7.

Jake continua de parcourir la liste des personnes qui avaient été, à un moment ou un autre, associées à Peter Bordon. Cette liste, il la connaissait déjà par cœur. Mais un élément lui échappait. Un élément crucial, il en était sûr. A la seconde où il mettrait le doigt dessus...

C'étaient les noms d'hommes et de femmes désabusés, jeunes pour la plupart, en quête spirituelle. Ils pensaient avoir trouvé ce sens à la vie qu'ils cherchaient avec tant de ferveur, et tous avaient été déçus — sans compter ceux qui avaient perdu la vie. Les survivants avaient dirigé leurs aspirations ailleurs, la majorité choisissant de quitter la Floride pour repartir de zéro dans un autre Etat.

L'un de ces jeunes gens, par exemple, faisait désormais partie d'un séminaire catholique, dans le Tennessee.

Il y avait Cary Smith, aussi, qui avait ouvert la porte à Jake, la première fois qu'il avait rendu visite à Bordon. Elle s'était installée à Seattle, où elle avait épousé un homme qui travaillait pour une usine de poissons. Le couple avait deux enfants. A l'époque, la jeune femme croyait vraiment servir un prophète, un homme soucieux de transformer le monde, de le rendre meilleur — notamment en distribuant de la nourriture à ceux qui en avaient désespérément besoin.

Et John Mast, le bras droit de Bordon ; il avait été condamné pour fraude, lui aussi. Un suspect idéal. Malheureusement, il était mort.

Jake referma le dossier.

Ne commence pas à ressasser, se dit-il, essayant plutôt de diriger ses pensées vers ce qui les attendait. Il avait rendez-vous avec Ethan Franklin, du FBI, le lendemain matin. Ce dernier étudiait des rapports d'enquêtes à travers le pays pour essayer de découvrir s'il y avait eu des meurtres similaires, ailleurs. Puis ils rumineraient le tout, comme ils l'avaient déjà fait aujourd'hui, et tant de fois auparavant, reprenant les pages d'informations réunies et comparant leurs notes — tout ce qu'ils avaient, au sujet d'hier et d'aujourd'hui.

Et qu'avaient-ils, aujourd'hui ? Un cadavre. Un meurtre en tout point semblable à ceux perpétrés dans le passé. Le cadavre d'une inconnue, retrouvé dans un état de profonde décomposition, délogé de sa tombe de boue par la pluie.

Et au sujet d'hier ?

Nancy...

Jake ferma les yeux et se remémora la dernière fois qu'il avait vu la jeune femme. Ils étaient sur le parking, après une longue journée de travail.

       Il faut trouver un moyen de briser cette secte, Jake. Sinon, les morts vont continuer à s'accumuler. Je crois que Peter Bordon se prend pour Dieu, ou pour son archange. Il pense disposer d'un droit de vie ou de mort sur les êtres humains.

       On finira par dénicher le détail qui le fera tomber, Nancy.

       Mais quand ? s'était-elle exclamée, avant de consulter sa montre. Bon, il faut que j'y aille.

       Où ça ? avait demandé Jake sans réfléchir.

Quelque chose, dans l'attitude de sa partenaire, l'avait chiffonné, ce soir-là. Elle n'était pas comme d'habitude.

       Comment ça, où ? avait-elle répondu. Chez moi. J'ai un mari, tu sais...

Elle n'était pas rentrée chez elle. Et le lendemain matin, Brian Lassiter avait débarqué sur le Gwendolyn pour la première fois, prêt à lui casser la figure.

Mais Nancy n'était pas là.

Avaient suivi des heures et des heures de tension insoutenable. La peur. Les accusations. La chasse.

Toutes les polices de l'Etat avaient été mises sur l'affaire, et pourtant, il leur avait fallu plusieurs semaines pour la retrouver, au fond du canal. Les rares traces de pneus presque entièrement effacées semblaient indiquer qu'elle avait perdu le contrôle de son véhicule. Entre le moment où elle avait disparu et le moment où on avait retrouvé son cadavre, Peter Bordon avait été arrêté et placé sous les verrous pour fraude et évasion fiscales. Mais il était encore libre, le soir de la disparition de Nancy.

Jake sentit se crisper tous les muscles de son corps.

« Ressasser tout cela ne sert à rien », se dit-il.

