17.
Ashley s'immobilisa, au comble de la stupéfaction. Au même instant, elle entendit des bruits de pas, derrière elle.
Un frisson d'effroi parcourut sa colonne vertébrale et elle se tourna lentement. Il y avait beaucoup de voitures, dans le parking ; leurs ombres formaient des zones d'obscurité.
Une portière claqua et elle vit une infirmière en uniforme se diriger vers l'ascenseur. Passant près d'elle, la jeune femme lui offrit un sourire.
Ashley secoua la tête et se remit à marcher. Elle entendit alors un écho de pas. Pas un bruit de pas normal, non, un écho, comme si la personne s'efforçait d'avancer le plus discrètement possible.
Ashley s'arrêta, scruta l'ombre autour d'elle et fourra la main dans son sac. Elle avait encore son revolver.
— Qui est là ? s'écria-t-elle.
Rien. Elle se remit à marcher. Et, de nouveau, elle entendit un bruit de pas.
Elle était presque arrivée à sa voiture. Le bruit se rapprochait de plus en plus...
Elle se figea brusquement, sortit son arme et fit volte-face, à l'instant même où une voiture débouchait dans l'allée. La conductrice écarquilla les yeux et poussa un cri. Ashley baissa aussitôt son revolver.
— Ne vous inquiétez pas, cria-t-elle. Police !
Elle fit la grimace. Police, vraiment ! Elle était une artiste légiste, pas un officier de police assermenté. Mais, déjà, la voiture avait disparu du côté de la rampe de sortie.
Dès que le bruit du moteur se fut perdu au loin, les bruits de pas derrière elle reprirent. Cette fois, la personne ne paraissait pas chercher à se cacher.
Ashley se retourna, arme toujours au poing, mais baissée.
— Len ! Tu m'as fait une peur bleue ! Que fais-tu là ?
— C'est toi qui tiens un revolver et c'est moi qui t'ai fait peur ? répondit ce dernier. Est-ce que tu n'aurais pas déjà dû rendre ton arme ?
— Si, admit la jeune femme.
— Que se passe-t-il ? Tu es blanche comme un linge.
— J'ai entendu des pas derrière moi, comme si quelqu'un me suivait sournoisement. C'est la deuxième fois que cela m'arrive, ici.
Elle respira profondément, tenta de réguler les battements de son cœur.
— Tu as laissé Stuart ?
— Ma remplaçante est arrivée plus tôt que prévu et je me suis précipité pour voir si je pouvais te rattraper avant que tu ne partes. Je me suis fait déposer par une voiture de patrouille, tout à l'heure, et j'ai pensé que tu pourrais peut-être me reconduire chez moi. Comment cela, c'est la deuxième fois que cela t'arrive ?
— Je suis certaine que quelqu'un m'a suivie, l'autre soir, dans ce parking. J'ai réussi à m'échapper...
— Tu as fait un rapport ?
— Oui, j'ai prévenu la police. Ils ne m'ont pas prise au sérieux, je le crains. La personne qui me suivait portait un pyjama de bloc...
Elle soupira.
— Qu'on me traite ou non de paranoïaque, je n'aime pas ce qui se passe par ici. Je suis persuadée que Stuart est en danger de mort. Et à mon avis, quelqu'un ne souhaite pas que je fourre mon nez dans cette histoire.
Len la considéra gravement, avant de hausser les sourcils.
— Je vois. Tout de même, Ashley, fais gaffe avec ce flingue. Il y a beaucoup d'allées et venues, dans ce parking.
— Justement pas. En tout cas, pas le soir. C'est surtout un énorme espace rempli de coins sombres et il n'y a aucun moyen de savoir ce qui se cache derrière les voitures.
Len hocha la tête et Ashley enchaîna :
— Allons, je vais te déposer chez toi.
Ils furent bientôt dans la voiture.
— Tu as l'air épouvantablement tendue, dit Len en attachant sa ceinture de sécurité. Si on allait boire un verre ?
— Je ne bois pas quand je conduis, repartit Ashley.
— Tu n'auras qu'à boire et je conduirai.
Ashley ne put s'empêcher de sourire.
