CHAPITRE VIII

 

 

 

 

Des branches passent, poussées par le courant, devant mon casque. Des poissons prudents sont venus nous inspecter tout à l’heure, se tenant soigneusement à un bon mètre. De la surface on ne peut pas nous voir. Trop profond. Et puis sous le tablier du pont l’ombre nous dissimule.

Giuse est accroché à la pile suivante et je distingue sa silhouette. On a enfilé les combinaisons sous l’eau, pour les radiations ou le je-ne-sais-quoi qui nous ferait repérer des Loys.

D’après les renseignements des Frères, une grosse tatch doit passer ici ce matin avec la paie du corps d’armée du nord-est. Très protégée, la tatch, bien sûr. Cavalerie et tout. C’est une grosse voiture à antlis tirée par huit animaux paraît-il. Très reconnaissable.

On est donc immergés depuis le petit jour et on prend notre mal en patience. Lou et Siz sont là-haut. Siz nous préviendra, quand la bouzine se pointera, grâce à une ficelle qu’on a, attachée au bras. Un coup pour « elle arrive », deux pour « on attaque » et une série pour un danger qui nécessiterait de se tirer rapidement. Dans tous les cas on rejoint une barque à dix kilomètres en aval.

Quatre heures qu’on poireaute et je trouve le temps long. J’ai des mouvements nerveux, maintenant, avec la crispation des muscles et… Merde, c’est la corde ! Deux coups…

J’ai loupé le premier message. Il est plus que temps de s’éloigner, le pont va s’écrouler !

Notre plan prévoit que Lou et Siz coupent chacun une pile du pont au sabre-énergie. En coupant en biais les énormes supports de bois le poids lui-même devrait faire écrouler le tout. D’autant qu’on a préparé la chute en coupant à l’avance la plupart des traverses.

Ma main droite a lancé le système anti-g et je démarre à l’horizontale vers l’aval, au moment où des bruits de chute résonnent tout près…

Un énorme vacarme. Tout doit s’être écroulé. Pas moyen d’aller voir à la surface. D’abord les Loys nous repéreraient sûrement, en tout cas ils localiseraient la région, et ensuite l’escorte risquerait de nous voir, en combinaison…

Pourvu que Giuse se soit taillé assez tôt. Je fais demi-tour rapidement et fonce vers le pont ou ce qui en reste.

J’évite de justesse un énorme morceau de je ne sais quoi, entraîné par le courant. Les débris.

Ça bouge, devant, au fond. Les antlis… Ils sont en train de se noyer, toujours attachés par les harnais. Je me glisse… La voiture… mon sabre-laser, vite.

Un coup de pouce et l’eau bouillonne le long du trait de lumière mauve. Je raccourcis la longueur tout en repérant les points d’attache du harnachement.

Je balaie légèrement les sangles et l’attelage file vers la surface. Les antlis ont au moins une chance…

Le conducteur de la tatch a disparu de son siège. Ejecté probablement. La voiture est couchée sur le flanc droit au fond du fleuve. Il y a huit mètres d’eau à cet endroit et un courant de tous les diables. Aucun plongeur ne pourrait venir sans équipement de cordes et de pilotis pour résister.

Est-ce que je pourrais m’habituer à vivre là-bas dans cette communauté faite de bric et de broc, au fin fond d’un pays perdu ? Est-ce que je ne regretterai rien ?

Bon Dieu, qu’est-ce qui me prend ? J’ai autre chose à faire en ce moment qu’à penser à la presqu’île…

La porte de la tatch… Une ombre passe devant moi… Siz. Du pouce en l’air il m’indique que tout va bien. Voilà Lou qui sort de la voiture, tirant derrière lui une caissette qui paraît peser son poids… C’est vrai que la plupart des soldats ne sont pas payés lourd et qu’il doit falloir le faire en pièces. Mais tout le reste, fournitures, vivres et soldes des officiers est réglé en billets. Espérons qu’ils résistent à l’eau un petit moment…

Giuse… Il traîne deux sacs de cuir fermés par une chaîne énorme. Les billets ? Il doit le supposer puisqu’il a tordu et replié le sommet des sacs pour empêcher l’eau de s’infiltrer.

L’impression que je suis arrivé après tout le monde… Je jette un coup d’œil dans la voiture… Deux corps flottent… Vacherie. Des uniformes d’officiers… Dommage pour eux… De toute façon, leurs copains bellis ont fait bien plus de morts que je n’en ferai ici… Mauvaise excuse mais qui me sert à chasser la vision des gars enfermés dans la tatch.

Revoilà Lou. Il me fait signe de faire vite en montrant encore un sac et deux caissettes. J’empoigne le sac et tord le sommet, comme Giuse… Lou va se débrouiller avec le reste. Je file dans le sens du courant. On a placé une corde en travers du fleuve à trois mètres de fond pour indiquer l’endroit où attend la barcasse. Autrement on pourrait continuer jusqu’à la mer…

Cinq minutes… la voilà. Je stoppe. Le courant est moins fort par ici… je longe la corde vers la gauche et aperçois la rive. Giuse est déjà là et me montre deux sacs et deux caissettes. Il a l’air ravi. Je lui lance un baiser avec les lèvres et il se marre.