Il étouffa un juron et regarda le verre de thé glacé, vide, posé devant lui. Et ce café, il arrivait ?

Le restaurant était plein à craquer et Ashley dut s'arrêter plusieurs fois, alors qu'elle allait chercher le café si gentiment commandé par l'inspecteur Dilessio. En arrivant près de l'aire de service, au bout du bar, elle vit Curtis Markham, un officier de police de Miami Sud.

       Salut, fit-il sur un ton jovial. Comment se passent les cours ?

Curtis était l'archétype du gars sympathique. La trentaine, il était marié à une hôtesse de l'air et ils avaient un fils. Ils venaient souvent en famille, sauf lorsque sa femme travaillait le dimanche. Dans ces cas-là, Curtis sortait leur petit voilier en compagnie de leur fils, Chris, et ils finissaient l'après-midi chez Nick, à regarder un match à la télé ou à jouer au billard.

       Très bien, Curtis, répondit Ashley. Merci.

       Tant mieux. J'avais peur que tu ne regrettes ta décision d'entrer dans la police.

       Ah bon ? Pourquoi ?

Il eut un haussement d'épaules.

       Le passage par l'académie n'est pas toujours une partie de plaisir. Le boulot est dur et quand tu sors, tu passes tes journées dans la rue, à gérer le rebut du genre humain. Tu risques ta vie au quotidien, tout ça pour des clopinettes. Tu aurais pu te dire que, décidément, c'était un boulot trop ingrat.

Ashley arqua un sourcil ironique.

       C'est ce que tu penses, toi ?

       Quelquefois.

Il sourit.

       Pas trop souvent, cela dit. En général, ce que je vois dans la rue suffit au contraire à me faire comprendre à quel point j'ai de la chance. Alors je rentre chez moi et je remercie ma bonne étoile de m'avoir donné un fils magnifique et une femme superbe.

Ashley éclata de rire.

       Je me demande si tu n'es pas le seul flic vraiment gai que je connaisse.

Curtis regarda autour de lui d'un air faussement sévère.

       Comment ça ? Il y a des flics grincheux, par ici ?

       Dehors, répondit Ashley en baissant le ton. Un inspecteur de Miami-Dade. Jake Dilessio. Un vrai caractère de cochon. Remarque, c'est peut-être moi. Je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup.

       Jake est dehors ?

       Oui. D'ailleurs je dois lui apporter son café.

       Tu sais, il a peut-être de bonnes raisons d'être grincheux, reprit Curtis.

       Ah bon ?

       Tu te souviens de la série de meurtres liés à une secte, il y a cinq ans environ ?

       Vaguement. Quelqu'un les avait confessés, mais il s'est suicidé en garde à vue, je crois. On n'a jamais su si c'était vraiment lui le coupable, mais le fait est que l'on n'a plus retrouvé de cadavres.

       Justement, si. Ce week-end.

Ashley plissa le front.

       Le chef de la secte avait été soupçonné, mais on n'a jamais rien pu prouver contre lui, n'est-ce pas ? Est-ce qu'il n'a pas tout de même été condamné à une peine de prison ?

       Si, pour fraude et évasion fiscales. Il y est toujours, du reste. Quoi qu'il en soit, Jake est sur la sellette. Je comprends qu'il soit d'humeur maussade.

       Nous sommes tous sur la sellette à un moment ou à un autre. Ce n'est pas une raison pour être désagréable avec la terre entière.

Curtis se mit à la regarder fixement, secouant imperceptiblement la tête. Perplexe, Ashley fureta autour d'elle et découvrit Jake Dilessio — juste derrière elle.

       Je suis venu chercher mon café moi-même, déclara-t-il.

       Désolée.

       Le service chez Nick est plutôt correct, d'habitude.

       Salut, Jake, intervint Curtis. Ça va ?

       Salut, Curtis. Ça va, merci.

       Il paraît que tu t'es installé dans la marina.

       Oui, ce week-end. Je devrais peut-être retourner sur mon bateau et me faire mon café moi-même, d'ailleurs.

Ashley prit le récipient de verre sur la plaque chauffante, une tasse sur une étagère, et versa promptement le café.

       Navré, reprit Curtis. C'est moi qui l'ai retenue. Je lui demandais comment cela se passait à l'académie.

