21.
Minuit. Jake luttait contre le sommeil, piquant parfois du nez et se réveillant presque aussitôt en sursaut. Tout son corps lui faisait mal. Et toujours Peter Bordon s'accrochait à la vie.
Jake regarda la pendule au-dessus du lit, puis se concentra de nouveau sur le visage de Bordon. Des petits tubes dans le nez du blessé faisaient circuler l'oxygène jusqu'à ses poumons mais ni ces tubes, ni l'intraveineuse reliée à son bras ne le sauveraient. Son teint grisâtre le prouvait assez.
Minuit et demi. Jake alla se dégourdir les jambes dans le couloir. Il n'aimait pas s'éloigner du chevet du blessé, craignant que ce dernier ne revienne à lui pendant son absence, fût- elle ultrabrève. Mais après des heures passées sur ce fauteuil inconfortable, il avait besoin de bouger un peu.
Il avait eu le temps de réfléchir, aussi, et il était de plus en plus convaincu que des événements qui ne paraissaient avoir aucun lien entre eux — à savoir l'affaire des meurtres et celle de Stuart Fresia — étaient peut-être connectés. S'il arrivait à trouver le point commun, il tiendrait peut-être enfin la clé des deux mystères.
Jake s'arrêta devant une fenêtre, dans le couloir, et tergiversa
un moment. Finalement, il prit son portable dans sa poche et appela le restaurant de Nick. Ce dernier répondit.
— Chez Nick, bonsoir !
— Salut, Nick. Jake Dilessio, à l'appareil.
— Oui ? fit Nick, sur un ton vaguement circonspect. Si tu veux parler à Ashley, appelle-la sur son portable. Mais je ne t'apprends rien.
Jake hésita. Pour commencer, il n'était pas sûr que la jeune femme répondrait au téléphone, si elle voyait s'afficher son nom sur l'écran de son cellulaire. Ensuite, il n'était pas certain de vouloir lui parler, du moins pour l'heure. Il ressentait encore de la frustration et de la colère, à son sujet. En même temps, il se demandait s'il n'était pas fou d'éprouver ainsi le besoin de la protéger, contre son gré, comme s'il avait le droit d'être au courant de tout ce qu'elle faisait, comme s'il était responsable d'elle.
— Je n'ai pas besoin de lui parler, Nick, répondit-il enfin. Je voulais juste m'assurer qu'elle était rentrée. Qu'elle va bien.
— C'est une grande fille, Jake. Elle peut sortir et rentrer aussi tard qu'elle le désire. Ce n'est pas à toi que je vais l'apprendre.
— Nick...
— Elle est rentrée, Jake. Je l'ai entendue, il y a moins de dix minutes.
— Bien... Merci.
Il ne savait pas quoi dire à Nick. A quoi bon l'inquiéter pour rien?
— Ecoute, voilà ce qui se passe, reprit-il cependant au bout de quelques secondes. J'ai dû m'absenter de Miami, la nuit dernière.
— Ouais, je m'en doute. La rixe à la prison de Bordon a fait la une, toute la journée. Il paraît qu'il est dans un état critique.
— Il est en train de mourir. Je reste quand même parce que je continue d'espérer qu'il va reprendre connaissance et parler, avant de s'en aller pour de bon. Une chose est sûre : cette rixe a été provoquée afin de couvrir le meurtre de Peter Bordon. Or, j'ai trouvé un croquis qu'Ashley a fait de l'accident qui a envoyé Stuart Fresia à l'hosto. Il y a une silhouette, au bord de la route — quelqu'un affublé d'une espèce de cape noire avec une capuche. C'était l'uniforme des membres de la secte de Bordon. J'ai aussi découvert qu'un des membres de cette secte que l'on croyait mort a peut-être survécu à l'accident d'avion qui était censé l'avoir tué. Alors, je sais que c'est tiré par les cheveux, mais il y avait un journaliste qui traînait à l'hôpital, les premiers jours qui ont suivi l'accident de Stuart. D'après Carnegie, l'inspecteur chargé de l'enquête, il n'est pas celui qu'il prétend être. Je me demande si ce journaliste et l'ancien membre de la secte supposé mort ne seraient pas une seule et même personne. Bref, je me fais du souci pour Ashley.
— Elle est rentrée. J'en suis sûr. Mais je lui parlerai demain matin. Je peux lui répéter ce que tu viens de me dire ?
— Oui.
