8.
Dilessio hocha la tête en la voyant, et Lucy se tourna vers elle, les yeux pleins d'espoir.
— Ashley, je ne sais comment te remercier. Grâce à toi, j'ai l'impression que nous avons enfin un interlocuteur disposé à nous prendre un peu plus au sérieux.
Ashley se sentit rougir, stupéfaite devant ce rebondissement inattendu.
— Je ne vous promets rien, fit Dilessio. Je vais parler avec mes collègues chargés de l'affaire et je ferai mon possible pour découvrir pourquoi votre fils se trouvait sur cette route. Je vous ferai part de ce que je pourrai apprendre. Mais vous n'aimerez peut-être pas les réponses que je vous donnerai...
Lucy sourit.
— Inspecteur Dilessio, tous les gens à qui j'ai parlé, depuis l'autre matin, semblent avoir pitié de moi parce que je serais incapable de comprendre que mon fils pourrait avoir sombré dans la drogue et s'être trouvé mêlé à des histoires louches, au cours des derniers mois. J'admets volontiers que cela peut arriver, mais mon mari et moi avons toujours eu une relation exceptionnelle avec notre fils. Je vais donc continuer à croire en lui jusqu'à ce qu'on m'apporte une preuve irréfutable du fait qu'il n'était plus celui que je pense. De même que je continuerai à croire de tout mon cœur qu'il va sortir du coma et pourra alors nous expliquer ce qui s'est réellement passé.
— J'admire votre foi et j'espère sincèrement que vous avez raison, repartit Dilessio.
Puis, à l'intention d'Ashley :
— Est-ce que vous rentrez chez vous, mademoiselle Montague?
— Je... euh... oui, dit celle-ci, de plus en plus stupéfaite. Les cours commencent à 7 heures, à l'académie, ajouta-t-elle à l'adresse de Lucy et Nathan.
— Formidable. Vous allez donc pouvoir me ramener, déclara Dilessio. Marty, mon partenaire, m'a déposé, expliqua-t-il devant l'air interloqué de la jeune femme.
— Oh ! oui, sans doute, murmura-t-elle.
Nathan l'embrassa.
— Encore merci mille fois d'être venue, Ashley.
— Je reviendrai.
— Seulement si tu as le temps. Tu es bien assez occupée comme ça.
— Je reviendrai, répéta Ashley, serrant Lucy dans ses bras.
Elle se tourna vers Dilessio.
— Inspecteur...
— Bonsoir, dit ce dernier, s'adressant aux Fresia.
— Merci, répondit Lucy. Merci encore mille fois.
Ashley se dirigea vers les ascenseurs, allongeant le pas pour rester au niveau de Jake Dilessio. Au moment de tourner dans le couloir, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Nathan et Lucy les regardaient s'éloigner. Nathan avait enroulé un bras autour de la taille de sa femme et, en dépit de la terrible épreuve qu'ils traversaient, Ashley éprouva un petit pincement d'envie.
Ils étaient mariés depuis si longtemps ; le lien qui les unissait les aiderait à surmonter les pires malheurs.
Elle leur fit un signe de la main et, se tournant de nouveau, effleura Dilessio. Elle s'écarta aussitôt.
— C'est un couple sympathique, remarqua-t-il.
— Très sympathique. Je me disais justement...
Elle s'interrompit, rougit, s'en voulut de son émotion.
— Vous vous disiez ?
Ashley haussa les épaules. Ne pas répondre, maintenant, serait pire que de garder le silence.
— Je ne sais pas. Le mariage n'est pas une institution très respectée, de nos jours, et pourtant, quand on les regarde, on ne peut s'empêcher de penser que, malgré leur souffrance, ils sont ensemble et unis, qu'ils peuvent s'appuyer l'un sur l'autre.
Ils s'étaient engouffrés dans la cabine d'ascenseur et Ashley appuya sur le bouton pour descendre au parking. Dilessio ne disait rien. Avait-elle trop parlé ?
— Vous avez raison, c'est une force, dit-il finalement. Mes parents étaient comme ça, extrêmement soudés.
— Etaient ?
— Ma mère est morte il y a quelques années. Depuis, papa erre comme une âme en peine.