       Oh, je suis sûr qu'elle fait des progrès fulgurants, railla Jake. Elle est tellement rapide.

       Je peux vous laisser le pot entier, si vous voulez, dit Ashley. Comme ça, vous pourrez vous resservir chaque fois que vous en aurez envie. Et ce n'est pas la peine d'attendre l'addition ; c'est la maison qui offre, pour vous souhaiter la bienvenue dans la marina.

       Nick m'a déjà offert un repas en guise de bienvenue. De toute façon, je préfère payer ce que je dois, répliqua Dilessio. Enfin, j'aime mon café bien chaud.

Il tourna le dos à Ashley et s'adressa à Curtis.

       Comment vont Sandra et Chris ?

       Très bien, merci. Ils sont partis voir ma belle-mère à Delray. Je vais donc dîner ici pendant quelques jours.

       Ce n'est pas une mauvaise solution. A plus tard.

Jake prit son café et s'éloigna. Ashley remarqua qu'il n'avait pas laissé le dossier qu'il étudiait sur sa table : la chemise cartonnée était coincée sous son bras.

       C'est vrai qu'il a l'air tendu, reprit Curtis, le suivant du regard. Mais je t'assure que c'est un chouette type.

       Et puis, la présence d'un vilain inspecteur aussi près de chez nous ne peut pas être une mauvaise chose, déclara une voix féminine, sur un ton amusé.

Sharon Dupré venait de les rejoindre, toujours aussi élégante, dans un petit tailleur marine et un chemisier de soie bleu ciel.

       C'est même carrément génial, marmonna Ashley. Tu veux lui apporter son addition ?

       Avec plaisir. Tu devrais t'asseoir et manger. On connaît la qualité des menus offert par le Cafard ambulant.

       Mais tu as travaillé toute la journée, toi aussi.

       Du tout. Je n'ai fait visiter qu'une seule maison.

       Sharon, Nick a besoin d'un coup de main. Tu veux bien me remplacer, ce soir ? Je voudrais aller à l'hôpital. Je sais que Stuart est en réanimation et que seule sa famille est autorisée à lui rendre visite, mais j'aimerais y faire un saut tout de même. J'y verrai peut-être ses parents.

       Tu as un ami en réanimation ? s'enquit Curtis avec sollicitude.

Ashley lui expliqua brièvement la situation, avant de conclure qu'elle ne croyait pas un seul instant que Stuart ait pu sombrer dans la drogue.

       Les gens changent, tu sais, commenta Curtis.

       Je sais, mais pas Stuart.

       Ashley, tu es encore à l'académie. Es-tu sûre de vouloir te mêler de tout cela ? fit Sharon.

       Elle veut juste aller voir un ami, chérie, lança Nick, qui venait de s'approcher, de l'autre côté du bar. Cela ne signifie pas qu'elle va essayer d'arracher l'enquête au policier qui en a été chargé. Je trouve que c'est une très bonne idée, moi. Mais d'abord, assieds-toi et mange quelque chose. Le poisson grillé est tellement frais qu'il frétille encore, ajouta-t-il avec un petit sourire.

       Assieds-toi, Ashley, dit Curtis en désignant le tabouret de bar à côté du sien. Et parle-moi encore un peu de ton ami.

Ashley obéit, pendant que Nick lui servait un soda et que Sharon gagnait la cuisine pour commander un poisson grillé. Ashley prit le verre que lui tendait son oncle et fit tourner la paille dans le liquide, l'air songeur.

       Que puis-je te dire ? répondit-elle finalement avec un haussement d'épaules. Intelligent, solide, les pieds sur terre et la tête sur les épaules.

       Vous avec eu une histoire, au lycée ?

       Non. Mais nous étions très bons amis. S'il avait été un petit copain, je ne le connaîtrais pas aussi bien... Curtis, je suis sérieuse : Stuart n'est pas le genre de personne à sombrer dans la drogue. C'est à peine s'il buvait.

Nick était revenu au bout du bar et séchait un verre.

       Ashley, tout finira par s'arranger. S'il revient à lui, il pourra expliquer à la police ce qui s'est vraiment passé.

       Je l'espère. J'espère aussi que je me sentirai un peu mieux, une fois que j'aurai vu sa famille. Il est fils unique et ses parents l'aimaient tellement. Ils l'aiment tellement. Je vous assure, même si les gens changent, cette histoire est absurde.