— Très bien. Je vais faire attention.
Nick se tut et Jake attendit, pensant qu'il allait ajouter quelque chose. Comme le silence s'appesantissait, il reprit :
— Je rentrerai à Miami dès que je le pourrai. S'il arrive quoi que ce soit... note le numéro direct de Carnegie. Tu sais aussi comment joindre Marty... Et je vais te donner d'autres noms, pour le cas où tu ne le trouverais pas. Tu as un stylo ?
— Hein ? Non, attends. Un stylo. Mince... Sharon ? Où est- elle passée ? Sandy, tu n'as pas un stylo ? Non... ? Hé, Curtis, un stylo ? Ah, voilà. Bon, je t'écoute.
Nick nota les noms et les numéros de téléphone que Jake lui donna, et ils coupèrent la communication.
Jake retourna dans la chambre de Bordon et s'effondra dans le fauteuil à côté du lit. Le gardien retourna à son poste, devant la porte. Un moment plus tard, un médecin entra. Il examina les pupilles du patient et prit son pouls.
— Comment va-t-il ? fit Jake.
— Je crois que ça se voit, repartit le médecin. A mon avis, il n'a pas dix heures à vivre.
Ce mouvement n'était pas quelque chose qu'Ashley avait appris à l'académie de police, mais en suivant des cours d'autodéfense, avec Jan.
La manœuvre était efficace : un coup de pied bien placé vers l'arrière et David Wharton se plia en deux en poussant un hurlement de douleur. L'instant d'après, il s'écroulait sur le sol.
— Pourquoi vous avez fait ça ? s'exclama-t-il, le visage déformé par la souffrance.
— Comment ça, pourquoi ? riposta Ashley. Vous m'avez attaquée.
— Je ne vous ai pas attaquée. Je voulais juste vous empêcher de sortir. Il faut que vous m'écoutiez.
— Eh bien, parlez !
— Je ne peux pas parler. Je suis en train de mourir, là.
— Mais non. Vous avez juste un peu mal.
— Un peu mal ? Je suis à l'agonie, oui.
— D'accord, vous êtes à l'agonie. Ça va passer.
— Et puis quoi encore ! Je ne pourrai plus jamais avoir des enfants.
— Mais si — en admettant que vous viviez assez longtemps. Et maintenant, si vous avez quelque chose à me dire, faites-le vite ou j'appelle la police.
— C'est vous, la police.
— Je ne peux pas vous embarquer en prison. Si j'appelle police secours, ils enverront quelqu'un habilité à le faire.
— Ashley, pour l'amour du ciel !
— Je vous écoute.
— Oui, oui, j'essaie. Vous savez à quel point ça fait mal ? On ne vous a jamais donné un coup de pied dans les couilles.
— David !
— O.K. Vous avez raison, je suis propriétaire du terrain voisin de la communauté où nous nous sommes rendus, hier. Je l'ai acheté avec Stuart.
— Pardon ?
— Il était sûr d'avoir découvert quelque chose de louche et il ne voulait pas que son nom apparaisse. Alors on a utilisé le mien. Mais je n'avais pas l'argent. Stuart, si.
— Pourquoi voulait-il ce terrain ?
— Pour mieux enquêter sur la communauté.
— Enfin, si vraiment vous avez des raisons de croire que ces gens font des trucs illégaux, pourquoi ne pas l'avoir dit à la police?
David parvint à se redresser assez pour s'appuyer contre le lit.
— Si la police s'en mêle, elle ne trouvera rien, dit-il avec une grimace de douleur.
— Peut-être parce qu'il n'y a rien à trouver.
David ferma les yeux et secoua la tête.
— Cela n'arrive que certains soirs.
— Quoi donc ?
— Je l'ignore. Mais Stuart sait quelque chose, lui. C'est pour ça qu'on l'a drogué, avant de le pousser sur la nationale.
Ashley s'était adossée contre la porte, les bras croisés. Quelque chose, dans le ton de David, dans l'expression de son visage, aussi, lui soufflait qu'il était sincère.
— Enfin, David, il faut mettre la police dans le coup. Ils ne sont pas forcés de faire irruption sur la propriété comme une bande de gangsters.
— Je ne peux pas m'adresser à la police, Ashley.
— Pourquoi ?
Il la regarda fixement, un moment, et poussa un soupir.
— Parce qu'il y a au moins un flic pourri qui est mouillé jusqu'au cou, dans toute cette histoire.