Il marqua encore une pause, avant de reprendre :
— C'est vrai que les mariages qui durent sont plus rares, de nos jours. Les Fresia ont l'air de faire partie de ces couples vraiment unis. Et ils semblent s'aimer autant qu'ils aiment leur fils.
— Oui. Et si vous connaissiez Stuart...
— Je les ai prévenus, cependant, l'interrompit Jake. Il est tout à fait possible que Stuart ait basculé dans une sale histoire. Plus que possible, même.
Ils sortirent de l'ascenseur et s'engagèrent dans le parking.
— Et moi, je continue de penser qu'il n'en est rien, déclara Ashley avec force.
— C'est bien joli, de penser. Encore faut-il pouvoir prouver le bien-fondé de ses pensées. Vous avez une théorie ?
Ashley redressa le menton. Elle ne se laisserait pas intimider.
— Pour le moment, je me contente d'examiner les faits. Un piéton apparaît brusquement au milieu d'une route nationale à dix voies très fréquentée. Il devait bien arriver de quelque part.
— En effet. Une maison, un appartement près de cette route. Ou encore une voiture.
— Exactement. Mais s'il habitait dans le coin, quelqu'un l'aurait forcément vu se promener en sous-vêtement et les personnes chargées de l'enquête l'auraient appris. Nous avons beau être à Miami, les gens n'ont pas pour habitude de se balader sur les routes ou les voies express à moitié nus. A mon avis, il était dans une voiture et quelqu'un l'en a fait sortir ou l'a poussé.
— Déduction intéressante, mademoiselle Montague. Je suis d'accord avec vous. Ils ont pu se disputer, et, compte tenu de l'état de votre ami, il est sorti de voiture et s'est mis à marcher sans même se rendre compte de l'endroit où il se trouvait. Il était peut-être avec son fournisseur, et, dans ce cas-là, vous pouvez être sûre que le type n'aura pas attendu pour voir ce qui se passait.
— Ou bien quelqu'un l'a poussé sur cette route, en partant du principe qu'il se ferait tuer.
— Un assassin qui part du principe que sa victime va se faire tuer ?
Ashley ne se démonta pas.
— Cela a déjà dû se produire.
Il ne répondit rien et la jeune femme insista :
— Vous avez dû avoir l'intuition que quelque chose clochait ou vous n'auriez pas pris la peine de venir jusqu'ici.
Jake s'arrêta.
— C'est une histoire bizarre. Mais je ne vous ai pas menti quand j'ai dit que j'avais largement de quoi m'occuper, en ce moment. Je vais parler à Carnegie — c'est la personne chargée de l'enquête — et tenter d'en apprendre davantage. Cela dit, n'oubliez pas ceci : pour l'heure, vous n'êtes même pas officier de patrouille. Vous êtes à l'académie de police. Ne vous prenez pas pour l'inspecteur Sipowics dans New York Police Blues, d'accord? Vous pourriez vous retrouver au milieu d'une affaire dangereuse et manquer de l'expérience nécessaire pour vous en tirer sans dégâts.
— Alors, vous pensez aussi..., commença Ashley sur un ton triomphant.
Jake la coupa d'un air impatient.
— Je pense que s'il était mêlé à une histoire de drogue, vous pourriez vous retrouver dans de beaux draps. Une grosse partie des horreurs qui se produisent dans notre région sont directement liées à la came. Alors si vous voulez aider votre ami, rendez-lui visite quand vous le pouvez, travaillez sans relâche à l'académie, et laissez les policiers chevronnés faire leur enquête.
Ashley se remit à marcher.
— Oui, inspecteur Dilessio, dit-elle entre ses dents. Seulement, dans la mesure où les policiers chevronnés sont terriblement occupés et ne croient pas en Stuart comme moi je crois en lui, je me heurte un peu à un mur, vous ne trouvez pas ?
— Carnegie est un type sérieux et compétent, dit Jake froidement, avant d'enchaîner : Ecoutez, Ashley, on part des éléments en notre possession pour conduire une enquête. Vous ne pouvez pas en vouloir aux gens de déduire que votre ami se droguait, alors qu'à son arrivée à l'hôpital, on a trouvé son sang bourré d'héroïne. Vous ne pouvez pas non plus en vouloir à la police d'en tenir compte pour mener son enquête. Ce que vous dites est peut-être vrai. Le cas échéant, on le découvrira. Nous ne sommes pas des magiciens, mais nous finissons bien souvent par trouver les réponses, même dans les affaires les plus difficiles. Ayez un peu la foi, O.K. ?