       Chérie, il y a tellement de choses absurdes, dans ce monde, dit Nick. Mais tu as raison, je pense que te rendre à l'hôpital t'aidera à te sentir mieux. Au moins, tu pourras offrir un peu de réconfort à sa famille.

Sharon revint avec une assiette fumante et la posa devant Ashley.

       Allez, mange, dit-elle avant d'ajouter, avec un clin d'œil : je vais m'occuper de l'addition de l'ogre, dehors.

Elle s'éloigna et Nick fronça les sourcils.

       Quel ogre ?

       Dilessio, lâcha Curtis.

       Jake n'est pas un ogre. Il est très sympa.

       Et il habite ici, maintenant, marmonna Ashley avec une grimace.

       Il y a plus d'un an qu'il est sur la liste d'attente de la marina. Les gens se battent presque pour installer leur bateau ici. Et j'aime bien avoir des flics autour de moi. Ça limite les ennuis.

       Bien sûr. Mais tu as déjà une presque-flic à demeure. Cela ne te suffit pas ?

       C'est une bonne relation à avoir, au sein du département, insista Nick.

       Heureusement que c'est un gros département, maugréa Ashley avant d'attaquer son poisson.

Quand elle eut avalé la dernière bouchée, elle dit à son oncle :

       Si vraiment tu n'y vois pas d'inconvénient, j'y vais. Je ne voudrais pas rentrer trop tard. J'ai besoin d'une vraie nuit de sommeil. A bientôt, Curtis.

Elle se leva et ce dernier posa une main sur son bras.

       Ecoute, je ne veux pas te pousser à faire ce que tu n'as pas envie de faire, mais si vraiment tu trouves qu'il y a quelque chose de louche dans cette histoire d'accident, tu devrais peut- être en toucher un mot à Jake.

       Il est à la brigade des homicides, Curtis. Mon ami n'est pas encore mort.

       Peut-être, mais Jake connaît son métier. Et il est respecté, dans le département. A ton avis, entre toi et lui, qui aura-t-on tendance à écouter ? Dilessio n'a qu'un coup de fil à passer et il aura tous les renseignements dont tu peux rêver.

Ashley hésita un instant. Dilessio était un crétin et il était clair qu'il ne l'aimait pas du tout. Mais il n'était pas question d'elle.

       Tu as peut-être raison, murmura-t-elle finalement. D'accord. Je vais affronter l'ogre.

Curtis lui fit un signe d'encouragement et, munie du pot à café fumant, elle retourna sur le ponton. Jake Dilessio était encore plongé dans la lecture de son dossier et il ne leva même pas la tête, lorsqu'elle lui remplit sa tasse.

       Merci, murmura-t-il simplement.

Ashley hésita encore une fraction de seconde, puis elle se glissa sur la chaise en face de lui. Elle attendit qu'il la regarde.

       Vous êtes à la brigade des homicides, n'est-ce pas ?

       Oui.

Et derechef il baissa la tête.

Ashley se gratta la gorge. Au bout de quelques secondes, Dilessio releva les yeux. Elle se jeta à l'eau.

       Il y a eu un accident, vendredi matin, juste après mon départ d'ici. Je suis passée à côté, quelques minutes après qu'il se fut produit. Un piéton avait été renversé sur la nationale 95. Je

l'ai vu sur le bitume. Il portait un slip et rien d'autre. Ce matin, j'ai lu l'article relatant l'accident. Il s'avère que ce piéton était un de mes vieux amis. Toujours d'après l'article, il semblerait qu'on ait trouvé de l'héroïne dans son sang. Or, je connais trop bien Stuart pour le croire capable d'une chose pareille. C'est le genre de mec qui s'évanouit à la simple vue d'une aiguille.

Cette fois, elle avait capté son attention. Il la considérait fixement, le regard sombre.

       Je suis aux homicides, et votre ami a été victime d'un accident de la route — il faut même croire qu'il a été la cause de cet accident. Je suis sûr que les policiers chargés de l'enquête font bien leur travail. D'ailleurs, le fait qu'une personne ait peur des aiguilles à une époque de sa vie ne signifie pas nécessairement qu'il ne sombrera pas dans la drogue, un jour ou l'autre.