— Et après, comment ferais-tu pour rentrer ? Je vais avoir besoin de ma voiture, demain. Tu serais coincé chez Nick.
— Cela ne me dérangerait pas plus que ça, répondit Len en regardant droit devant lui.
— Len, fit Ashley, ravalant une grimace.
— Ouais, je sais. Tu étais trop occupée, à l'académie. Pas le temps de t'investir dans une relation. Mais tu n'es plus à l'académie, que je sache.
— Je vais commencer un nouveau travail. La formation va me prendre beaucoup de temps et autant d'énergie.
— Oui, et tu vas te frotter à des inspecteurs de police un peu mieux placés qu'un petit flic de patrouille comme moi, hein ?
Ces dernières paroles avaient été prononcées sur un ton chargé d'amertume et Ashley demeura silencieuse, un moment, ne sachant que répondre.
— Len, que veux-tu que je te dise ? murmura-t-elle enfin. Je n'ai jamais voulu te faire de la peine ou te donner de fausses idées. J'ai toujours été très claire, me semble-t-il. Je t'aime beaucoup, et je pense que tu es un type très chouette, mais...
— Je ne suis pas assez viril pour toi, hein ?
— Len, qu'est-ce qui te prend ?
— Désolé, fit-il, les yeux toujours fixés droit devant lui. Je me comporte vraiment comme le dernier des crétins, ce soir.
Un ange passa.
— Où dois-je te déposer ? reprit Ashley.
— Va chez Nick. De toute façon, j'ai besoin d'un verre.
— Comment feras-tu pour rentrer chez toi ?
— Il y a des trucs qui s'appellent des taxis, tu sais. Ne t'inquiète pas. Je ne viendrai pas t'importuner pour que tu me raccompagnes chez moi.
— Cela ne m'importunerait pas, en temps normal, mais je suis vraiment fatiguée, ce soir...
— Pas de problème. Je te dis que je peux prendre un taxi.
— D'accord.
Devant chez Nick, Ashley se gara à sa place réservée et ils descendirent de voiture. Len était encore crispé et Ashley le précéda dans le restaurant. Katie était derrière le bar.
— Nick et Sharon sont-ils rentrés ? demanda Ashley.
— Non, pas encore, répondit Katie.
Ashley réprima un soupir déçu et se glissa derrière le bar pour y prendre une bière pour Len. Ce dernier s'était déjà installé au comptoir, entre Sandy et Curtis, et les trois hommes parlaient d'un accident qui s'était produit l'après-midi même, sur la voie express de Palmetto.
Elle posa la bière devant lui et Len la remercia. Puis, après avoir échangé quelques paroles avec les trois hommes, elle s'assura auprès de Katie que celle-ci n'avait pas besoin d'elle et gagna la maison, tout en réfléchissant à ce que David Wharton lui avait dit, dans son message.
Sharon, Sharon Dupré, la compagne de Nick, était l'agent immobilier qui avait vendu la propriété à Caleb Harrison. C'était peut-être un simple hasard. Pour autant, la nouvelle ne manquait pas d'être troublante.
Ashley se rendit dans sa chambre. A peine entrée, elle fronça les sourcils. L'oreiller sur son lit n'était pas à sa place habituelle et un tiroir de sa table de chevet était légèrement entrouvert.
Elle s'appuya contre le battant de la porte. Etait-elle en train de perdre l'esprit ? Toute cette histoire avec Stuart était-elle en train de la rendre complètement paranoïaque ?
Elle soupira encore, s'assit sur son lit et prit son portable pour appeler David Wharton. Elle n'obtint que la boîte vocale et raccrocha d'un geste agacé, sans laisser de message. Puis elle essaya d'appeler Karen. Là aussi, elle tomba sur le répondeur. Elle venait de raccrocher lorsque la sonnerie du portable retentit. C'était Jan.
— Jan, tu tombes bien. Sais-tu où est Karen ?
— Non, justement. C'est pour ça que je t'appelle. J'ai essayé de la joindre toute la journée. A l'école, on m'a dit qu'elle était malade, mais elle n'est pas chez elle.
— Je sais. J'ai tenté de la joindre aussi.