Plus qu’à attendre les autres pour nous aider à nous déharnacher et enfermer les combinaisons dans les petites malles métalliques. Siz et Lou n’ont évidemment pas utilisé leurs combinaisons, ils n’en ont pas besoin pour rester sous l’eau. Nous si… On a acheté ces petites malles il y a déjà près de deux mois quand je me suis aperçu que trimbaler la grande n’était vraiment pas pratique. Tout le matériel est maintenant partagé en trois petites malles plus commodes.

Lou… et Siz tout de suite derrière. Lou monte droit à la surface et émerge prudemment. Je le vois faire plusieurs tours sur lui-même pour observer puis il replonge. Ça va. On commence à enlever la combine.

 

*

 

On commence à filer. Lou et Siz ont pris les avirons et je tiens la barre. La barque est assez chargée.

— Combien tu crois qu’il y a dans ces trucs ? fait Giuse en achevant de se sécher les cheveux, assis sur les caissettes.

— Aucune idée, je fais, en surveillant le courant. Pas envie de heurter une épave et de chavirer.

— Cal, la rive droite, lâche brutalement Siz.

Et merde… l’escorte !

Un détachement de cavalerie nous fait de grands signes.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On ne comprend pas, je dis rageusement.

— Bon… ça va marcher un moment mais pas toute la journée. Ils veulent la barque pour là-bas.

Il a raison, bien sûr. Pas pensé à ça. Il aurait fallu aller plus loin…

Quoi faire ?

— Ils s’énervent, fait Lou.

Je jette un œil. Un officier a aligné ses cavaliers qui nous mettent en joue.

Pas entendu le coup de feu, pourtant un claquement m’indique qu’une balle vient de passer tout près…

— Siz, Lou… vous mimez un affolement et vous tombez à l’eau. Attention à pas faire chavirer. Vous restez du bon côté de la barque, prêts à intervenir… Allez.

Ils se dressent tous les deux, hurlant comme des possédés, puis perdent l’équilibre chacun d’un côté de la barque. Les mouvements se compensent… ça va.

Giuse et moi on commence un long cinéma, montrant les avirons qui filent dans le courant, et l’eau où les têtes ne réapparaissent évidemment pas.

L’officier se démène sur la rive, mais que faire sans avirons…

— Il remonte en selle, ce con, fait Giuse d’une voix rageuse. Pourvu qu’il y ait pas de pont plus loin…

Je crois que non. En tout cas pas avant l’endroit où nous attendent trois types de notre groupe de pacifiques, avec une voiture.

Trois cavaliers sont laissés sur place et nous suivent pendant que les autres filent au galop. Je me penche à gauche pour apercevoir la tête de Siz affleurant la surface.

— Amenez doucement la barque vers la rive gauche, comme si le courant la poussait.

— Avec tout ça, on prend du retard sur l’horaire, dit Giuse en rogne.

Il s’inquiète pour Tava, seule dans une ferme, à l’est. Même si les soupçons peuvent difficilement se porter vers nous dans les deux jours qui viennent, le temps que la tatch soit explorée et découverte vide, et que l’autre coup de main exécuté aussi aujourd’hui par Salvo, Ripou et Belem, loin d’ici, soit connu, il ne va pas falloir traîner. On va s’allonger mais il faudra obliquer au sud.

La rive gauche se rapproche doucement. Elle est encombrée d’arbres dont le feuillage retombe sur l’eau.

— Giuse, on va se livrer à une savante comédie pour aborder. Toi et moi on fait mine de sauter sur une branche et on laisse filer la barque qui va se bloquer toute seule derrière un rideau de branchage. Là, Siz et Lou font le déchargement en vitesse et portent les caissettes à la voiture. Nous, on mobilise l’attention des cavaliers par notre épuisement et notre malheur d’avoir perdu deux copains.

 

*

 

Ça a marché. Mais on avance quand même rapidement. Je ne suis pas tranquille avec ce chargement révélateur. Hâte de le transférer dans des paquets moins voyants.

La ferme des amis d’un Frère.

Tava est sur le petit chemin. Elle porte sa tenue de voyage classique désormais, un chemisier beige foncé et une jupe-culotte marron. Impossible de voir quoi que ce soit à sa jupe tant qu’elle ne court ou ne grimpe pas à antli. Ça lui a beaucoup plu.

— Ça va ?

Giuse prend la main qu’elle tend depuis le sol.

— Ça va. On part dans une heure, les autres sont prêts ?

— Oui, oui.

Il incline la tête, préoccupé.

Dans la grange on commence à ouvrir les sacs. Les billets ne semblent pas avoir souffert. Un ou deux seulement sont humides. On les sort, pendant que Lou fait le compte. Les caissettes sont vidées dans des sacs facilement portables.

— Voilà un navire, fait Siz en posant à côté de moi une fonte de selle emplie de billets.

La Fraternité nous a fait prévenir hier que cinq des huit navires avaient été achetés, une provision versée. Elle a avancé l’argent et on la remboursera très vite parce qu’elle n’a plus rien. Et l’organisation des rassemblements coûte beaucoup d’argent. Les pièces serviront à ça. Facilement écoulables et la plupart du temps il s’agit de petites sommes réglées en monnaie.