       Pourtant, quelque chose cloche. J'en suis certaine, insista Ashley.

       Vous en êtes certaine parce que cet homme était votre ami.

Ashley secoua la tête.

       D'où est-il venu ? Il a bien dû arriver de quelque part pour se retrouver brusquement au milieu de la nationale, en sous-vêtement par-dessus le marché.

       Ecoutez, je suis flic depuis longtemps, et à la brigade des homicides depuis pas mal de temps aussi. Dans l'une de mes premières affaires, un couple avait pris de la cocaïne et de l'héroïne. Ils pensaient avoir couché leur enfant, mais au lieu de ça, ils l'ont mis dans le micro-ondes et ils l'ont cuit. Croyez-moi, je n'oublierai jamais l'image de ce qui restait de ce petit corps carbonisé. Si votre ami a eu le malheur de toucher à la drogue, il a très bien pu devenir accro et, à partir de là, être capable de n'importe quoi.

Ashley serra les dents. Quoi qu'elle dise ou fasse, tout le monde avait la même réaction.

       Pourquoi trouve-t-on si facile d'accepter que les choses tournent mal ? Pourquoi ce refus d'accorder d'abord le bénéfice du doute ? Je connais Stuart. Il n'a pas sombré dans la drogue. Les faits jouent peut-être contre lui, et c'est justement ce qui m'amène à penser qu'il y a quelque chose qui cloche. On m'a dit que vous étiez un inspecteur chevronné et respecté. Je pensais que la vérité vous intéresserait.

Jake crispa ses doigts sur la feuille de papier qu'il tenait entre ses mains, mais pas un muscle de son visage ne bougea.

       Vous êtes à l'académie de police. Vous connaissez la taille du comté et vous devez avoir une bonne idée de ce qui s'y produit, au quotidien. Je suis de la brigade des homicides. Et en ce moment, j 'ai largement de quoi m'occuper. Je suis désolé, mais même si je le souhaitais, je ne pourrais rien changer aux faits. Des professionnels sont chargés de l'enquête. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai du travail, moi aussi. Un meurtre vraiment atroce.

Congédiée de nouveau, Ashley se leva.

       Oui, bien sûr, dit-elle, les dents serrées. On m'a dit à quel point vous êtes important. Merci de m'avoir accordé quelques minutes de votre temps si précieux.

Un moment plus tard, elle était en route pour l'hôpital du comté. A la réception, on lui indiqua la salle d'attente du service de réanimation.

Elle y découvrit plusieurs personnes : un jeune homme au visage presque entièrement dissimulé par le journal qu'il était en train de lire, un couple latino-américain qui se tenait par la main et chuchotait, une femme noire d'une trentaine d'années qui marchait de long en large, un petit enfant dans ses bras, une jeune femme dont le regard était rivé sur l'écran de télévision devant elle, et un homme qui travaillait sur un ordinateur portable.

Les parents de Stuart étaient là également, assis côte à côte, le regard vague. On aurait dit deux enfants perdus. Agés l'un et l'autre d'une cinquantaine d'années, ils formaient un beau couple. Lucy Fresia avait toujours été considérée comme une des plus jolies mamans de leur groupe, mais à cet instant, les traits de son visage étaient crispés par l'anxiété et la souffrance et elle paraissait beaucoup plus vieille que son âge. Nathan Fresia était un homme de haute taille qui paraissait d'autant plus grand qu'il était très mince. A l'instar de sa femme, il avait l'air usé et brisé, comme si trente ans avaient passé depuis qu'Ashley l'avait vu pour la dernière fois.

       Monsieur et madame Fresia, dit-elle avec douceur.

Lucy leva brusquement la tête, comme si elle craignait de

voir arriver un médecin porteur d'une mauvaise nouvelle. Elle regarda Ashley un long moment puis, la reconnaissant, bondit sur ses pieds.

       Ashley Montague, dit-elle avec un sourire hésitant, avant d'éclater en sanglots. Oh, Ashley !

Elle tendit les bras et Ashley la serra contre elle. Presque aussitôt, Lucy parut reprendre le contrôle d'elle-même.

       Nathan, dit-elle en se dégageant et se tournant vers son mari. Regarde qui est là. Ashley.

       Ashley, c'est bon de te voir, dit ce dernier en serrant à son tour la jeune femme dans ses bras.

