CHAPITRE PREMIER
La pièce est plongée dans la pénombre. Les seules lumières sont celles de la multitude de voyants, orange, rouges, bleus, verts, tous allumés sur un long pupitre en demi-circonférence, lui-même couvert d’interrupteurs, de boutons, de curseurs mobiles.
Un immense écran, sombre pour l’instant, couvre le mur, au-dessus du pupitre, épousant sa forme.
Le silence est soudain rompu par une voix qui semble venir de partout à la fois. Une voix dont le timbre a de curieuses résonances métalliques, qui disparaissent peu à peu.
Comme une machine qui se rode, ou qui n’a pas fonctionné depuis longtemps.
— Cal... tu m’avais demandé, à ton arrivée ici, de chercher un chemin de retour vers la Terre... j’ai réussi.
Les deux hommes sursautent en même temps.
Le premier est assis dans un fauteuil, devant le pupitre. Il est vêtu d’une combinaison vert pâle, de formes vagues. Le second est debout, derrière, appuyé d’une main sur le dossier du fauteuil.
Il porte une combinaison marron, qui moule son corps trapu. C’est lui qui réagit le premier.
— Bon Dieu, HI, tu es sûr de ce que tu racontes ?
— Je ne peux pas commettre d’erreurs, tu le sais, Giuse, reprend la voix. Un ordinateur de la classe HI, comme moi, ne se trompe pas. Il est seulement mal renseigné.
— Ça va, ça va... Tu te rends compte. Cal ? dit-il en posant la main sur l’épaule de l’homme en combinaison verte, on va pouvoir revenir sur Terre !
L’autre ne répond pas. Le visage figé, il regarde, sans le voir, le pupitre devant lui. La Terre ! Il y a longtemps il aurait été fou de joie. Il aurait eu l’espoir de ne plus être seul. Mais aujourd’hui...
Aujourd’hui il s’est habitué à cette vie sans attache. En dehors de la base. Et de Giuse, bien sûr.
Tout de même... la Terre ! Une quantité de souvenirs lui remontent en mémoire... Et pour la première fois, sans doute, il les retrouve sans la nostalgie d’autrefois. Son travail de logicien, indépendant, ses rares amis, les vacances dans le Pacifique... Et puis ses enthousiasmes, évanouis le jour où il s’est réveillé, seul, dans sa capsule tournant autour de Vaha.
Une bouffée de la vieille colère remonte. Les fous ! Les ignobles dingues qui ont encore voulu une guerre pour établir leur puissance. Les fusées lancées inconsidérément... Les autres qui lancent les leurs... Et la fin de la race humaine...
Giuse contourne le fauteuil, se penche et frappe à petits coups sur un accoudoir pour appuyer ses paroles.
— Bon sang. Cal ! Il faut... il faut qu’on sache, tu comprends ? Est-ce que la vieille planète a pété, oui ou non ? Je ne pourrais pas continuer à vivre sans savoir ce qui est arrivé. C’est cette incertitude qui me tue... Il y a peut-être encore des survivants...
Cal paraît sortir de sa rêverie et secoue lentement la tête.
— Allons, réfléchi, mon vieux ! Ça fait presque deux mille ans que je suis sur cette planète... et notre voyage avait duré je ne sais même pas combien de temps. Tu te rends compte ?... Elle allait exploser au moment où tu m’as fourré dans cette capsule... Est-ce que ça vaut la peine de faire ce voyage pour découvrir finalement un amas de poussières ?
— Avec les moyens dont tu disposes, c’est une balade. Ecoute, si tu ne veux pas y aller, laisse-moi prendre un de tes dijars...
La voix de Cal est plus sèche quand il répond :
— Ne dis pas de conneries. Je t’ai assez répété que tu es chez toi, ici. Et tu as ton propre dijar !
Il s’interrompt un instant et se détourne instinctivement vers le pupitre pour interroger l’ordinateur géant de la base.
— HI... raconte ce que tu as trouvé.