Un grand type costaud arrive. Il fuit avec sa femme pour avoir tenté de libérer un pacifique, ou un « lâche » comme on veut. Taciturne j’ai l’impression qu’il ne croit pas à notre réussite. La seule chose qui lui fasse plaisir c’est d’aller vers la mer. Il était pêcheur, sur un lac, et ne rêve que de naviguer en mer. Avec les trois types qui nous attendaient voilà tout notre groupe, dix personnes. Un maximum à mon avis.

Kori voulait partir avec nous, je l’en ai dissuadée. Nous sommes repérés, pas elle. Elle peut voyager sans difficulté avec son père qui va se rendre à Kankal, le port d’où nous partirons avec trois des huit navires. Un port que j’ai bien connu, autrefois…

— Cal, tu veux descendre vers le sud ?

Le grand gars, Tral, n’a pas l’air convaincu.

— Si on prend la route prévue, on va tomber sur des troupes. Pour peu qu’elles fouillent les voitures, ça risque de faire du vilain. Avec un train, vers le sud on a moins de risques.

— On s’allonge. Si on n’arrive pas à temps ?

— Les bateaux nous attendront.

Il n’est pas convaincu mais n’insiste pas. Je voudrais bien savoir comment s’est déroulée l’autre attaque avec Salvo et ses deux gars, Belem et Ripou. Pas de nouvelle. Hier on a repéré une trace de condensation fugitive, haut dans le ciel. Les Loys sont toujours là et nous le signalent comme ça depuis plusieurs semaines.

On en a parlé dans les journaux. Phénomènes dus à la chaleur disent les savants interrogés…

Trois heures plus tard on embarque dans un train, par petits groupes. Giuse, Tava et moi d’un côté, les gars pas loin, les Vahussis à l’écart. Le seul souci, ce sont les bagages. On en a trop. Entre les sacs d’argent, les fontes de monnaie, nos sacs personnels et les petites malles contenant nos combines, ça fait beaucoup et on nous pose des questions.

Tout à l’heure, un employé a parlé de payer une taxe ou de les mettre dans un train de marchandises. J’ai pu le convaincre, mais une autre fois…

Le paysage défile lentement. Giuse et Tava se taisent. Il lui tient la main pour la rassurer, ou se rassurer lui-même. Il est torturé par les dangers qu’il lui fait courir. En fait elle m’épate, Tava. Elle s’est très bien habituée à cette vie sans confort, elle, fille de gros industriel.

Un véritable omnibus. On s’arrête toutes les heures. La nuit aussi. Pas confortable, la nuit. Les banquettes sont en bois.

Le jour se lève à peine quand une main me secoue l’épaule au passage dans le couloir. J’ouvre brusquement les yeux pour voir le dos de Lou qui s’éloigne vers l’arrière du wagon et passe sur la petite plate-forme où se trouve le local aux bagages.

Je prends mon temps pour simuler un réveil douloureux et le suis.

La porte et, tout de suite, le vacarme des roues.

— Cal, on nous a piqué une petite malle.

— Hein ?

Je dois pas être bien réveillé il me faut plusieurs secondes pour comprendre.

— Une malle à nous, tu veux dire ? Avec nos…

Il hoche la tête.

— Celle qui contenait nos combines, à Siz et à moi.

Et merde !

— Les combines… avec tout le matériel ? Désintégrateurs et tout ?

— Oui.

Un arrêt pendant la nuit. Pas pensé à les faire surveiller. Bon Dieu… quand les mecs vont l’ouvrir ! Je prends ma décision immédiatement.

— On descend à la prochaine gare. Tu essaieras de louer des antlis et une voiture. D’ici là je préviens les autres et toi tu veilles.

Je file dans le wagon arrière où se trouve le groupe de Vahussis en fuite. Tral est réveillé, soutenant la tête de sa femme qui dort toujours. Je lui fais signe de me rejoindre.

— On nous a volé un bagage important. Pas le butin, mais très ennuyeux. Peux pas t’expliquer. Il faut descendre rapidement. Lou cherchera des antlis et une voiture à louer, tu iras avec lui.

— C’est grave ? Qu’est-ce qu’il y a dans le bagage ?

— Peux pas te le dire. Mais c’est grave, oui.

Je retourne à ma place. Giuse a les yeux ouverts. Je lui fais le tableau de la situation rapidement.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Tailler le plus vite possible. On ira plus vite à antli. Les Loys vont savoir qu’on est dans la région.

— Qui sont les Loys ? Chuchote une voix. Merde, on a réveillé Tava.

— Des gens qui ne nous veulent pas du bien, répond Giuse. Je t’expliquerai un jour.

— Toujours vos petits secrets, elle marmonne avant de se réinstaller.

Je les laisse et vais surveiller, sur la plate-forme. Je me sens déprimé, ce matin. D’un côté les Bellis, de l’autre les Loys, on est traqués de tous les côtés. J’ai envie d’un trou, de calme, d’affection autour de moi. Trop longtemps que je lutte.