— Elle a peut-être fait une fugue amoureuse avec son flic, dit Jan en riant.
— Ça m'étonnerait. Len est au bar, chez Nick. Je l'ai retrouvé à l'hôpital. Parce que, attends, ce n'est pas tout, figure-toi. La prise du respirateur qui maintient Stuart en vie a été débranchée, hier soir. Le personnel de l'hôpital pense que c'est à cause de l'inadvertance de l'une d'entre nous. Nathan a eu l'air de le croire, aussi. Mais je me suis débrouillée pour que des flics montent la garde devant la porte de la chambre vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— C'est une histoire de fous ! s'indigna Jan. Il faudrait être bien bête, tout de même, pour débrancher une machine et ne même pas s'en apercevoir.
— C'est ce que j'ai essayé d'expliquer à Nathan. Lucy, elle, n'a jamais cru à la thèse de l'accident malencontreux. Quant aux flics, je crois qu'ils ne savent pas quoi penser. Personne n'a rien vu, tu sais : juste un type en caleçon qui se matérialise brusquement au beau milieu du flot de la circulation, sur une route nationale. Et il y a tellement d'accidents, chaque jour, sur cette route.
— Pas des accidents avec un mec en sous-vêtement, tout de même, répliqua Jan. Et ils devraient se rendre compte, maintenant, si on a pris le risque de l'attaquer dans sa chambre d'hôpital, qu'il sait quelque chose qui dérange beaucoup quelqu'un.
— Malheureusement, comme je te le disais, les toubibs sont persuadés qu'il s'agit d'une négligence.
— Karen n'est pas au courant, alors ?
— Non, puisque je n'ai jamais réussi à la joindre.
— On devrait peut-être faire un saut chez elle.
— Tu crois ? Après tout, nous n'avons pas de nouvelles depuis hier soir, seulement.
— Justement. Ce n'est pas normal. Karen me rappelle toujours.
— Oui, tu as raison. Moi aussi, elle me rappelle toujours très vite.
— Ecoute, je ne peux pas rester beaucoup plus longtemps au téléphone. Je bosse, ce soir.
Elle parut hésiter une fraction de seconde, avant de reprendre :
— Tu crois qu'on a des raisons de s'inquiéter ?
— Non, je ne pense pas, répondit Ashley sur un ton qui se voulait rassurant. Mais je vais tout de même passer chez elle, au cas où elle serait trop malade pour répondre au téléphone. Avant ça, on devrait appeler chez ses parents, non ? Elle est peut-être avec eux.
— C'est déjà fait. J'ai joué la décontraction. Je ne voulais pas inquiéter sa mère.
— Bon, je passe chez elle, alors.
— Tu as toujours la clé ?
— Oui.
— D'accord. Appelle-moi dès que tu en sauras davantage. Je ne pourrai peut-être pas répondre, mais je consulterai mes messages régulièrement.
— C'est promis. A plus.
Ashley raccrocha et regarda autour d'elle, préoccupée par sa conversation avec Jan, mais également envahie de nouveau par l'impression étrange qu'on était entré chez elle, que les choses n'étaient pas exactement à leur place...
Bah ! N'accordait-elle pas de l'importance à ce qui n'en avait pas ? Rien ne paraissait manquer. Nick avait très bien pu entrer pour une raison ou pour une autre. Elle ne fermait jamais sa porte.
Nick ou bien Sharon...
Sharon qui avait vendu la propriété à l'adresse que Stuart avait griffonnée sur un papier — Stuart qui se trouvait à l'hôpital, à cet instant, luttant entre la vie et la mort.
Mm... Pour l'heure, elle devait s'occuper de Karen.
Elle prit son sac, tâta le revolver à l'intérieur et sortit.
Jesse accepta volontiers de guider Jake à travers le labyrinthe de canaux et de voies d'eau des Everglades, en dépit du fait que ce dernier opérait purement à l'instinct et qu'il s'agissait peut-être d'une totale perte de temps. Ils passèrent des heures sur l'air-boat, avant de retourner chez Jesse. Un passage privé que rien n'indiquait menait à sa maison, de sorte que seuls ses invités pouvaient deviner qu'il y avait là une habitation, perdue au milieu des arbres.