— Bien sûr, répondit la jeune femme avec raideur.
Ils arrivaient près de sa voiture et, actionnant l'ouverture automatique des portières, elle se glissa derrière le volant. Dilessio fit le tour du véhicule et s'assit à côté d'elle. Ashley démarra, concentrée sur sa conduite. Elle freina néanmoins un peu trop brutalement à la sortie du parking et tressaillit. Si ça continuait, il allait croire qu'elle ne savait même pas manœuvrer une voiture.
Quand ils furent sur la route, elle brisa le silence gêné qui s'était installé entre eux.
— Alors, vous vous plaisez dans la marina ?
— Oui. C'est bien pratique. La cuisine n'est pas mon fort, alors je suis content d'avoir un restaurant tout près.
— Vous connaissez Nick depuis longtemps ?
— Sept ou huit ans.
— C'est bizarre que je ne vous aie jamais parlé avant. Je pense vous avoir croisé quelques fois, mais c'est tout. Vous veniez souvent ?
— Pas vraiment, non. De temps à autre, le dimanche après- midi.
— Je connais la plupart des policiers qui fréquentent le restaurant. Quand j'ai décidé d'entrer à l'académie, ils m'ont donné des conseils. Nick ne m'a jamais recommandé de vous parler, pourtant.
— Je ne devais pas être dans le coin. D'ailleurs, il n'est pas sûr que je vous aurais encouragée.
— Ah bon ?
Jake se tut.
— Vous pensez que les femmes n'ont pas leur place dans la police ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Que dites-vous, dans ce cas ?
Il tourna la tête vers elle et parut l'étudier, un moment, dans l'ombre de l'habitacle, à la lueur intermittente des lampadaires.
— Que vous, en tant que personne, n'êtes peut-être pas le genre de candidate idéale pour ce job. Vous êtes opiniâtre...
— J'aurais tendance à penser que c'est une qualité, murmura Ashley.
— Si elle s'accompagne de patience, oui. Le travail de policier est un travail d'équipe. Vous ne m'avez pas l'air disposée à laisser vos partenaires jouer leur part du jeu.
— Ce qui signifie ?
— Vous devriez ôter votre nez de cette enquête. N'allez pas traîner dans les mauvais quartiers en croyant que vous allez trouver la clé qui vous permettra de la résoudre. Vous n'êtes pas prête. Faites confiance aux professionnels.
Ashley garda les yeux fixés sur la route.
— Vous parlez de vous, bien sûr. C'est pour cela que vous ne pouvez même pas dîner sans avoir un dossier ouvert en face de vous.
— Il y a longtemps que je fais ce travail. Vous venez de manquer la bretelle de sortie, enchaîna-t-il tranquillement.
— Je n'emprunte peut-être pas le même chemin que vous, riposta Ashley avec la plus parfaite mauvaise foi.
Car il avait raison : elle avait manqué la sortie. Mieux valait le reconnaître, du reste, et faire demi-tour. C'est ce qu'elle fit et il eut la délicatesse de ne pas faire le moindre commentaire.
Ils furent bientôt devant Chez Nick. Ashley se gara sur sa place réservée et ils descendirent de voiture.
— Eh bien, quoi qu'il en soit, merci d'avoir pris la peine de vous rendre à l'hôpital, fit la jeune femme sur un ton un peu guindé.
Jake opina.
— Je vais parler au sergent Carnegie et insister sur le fait que votre ami n'est pas le genre de gosse à se fourrer dans des histoires pareilles. Il aura peut-être des informations.
— Merci. Mais... Inspecteur ?
— Oui?
— Stuart n'est pas un gosse. Il a vingt-cinq ans et a toujours été quelqu'un de responsable.
— Entendu. Bonne nuit.
Il fit un signe de la main et s'éloigna en direction de son bateau. Ashley le suivit des yeux.