Et puis le petit matin, avec sa lumière grise qui ne pardonne rien, n’est guère propice au dynamisme. Sauf quand on se réveille à côté d’une fille, peut-être ?

Il faut attendre une bonne heure pour arriver à une gare. Mais cette fois il y a une véritable petite ville, tout à côté. Je repère Lou qui saute au sol, suivi de Tral.

J’ai préparé les bagages et Siz les débarque à toute vitesse. Je n’ai pas envie que l’espèce de contrôleur nous pose des questions. Il sait que nous avons pris des passages, comme il dit, pour aller beaucoup plus loin.

Quelques employés sur le quai de planches. Lou rapplique sur le côté du petit baraquement, tirant derrière lui les rênes d’un antli attelé à une voiture légère.

— Tral est en train de louer des antlis. Il y a une écurie pas loin, il me glisse.

On a trop de bagages, ça nous retarde. Les autres descendent alors que les locos sont abreuvées de flotte et que des bûches énormes sont chargées. Ces allées et venues nous permettent de faire monter la femme de Tral et Tava dans la voiture avec Siz et les bagages. Les autres suivront à antli.

Avant de me mettre en selle, je jette un œil autour et aperçois un type qui vient droit sur nous. Il me regarde avec insistance. Ça commence à sentir mauvais, ici.

Il approche et lève une main vers son cou, trois doigts tendus puis rapidement plies…

Le signe de reconnaissance des Frères !

Je réponds immédiatement en frappant trois fois mon front d’une main négligente. Il arrive.

— Cal ?

— Oui, Frère, je murmure.

— J’ai un message pour toi. Il vient d’en Haut.

La plus haute autorité, dans le langage-code des Bâtisseurs, le professeur !

— Comment l’as-tu reçu ? je demande, intrigué.

— Je suis chef de station au télégraphe. Il a été adressé à chaque station de la région… nous avons beaucoup de Frères dans le télégraphe.

— Donne, je fais.

— Il est verbal… Pas de trace. Voilà : « Nos frontières seront franchies dans deux jours au nord. Elle le sont déjà à l’ouest. Paiement des transports effectué. Messager connu vient au-devant de vous à Garda ». Voilà, c’est tout.

Si je traduis bien, la guerre vient d’éclater… Le professeur précipite le mouvement et il a raison. On va recruter pour l’armée et le contrôle de la population risque de passer entre ses mains. Elle ne fera pas de cadeau. Les Bellis ont gagné !

Mais pourquoi un messager ? Et comment le reconnaître ? Tout ça doit être terriblement important pour que le professeur ait envoyé le message à tous les Frères d’une région…

— Où se trouve Garda ? je demande.

— Au nord. Le train n’en est pas passé loin, cette nuit.

Evidemment, le professeur ne pouvait pas savoir qu’on ne suivrait pas le chemin prévu. Seulement, c’est en plein dans la zone où la petite malle a été piquée… Foutu messager, il me pose… Bon Dieu ! Le messager, c’est forcément Kori ! Elle est la seule à me connaître.

Un coup à l’estomac. Je respire à fond.

— Bien. Tu peux envoyer un message pour en Haut ?

Il hoche la tête.

— Tu dis que tu nous as vus ici. Que le groupe continue à antli vers l’est en direction de Kejda, et que moi, Cal, je vais chercher le messager à Garda. Tu as compris ?

— J’ai compris. Je l’envoie tout de suite. Le réseau est tranquille à cette heure. Suis ton chemin, Frère.

Je lui renvoie la formule de politesse des Bâtisseurs et il file pendant que je vais vers Giuse qui nous surveillait, attentif. Je lui raconte rapidement.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis sûr que c’est Kori, je réponds. Il faut y aller. Tu vas continuer avec les autres. Lou et moi on retourne en arrière. On se retrouve tous à Kejda, au sud.

Son visage se crispe.

— Je n’aime pas qu’on se sépare, et encore moins que tu ailles dans cette région… Tu prends une malle ?

Nos combinaisons ?

— Non. À antli c’est pas possible. Je vais miser sur la vitesse.

— Bon Dieu, Cal, c’est un coup de poker !

— Aucune envie de laisser tomber Kori, je fais un peu sec.

— Si Lou ne te ramène pas intact, je l’étrangle.

Je souris et lui frappe l’épaule avant de grimper en selle. À la réflexion, je lui passe mes fontes contenant les billets et lui demande des pièces. Il me donne un petit sac que j’accroche à la selle. Puis Lou vient près de moi et je le mets rapidement au courant.

Un signe de la main et on démarre.

 

*

 

On a voyagé toute la journée. J’ai mal partout. Si les Loys sont intervenus quelque part, ils ont fait ça discrètement. Rien vu. Je m’efforce de ne pas y penser.

Lou a repéré trois fois un détachement militaire et on s’est planqué. L’un d’eux, avec des voitures-chariots, emmenait une trentaine d’hommes en vêtements civils. J’ai bien l’impression qu’on ramasse tout ce qui circule…

La nuit n’est pas loin quand on arrive en vue de Garda, au creux d’une petite vallée jaunâtre à la végétation grillée par le soleil. Lou observe un moment, du sommet de la crête où passe la route.

