situation présente exige d'utiliser chaque combattant, quel qu'il soit, et vous paraissez avoir choisi de vous battre au côté de l'armée de votre Seigneur, n'est-ce pas ? Dans ce cas les ordres vous concernent comme n'importe quel soldat. Etes-vous d'accord pour obéir ou préférez-vous vous retirer tout de suite, Mademoiselle Kelisi ?

— Je… j'obéirai…

— Alors suivez-moi, je fais en tournant les talons.

— À propos j'aime que les choses soient simples, j'ajoute par-dessus mon épaule, sans me retourner, votre famille ne possède pas de terre, que je sache, je vous appellerai donc Nela. De votre côté vous m'appellerez Cal, c'est ainsi que l'on agit dans le pays d'où je viens.

La réponse tarde à venir.

— … Bien.

— Bien, Cal ! je rectifie sèchement.

— Bien, Cal.

Cette fois il y avait un poil d'humeur dans sa voix. Elle se reprend. Tant mieux, je n'aime pas ce que je suis en train de faire…

On arrive à l'endroit où sont parqués les antlis. Je demande à un gradé qu'on nous amène deux bêtes. Il file aussitôt avec un soldat. En attendant je commence à marcher de long en large comme si j'étais plongé dans des pensées capitales pour l'avenir de Palar…

Du coin de l'œil je surveille la jeune fille qui ne sait trop quelle contenance prendre. Dès que les antlis arrivent je monte en selle et démarre rapidement, sans me retourner, en direction du nord-ouest. Au bout d'un moment on arrive en vue d'un mamelon que je gravis dans la lancée. Je stoppe au sommet, la laissant me rejoindre.

Je me tourne vers elle. Ses joues, légèrement cuivrées, sont enflammées par la course, elle est merveilleuse !

— Connaissez-vous le fleuve Neve ?

— Oui…, Cal.

J'ai de la peine à m'empêcher de sourire. Puis une idée me traverse l'esprit un instant. Non, je dois me tromper.

— À quelle distance est-il d'ici ?

Elle réfléchit en relevant légèrement la tête.

— Je dirais huit heures pour un bon cavalier, onze à douze pour une petite troupe.

— Comment sont les rives les plus proches d'ici ?

— Les rives elles-mêmes comportent des petits bosquets clairsemés avec de grandes prairies. L'herbe est haute, épaisse, au point que l'on peut s'y cacher. Et il y a quantité d'insectes qui bourdonnent, en été. Les bords du fleuve sont pleins de joncs et de hautes plantes qui poussent dans l'eau et que les enfants appellent des couteaux, parce qu'elles sont légèrement coupantes. Et il pousse de grandes fleurs blanches, à la surface de l'eau…

Surpris je la regarde. Les yeux à demi fermés elle regarde un paysage, au fond de sa mémoire. La combattante vient de laisser la place à une femme, sensible, qui me touche profondément. Quel est ce souvenir qui remonte à sa mémoire ?

— … Le soir on dirait que le fleuve est blanc de fleurs. Et des buissons entiers de ces fleurs s'arrachent parfois et dérivent au long du courant en répandant un parfum entêtant…

Je détourne le regard juste à temps. Elle s'est surprise à laisser parler son cœur et doit en être mortifiée, elle la combattante !

— Faites-moi toujours des réponses aussi précises et vous me serez utile, Nela, je dis le visage tourné vers l'horizon. J'ai besoin de beaucoup d'informations. Je suppose que vous avez vécu près du fleuve, pour le connaître aussi bien ?

— Oui… autrefois, dit-elle d'une voix moins assurée. Mon père nous y a emmenés, mon… frère et moi, plusieurs étés.

Evidemment ça doit la remuer de penser à tout cela. Je descends d'antli et laisse pendre les rênes au sol pour qu'il reste tranquille. Puis je sors un pistolet de ma ceinture.

— Venez ici, Nela.

Elle descend à son tour et approche. Je m'efforce de ne pas la regarder. Maintenant qu'elle a un peu baissé son masque de guerrière je me sens trop sensible à son charme, à la tristesse que je devine. Giuse dirait que c'est mon côté protecteur. Celui qui me fait toujours me ranger du côté du plus faible, même si c'est manifestement le perdant. J'étais déjà comme ça autrefois sur Terre, quand on était gosses lui et moi.

— J'ai besoin de savoir combien de temps il vous faudra pour apprendre à vous servir de ça, je fais en montrant le pistolet.

Là elle ne peut s'empêcher de réagir et ça la remet en selle. Forcément son côté combattant la fait se passionner pour une nouvelle arme.

— Vous savez comment fonctionne un canon, je pense ?

— Oui, fait-elle en hochant la tête.

— Cette arme procède du même principe. C'est un canon réduit. Le canon contient la poudre, la bourre et la balle de plomb que l'on enfonce en force avec la baguette glissée en ce moment sous le canon. Ici, dans le godet de mise à feu vous versez un peu de poudre avant de refermer le couvercle. Pour tirer il suffit de ramener le chien en arrière, comme ceci, et de presser la détente en visant votre adversaire. En se rabattant la partie avant du chien, composée d'un silex, vient frotter contre le couvercle du godet qui se relève peu à peu et l'étincelle produite par le frottement allume la poudre contenue dans le godet. Cette flamme se communique à la charge du canon par un trou et le coup part. Voilà, avez-vous compris ?

Elle hoche la tête, les yeux brillants. J'avise un bloc de rocher à cinquante mètres, en dessous de nous.

— Visez ce rocher, je dis en lui tendant le pistolet. Elle l'empoigne, ramène le chien, tend le bras et fait feu. Sa main part à la verticale sous le recul et la balle va se perdre dans le ciel… Je ne fais aucun commentaire et lui donne la petite poire à poudre et le sac à balles qui contient aussi de la bourre.