Jesse lui proposa de manger quelque chose.
— Qu'avez-vous ? demanda Jake.
— A quoi vous attendez-vous ? répliqua Jesse dans un rire. Une soupe de racines ? Désolé, je n'ai rien d'aussi folklorique. Il y a du jambon, du fromage, du salami, ou des céréales, si vous préférez. Je dois avoir des fruits, aussi.
Jake opta pour les céréales et se servit lui-même un bol, pendant que Jesse sortait des cartes de la zone.
— Alors, si je comprends bien, votre entretien avec Peter Bordon vous a amené à penser que la secte était une fausse piste ?
— C'est une possibilité. Après tout, nous avons enquêté sur tous les groupes religieux de la région, sans exception. Les plus bizarres sont les Santeria, mais nous cherchons des meurtriers, et les groupes de Santeria ne sacrifient jamais que des poulets ou des coqs. Rien ne ressemble à la secte de Bordon. Et nous n'avons jamais pu produire la moindre preuve de sa responsabilité dans ces meurtres.
— N'empêche que la plupart des gens étaient convaincus qu'il les avait commandités.
— Je l'ai cru, moi aussi.
— Et ce n'est plus le cas ?
— Je pense qu'il y est mêlé, d'une manière ou d'une autre. En est-il pour autant le cerveau ? Je n'en suis plus si sûr. La dernière victime était agent immobilier et toutes les propriétés qu'elle représentait se trouvaient dans cette zone. Bordon aussi était par ici. Or, tous ces terrains sont bordés par des voies d'eau atteignables par les Everglades. Nous savons que des contrebandiers, des meurtriers, des voleurs et pire opèrent par ici. Après tout, il y a des kilomètres carrés de marais et de terres vierges que nul n'a jamais pu patrouiller totalement. De là à penser qu'il s'agit peut-être d'une affaire de contrebande...
— De la drogue ? Des émigrés que l'on ferait pénétrer illégalement par ici ? Ou bien des armes ? Le trafic d'armes est une grosse industrie.
Jake secoua la tête.
— Pour transporter des armes, il faut de grosses embarcations. Même chose pour des hommes. J'aurais plutôt tendance à pencher pour la drogue ; héroïne ou cocaïne — le genre de came qui ne prend pas de place, mais dont chaque petit paquet vaut une fortune.
Jesse opina.
— Je vais demander à mes hommes d'ouvrir l'œil plus que jamais.
Jake prit congé un moment plus tard. En montant dans sa voiture, il sortit son portable de sa poche. L'engin n'avait pas sonné depuis des heures, et pour cause : les appels ne passaient pas dans les marais. Il dut rouler pendant une bonne demi-heure, en direction de l'est, avant de pouvoir consulter ses messages.
Franklin et Marty avaient appelé, mais ils n'avaient rien de particulier à signaler. Des officiers de police en uniforme passaient la zone au peigne fin, munis du portrait de la dernière victime, dans l'espoir de glaner des informations.
Le troisième message, en revanche, était tellement inattendu que Jake rangea sa voiture sur le bas-côté pour l'écouter une deuxième fois. C'était un homme, qui ne se présentait pas. Il parlait très vite, sur un ton nerveux.
— J'appelle de la part de Peter Bordon. Il veut vous voir. Sans fanfare, si vous voyez ce que je veux dire. Amenez les poulets, et vous n'apprendrez rien du tout. Il veut vous parler à vous, et rien qu'à vous.
En sortant, Ashley tomba sur Len, dans le parking du restaurant. Il attendait un taxi.
— Je croyais que tu étais fatiguée, remarqua-t-il.
— Je le suis, répondit Ashley, vaguement ennuyée. Mais je suis inquiète au sujet de Karen. Elle ne m'a pas rappelée et cela ne lui ressemble pas du tout. Jan a essayé de la joindre, aussi, sans plus de succès. Je vais passer chez elle.
Len hocha simplement la tête.
— Tu veux que je te dépose, en chemin ? proposa Ashley par politesse, bien qu’elle fût pressée d'arriver chez son amie.