— On dirait qu’il y a un barrage à chaque bout de la ville, il fait. Et un camp militaire est installé de l’autre côté.

— Guide-nous pour arriver à couvert. On entrera à pied par un côté.

— Tu ne veux pas que j’y aille seul ?

Je secoue la tête, et montre le chemin. Il n’insiste pas. Pauvre vieux, je le traite bien mal… Enfin !

Les premières maisons…

On avance tranquillement dans une rue étroite entre les maisons en fohl, ces sortes de briques jaunes. Je me demande comment trouver Kori quand la solution arrive. À l’hôtel, évidemment. Suffit de trouver le meilleur, elle y sera. Je ne sais d’où vient cette certitude, mais je m’y fie.

La grande rue, celle qui traverse la ville de bout en bout, dans le sens de la vallée. Je repère deux hôtels, mais ils me semblent assez modestes. Oui… en voilà un autre nettement plus important. C’est maintenant que ça va se jouer.

— Reste ici et surveille ce qui se passe, je souffle à Lou.

Il y a du monde dans la rue et ça paraît calme, mais on ne sait jamais.

Un grand hall. Beaucoup de monde avec des élégantes locales accompagnées de pas mal d’officiers. Un comptoir sur la droite, je m’y dirige et interpelle un jeune gars.

— Avez-vous une cliente du nom de Kori…

Pas le temps de continuer, il me coupe avec un grand sourire.

— … Reter ? Certainement, monsieur, votre femme vous attend à la salle à manger.

Ma f… Oui, c’est pas idiot. Astucieuse, la petite Kori. Je me dirige sur la gauche et découvre une grande salle à manger avec le buffet au fond. Un tour d’horizon et je la vois, seule à une table. J’y vais et elle m’aperçois. Tout de suite son visage s’éclaire et semble illuminer son voisinage.

— Mon chéri, tu n’as pas été long, elle dit avant que je n’ouvre la bouche. J’avais terminé, allons-nous-en si tu veux.

Je me contente d’incliner la tête, lui laissant l’initiative, elle a l’air de savoir ce qu’elle fait. Elle me prend le bras et on traverse la salle.

Dans le hall, elle se dirige droit vers l’escalier.

— Je dois me changer, elle me souffle avant de monter. Suivez-moi.

La porte fermée, je vais lui poser une question quand elle me devance, un doigt sur les lèvres.

— J’ai hâte d’être arrivée à la maison, elle lâche d’une voix excitée en ouvrant un grand sac de cuir d’où elle tire une jupe et un corsage clairs.

Elle se retourne de mon côté et ses yeux font le tour de la pièce… Oh, bien sûr. Je comprends sa gêne. Elle va se déshabiller et, après tout, on ne se connaît guère. Je souris pendant qu’elle pique un fard et, sèchement, commence à déboutonner sa robe.

Je me retourne vers le mur. Inutile de la perturber avec des enfantillages. Encore que je me sente un peu troublé d’entendre ces bruits de vêtements dans mon dos…

Elle n’arrête pas de parler et je réponds tant bien que mal.

Une main sur mon épaule. Elle est prête et me sourit.

Puis elle se lève légèrement et m’embrasse rapidement sur la joue avec cette fois un petit sourire moqueur. Je crois qu’elle s’est rendu compte de mon trouble et c’est sa façon de me remercier.

— Allons-y, mon chéri, fait-elle à voix haute.

Pas de problème pour payer la note. Elle avait dû trouver une explication à l’avance. On sort et, son sac à la main, je la conduis vers les petites rues qu’on a prises pour venir. Lou nous suit à distance.

Elle ne dit plus rien, maintenant. Si…

— Je n’ai pas d’antli, vous avez la voiture ?

— Non. Nous sommes seuls, Lou et moi. Il s’est passé des choses, je vous raconterai. Pas le temps de trouver un antli à louer, vous allez monter avec moi.

Le coup de bol qu’elle ait eu l’idée de mettre cette jupe-culotte, j’y songe maintenant.

Voilà les bêtes. Je me hisse en selle, retrouvant le contact douloureux du cuir, et l’aide à monter. Ses bras m’entourent.

— Si nous rencontrons des soldats, ils risquent de se poser des questions, vous ne croyez pas ? elle fait gravement.

— Pourquoi ? je renvoie, puisque nous sommes mariés !

Lou a fixé le sac à sa selle et on démarre.

— Vous aimez dormir sous les étoiles ? je demande d’un ton léger.

— Ça m’est arrivé, vous savez.

— Mmmm ! Et ce message que vous devez me donner ?

Un silence.

— Vos portraits sont affichés dans tous les postes de police et l’armée vous recherche. Mon père a pensé que si vous voyagiez avec une femme, et en vous déguisant un peu, il serait possible d’arriver au port.

— C’est votre père qui a eu cette idée ? je demande.

Pas de réponse. Ça ne m’étonne pas. C’est une bonne idée, en effet, mais dangereuse pour elle si on se fait piquer. Et dans cette ville ça aurait bien pu arriver.

— De toute manière, je ne reviendrai pas, n’est-ce pas ? Alors, même si je suis découverte, ce n’est pas très grave, puisque mon père m’a trouvé une fausse identité.