       Comment va Stuart ? Il tient bon ? demanda Ashley.

       Oh, oui, répondit Lucy. Les médecins disent qu'il est incroyable. Les infirmières sont avec lui. C'est pour ça que nous sommes ici. Nous ne le quittons jamais, pas un seul instant. Ils disent que nous devons lui parler. J'ai même apporté un livre que je lui lisais tout le temps, quand il était petit. Il adorait ce livre et disait toujours qu'il le lirait à ses propres enfants, un jour.

Ses yeux s'emplirent de larmes.

       Lucy, il leur lira cette histoire, j'en suis sûre, dit Ashley.

       Tu sais qu'il est dans le coma, n'est-ce pas ? fit Nathan. Seuls sa mère et moi sommes autorisés à le voir...

       Nous pourrions leur dire qu'Ashley fait partie de la famille, dit Lucy.

       Ce n'est pas nécessaire, pour le moment. S'il va mieux, nous trouverons un moyen pour que je lui rende visite.

       Mais tu as fait tout ce chemin, protesta Lucy.

       Ce n'est pas si loin. Et puis, c'est vous deux que je suis venue voir. Mon oncle a appelé l'hôpital, ce matin, et je savais que je ne serais pas autorisée à entrer dans la chambre de Stuart.

Lucy essuya ses joues et sourit.

       Tu es venue pour nous voir, nous ? C'est tellement gentil...

       Savez-vous combien de fois vous m'avez gardée à dîner ? Le nombre de goûters que j'ai pris chez vous ? Le nombre de fois où vous m'avez emmenée, avec Stuart, faire le tour du voisinage, le jour d'Halloween ?

       N'empêche. C'est vraiment gentil de ta part... Surtout quand on sait les horreurs qu'on colporte sur son compte. Tu devrais voir la manière dont les gens nous regardent, comme si nous étions des parents idiots, ou aveugles. Comme si le voir dans cette chambre, accroché à la vie par un fil, ne suffisait pas. On veut encore nous faire croire que nous ne connaissons pas notre fils.

       Lucy, je t'en prie..., fit doucement Nathan.

Celle-ci rougit, s'avisant subitement qu'elle avait haussé le ton.

Elle secoua la tête et reprit, chuchotant presque :

       Ils disent qu'il se droguait, qu'il avait de l'héroïne dans le sang. S'il revient à lui, il risque de se voir accusé d'avoir provoqué ce terrible accident. Mais je sais bien, moi, que mon fils ne se drogue pas. Stuart n'a jamais été un ange ou un enfant parfait, mais c'est notre fils et nous le connaissons. Toutefois, j'ai beau répéter ça à la police ou au personnel de l'hôpital, ils me regardent tous sans rien dire, les yeux pleins de pitié, comme si j'étais une demeurée. Voilà ce qu'ils pensent : « La pauvre, elle croit qu'elle connaissait son fils, mais elle ne sait rien du tout. » Evidemment, je ne savais pas tout de la vie de Stuart. C'est un homme, maintenant. Mais nous nous parlions souvent. Je sais qu'il ne se drogue pas !

      Je vous crois, dit Ashley.

Lucy saisit les mains de la jeune femme et les broya pratiquement entre les siennes.

       C'est vrai ? souffla-t-elle.

       Bien sûr. Stuart a été un de mes meilleurs amis pendant des années.

       Ashley, tu es entrée dans la police, n'est-ce pas ? intervint Nathan.

      Je suis encore à l'académie.

       Tout de même...

Ils la regardaient avec tant d'espoir qu'Ashley sentit son cœur se serrer.

       Je ne garantis rien, dit-elle. Mais j'ai demandé aujourd'hui à notre instructeur principal s'il pouvait se renseigner pour savoir qui est chargé de l'enquête et si cette personne accepterait de me parler. Je ne suis pas sûre de pouvoir faire quoi que ce soit, mais je peux au moins dire et répéter que je connaissais très bien Stuart et que je suis convaincue qu'il ne se serait jamais drogué volontairement.

Une infirmière apparut dans l'encadrement de la porte de la salle d'attente.

       Monsieur et madame Fresia, vous pouvez retourner vous asseoir auprès de votre fils, si vous le désirez.