Elle se sentait fatiguée, vidée, mais aussi plus mal à l'aise que jamais, en ce qui concernait Stuart. Elle entra dans la maison par la cuisine, espérant ne croiser personne. Elle n'avait pas envie de parler, même à Nick.
On entendait des bruits de voix et de la musique, du côté du bar-restaurant. Il y avait encore du monde.
Elle se rendit directement dans son aile et, une fois dans sa chambre, alluma la télévision et fit sa toilette en écoutant les informations. Les nouvelles locales succédèrent aux nouvelles nationales. Il y avait eu un gros carambolage à Broward, sur la 595. Une pop star avait été arrêtée en possession de drogue, sur la plage. Deux producteurs de cinéma de passage à Miami s'étaient retrouvés mêlés à une rixe, dans une boîte de nuit.
Il n'y avait encore aucune piste concernant la jeune femme assassinée découverte dans la nuit de vendredi à samedi, dans la zone marécageuse au sud-ouest du comté. La police s'efforçait d'établir son identité. Le médecin légiste et la brigade des homicides avaient fait une déclaration selon laquelle elle avait été tuée d'une manière qui rappelait la série de meurtres qui avait secoué la région, cinq ans plus tôt.
Ashley reposa sa brosse à dents dans son gobelet et alla s'asseoir au bord du lit pour regarder le reste du journal télévisé. On conseillait aux femmes de se montrer particulièrement prudentes, et cela même si les autres meurtres avaient été associés à une secte qui n'existait plus et si aucun élément ne laissait présager l'existence d'un danger, pour le moment.
Une photo de Peter Bordon apparut sur l'écran et le présentateur expliqua que l'homme, également connu sous le surnom de Papa Peter, était dans une prison fédérale au centre de l'Etat. Il avait toujours nié être impliqué dans ces meurtres. Il avait fini par être condamné pour une histoire de fraude et d'évasion fiscales.
Puis le présentateur se tourna vers une jolie blonde en lui demandant ce que leur réservait la météo et la jeune femme récita son bulletin sur un ton enjoué, annonçant une soirée douce, un ciel dégagé et du beau temps pour les jours à venir.
Ashley éteignit la télévision et sortit par la porte qui donnait directement dans sa chambre. Elle contempla un moment les bateaux alignés dans la marina et son regard se posa sur celui de l'inspecteur Dilessio, le Gwendolyn.
C'était lui qui était chargé de l'enquête sur le meurtre de la jeune femme découverte au cours du week-end. C'était peut- être ce qui le rendait si chatouilleux. Car il avait paru presque humain, à une ou deux reprises, ce soir.
En tout cas, Mlle Météo avait raison. La nuit était très belle, avec une légère brise soufflant depuis la mer, juste assez pour rendre la température agréable, ni trop chaude, ni trop humide, ni trop fraîche.
Soudain, Ashley recula dans l'ombre. Une silhouette venait d'apparaître à l'avant du bateau.
Dilessio.
Peut-être avait-il entendu le bulletin météo de la jeune femme enjouée, lui aussi, et cela lui avait-il donné envie de sortir pour admirer la nuit. Il était en short et son torse luisait au clair de lune.
Ashley imagina sans peine les commentaires qui n'auraient pas manqué de fuser, si Karen et Jan avaient été là. Elles auraient tout passé en revue : les jambes, les fesses, le visage, peut-être même les pieds. Bon, elle ne le voyait pas si clairement que cela... Tout de même, il était bel homme. Avec des traits bien marqués, bien dessinés, une voix profonde, de beaux yeux, et, mais oui, des belles fesses bien rondes.
— Ma vieille, tu travailles trop et tu ne te distrais pas assez, murmura-t-elle, avant de se forcer à rentrer dans sa chambre et de fermer la porte à double tour.
Que lui arrivait-il ?
La question de Karen ne cessait de résonner dans son esprit, telle une provocation : Tu n'as donc jamais envie de t'envoyer simplement en l'air ?
Avant aujourd'hui, la réponse était claire : non. Elle n'y pensait pas, occupée qu'elle était par ses plans de carrière et le train-train quotidien.
Et maintenant ?