Elle ne reviendra pas… Je n’avais pas réfléchi à ça. Elle va se retrouver dans la presqu’île, coupée de tout. Il faudra qu’on organise cette population rapidement en communauté, avec ses habitudes, ses distractions, sinon la vie sera intenable pour ces gens. Même avec une paix enfin gagnée.

 

*

 

On a rejoint une large rivière en reprenant la marche, ce matin, et je me suis baigné avec un plaisir fou. Pas eu l’occasion de trouver un antli à acheter pour Kori, elle est toujours installée derrière moi.

Et puis, en fin de matinée ça se déclenche…

On suit une vallée, large d’une bonne trentaine de kilomètres et longue de cent cinquante au moins. Le fond de la vallée est plat avec une petite rivière de quarante mètres de large, mais profonde. Les flancs sont semés d’une forêt dense de ces grands résineux, moins hauts que les fantastiques séquoias de Vaha mais beaucoup plus touffus. Ils ont des reflets orangés, de loin, et c’est pourquoi je n’ai d’abord rien pu remarquer.

— Beaucoup de fumée, sur les hauteurs, tu ne trouves pas ? fait soudain Lou en se retournant sur sa selle.

Là, effectivement, sur la gauche, on dirait bien qu’il y a un incendie et…

Je me suis tourné machinalement vers la droite. Là aussi la forêt brûle !

Cette fois je fais un tour d’horizon et la vérité me saute aux yeux. Un incendie qui se déclenche sur une aussi vaste surface en même temps, ce n’est pas un hasard ! Il y a un but.

Je n’ai pas été au bout de mon raisonnement, gêné peut être par la présence de Kori dont les bras m’entourent la taille.

— On accélère, je lance à Lou.

Nous ne sommes pas directement menacés, d’autant qu’il y a la rivière. Mais, après la forêt, l’incendie attaquera la plaine couverte d’une longue herbe qui commence à jaunir. Cette fois ça ira plus vite. Seulement on est à peu près au milieu de cette foutue vallée et la seule issue est l’extrémité, à plus de soixante kilomètres. Les routes franchissant les hauteurs, sur les flancs, sont impraticables désormais.

On a pris le galop de chasse, assez confortable sur ces bêtes au dos large, et qu’elles peuvent soutenir pendant des heures. Je ne veux pas qu’on s’éloigne de la rivière, alors il faut quitter le petit chemin pour galoper à travers la végétation et être très attentif au sol. Pas le moment de faire une chute et de blesser un des antlis.

C’est la perfection de l’encerclement du feu dont on voit les flammes, maintenant, et une immense fumée noire qui s’élève haut dans le ciel tout autour, qui me fait brusquement deviner, une bonne heure plus tard.

Les Loys ! Eux seuls peuvent avoir réalisé un piège aussi parfait… Enfin, parfait, ça se discute. Je suis sûr qu’on peut passer, au bout de la vallée, donc le piège n’est pas aussi… Mais comment ont-ils pu rater leur coup ?

Plus j’y pense, plus je me dis qu’il y a autre chose de beaucoup plus vicieux que je n’ai pas encore découvert.

Et si je ne trouve pas assez tôt, on va tomber dedans comme à la parade…

Lou s’est laissé rattraper. Lui aussi est inquiet, je le vois à son sourire crispé.

On continue encore une demi-heure et tout se précipite. Mon antli trébuche. Surpris, je relève rapidement les rênes pour lui hausser la tête quand je m’aperçois qu’il halète rapidement. Notre course n’est pourtant pas si rapide, même compte tenu de sa double charge.

Un coup d’œil à la monture de Lou… elle est dans le même état. Je me redresse et respire à fond. Dieu que c’est dur. On a l’impression d’être à quatre mille mètres d’altitude et pou…

Saloperie, j’ai compris ! Je tire les rênes pour stopper.

— L’oxygène, je fais.

— Quoi, l’oxygène ?

Lou a l’air surpris. Forcément, il n’en a pas besoin, lui.

— Ce nom de Dieu d’incendie en cercle, gagnant vers l’intérieur… il bouffe l’oxygène, tu comprends ? Bientôt on ne pourra plus…

Il a pigé et se contracte. Je poursuis mon raisonnement. Le mouvement doit être en train de s’accélérer. C’est pour ça que les flammes gagnent si vite. Pas possible de nous faire transporter en anti-g par Lou avec son système incorporé. Je pourrai toujours m’arranger de Kori mais la dépense d’énergie, sans le masque de l’eau, par exemple, nous trahira et les Loys n’auront plus qu’à…

Vacherie de merde de…

— Kori, le train que nous avions pris avant de recevoir le message de votre père, il ne passerait pas par là ?

Je me retourne pour voir son visage. Elle a l’air fatiguée et des cernes commencent à apparaître sous ses yeux.

— Je… je crois que si. Il suit la crête là-bas, il me semble.

Nos voleurs ! Ces cons sont descendus par là et ont dû venir quelque part dans la vallée pour ouvrir la petite malle métallique… Les Loys les ont repérés, bien sûr ! Et ils ont immédiatement…

Je me laisse descendre de l’antli et lève les bras pour recevoir la jeune fille, assez pâle. Mes jambes ne sont pas très assurées et je réalise que nous sommes sous-oxygénés depuis trop longtemps déjà.