— Non, c'est inutile. Mon taxi va arriver d'une minute à l'autre.
— Bon. A plus tard.
La ville illuminée se découpait contre le ciel noir. Ashley, tout en roulant, se dit que Miami était vraiment belle, la nuit. L'obscurité dissimulait les quartiers les moins rutilants et l'eau réfléchissait le clair de lune, créant une sorte d'aura un peu mystique...
Pourtant, c'était précisément sous le couvert de cette obscurité qu'étaient perpétrés la plupart des crimes.
En arrivant devant la petite maison de Karen, elle trouva la Toyota de cette dernière garée dans l'allée. Le terrain était bordé de chaque côté par une haie de cerisiers et un vaste flamboyant trônait au milieu de la pelouse. Karen avait planté des bougainvillées sur les treillis qui grimpaient le long de la façade avant de la maisonnette. Tout avait l'air normal. Pourquoi, dans ce cas, Karen ne répondait-elle pas au téléphone ?
Ashley scruta la maison, avant de descendre de voiture. Il y avait de la lumière, à l'intérieur, mais une lumière diffuse. Et la lampe qui éclairait l'entrée, habituellement, était éteinte. Ashley hésita un instant, puis longea l'allée jusqu'à la porte, se répétant qu'elle n'était pas une mauviette ; elle était presque flic, et, surtout, elle était armée.
Elle commença par sonner, puis fit retomber le heurtoir sur le panneau de bois, plusieurs fois. Enfin, elle appela son amie à voix haute. N'obtenant aucune réponse, elle glissa la clé que Karen lui avait confiée dans la serrure et ouvrit la porte, appela encore. Toujours rien.
Elle alla vite désactiver l'alarme, dont elle connaissait le code, et referma sur elle, en verrouillant soigneusement. Tous ses sens étaient en alerte. Si on avait attaqué Karen, l'assaillant se trouvait peut-être encore dans la maison...
— Karen !
Le living-room était impeccablement rangé, comme toujours. Depuis l'entrée, Ashley apercevait la cuisine et la petite pièce au sol carrelé qui servait de salon de télévision, de l'autre côté de la salle à manger. Plusieurs photos encadrées couronnaient un groupe d'étagères chargées de livres : des portraits de Karen avec ses parents, de son frère et de sa sœur, un autre de la jeune femme avec l'énorme chien de la famille, Otter, mort depuis, et une dernière montrant Karen, Jan et Ashley sur le point de sauter à l'élastique, dans une fête foraine, quelques années plus tôt.
Ashley gagna la cuisine.
— Karen !
Là aussi, tout était propre et à sa place, la vaisselle lavée et rangée. Karen était décidément la plus ordonnée de leur petit trio.
Ashley passa la tête à l'intérieur des toilettes, dans le couloir. Vides. La petite chambre d'amis où Karen avait mis son ordinateur ? Toujours rien. Les papiers étaient classés et les enveloppes timbrées, empilées et prêtes à partir.
Sa propre chambre ? La porte était fermée.
— Karen ?
Toujours pas de réponse.
Elle posa la main sur la poignée et s'apprêtait à la tourner lorsque des coups violents frappés à la porte d'entrée la firent sursauter. Elle acheva son mouvement et recula, le cœur battant.
La chambre était plongée dans l'obscurité.
Dehors, on frappait toujours...
Ashley ignora le bruit et ouvrit la lumière.
Les couchers de soleil sur la route étaient souvent spectaculaires. Le ciel prenait des teintes pastel striées de fils d'or, à mesure que disparaissaient les derniers rayons... Lorsque la nuit tombait, on avait l'impression d'être perdu au cœur de l'infini, surtout dans les Everglades. Seuls les phares des voitures perçaient les ténèbres.