       Merci, répondit Lucy, avant de se tourner de nouveau vers Ashley. Excuse-moi. Je tiens beaucoup à ce que quelqu'un soit auprès de lui constamment. Reviendras-tu ? Tu ne peux pas imaginer à quel point ta visite nous a fait du bien.

       Bien sûr que je reviendrai.

       Nous dirons que tu es une cousine, Ashley, fit Nathan. Peut-être reconnaîtra-t-il ta voix...

       Encore merci, dit Lucy en embrassant Ashley avec chaleur. A bientôt.

Lucy sortit et Ashley, après une seconde d'hésitation, s'assit à côté de Nathan.

       Que faisait Stuart, ces derniers temps ? demanda-t-elle. Je dois avouer que nous avions un peu perdu le contact.

Nathan regarda ses mains croisées pendant un moment, puis jeta un coup d'œil autour de la salle d'attente.

       Tu as mangé ?

       Oui, merci. J'ai dîné au restaurant de mon oncle, avant de venir.

       Allons prendre un café, de toute façon.

Comprenant qu'il ne voulait pas parler ici, Ashley opina du chef. Ils se rendirent dans la cafétéria de l'hôpital.

       Heureusement que tu n'as pas faim, commenta Nathan en entrant dans la grande salle brillamment éclairée.

       La nourriture n'est pas très bonne, ici ?

       Les soins médicaux sont excellents, peut-être ce qu'il y a de mieux dans le pays. Pour ce qui est du reste...

Il s'interrompit et haussa les épaules.

       Demain soir, je vous apporterai quelque chose à manger du restaurant, dit Ashley.

       Tu n'as pas besoin de revenir dès demain soir, Ashley. Lucy et moi tenons le coup, tu sais.

       Mais je voudrais revenir.

       Comment aimes-tu ton café ?

       Noir. Sauf quand je le prends à ce que nous avons surnommé le Cafard ambulant— la camionnette où nous achetons notre déjeuner, tous les midis. J'ajoute un peu de lait en poudre, histoire de le rendre buvable.

Nathan sourit et leur commanda deux cafés. Quand ils furent assis, il passa une main dans ses cheveux et regarda Ashley.

       J'ignore totalement ce que faisait Stuart, ces derniers temps. Je sais seulement qu'il écrivait. C'est ce qu'il a toujours voulu faire. En free-lance. Il n'a pas réussi à se faire embaucher par un journal à gros tirage, comme il l'espérait, mais cela ne le perturbait pas du tout. Il disait qu'il allait dénicher les histoires, publier les articles, et qu'on viendrait alors le chercher. Et il gagnait sa vie. Pas de quoi devenir riche, mais il se débrouillait.

Il a vendu des articles à plusieurs journaux et magazines dont In Depth.

Il agita un doigt avant même qu'Ashley ait eu le temps de réagir.

       Oui, c'est un torchon. Le genre de canard à publier en première page des gros titres comme : « J'ai été enlevée par un gladiateur extraterrestre à deux têtes ». Mais ils paient bien et donnent beaucoup de liberté à leurs journalistes — forcément — et il leur arrive de dégotter le genre de fait divers qui attire beaucoup l'attention. Stuart était revenu habiter avec nous ; il y a quelques mois, il a décidé de s'installer seul. Il nous a dit qu'il était sur un gros projet et que nous ne le verrions pas beaucoup pendant un moment. En effet, nous ne l'avons plus revu, après cela.

Ashley s'adossa à sa chaise, sourcils froncés.

      Vous avez raconté ça à la police ?

       Bien sûr.

       Et ils continuent à penser qu'il a rencontré des gens qui l'ont entraîné dans la drogue ?

       Je ne sais pas ce qu'ils pensent, repartit Nathan. Ils ont promis de se pencher sur tout ça, et voilà. Alors si tu pouvais découvrir quoi que ce soit, Lucy et moi t'en serions infiniment reconnaissants.

      Je ne suis même pas une débutante, vous savez.

       Mais tu dois connaître du monde dans la police, non ?

       Oui, un peu. Et je vous promets de faire tout mon po...

       Allons-nous-en ! déclara Nathan brusquement, avec colère.

       Que se passe-t-il ? demanda Ashley en regardant autour d'elle.