— Asseyons-nous près de l’eau, je fais en marchant vers la rivière.

L’impression de perdre du temps à essayer de comprendre. Pourtant quelque chose me dit qu’il le faut.

Pourquoi les Loys montent un truc lent et vicelard au lieu d’attaquer comme ils l’ont fait à notre débarquement ? En posant le problème, je trouve la solution. Pour eux, c’est nous qui sommes en possession des combinaisons… Ils veulent nous forcer à les mettre…

— Cal…

Kori tombe dans les pommes. Merde, déjà ? Je veux me lever, mais un étourdissement amène ma main à mon front.

Et ces cons de Loys qui ne savent même pas qu’on est ici… On va crever connement… Kori !

Non, pas elle… pas Kori… pas…

Je crois que j’ai parlé à voix haute. J’essaie de secouer la tête. Les antlis sont déjà couchés sur le côté et l’un d’eux ne respire plus.

Il… il doit bien y avoir une solution… Désespérément je tourne la tête de tous côtés… et mes yeux tombent sur la rivière. OUI !

— Lou, je lâche d’une voix faible. L’eau… la rivière… démerde-toi… électrodes… électrolyse de l’eau… oxygène et hydrogène… bouche…

L’effort a été trop important, je tombe vaguement dans les vapes, sentant confusément qu’on me transporte.

Froid… une sensation de froid, si je pouvais…

Et puis une merveilleuse bouffée de quelque chose de froid me parvient dans la gorge… j’aspire goulûment. Une autre me chatouille le menton… J’ouvre les yeux… la surface de la rivière est là sous mon nez… Et Lou fait une sorte de cornet avec ses mains dont la partie inférieure est dans l’eau.

Il a réussi… Kori…

Je respire rapidement deux ou trois fois et je me redresse. Elle est là à deux mètres, étendue, évanouie.

— Attends, je l’amène, fait Lou.

Il me laisse une seconde et fonce, attrape bras et jambes de la jeune fille et d’un coup de reins la soulève du sol. La jupe-culotte vole un instant et révèle un genou et l’ébauche d’une cuisse très claire.

Comment est-ce que dans un moment pareil… ?

Ma réserve d’air arrive à sa fin et je dois la relâcher. Plus le temps de… Lou m’a jeté un coup d’œil et a compris. Il balance Kori directement dans la rivière et saute derrière elle.

Je me laisse glisser à l’eau. Des points brillants commencent à danser devant mes yeux. Lou rapproche ma tête de celle de Kori.

— Mets tes mains en cornet, Cal. Tu m’entends, mets tes mains en cornet !

Il a durci le ton. Je voudrais lui dire que j’essaie mais que mes membres ne m’obéissent qu’imparfaitement…

Il me les prend et les joint brutalement. Presque tout de suite le mélange oxygène-hydrogène emplit ma bouche avec toujours cette impression de fraîcheur. Très vite ça va mieux.

Lou est en train d’essayer de donner de l’air à la jeune fille mais elle est inerte… Je me redresse.

— Tiens-la à l’horizontale, je murmure.

Je respire un grand coup et me penche vers elle. J’ouvre grande sa bouche et la recouvre de la mienne, soufflant l’air contenu dans mes poumons. Puis je remets ma tête au-dessus des deux jets de bulles qui sortent de l’eau, respire à fond et recommence.

— Attends, je vais le faire, dit Lou, toi, continue à respirer.

Non… je ne veux pas… c’est à moi de le faire… je ne veux pas que d’autres…

J’ai eu un geste sec de la main pour écarter Lou et me penche encore sur la bouche de Kori… C’est à moi à moi seul… de…

 

*

 

Depuis combien de temps est-ce que j’essaie de la ranimer ? Régulièrement ma bouche prend de l’air au-dessus de la réaction que déclenche Lou et vient se poser sur les lèvres de Kori.

— Elle ouvre les yeux…

J’ai entendu Lou mais je ne réagis pas, continuant à donner de l’air…

Et puis une nouvelle fois je souffle doucement dans sa bouche quand je sens ses lèvres bouger sous les miennes. En me redressant je trouve ses yeux. Elle me regarde gravement. On dirait qu’elle a retrouvé sa lucidité…

— Maintenant ça suffit, Cal. Respire pour toi seul. Tu t’épuises. Elle va pouvoir s’en tirer.

Confusément je regrette… Ses lèvres étaient si douces…

Tout en aspirant plus lentement, je vois Lou la retourner, dans l’eau, lui placer les mains au-dessus de la surface et la faire respirer. Il doit pratiquer une autre électrolyse pour elle.

Je me calme et commence à pouvoir réfléchir de nouveau. Elle a l’air de bien réagir. Je pense qu’elle est sauvée, maintenant.

On ne va pas pouvoir passer des heures comme ça, dans l’eau. Il faut s’en aller d’ici… Je…

— Lou, je fais en redressant la tête. Tu as du fil-contact ?

— Oui.