— J’ai mis très longtemps à découvrir une méthode, et plus longtemps encore à la mettre au point. Le principe est le suivant : remonter votre trace jusqu’à ce que vous reconnaissiez votre système planétaire. Je vais passer le schéma du principe sur l’écran.
Devant les hommes l’immense écran prend vie et ils découvrent la galaxie qu’ils habitent, celle de Vaha, symbolisée par des points lumineux jaunes figurant les principales planètes et systèmes entiers. Un point rouge apparaît, près de Vaha et HI reprend :
— Je possède évidemment l’enregistrement de l’approche de ta capsule. Cal. Ça me donnait ta dernière trajectoire, et mon point de départ. J’ai construit un engin de la forme et du poids exacts de ta capsule et je l’ai envoyé, à la même vitesse, sur ta trajectoire, mais dans l’autre sens.
Sur l’écran on voit le point rouge quitter Vaha en direction d’Oma I, du second système Omaru. Puis ricocher, apparemment, et partir dans une longue traversée vers le premier système Omaru.
— Voilà le principe, dit HI : l’engin recompose exactement ta route...
— Mais il y en a pour une éternité, le coupe Cal.
— Non, parce que l’engin est parti depuis très longtemps. Il a déjà traversé la galaxie suivante et se trouve dans la troisième. Mais c’est la limite de ce qu’avaient exploré les Loys. Les cartes montrent qu’il ne s’agit pas de ta Voie lactée, peut-être sera-ce la suivante. En tout cas il faut que vous preniez la suite de la recherche.
— Si jamais c’est pas le cas, tu imagines le temps qu’il faut pour traverser une galaxie en vitesse propre ?
Giuse avait une voix déçue en faisant la remarque.
— J’y ai pensé, reprend HI. J’ai pu placer un système de propulsion vitesse-temps dans cet engin, compte tenu qu’il ne devait pas être habité. Vous pourrez faire les longues traversées en subespace. Il ne resterait plus en vitesse propre, subluminique, que les « ricochets » dus aux attractions planétaires qui ont modifié à chaque fois la trajectoire.
— Ouais, c’est faisable, murmure Cal comme pour lui-même. Peut-être un peu long mais faisable.
Du coup Giuse lui flanque une claque sur l’épaule.
— Alors tu marches ? On y va, hein ? On y va... Cal se lève et commence à marcher, comme il le fait souvent quand il veut réfléchir, s’absorbant complètement. Giuse se garde bien de l’interrompre et s’assied dans le fauteuil, les doigts pianotant sur les accoudoirs.
Quand Cal fait demi-tour venant droit au pupitre, il se lève pour lui laisser le fauteuil.
— Merci... HI, pendant que j’y pense, fais installer un second fauteuil ici. Bon, mon dijar est prêt, je suppose ?
— Oui, une partie des super-robots est stockée à bord, les Dix.
— Ça va, tu vas me faire un double des microfilms que nous avons amenés, dans les capsules, et coller le tout. Non, attends... Seulement les copies, dans le dijar. Où en est ton engin, en ce moment ?
— Il approche d’une grosse planète d’un système complexe.
— Ah... alors il faut attendre qu’il se soit décidé sur une direction, pour le suivre. Pas la peine de perdre son temps dans l’espace. On décollera quand il aura repris son cap. C’est l’affaire de combien de temps ?
— Je l’ignore...
HI se tait pendant sept à huit secondes et dit :
— ... Au moins sept de nos jours. C’est le temps moyen des précédents ricochets.
— Oh ! c’est pas vrai, râle Giuse. Il va falloir attendre tout ce temps...
— Après des millénaires, une semaine de plus ou de moins, hein..., répond Cal. Allez, viens, je t’offre une vodka comme tu n’en as jamais bue.
— T’es bien sûr que tu parles d’une vodka ?