Soudain, l'horizon explosa de lumières, comme si la ville venait de jaillir de terre et de la mer, d'un seul coup. Jake dépassa le casino Miccosukee et traversa une zone de plus en plus habitée. S'il continuait tout droit, il déboucherait sur la longue rue où, à une époque, des femmes en petite tenue exerçaient le plus vieux métier du monde. Bon nombre d'entre elles avaient été étranglées, leurs corps mutilés découverts dans les jours qui avaient suivi. Mais leur assassin n'était pas aussi malin qu'il le croyait ; il avait commis trop d'erreurs. Il avait fini par se trahir et la police l'avait arrêté. Encore plus loin, du côté du centre- ville, la rue devenait la fameuse Calle Ocho, grand fief de la communauté cubaine de Miami. Par là-bas, les crimes étaient souvent passionnels ou le résultat de contrats ou d'affaires qui avaient mal tourné. La violence éclatait souvent dans la rue, et ne manquaient ni les témoins, ni les indices permettant de retrouver les coupables.
Il y avait toujours des indices. Le crime parfait n'existait pas. Malgré tout — malgré les efforts de la police et les techniques de plus en plus sophistiquées de la science médico-légale, certains crimes demeuraient irrésolus.
Pas celui-ci, cependant, décida Jake. Il détenait toutes les pièces du puzzle. Il ne lui restait plus qu'à les assembler.
Pour commencer, il irait voir Bordon, demain. L'appel téléphonique qu'il avait reçu était peut-être un canular, mais une chose était sûre : il avait été passé depuis la prison.
Et son instinct lui soufflait que ce n'était pas un canular. Bordon avait demandé à quelqu'un de passer ce coup de fil pour lui. Il avait toujours connu les tenants et les aboutissants de l'affaire. Simplement, il avait toujours refusé de parler.
Avait-il changé d'avis ? Et, le cas échéant, pourquoi ? La peur ? De quelqu'un qui se trouvait dehors, peut-être ? Ou bien de quelqu'un à l'intérieur de la prison ?
D'un autre côté, Bordon était le roi de la manipulation. On n'était jamais sûr de rien, avec lui. Il pouvait très bien ne se réjouir que d'exercer le pouvoir de lui faire faire le long trajet depuis Miami, une fois de plus, comme si Jake n'était qu'un Yo-Yo, entre ses mains.
Enfin, il ne servait à rien de se torturer l'esprit, pour l'heure. Il n'apprendrait rien de plus, ce soir.
Arrivé en ville, Jake ne prit ni la direction du département de police, ni celle de la marina. Il était tard, et il n'avait pas prévenu, mais il avait décidé de rendre une autre visite à Mary Simmons.
Le bâtiment qui abritait les Hare Krishna était joli et tout près d'un petit parc à la végétation luxuriante. Si les buissons et les arbres n'étaient pas aussi soignés que du côté de Coral
Gables, cela notait rien à leur charme, bien au contraire. Le soir, tout le quartier alentour se réveillait, avec ses nombreuses boutiques, ses restaurants et ses boîtes de nuit. Les Krishna longeaient souvent ces artères grouillantes de monde en chantant, quêtant sur leur passage.
Mais tout était tranquille, ce soir. Jake sonna et un jeune homme vint lui ouvrir. Sa tête était entièrement rasée, avec juste une longue mèche au sommet de son crâne. La douceur de son regard et de ses gestes était celle d'une personne qui a résolu d'être en paix avec le monde, qu'il comprenne ou non la doctrine qu'il servait. Il se montra poli et soucieux d'aider Jake avant même que ce dernier ne lui montre son badge.
Puis il disparut pour aller chercher Mary.
Celle-ci n'eut pas l'air autrement surprise de cette visite tardive. Elle proposa qu'ils aillent parler dans le jardin. A peine dehors, Jake alla droit au but.
— Mary, d'après ce que j'ai compris, Bordon pouvait choisir, chaque soir, la femme avec laquelle il souhaitait passer la nuit, et il n'y avait pas de jalousie. Les femmes pouvaient d'ailleurs coucher avec d'autres hommes, si elles le souhaitaient.
Mary opina, un petit sourire un peu triste aux lèvres.
— Nous voulions toutes Peter, bien sûr. Il n'est pas facile d'expliquer comment un homme pouvait se faire désirer à ce point par des femmes qui savaient devoir se le partager. Il y avait d'autres hommes, aussi. John Mast, par exemple.
Elle soupira et lissa les plis de sa longue tunique orange.
— John est mort, maintenant. Je suis au courant.