Il était presque 1 h 30 du matin ; à cette heure-là, le bar commençait à se vider, généralement. Nick annonçait la fermeture quelques minutes avant 2 heures et fermait tout entre 2 h 30 et 3 heures.
Ce soir, cependant, il y avait encore beaucoup de monde.
Il savait qu'Ashley était rentrée. Il l'avait entendue passer par la maison. Sharon était montée se coucher, aussi, se disant épuisée. Elle était souvent fatiguée, ces temps-ci.
Nick n'aurait pas dû s'inquiéter. La zone avait son quota de crimes, bien sûr, mais cela se passait rarement dans la marina. Les propriétaires des bateaux gardaient l'œil ouvert les uns pour les autres. Quant à la clientèle du bar-restaurant, elle était composée en grande partie de vieux habitués. L'endroit était pratiquement un monument historique.
Malgré tout, l'appel de Jake l'avait perturbé. Il prit son trousseau de clés, dans sa poche, et ouvrit le coffre-fort derrière le bar. Sous des liasses de dollars, il y serrait un revolver — qui n'avait encore jamais servi, d'ailleurs. Nick préférait mille fois être cambriolé que risquer la vie d'un de ses employés en défendant son établissement.
Katie était partie tôt, sur son ordre. La serveuse avait géré le bar, seule, plusieurs soirs de suite ; elle avait mérité un peu de repos. Curtis et Sandy, eux, n'avaient pas quitté le comptoir. S'ils avaient descendu plusieurs bières, ils n'étaient pas encore soûls au point de rouler sous la table.
— Hé, les gars, je vous confie le bar un moment, d'accord ? leur dit Nick.
Et il se dirigea vers les quartiers privés du bâtiment. Il monta d'abord dans sa chambre et y trouva Sharon, endormie. Il se rendit ensuite dans l'aile qu'occupait Ashley et frappa à sa porte.
— Ashley ?
Elle lui ouvrit presque aussitôt, arborant un large sourire.
— Salut, Nick.
Ce dernier se sentit tout bête.
— Je voulais juste m'assurer que tu allais bien.
— Ça va. Juste un peu fatiguée... Le troisième Margarita m'a assommée. Je vais me coucher.
La jeune femme étouffa un bâillement.
— On se voit demain matin ?
— Bien sûr, oncle Nick.
Il l'embrassa sur le front et Ashley lui prit l'épaule et déposa un baiser sur sa joue.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, chérie. Fais de beaux rêves.
Ashley sourit. Il ne lui avait pas dit cela depuis des années.
Elle referma la porte et Nick entendit la clé tourner dans la serrure.
Etrange, se dit-il. Ashley ne verrouillait jamais sa porte.
Ashley attendit un moment, l'oreille collée contre la porte. Quand elle fut certaine que Nick était reparti, elle se tourna vers David Wharton. Il était toujours par terre, mais il avait repris des couleurs.
— Vous racontez vraiment n'importe quoi ! déclara-t-elle. Je vais vous faire arrêter.
— Ashley, pensez à Stuart.
— Je ne fais que ça.
— On a essayé de le tuer deux fois. Il court vraiment un danger.
— Et c'est un flic pourri qui est responsable, c'est ça ? Vous croyez vraiment que je vais avaler une histoire aussi tordue ?
— Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois dans l'histoire de la police. Je suis sûr de ce que j'avance. Hélas, je n'ai pas encore trouvé le moyen de le prouver.
— C'est bien dommage, parce que je ne vous crois pas.
— Ecoutez, Ashley, je sais que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des flics sont des gens honnêtes. Mais bon, ils sont avant tout des êtres humains et les tentations existent. D'autant qu'il y a aussi des malfrats drôlement malins qui savent exploiter les esprits faibles. Vous connaissez une meilleure couverture que celle de policier, vous ?
— Vous passez votre temps à faire des suppositions. Je veux des preuves.
David hésita un instant.
— Si je pouvais vous en fournir, l'affaire serait déjà réglée. Mais je peux essayer de vous expliquer la situation un peu mieux. Stuart n'enquêtait pas seulement sur les grosses entreprises, mais aussi sur les sectes religieuses. Il voulait découvrir combien de gens sacrifient réellement des poulets et pourquoi les cultes établis semblent donner naissance à de si nombreuses ramifications.
— Caleb Harrison m'a dit qu'ils n'étaient pas une secte.