Maintenant, elle avait croisé un type aussi séduisant qu'il était capable d'être odieux. Un inspecteur de police, par-dessus le marché. Et elle ne pouvait pas nier l'effet qu'il avait sur elle. Ses mains moites sur le volant, tout à l'heure, étaient bel et bien une réaction à sa présence à son côté, dans l'habitacle restreint de la voiture...
Ashley étouffa un grognement. Décidément, elle avait dû tomber sur la tête. Il était tard et le réveil allait encore sonner avant 6 heures du matin.
Elle se coucha, éteignit la lumière, mais la ralluma très vite. Elle prit la télécommande et chercha une émission ou un film divertissant qui lui permette de penser à autre chose. Subitement, son doigt se figea sur la touche des programmes et elle écarquilla les yeux. Depuis quand montrait-on des films pornographiques sur des chaînes non spécialisées du câble ? Elle en avait les joues brûlantes, et pourtant, elle était seule.
Non, vraiment, elle n'avait pas besoin de cela. Elle changea vite de chaîne et tomba sur une rediffusion du vieux feuilleton comique I Love Lucy. Voilà qui était beaucoup mieux.
Elle donna un coup de poing dans son oreiller. Il lui fallait absolument se détendre et s'endormir...
Et, de fait, le sommeil finit par la gagner.
Jake ne verrouillait pas toujours la porte menant à la cabine du Gwendolyn, mais il était presque certain de l'avoir fait, ce soir. Or, lorsqu'il avait introduit la clé dans la serrure, la porte s'était pratiquement ouverte toute seule.
Il avait sorti son revolver et fait le tour de l'intérieur du bateau, dos au mur. Rien ni personne. Il n'en avait pas moins eu une drôle de sensation — l'impression tenace que quelqu'un était entré chez lui.
Perplexe, il s'était arrêté devant son bureau. Etroit, avec juste la place pour un ordinateur portable et une petite imprimante, il était impeccable. Ses papiers et ses dossiers étaient serrés dans des tiroirs. Il les avait ouverts, lentement. Là aussi, rien ne paraissait avoir été déplacé.
Il s'était changé, troquant ses vêtements contre un short, et il était revenu s'asseoir devant l'ordinateur pour en inspecter les fichiers. Rien ne manquait. N'empêche...
Il était sorti sur le pont, scrutant la rangée d'embarcations qui se balançaient doucement sur l'eau. Aucun signe de vie. Mais il y avait encore de la lumière, dans le restaurant de Nick.
Pieds et torse nus, il bondit sur le ponton et franchit la courte distance le séparant de l'établissement. La porte était ouverte, en dépit du panonceau « fermé » qui y était accroché. En entrant, il trouva Nick en train d'essuyer le comptoir du bar. Il y avait encore quelques clients assis ici et là et le juke-box jouait une vieille chanson de John Denver.
— Jake ? s'exclama Nick, visiblement surpris de le voir là à cette heure. Tu sais que la loi en Floride requiert le port de chaussures et d'une chemise dans les restaurants...
— Désolé, répondit Jake. Je suis juste venu te poser une question. .. au sujet de la clé que je t'ai demandé de garder pour moi. T'en es-tu servi, ce soir, pour une raison ou pour une autre ?
Nick fit non la tête.
— Je n'ai pas eu une minute. Il y avait un monde fou toute la soirée.
— C'est bizarre, murmura Jake. Tu la gardes dans un endroit sûr ?
— Ça oui, alors.
— Elle n'est pas accessible aux clients du bar ?
Nick regarda autour de lui.
— Hé là, les amis, merci d'être venus, mais c'est l'heure de rentrer chez soi ! Je ferme la boutique.
Jake attendit, pendant que Nick accompagnait ses derniers clients jusqu'à la porte. Après l'avoir verrouillée, ce dernier lança:
— Viens dans la maison. Je vais m'assurer que la clé est bien là où je l'ai laissée.
Jake le suivit derrière le bar, à travers le bureau et dans le living-room.
— Il s'est passé quelque chose ? s'enquit Nick.
— Non, pas vraiment. Mais j'ai l'impression que quelqu'un a visité le bateau. Je suis pratiquement sûr d'avoir fermé, avant de sortir, or, j'ai trouvé la porte ouverte, à mon retour... Enfin, rien ne manque. J'ai peut-être imaginé que j'avais fermé.