Une heure plus tard la poire et le sac sont vides, mais elle a pigé. Elle place ses balles dans l'amas rocheux. D'accord il fait ses quatre mètres de côté, mais ce n'est pas mal quand même, compte tenu de cette arme.

À force de tirer son poignet lui fait mal, je la vois grimacer légèrement au départ du coup, mais elle ne dit rien. Courageuse !

— Bien, nous rentrons, je fais.

Elle me tend le pistolet, mais je secoue la tête.

— Gardez-le, il est à vous. Demain l'armée recevra des pistolets et des fusils, vous êtes un peu en avance, c'est tout.

Je vais à mon antli quand elle me rattrape.

— Merci…, Cal.

Les mains sur la selle, un pied déjà engagé dans l'étrier, je m'immobilise. Sa voix… Plus rien de la voix sèche, autoritaire que j'ai entendue tout à l'heure. J'y ai senti une certaine douceur, un accent particulier qui me poussent à me retourner.

Elle est là, le visage grave, et m'offre son regard sans barrière cette fois. Et sa profondeur, le don que je crois y lire, me bouleversent. Elle a été prise trop jeune dans l'engrenage de la guerre pour avoir eu le temps d'apprendre à être femme et cependant elle a une extraordinaire féminité.

J'ai une envie folle de prendre sa main, de la toucher, mais j'ai peur qu'elle ne se referme. Alors je souris simplement, sans répondre. Elle rougit légèrement et va rapidement à son antli.

Nous reprenons le chemin du temple en silence, chevauchant côte à côte. Je goûte sa présence, appréhendant l'arrivée qui replacera le masque sur son visage.

Le camp.

— Avez-vous encore besoin de moi, Cal ?

Sa voix a changé. Pas froide comme tout à l'heure mais indifférente. Avant que je n'aie pu répondre Lou arrive à fond de train et stoppe brutalement à côté de nous.

— Bon Dieu, Cal, quand tu quittes le camp, préviens-moi !

Alors ça… je me fais engueuler par un androïde ! Je vais lui répondre vertement quand je rencontre ses yeux. Incroyable ! Ces yeux, faits d'une matière synthétique, trahissent de l'inquiétude ! Il s'est fait du souci pour moi… Bon sang, mais qu'est-ce qui nous arrive ? Quelles sortes de relations se sont nouées entre ces machines, extraordinairement complexes d'accord mais machines quand même, et nous ? Un attachement sentimental, ce n'est pas possible voyons ! Et puis je revois ma panique quand mon Module a été descendu par les Terriens, à notre dernier « voyage » et que Lou a été gravement touché… À ce moment-là ce n'était pas une « machine », à mes yeux, mais un vieux compagnon que je voulais désespérément sauver.

Les Loys avaient peut-être pressenti ces relations étranges avec un androïde, ça expliquerait leur refus de construire des robots à leur image. Très vite ils redeviennent autre chose que des robots…

Dans ce cas ils se sont privés de merveilleux amis. Et tant pis si j'ai tort ! Quoi que… Brusquement je comprends le vrai danger des androïdes. L'explication est là, limpide. Mais il fallait peut-être ce choc psychologique pour que je la fasse monter à la surface de ma conscience.

Leur comportement « humain » finit en effet par en faire des hommes, à nos yeux. Et leur fidélité provoque notre amitié vraie. Si un jour il fallait choisir entre un androïde et un autre individu, la perte de l'androïde provoquerait un chagrin comparable à la perte d'un ami. Un authentique traumatisme psychologique.

Parce qu'il serait toujours possible de refaire un androïde à l'image du disparu, mais il n'aurait pas les souvenirs communs, l'âme, en somme, de l'autre.

Alors ce serait ça, l'âme ? Une certaine communauté de pensée, une complicité venue avec le temps, l'expérience ?

En tout cas je sais comment éviter une perte de ce genre. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? J'ai un frisson en songeant aux risques que j'ai pris dans le passé. La solution est toute simple, je vais faire enregistrer la banque de « souvenirs » des androïdes, celle qui accompagne et complète le processus de comportement humain. De cette manière, si Lou était détruit, il suffirait de placer cet enregistrement dans un nouveau corps à son image et je retrouverais mon compagnon !

Un peu le vieux rêve du cerveau humain replacé dans un nouveau corps lorsque l'ancien est usé par l'âge… Et je ferai mettre ces enregistrements à jour régulièrement pour qu'il n'y ait pas de « trou ». Formidable, je me sens excité par mon idée !

— Eh bien, Cal ? Sa voix me ramène à la réalité.

— Pardonne-moi, mon vieux Lou, j'apprenais à tirer à Nela… Nela, voici Lou, un extraordinaire soldat et un compagnon fidèle. Hormis mon cousin aucun homme au monde ne m'est plus précieux.

Le visage de Lou change ; il sent qu'il s'est passé quelque chose, que je suis heureux et il semble l'attribuer entièrement à Lena parce qu'il se tourne vers elle en souriant.

— Heureux qu'il ne lui soit rien arrivé, Nela, je vous aurais étranglée sur place, dit-il, cependant.

Bon Dieu ! mais c'est qu'il le ferait, l'andouille !

— Ne porte jamais la main sur elle, Lou, tu m'entends ? Je ne te le pardonnerais jamais !

Merde, je n'aurais pas dû dire ça devant elle… J'ai foutu en l'air le climat que j'avais créé et je vais la faire rentrer dans sa coquille…

Furieux contre moi je talonne l'antli qui démarre.