— Secte ou pas, ils pratiquent un genre de religion, croyez- moi. Il y a quelques autres hommes, sur la propriété, mais la majorité des membres de la communauté sont des femmes.
— David, il est chez lui et il veut vivre et travailler dans sa propriété. Je ne vois rien d'illégal, là-dedans.
— Je n'en serais pas si sûr, à votre place. Stuart a infiltré leur communauté. Quelqu'un la lui avait recommandée en la dépeignant comme un retour à une vie à l'ancienne. Apparemment, il a vite été convaincu du fait que Caleb Harrison n'avait pas acheté la propriété avec son propre argent et, surtout, que ce dernier ne savait pas vraiment ce qui s'y passait.
— Et que s'y passe-t-il ?
— Des bateaux vont et viennent... la nuit. On ne sait jamais quand.
— Se promener en bateau sur les canaux n'est pas illégal non plus, déclara Ashley.
— Ça l'est si les bateaux sont utilisés pour se livrer à des pratiques illégales.
— Genre ?
David secoua la tête.
— C'est bien la question. Il ne peut pas s'agir de marijuana. Les paquets livrés sont trop petits. Je pencherais plutôt pour de l'héroïne. Je suis certain qu'il s'agit d'une très grosse opération, et parfaitement huilée. De petits avions volant assez bas pour échapper aux radars arrivent depuis l'Amérique du Sud et larguent leurs marchandises dans les Everglades. Quelqu'un se charge alors de les récupérer et on les livre petit à petit en passant par les canaux.
— Il faut raconter ça à la police.
— Vous allez m'écouter, à la fin ? Si les flics débarquent dans la propriété, Harrison leur montrera ses plants de tomates. Ils rencontreront peut-être quelques-unes des personnes qui vivent là-bas, mais ils ne découvriront rien d'autre, simplement parce que Harrison lui-même ne se doute probablement pas de ce qui se trame chez lui. Après tout, il mène la vie qui lui plaît. Pourquoi irait-il poser des questions à un bienfaiteur qui ne lui a rien demandé d'autre que de vivre sur sa propriété et de faire pousser des légumes et des fruits ?
— Les flics...
— Je vous dis qu'on ne peut pas appeler les flics ! L'un d'eux trempe dans l'histoire.
— Mais enfin, comment en êtes-vous aussi sûr ?
— J'ai entendu quelqu'un parler.
— Très bien. Que proposez-vous, dans ce cas ?
— Il faut les prendre la main dans le sac.
— Ah oui ? Et comment ? En admettant que vous ayez raison et que des bateaux fassent véritablement des livraisons de drogue, la nuit, vous ne savez même pas à quel moment on peut les surprendre. Pourquoi ne pas alerter la police et s'arranger pour qu'ils arrêtent ces gens avant même que les embarcations n'atteignent la propriété ?
— Parce que cela ne résoudrait rien du tout. Si on intercepte les bateaux avant qu'ils aient livré la drogue, on ne réussira qu'à arrêter des petits malfrats qui ne savent rien, ou presque rien, et certainement pas le cerveau qui dirige toute l'opération — une personne qui a assez de pouvoir et d'influence pour avoir pu enlever Stuart, avant de le bourrer d'héroïne et de le larguer sur une route nationale en pleine heure de pointe.
— David, il faut bien qu'on s'adresse à quelqu'un. Nous n'arriverons jamais à rien, sinon. Après tout, vous m'avez impliquée dans l'affaire, moi.
— Parce que vous étiez la seule, avec les Fresia, à ne pas croire que Stuart avait mal tourné. Le plus important, maintenant, c'est de trouver un moyen de le sortir de cet hôpital avant qu'il ne se fasse tuer.
— Il est gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ses parents ne le quittent pas des yeux.
— Il est gardé par des flics !
— Enfin, il doit bien y avoir une personne, au moins, en qui nous pouvons avoir confiance !
— Mais qui ? Comment le savoir à l'avance ? Même si on s'adresse à quelqu'un tout en haut de la hiérarchie, rien ne garantit que cela ne s'ébruitera pas. Non, nous devons découvrir ce qui se passe avant que Stuart ne meure. Il a déjà échappé à deux tentatives de meurtre. La troisième pourrait être la bonne.
Il se tut brusquement, puis se leva et marcha vers la porte qui donnait sur l'extérieur.
— Il y a quelqu'un dehors, dit-il à voix basse.