Le ton de sa voix, cependant, démentait ces derniers mots.
— Bref! J'ai vu qu'il y avait encore de la lumière, chez toi, alors je suis venu te poser la question.
— Pas de problème. Si tu veux que je te la rende...
— Non, non, pas du tout. Au contraire. Je suis soulagé de savoir que tu as un double. Et puis, c'est pratique, si je dois recevoir quelque chose, ou la visite d'un réparateur quelconque. Je veux juste m'assurer que tu l'as toujours.
— O.K. Sers-toi, si tu veux boire quelque chose. Je reviens tout de suite.
— Merci, dit Jake.
Nick longea un couloir et disparut sur la droite.
Le sommeil d'Ashley fut troublé par des rêves étranges où elle vit Stuart lui parler et se promener en slip blanc, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde ; puis Dilessio le remplaça — mais lui ne portait même pas de sous-vêtement. Ashley s'efforçait désespérément de ramener son regard vers son visage et d'agir comme si rien n'était plus normal que de le voir déambuler dans le plus simple appareil. Elle était sur son bateau et lui expliquait à quel point les programmes du câble étaient devenus osés...
Elle se réveilla brusquement, couverte d'une fine pellicule de sueur glacée. Peu à peu, les images du rêve s'effacèrent et elle s'assit sur son lit, tâchant de comprendre ce qui l'avait réveillée.
Il était tard et la maison était plongée dans le silence. Il n'y avait plus aucun bruit du côté du bar-restaurant. La télévision retransmettait un autre épisode du feuilleton I Love Lucy.
Ashley se leva, s'étira et se demanda encore ce qui avait bien pu la tirer ainsi du sommeil. Elle marcha vers l'une des deux fenêtres qui flanquaient la porte donnant sur les quais. Il n'y avait personne dehors et les bateaux tanguaient mollement sur l'eau brillante et noire.
Toujours en proie à un curieux malaise, la jeune femme se dirigea vers la porte qui ouvrait sur le reste de la maison. Elle la poussa et tendit l'oreille. Rien. Le bar était fermé ; Nick avait dû monter se coucher.
Soudain, elle perçut quelque chose... un bruit à peine audible... comme si quelqu'un se déplaçait doucement...
Elle gagna le living-room. Nick n'éteignait jamais totalement les lumières, et l'éclairage diffus projetait sur les murs des ombres fantastiques. L'air furieux d'avoir été arraché à son élément pour se retrouver empaillé à deux mètres au-dessus du sol, le poisson paraissait la foudroyer du regard...
Depuis le temps qu'elle vivait ici, c'était bien la première fois qu'elle trouvait ce pauvre poisson menaçant !
De nouveau, elle entendit ce bruit... en provenance de la cuisine. Elle approcha sur la pointe des pieds et s'accroupit derrière le comptoir. Nick ou Sharon ne se déplaceraient pas de manière aussi subreptice... Elle longea le comptoir jusqu'au bout, et jeta un coup d'œil dans la pièce. Elle s'avisa trop tard qu'on bougeait derrière elle. Un cri monta de sa gorge tandis que deux bras d'acier l'enserraient comme dans un étau.
— Qui êtes-vous et que faites-vous ?
Elle voulut se retourner, se battre, mais perdit l'équilibre et tomba. La silhouette l'aplatit au sol et, avant même qu'elle ait pu chercher à se dégager, le plafonnier inonda la cuisine de sa lumière aveuglante.
— Qu'est-ce que... ?
C'était Nick et il regardait sa nièce et Jake Dilessio d'un air éberlué.
Jake se redressa aussitôt, le visage en feu, avant de tendre la main à Ashley pour l'aider à se relever.
S'il n'était pas nu, il s'en fallait de peu : il portait juste un short. Durant leur bref épisode au sol, elle l'avait senti plaqué contre elle et son corps en palpitait de la tête aux pieds.
— J'ai cru que quelqu'un rôdait dans la maison, dit-il.
— Moi aussi, fit Ashley.
— Et vous n'avez, ni l'un ni l'autre, pensé à appeler, tout bonnement ? demanda Nick.