— Oui, oui. Ce qu’il y a de chouette avec un ordinateur, c’est qu’il n’oublie jamais un ordre. À mon second « voyage » sur cette planète, j’avais trouvé une sorte de vigne sauvage, ou un truc qui lui ressemblait. HI a trouvé le traitement adéquat pour la transformer peu à peu et la rapprocher du goût du raisin. Et, à partir des microfilms de ma capsule, il a reconstitué une méthode pour en travailler le jus. Il a « refait » du cognac et des tas d’alcools blancs. Et sur sa lancée, je lui ai fait « reconstituer » du whisky William Lawson’s et de la vodka Eristow.
Les Vahussis en fabriquent couramment, maintenant. Les bonnes qualités ressemblent absolument à ce qu’on buvait sur Terre.
— Je suis un peu sceptique quand même, tu vois, dit Giuse.
— O.K. ! O.K. ! De toute façon, ce matin, quoi que je dise, tu me contrediras. Mais je n’ai pas fini mon histoire. J’ai voulu me constituer une cave. Un petit plaisir, comme ça. HI a construit quelque part dans la base un local idéal avec une température idéale, etc., et il a entassé quelques centaines de bocaux. Il doit y avoir un petit millénaire de ça ! Est-ce que quelqu’un a déjà bu une bouteille aussi vieille ?
Cette fois Giuse ne dit rien. Soufflé, le gars...
*
Dans la grande pièce de séjour qui sépare leurs deux appartements, Giuse regarde Cal ouvrir avec un vrai cérémonial un bocal de terre cuite que vient d’apporter un robot-boule. Les robots-Vahussis ne sont pas encore animés.
— Il y a des jours où je ne te comprends pas très bien, commence Giuse. Tu crois que c’était habile de donner l’alcool aux Vahussis ? C’est plutôt une vacherie, non ?
— Oh ! j’y ai beaucoup réfléchi. Ils avaient déjà une boisson fermentée. Et alors là un vrai poison pour l’organisme. Ils en buvaient rarement mais HI a remarqué que le rythme s’accélérait. Ils y venaient. C’est pourquoi j’ai préféré leur donner des alcools de qualité, qui font infiniment moins de dégâts. Je suppose que l’alcool est une évolution inévitable chez l’homme. Je le regrette mais que faire sinon tenter d’en limiter les conséquences ?
Giuse rit doucement, pour lui-même.
— Encore une fois, j’aurais mieux fait de la fermer...
— Tiens, goûte-moi ça...
Ensemble ils lèvent leur verre, portant un toast silencieux.
Un nectar, un vrai nectar ! la vodka aurait pu perdre ses qualités en vieillissant si longtemps, mais pas du tout. Elle paraît s’être purifiée, en améliorant son arôme.
Son verre à la main. Cal va s’asseoir dans le canapé, devant la cheminée éteinte, comme pour savourer son plaisir. Il aime beaucoup cette pièce qu’il a dessinée pour ressembler à un intérieur de la fin du vingtième siècle terrien, son époque préférée.
La pièce fait une bonne cinquantaine de mètres carrés. Outre le canapé, elle est meublée de quatre fauteuils profonds, en cuir, entourant une table basse. Une autre table supporte un jeu d’échecs géant.
Plus loin, des fauteuils droits font un autre petit îlot dans la pièce. Enfin un bar occupe un coin. Deux grandes baies vitrées s’ouvrent sur un mur, laissant voir une immense prairie qui ondule sous le vent.
Plus on regarde le paysage, plus une sensation de malaise apparaît. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il ne s’agit pas vraiment de fenêtres mais d’écrans où sont projetées des images filmées ailleurs, quelque part sur la planète.
Au bout d’un moment, Giuse s’agite dans son fauteuil.
— Jamais je ne vais tenir le coup sans rien faire... Je vais bricoler dans le laboratoire de physique avec le cosmium que m’a dégoté HI.
— Le quoi ?
— Le cosmium, tu sais, le métal par excellence, et aussi le grand regret des Loys.
— Oui, je me souviens vaguement... Mais je croyais qu’on n’en trouvait pratiquement pas ? Ils n’en ont jamais trouvé que quelques grammes, non ?