— David, mon oncle tient un bar-restaurant et nous sommes vendredi soir, repartit Ashley avec impatience. Forcément qu'il y a du monde dehors.
David secoua la tête.
— Non. Il y avait quelqu'un en train de nous écouter.
Ashley réprima un soupir.
— Très bien, allons voir. Il y a toujours des flics dans le bar.
— Pas de flics !
— Parfait. Je vais aller chercher mon oncle.
Elle se tourna vers la porte. David la prit par l'épaule.
— Attendez. Il faut que je m'en aille d'ici. Allez trouver votre oncle, faites le tour des lieux et enfermez-vous à double tour, avant de vous coucher. Moi, je file. Et pour l'amour du ciel, ne faites confiance à personne.
— Je ne dois pas faire confiance à des officiers de police assermentés, mais il faut que je vous fasse confiance à vous, c'est ça ?
— Je veux juste que Stuart reste en vie. Ecoutez, je vais essayer d'en apprendre davantage. Je ne sais pas encore comment, mais je vais faire tout mon possible. Donnez-moi encore vingt-quatre heures. Si je ne trouve rien de tangible, vous ferez appel à quelqu'un en qui vous avez confiance et que Dieu nous vienne en aide.
— Entendu. Ne bougez pas. Je reviens dans un moment.
Elle laissa David dans sa chambre. N'était-elle pas folle de lui faire confiance ? En même temps, elle avait le sentiment qu'il disait la vérité — en tout cas, la vérité telle qu'il la percevait.
Tout de même, un flic pourri...
Mais pourquoi pas ? Les flics ne sont pas infaillibles. Et les ripoux existent, même s'ils sont rares.
Elle traversa la maison et entra dans le bar.
— Ashley ? s'étonna Nick. Tu es encore debout ?
— Ouais, à peine. Dis-moi, tu veux bien faire le tour du propriétaire avec moi ?
— Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas. J'ai entendu du bruit.
— Un vendredi soir ? Comme c'est bizarre !
— S'il te plaît, Nick.
— Bon, bon, d'accord.
Nick ouvrit le coffre-fort et prit son revolver. Il le pressa contre sa cuisse, afin de ne pas attirer l'attention, et sortit sur la terrasse avec Ashley, avant de faire le tour du bâtiment. Ils ne virent rien et ne croisèrent personne.
— Qu'as-tu entendu, exactement ? demanda Nick.
Ashley eut un haussement d'épaules.
— Je ne sais pas. Un bruit qui m'a paru bizarre. Je suis désolée de t'avoir dérangé pour rien.
— Tu ne m'as pas dérangé. Tu ne m'as jamais dérangé. Mais je crois qu'on a besoin de parler, tous les deux — une vraie conversation.
La jeune femme acquiesça d'un signe de tête. Elle sentait poindre une migraine et ne savait plus qui croire ou que penser. La raison lui dictait d'alerter la police, mais son instinct lui soufflait le contraire, et notamment que David Wharton ne mentait pas. Le cas échéant, elle mettrait la vie de Stuart en danger, si elle s'adressait aux flics.
Ils arrivèrent devant la porte de la chambre d'Ashley donnant sur l'extérieur. Nick l'ouvrit. D'abord surprise, Ashley comprit bien vite que David s'était éclipsé. Comme elle, il était déchiré — il lui faisait confiance, et, en même temps, il se méfiait.
— Ash, tu as peur que quelqu'un rôde autour de chez nous et tu laisses ta porte ouverte ?
— Je ne m'en suis pas rendu compte, répondit-elle d'un air piteux.
Nick entra, revolver au poing, faisant signe à sa nièce de se tenir derrière lui. Une fouille rapide de la pièce ne donna rien : la chambre, la salle de bains et les placards étaient vides. Il regarda même sous le lit.
— Rien ? fit Ashley.
— Si. Des moutons.
Ashley grimaça.
— Il faut que je passe l'aspirateur.
— Bon, je vais faire le tour de la maison, maintenant, reprit Nick.
— Je viens avec toi.
— Ashley, je suis armé et il y a encore trois ou quatre flics accoudés au bar. Je ne risque rien. Verrouille bien tes deux portes et va te coucher.
— Je ne dormirai pas tant que je n'aurai pas fait le tour de la maison avec toi.
— Comme Mademoiselle voudra !