— Si vraiment quelqu'un rôdait..., commença Ashley.
— Ce que vous faisiez précisément, l'interrompit Jake avec un large sourire.
— Pardon, je vis ici ! Ce n'est pas votre cas. Peut-on savoir ce que vous fabriquiez ?
— Il est avec moi, dit Nick.
— Il était dans la cuisine. Pas toi.
— Nick m'avait invité à me servir quelque chose à boire et j'étais venu prendre un verre de thé glacé, expliqua Jake.
— Les flics ! fit Nick, secouant la tête comme s'il parlait d'une espèce à part. Ils voient du mystère partout. Je vais faire du thé.
Il se dirigea vers la cuisinière et mit de l'eau à bouillir. Ashley et Jake échangèrent un regard et la jeune femme s'en voulut tout à coup de ne pas dormir dans une chemise de nuit un peu plus seyante. Son T-shirt arborait le logo d'un groupe de rock et l'ourlet atteignait à peine le milieu de ses cuisses.
— Je vais chercher un peignoir, murmura-t-elle.
— Nick, je vais rentrer, dit Jake. Tu as vérifié ce que je t'ai demandé ?
— Ouais, répondit Nick en brandissant une clé. Elle était exactement là où je l'avais laissée.
Jake fronça les sourcils.
— Tu n'as pas un autre double, par hasard ? enchaîna Nick.
— Non, repartit Jake, avant d'hésiter. Attends... si. Je n'y avais plus pensé depuis longtemps. J'avais même oublié. Mais tu as raison. Il y a une autre clé.
Il n'avait pas l'air heureux. Bien au contraire.
— Ashley, sors des mugs, tu veux ? dit Nick.
La jeune femme, qui avait suivi l'échange entre son oncle et Jake d'un air perplexe, fit le tour du comptoir et ouvrit un placard. Au même instant, Sharon entra dans la cuisine en bâillant. Elle portait une chemise de nuit de soie bleu marine avec sa robe de chambre assortie et, le visage démaquillé et les cheveux ébouriffés, elle était magnifique. Ashley se sentit encore plus souillon, dans son T-shirt minable.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Sharon, souriant d'un air confus. Une petite réunion impromptue entre amis ?
— On s'apprête juste à prendre le thé, répondit Nick en l'embrassant sur le front. Désolé de t'avoir réveillée. Les flics, tu sais, il faut toujours qu'il y ait du drame.
— Les flics ? Il y a un problème ?
— Non. Juste un petit malentendu. Et maintenant, nous sommes tous réveillés. Encore une fois, j'en suis navré.
— Ce n'est pas grave. Je ne suis pas tenue de me rendre où que ce soit avant 11 heures.
Elle se tourna vers Ashley.
— Toi, en revanche, tu dois te lever aux aurores.
— Oh, ce n'est pas grave. Elle m'a dit qu'elle était encore assez jeune pour pouvoir se passer de sommeil, déclara Nick sur un ton enjoué. Je vais te dire, Sharon, nous n'avons rien à craindre.
La crème du département de police de Miami-Dade se donne la chasse dans notre cuisine !
La bouilloire émit son sifflement.
— Je vais sortir le lait et le sucre, dit Sharon. Nous avons du chocolat chaud, aussi, Jake. Ou préférez-vous une tisane ?
— Non, merci, je vais retourner sur le bateau.
— Allons, l'eau est bouillante et nous sommes tous là.
— Juste du thé, dans ce cas. Merci.
— Bon, un thé. Ashley, voilà pour toi. Et voici le lait et le sucre. Elle en prend des tonnes, ajouta-t-elle à l'adresse de Jake.
— Deux flics, reprit Nick, qui visiblement n'en revenait toujours pas. Encore heureux que vous ne vous soyez pas tiré dessus.
— A propos, s'exclama Sharon, vous êtes allé à l'hôpital, finalement ? Croyez-vous pouvoir aider l'ami d'Ashley ?
— Je peux me renseigner sur le déroulement de l'enquête, mais pas beaucoup plus, fit Jake. Ce n'est pas du tout mon rayon.