Presque aussitôt, elle vit l'homme qui venait d'irriter le père de Stuart. C'était celui qu'elle avait remarqué en entrant dans la salle d'attente, plongé dans son journal. Brun, le regard clair, il avait l'air d'un type respectable, mais Ashley savait que les apparences pouvaient être trompeuses.

       Quelle sangsue ! siffla Nathan. Un journaliste, soi-disant. Il prétend connaître Stuart. Mais il ne peut rien nous dire de concret. La police lui a parlé et il n'a su que leur raconter des tas d'histoires à dormir debout. Je crois que son témoignage n'a fait que conforter les uns et les autres dans l'opinion que Stuart est un drogué et sa mère et moi de pauvres gens complètement à côté de la plaque. Ce type a l'air de vouloir tirer un article à sensation de toute cette histoire et je n'ai pas l'intention de l'aider.

Ashley suivit Nathan hors de la cafétéria.

       Remontons, dit ce dernier. Je suis sûr qu'on peut te faire entrer, même pour quelques minutes.

Quand ils furent devant la chambre de Stuart, ils regardèrent par la fenêtre et virent Lucy assise près de son fils, lui tenant la main.

A la vue de son ami, relié à plusieurs moniteurs, avec des tubes dans le nez et la bouche, et un goutte-à-goutte perfusant des solutés dans ses veines, Ashley sentit ses yeux se mouiller. Le visage de Stuart était bleuâtre et enflé et un large pansement lui entourait presque toute la tête. A côté de ça, sa main, entre celles de sa mère, avait l'air tellement normale... Stuart avait de très belles mains, fortes et masculines, avec de longs doigts.

Lucy leva les yeux et les vit. Aussitôt, elle quitta sa chaise et marcha vers la porte.

       Ashley, j'ai fait chercher une blouse pour toi, dit-elle en tendant le vêtement à la jeune femme. Tu peux entrer quelques minutes. J'ai dit que tu étais ma nièce, notre parente la plus proche, ajouta-t-elle dans un chuchotement. Entre. Parle-lui.

Ashley hocha la tête et enfila la blouse. Si elle doutait que Stuart entende un seul mot de ce qu'elle lui dirait, ou qu'il comprenne même qu'elle était là, elle joua le jeu malgré tout, en grande partie pour Lucy.

Une fois au chevet de son ami, elle s'assit et prit la main que la mère de Stuart avait reposée sur le drap blanc. Elle était froide, froide comme la mort. Mais Ashley rejeta aussitôt cette pensée et se força à parler, même si c'était un peu bizarre, au début.

       Ecoute-moi, espèce de tête de mule de génie littéraire en herbe — tu as intérêt à tenir le coup. Tu as toutes les chances sur cette terre, et les parents les plus merveilleux qui soient. Je veux dire, Nick est super, mais... Enfin, tu sais ce que je veux dire. On en a souvent parlé. Quand j'imagine ce que mes parents auraient pu être, je pense aux tiens. Et sache que j'ai la ferme intention de découvrir ce qui s'est vraiment passé et dans quelle histoire tu t'étais fourré. Alors aide-moi, mon vieux. Je sais que tu n'es pas un toxico, et je saurai bien le prouver. Je t'en donne ma parole.

Ashley crut sentir un mouvement entre ses mains — un mouvement à peine perceptible. Elle leva les yeux vers les moniteurs, mais elle ne savait pas les lire. Rien ne paraissait avoir changé.

Pourtant... elle avait bien senti quelque chose. Et s'ils avaient raison, après tout ? Stuart l'avait peut-être entendue.

Elle ne dirait rien à Lucy et à Nathan, cependant. Inutile de les faire souffrir davantage en leur donnant ce qui pouvait bien n'être que de faux espoirs.

Elle se leva et déposa un baiser sur le front de son ami.

       Tu as beau avoir été un ami pitoyable, je t'aime quand même, murmura-t-elle.

Elle ressortit tout doucement. Une infirmière attendait devant la porte de la chambre.

       M. et Mme Fresia sont un peu plus loin, dans le couloir, lui dit-elle. Ils parlent avec un officier de police.

Puis elle se dirigea vers le patient.

Ashley se débarrassa de la blouse, la posa sur une chaise, et suivit le couloir, qui formait un coude. Lorsqu'elle aperçut les parents de Stuart, elle se figea, clouée sur place.

Le policier avec lequel ils s'entretenaient n'était autre que Jake Dilessio.