Je réfléchis un moment. Mon esprit ne tourne pas encore à son régime de croisière. Par petites phrases hachées, je lui explique mon idée, entre deux inspirations.

— Les sabres-énergie… Branche deux fils-contact sur la pile dans l’eau et règle le débit… Ensuite tu fabriques deux entonnoirs aboutissant aux fils… Tu fais aussi deux harnais pour nous tirer, avec les sangles des harnachements des antlis…

— Tu veux que je vous tire sous l’eau, c’est ça ?

J’incline la tête.

— Cette rivière doit bien déboucher hors de la zone…

Il se met au travail immédiatement d’une seule main, commençant d’abord par faire le montage des fils sur la pile de son propre sabre-énergie. Tout de suite deux filets de bulles serrées montent à la surface. Il accélère le débit et me le colle sous le nez.

Ça marche très bien. Je respire facilement. Je lui passe mon sabre et fais signe à Kori de respirer avec moi, à tour de rôle sur le système. Lou remonte sur la berge et s’affaire.

Un moment plus tard, il arrive avec deux vagues entonnoirs. Ça devrait coller en augmentant le débit. Il y aura des pertes mais peu importe. Puis il repart pendant que Kori et moi on respire chacun de notre côté en tenant chacun un sabre sous la surface.

Des harnais rudimentaires qu’il a faits là. Mais en passant ça sous les cuisses et les aisselles Lou nous tirera suffisamment vite.

 

*

 

Au bout de quatre heures, on remonte à la surface hors de la zone. Les fumées de l’incendie sont derrière nous et ici on respire normalement. L’air est surchauffé mais au moins il y en a.

On nage jusqu’à la rive, épuisés.

Les vêtements collent à la peau.

— Lou, fonce par là-bas et trouve-nous de quoi nous changer et de quoi manger. Kori, il va falloir enlever vos vêtements. Mettez-vous dans un buisson si vous voulez, mais étendez-les au soleil.

Pas un chat par ici. J’aimerais m’éloigner le plus vite possible mais on a besoin de récupérer.

Lou pose sur le sol ce qu’il a trimbalé, nos fontes notamment et part au trot.

— Comment peut-il encore courir ? fait la voix de Kori, basse, un peu perdue.

— Je vous expliquerai plus tard.

— Ah… un secret ? Et comment a-t-il fait pour respirer ?

— Ce n’est surtout pas le moment, Kori.

Elle ne bouge pas de son buisson et c’est aussi bien, comme ça je ne peux pas la voir à demi nue devant moi. Je me sens vulnérable, depuis tout à l’heure.

Au bout de quelques secondes, elle reprend :

— Vous savez, Cal, mes rares véritables amis m’appellent Kri…

Je laisse passer un temps.

— Merci de me le dire.

Elle ne répond pas et quand j’entends à nouveau sa voix elle parle d’autre chose.

— Que s’est-il passé exactement tout à l’heure ?

Une question inévitable.

— L’incendie tout autour de la vallée a… consommé l’air, si vous voulez.

— Ce n’était pas un incendie normal, n’est-ce pas ? Elle a droit à la vérité ou une partie, au moins.

— Pas exactement.

— Vous avez des ennemis ? C’est pour ça que vous restez avec nous ?

Elle raisonne bien…

— Tout s’arrangera, Kri… ne vous inquiétez pas.

— Je n’étais pas inquiète… pour moi.

Je ne réponds pas et bientôt je me mets à réfléchir. L’explication de l’incendie me paraît évidente. Les Loys ont voulu nous forcer à utiliser les combinaisons pour respirer. De cette manière, ils…

J’allais dire ils nous abattaient, mais non, ce n’est pas possible. Ils n’avaient pas besoin de ça. Les fois précédentes, ils n’ont pas manifesté tant de scrupules. Ils pouvaient arroser le coin puisqu’ils ont repéré les combinaisons… Alors ?

Ça vient tout seul à force de retourner le problème. C’est tout bête, et ça change tout. Ils voulaient nous capturer !

Les pauvres types de voleurs vont laisser leur peau dans cette histoire.

Alors, maintenant, ils nous veulent vivants ? Mais pourquoi ? Ils nous descendent sans avertissement clair et sans menace de notre part. Ils tentent de nous griller, à l’arrivée au sol, nous recherchent pendant des semaines et aujourd’hui ils veulent nous prendre vivants. Pourquoi ces changements d’attitude ?

Est-ce qu’il s’agirait d’engins automatiques dirigés par des ordinateurs programmés pour une mission ? Ça expliquerait cet entêtement aveugle puis le changement radical. Si c’est bien cela on est foutu. Parce qu’un ordinateur ne renonce jamais…

Une bonne heure plus tard, Lou revient avec de quoi manger et des vêtements. Il a dû piquer ça dans une ferme. Je m’habille en silence et Kori aussi. Nos vêtements sont encore très humides.

— Lou, il y a une route par ici ?

Il a visionné les cartes de Vaha et sa mémoire a tout enregistré, évidemment.

— Un peu plus loin, par là, il fait, désignant le sud. On se met doucement en marche. Il va falloir trouver un moyen de locomotion, la fatigue se fait sentir. Et Kori a durement encaissé aujourd’hui.