Ils se rendirent dans toutes les pièces, ouvrirent tous les placards, inspectèrent chaque recoin. Nick regarda même sous son propre lit, ce qui réveilla Sharon.
— Quelque chose ne va pas ? s'enquit-elle d'une voix ensommeillée.
— Non, chérie. Rendors-toi.
Elle sourit à son compagnon et referma les yeux.
Nick ressortit.
— Personne, dit-il.
— Merci, murmura Ashley. Bon. Je vais me coucher.
Elle l'embrassa et revint dans sa chambre. Puis, une fois les deux portes verrouillées, elle hésita. Sa fatigue était telle qu'elle n'arrivait plus à réfléchir ; elle avait désespérément besoin de dormir. Mais avant de s'allonger, elle décrocha le téléphone, sur sa table de chevet, et composa un numéro.
La voix de Nathan Fresia lui répondit, très lasse.
— Nathan, bonsoir, c'est Ashley.
— Ashley... tu sais l'heure qu'il est ?
— Oui. Je suis désolée. Vous êtes avec Stuart ?
— Oui. Lucy va beaucoup mieux, tu sais. Je pense qu'elle pourra me rejoindre dès demain matin.
— Tant mieux. Nathan, ce que je vais vous dire va sans doute vous paraître bizarre, mais... je vous en prie, ne laissez pas Stuart tout seul, même une seule seconde..., même quand les policiers sont à sa porte. D'accord ?
— Ashley, que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, au juste. Mais restez près de lui. Tout le temps. D'accord ? Je passerai demain.
— D'accord. Il va peut-être revenir à lui, demain. Ce serait bien, si tu étais là.
— Oui, ce serait merveilleux. Vous êtes sûr qu'il va bien ?
— Il est sous mes yeux, Ashley. Il a bonne mine, je t'assure. Prions pour que tout se passe bien...
— Oui, prions. Bonne nuit, Nathan. A demain.
Ashley raccrocha et respira profondément. Stuart allait bien. Ses parents ne quitteraient pas son chevet. Même un policier ne réussirait pas à se glisser dans sa chambre pour lui faire du mal.
En admettant que, vraiment, un policier soit mouillé dans l'affaire. Elle avait encore du mal à accepter une telle idée...
Demain matin, elle se rendrait à l'hôpital à la première heure. Mais avant, elle devait se reposer.
Elle s'allongea sur son lit, tout habillée, et s'assoupit dans la seconde qui suivit.
Mary Simmons était de corvée de petit déjeuner — même si elle ne considérait pas cela comme une corvée. Bien au contraire. Elle adorait faire du pain. Tandis qu'elle pétrissait la pâte, elle réfléchissait — à la vie, à la sérénité à laquelle elle aspirait.
Elle se sentait bien, ici. Une existence simple et paisible...
Soudain, Ross, un jeune membre des Krishnas, entra dans la cuisine.
— Quelqu'un demande à te voir, Mary. Il dit que c'est urgent.
— L'inspecteur de police ? demanda la jeune femme.
Ross secoua la tête.
— Non. Il est...
Il s'interrompit. Le visiteur l'avait suivi dans la cuisine et Mary le regarda comme on regarde un fantôme, avant de pousser un petit cri.
— Mary, quelque chose ne va pas ? fit Ross, vaguement inquiet.
— Non, non, répondit celle-ci.
— Je peux te parler en privé ? demanda le nouveau venu.
— Oui, bien sûr, dit Mary. Ross, tu peux nous laisser ?
Le jeune homme s'éclipsa.
— John ! s'exclama Mary, un sanglot dans la voix, dès que la porte fut refermée.
L'homme marcha vers elle et posa un genou à terre, avant de prendre les deux mains de la jeune femme entre les siennes.
— Mary, chère, chère Mary, je suis désolé de venir te déranger jusqu'ici. Tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Je crois, repartit-elle en passant ses doigts dans les cheveux de l'homme. Je te croyais mort...
— Je l'étais quasiment. Ensuite, laisser croire que je l'étais vraiment m'a paru une bonne idée.
— Mais...
— Mary, j'ai besoin de ton aide.
— Je ne peux pas t'aider. Je ne peux aider personne.
— Au contraire, Mary. Tu es la seule à pouvoir quelque chose.
— John, j'ai une vie, ici.
— Mais tu as aussi besoin de trouver la paix, et tu n'y arriveras jamais si tu ne m'aides pas. Je touche au but, Mary. Je suis tout près de démasquer enfin les salopards qui ont failli détruire nos vies. Il faut que tu m'aides.