— Quoi qu'il en soit, c'est gentil d'avoir fait la démarche, commenta Sharon, avant de se tourner vers Ahsley. Au fait, des amis à toi sont passés, ce soir.
Ashley plissa le front, se rappelant brusquement qu'elle avait promis à Karen de l'appeler pour la tenir au courant de la situation. Jan aussi devait être au parfum, maintenant.
— Des amis de l'académie, précisa Sharon.
— Non, il y en a un qui est déjà flic, rectifia Nick. C'est quoi son nom, déjà ? Len Green, je crois. Il est venu avec ce grand noir, là. Arne.
— Ils voulaient quelque chose de particulier ? fit Ashley.
— Des hamburgers.
— Non, je veux dire...
— Ils ont demandé si tu étais là, dit Sharon en souriant. Ils devaient avoir faim et sans doute ont-ils décidé de s'arrêter pour manger et d'en profiter pour te faire une petite visite. Bref, je leur ai dit que tu étais allée voir un ami à l'hôpital.
— Merci. Je vois Arne demain, de toute façon. Len travaille dans la zone sud, lui.
— Ils sont sympathiques, tous les deux, observa Sharon. Ils ont passé un bon moment à bavarder avec Sandy, aussi.
— Sacré Sandy ! s'esclaffa Nick. Dès qu'il voit un flic, il faut qu'il lui mette le grappin dessus. Je soupçonne ce vieux roublard de ne rien ignorer de tout ce qui se passe dans le département de Miami-Dade. Si leurs ordinateurs tombent en panne, ils pourront toujours faire appel à lui !
— C'est sa façon à lui d'occuper sa retraite, comme il dit, fit Sharon.
Jake posa son mug sur le comptoir.
— Je vais aller me coucher. Merci pour le thé.
— De rien, dit Nick. Bonne nuit.
Il se leva pour accompagner Jake jusqu'à la porte, qu'il verrouilla ensuite.
— Eh bien, je crois que je vais en faire autant, marmonna Ashley.
— Bien sûr. Repose-toi bien, fit Sharon.
Ashley envoya un baiser à son oncle et prit le chemin de sa chambre. Elle aurait dû se sentir épuisée. Au lieu de ça, elle était tendue comme un arc. Pourquoi Nick avait-il fait entrer Jake dans la maison, à cette heure tardive ? Ni l'un ni l'autre ne l'avaient vraiment explicité.
La télévision était toujours allumée et Ashley l'éteignit avant d'aller se planter devant la fenêtre. Tirant les rideaux, elle lorgna au-dehors. Jake se tenait sur son bateau, les yeux rivés sur le restaurant.
Ashley le considéra un moment, remarquant de nouveau la façon dont les rayons de la lune faisaient briller son torse...
Non.
Jake Dilessio n'était pas pour elle. Eprouver de l'attirance pour lui était une pure folie.
Hélas, il l'attirait bel et bien. Elle pouvait encore sentir le contact de sa peau contre la sienne, lorsqu'il l'avait plaquée au sol.
Ashley avait toujours joui d'un esprit pratique. De ses amis, elle était celle qui gardait immanquablement les pieds sur terre et la tête sur les épaules. Ce n'est pas pour toi ? Alors n'y touche pas. Inutile de tirer une bouffée de cette cigarette. Pourquoi commencer à fumer, si tu sais que c'est mauvais pour ta santé ? Ne prends pas le risque de t'acoquiner avec ce type alors que tu sais très bien qu'il n'est pas pour toi... Si tu ne commences rien...
Moralité, elle ne commençait rien du tout.
Elle alla se coucher et regarda fixement le plafond, dans le noir. Finalement, elle replongea dans le sommeil, puis dans un autre rêve...
Elle était de retour sur le bateau et parlait à Jake d'un slip blanc, en dépit du fait que lui n'en portait toujours pas. Elle s'évertuait à le regarder dans les yeux, à ne pas laisser son regard descendre plus bas...
Elle voulait lui parler d'une chose très importante, mais elle ne parvenait pas à se rappeler quoi.
Le réveil sonna, l'arrachant brutalement au rêve.
Elle se redressa d'un bond, la tête lourde, avec l'impression qu'elle n'avait pas vraiment dormi.
Merde ! La journée s'annonçait mal.