— C’est ça. Ça me passionnait, ce truc, alors j’ai demandé à HI de surveiller la galaxie pour en trouver. Et il a eu le coup de pot. Un assez gros astéroïde en train de se refroidir. Le cœur était froid mais encore souple. C’est comme ça qu’il a ramené une énorme quantité de cosmium, le noyau central, un alliage de tous les métaux existant, dans une homogénéité parfaite. Un alliage impossible à reconstituer.
— C’est ton nouveau joujou ?
— Voilà ! Les Loys avaient des théories fumantes là-dessus. Je voudrais voir ça de plus près.
— Après tout c’est toi le chimiste : les alliages c’est ton domaine, amuse-toi bien, Coco...
— Allons bon c’est nouveau ça, « coco » ! Cal sourit sans répondre.
*
Neuf jours plus tard. Cal entre dans le laboratoire de physique atomique.
— Eh bien tu tombes à pic, lance Giuse en train de manipuler des boutons commandant une pince de manœuvre.
La pince géante farfouille dans une cuve pleine d’un liquide épais, aux reflets cuivrés, et en extrait une barre de métal, de trois ou quatre centimètres de section, qu’elle va déposer sous une coupole demi-sphérique.
Giuse fait des réglages et la barre se met bientôt à trépigner de plus en plus vite.
— Je la soumets à des vibrations de cycles irréguliers sur des fréquences discontinues, explique Giuse préoccupé.
— Tu ne l’aimes pas, ou quoi ? fait Cal amusé.
— Rigole pas... C’est le test final. À ton avis, quel est son coefficient de rupture ?
Giuse a l’air si sérieux que Cal entre dans le jeu :
— Dans les 60, non ?
— 57, exactement.
La barre est de plus en plus agitée, là-bas. Elle parait soumise à la torture. Et soudain une espèce de détonation se fait entendre : la barre a claqué.
Giuse fonce à un tableau et pousse un grognement.
— Viens voir ça, non mais viens voir ça ! Cal approche et lit un cadran.
— 102... Tu veux dire qu’elle a cédé à 102 ? C’est pas possible, tu le sais bien ! Tes instruments déconnent...
— Allez... tu sais bien qu’ils sont sous contrôle de HI. Il faut l’accepter, la barre s’est rompue à 102.
— Mais tu te rends compte de ce que ça veut dire ? reprend Cal presque en rogne. Cette petite barre serait pratiquement aussi solide...
— Exactement, le coupe Giuse, qu’un longeron de dijar, par exemple. Mais c’est vrai, mon vieux, c’est vrai ! Ils avaient raison les Loys, ils avaient foutrement raison ! Ah ! quels types... Ce que j’aurais aimé les rencontrer.
— Ouais, et bien ne le souhaite pas trop, dit Cal qui s’est calmé, parce qu’eux ils n’auraient peut-être pas apprécié qu’on leur pille leurs secrets. Oh ! à propos... il y a du nouveau. L’engin de HI est reparti. Il est stabilisé sur une trajectoire qui le fait sortir de sa galaxie actuelle.
— ... Mais, alors on peut y aller ?
— On peut y aller.
— Et... mes expériences ? Tout ça. dit Giuse en montrant les instruments, autour.
— Il y a un labo de physique-chimie, dans le dijar. fais-le équiper par HI, il ne doit pas y en avoir pour plus de quelques heures. On décollera ensuite.
— Ouais, c’est ça ! Tu comprends, il faut que je continue, ajoute-t-il comme pour s’excuser.
Cal a un petit rire, et lui donne une claque amicale sur l’épaule.
— Bien sûr, je comprends, tu es assez excité. Bon, je vais faire animer nos robots. Les Dix sont déjà en train de tout vérifier à bord... Tu sais, j’ai bien envie de nous faire suivre par un autre dijar, en automatique. On ne sait pas ce qui peut se passer. Pas envie de me retrouver coincé dans un autre système.
Giuse ne répond pas, il a les yeux fixés sur la barre de métal. Cal hausse les épaules et sort.