— John... Je ne peux pas !
— Mary, pour l'amour de Dieu ! Tu ne veux donc pas que justice soit faite ? Tu ne veux pas te venger de ces gens qui nous ont utilisés et manipulés, tous ?
— Je ne veux pas aller en prison. Que veux-tu faire ? C'est illégal ?
— Oui. Illégal, mais nécessaire.
La jeune femme soupira et baissa les paupières. Puis elle dénoua le tablier qui lui ceignait la taille.
— Tu es en voiture ?
— Mieux encore, dit-il en retrouvant son sémillant sourire.
— J'ai trouvé Dieu.
Jake leva la tête. Avait-il imaginé ces mots ? Peter Bordon n'avait pas bougé. Il avait toujours les yeux clos.
Puis ses lèvres bougèrent.
— J'ai trouvé Dieu... J'ai trouvé Dieu...
Jake se pencha en avant. Les mots étaient chuchotés. Bordon ouvrit les yeux. Son regard était fixe, comme s'il ne voyait rien.
— J'ai trouvé Dieu, cria-t-il brusquement. Mon Dieu, m'acceptez-vous ? Pardonnez-moi !
Jake se tourna vers le médecin, qui fit la moue.
— Il est en train de mourir, dit-il à voix basse. Il délire. Je doute que vous obteniez quoi que ce soit, mais allez-y, posez vos questions.
Jake s'assit au bord du fauteuil et approcha son visage de celui du mourant.
— Peter, c'est Jake Dilessio. Vous vouliez me parler.
Un sourire passa sur les lèvres de Bordon.
— Jake.
Il tenta de tourner la tête, n'y parvint pas.
— J'ai mal... les cachets... je ne peux pas penser. Seigneur... Dieu me pardonne.
— Peter, il faut que vous m'aidiez.
— Je n'ai pas tué... je n'ai pas tué... mais... je savais.
— Peter, qui a tué ? Il faut qu'on l'arrête. Peter, on dit que le Seigneur pardonne, en effet. Aidez-nous. En Son nom.
— J'ai mal... les cachets... non, pas de cachets... je ne peux pas les avaler... oh, j'ai si mal... Seigneur, ce sera tellement bon de ne plus avoir mal... Mon Dieu, voulez-vous de moi ?
— Peter, aidez-moi, supplia Jake.
Bordon déglutit péniblement. Puis il parvint presque à se tourner vers Jake et ce dernier fut stupéfait de voir que ses yeux étaient pleins de larmes.
— Votre partenaire... Jake. Je ne savais pas... Nancy... elle est venue... elle était avec moi... non, non, je ne l'ai pas tuée... mais je savais...
— Peter, je vois votre peine, je sens vos remords. Aidez-moi. Donnez-moi des noms. Nancy est venue vous voir. Vous ne la connaissiez pas, parce qu'elle n'était jamais venue avec moi. Mais quelqu'un savait qui elle était et ce qu'elle faisait. Qui ? Qui était-ce ?
Bordon prononça quelques mots inintelligibles.
— Quoi ? Pour l'amour du ciel, Peter...
Le mourant referma les yeux et Jake dut se retenir pour ne pas l'attraper par les épaules et le secouer.
— Peter, donnez-moi un nom. J'ai besoin d'un nom.
Les lèvres de Bordon remuèrent de nouveau.
— Si belle... Je lui ai dit que j'étais désolé...
— Je sais que vous êtes désolé, Peter. Aidez-moi à retrouver son meurtrier... et le vôtre.
— Les flics ! hurla Bordon.
— Peter, donnez-moi un nom ! s'écria Jake, au comble du désespoir et de la frustration. D'autres personnes risquent encore de mourir.
— Jake... votre partenaire... pardon... pardon... Seigneur, pardon...
— Il délire, intervint posément le médecin.
— Il avait dit qu'il me ferait tuer... il l'a prouvé... mort... mort...
Si les lèvres de Bordon bougeaient toujours, plus aucun son ne s'en échappait.
— Jake, dit-il encore, dans un souffle.
Jake avait pratiquement collé son oreille contre la bouche de Bordon. Soudain, ce dernier se figea.
Un moment plus tard, le médecin s'approcha du lit et examina le blessé.
— Il est mort, dit-il. Désolé, inspecteur. Vous n'obtiendrez plus rien de lui.