Elle leva vivement la tête, et reprit, presque avec véhémence :
— Et n'allez pas imaginer que John Mast a fait tuer ces femmes parce qu'il était jaloux de Peter. John avait vraiment la foi. Il croyait sincèrement dans la nécessité et la beauté de partager les richesses de la terre et de s'aimer les uns les autres. C'était quelqu'un de bien. Quelqu'un d'intelligent. Je pense qu'il avait compris, avant Peter, que les finances de la communauté finiraient par lui causer des ennuis. Je les ai entendus se disputer, plusieurs fois. Mais Peter ne l'écoutait pas. Et John n'était pas autorisé à participer aux réunions, qui se tenaient derrière des portes closes. J'ai toujours éprouvé un terrible sentiment de gâchis, au sujet de John. Il s'est fait jeter en prison sans dire un mot simplement parce qu'il avait suivi les ordres qu'on lui donnait. Et puis il est mort.
— Je comprends, Mary. Mais je ne suis pas venu vous parler de ça. Je crois qu'il se passait autre chose, des choses qu'aucun de vous ne soupçonnait.
Mary eut un haussement d'épaules.
— C'est bien possible. Peter, en revanche, était forcément au courant. C'est lui qui nous disait à quel moment nous devions entrer, et à quel moment nous pouvions sortir pour travailler.
— Est-ce que des bateaux arrivaient par le canal ?
— Bien sûr. Chaque jour.
Elle sourit.
— Je suis sûre que c'est toujours le cas ; des petits bateaux, des canoës, des bateaux à rames, des bateaux à moteur. C'est une des raisons pour lesquelles les gens aiment vivre au bord de l'eau, inspecteur.
Jake sourit à son tour.
— Oui, bien sûr. Est-ce que ces bateaux s'arrêtaient le long du canal qui borde la propriété ? Peter Bordon recevait-il des livraisons de cette manière ?
Elle haussa de nouveau les épaules.
— Possible. Je n'en sais rien. On ne m'a jamais demandé de décharger un bateau. Qu'auraient-ils pu livrer, de toute façon ? Seules de petites embarcations peuvent longer ces voies d'eau — ça et les air-boats, bien sûr. Mais ils sont si bruyants... S'il m'arrivait d'en entendre, évidemment, ils ne s'arrêtaient pas. En tout cas, je ne m'en souviens pas.
— Et les canoës ?
Elle hésita.
— Peut-être. Parfois... tard le soir, quand j'étais dans la salle commune, j'entendais des bruits. Mais nous ne bougions pas. Nous nous tenions tranquilles, à notre place. C'était comme ça.
— Peut-être que vous ne vous teniez pas toutes tranquilles, Mary. Peut-être est-ce précisément la raison pour laquelle ces filles sont mortes.
Mary eut une grimace douloureuse.
— Peut-être.
— Vous aviez des drogues, sur place, n'est-ce pas ? Beaucoup de drogues ?
— Des aphrodisiaques, répondit-elle dans un murmure.
Elle croisa le regard de Jake.
— Oui, il y avait beaucoup de drogues. Nous ne nous piquions pas, toutefois. Je ne me piquais pas. Je n'ai jamais touché aux drogues dures, Jake. Même chose pour tous ceux qui vivent ici.
— Je n'attaque pas les Krishna, Mary. Je cherche un assassin récidiviste.
Elle hocha la tête et reprit :
— Nous avions toujours des drogues à disposition.
— Merci, Mary. Si jamais quelque chose vous revient...
— Je vous appellerai, inspecteur. J'aimerais vraiment vous aider. Sans mentir.
— Je vous crois.
Il s'engagea vers la sortie et elle le suivit.
— Inspecteur ?
— Oui ?
Elle hésita.
— Je sais que vous avez toujours été convaincu que Peter était responsable, d'une manière ou d'une autre. Cela dit, je ne pense pas qu'il ait jamais tranché la gorge d'une femme.
— Merci, Mary. Pour être franc, je n'ai jamais pensé qu'il avait commis ces meurtres lui-même. Mais il connaît le responsable. J'en suis sûr. Et je finirai par le découvrir.